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Contenu de la décision

DOSSIER : SCT-2001-19

RÉFÉRENCE : 2020 TRPC 5

DATE : 20201110

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DES PEKUAKAMIULNUATSH

Revendicatrice

 

Me Benoît Amyot et Me Léonie Boutin, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée

 

Me Marie-Emmanuelle Laplante et Me Mélyne Félix, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Le 17 septembre 2020 et à l’aide d’observations écrites en date du 24 septembre 2020 et du 5 octobre 2020 

MOTIFS SUR LA DEMANDE

L’honorable Paul Mayer


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande indienne d’Osoyoos c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2012 TRPC 3; Bande indienne Metlakatla c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 4; Nation Tsleil-Waututh c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 11; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 6.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 21, 22, 25.

Tribunal des revendications particulières, Directive de pratique no 6.

Sommaire :

Le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal), au stade préliminaire de ce dossier, est requis de déterminer si un avis suivant le paragraphe 22(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, devrait être envoyé à un ou à des tiers, si une décision du Tribunal pourrait avoir des répercussions importantes sur les droits de ce ou ces derniers. En l’espèce, l’intimée insiste sur l’importance de l’envoi d’un avis à la Compagnie de Chemin de fer Canadien National, alors que la revendicatrice s’y oppose. La demande étant contestée, le Tribunal était appelé à déterminer si l’intimée avait démontré, de manière sommaire, si une décision sur la présente revendication pourrait avoir des répercussions importantes sur les intérêts du Canadien National. Cette preuve n’ayant pas été faite, la demande de l’intimée est rejetée.

 


 

TABLE DES MATIÈRES

I. la revendication  4

II. LA DEMANDE  4

III. l’enjeu  4

IV. les positions des parties  4

V. analyse  6

A. La loi sur les revendications particulières  6

B. Les précédents du Tribunal  10

C. Application aux faits en l’espèce  12

VI. conclusion  13


 

I.  la revendication

[1]  La revendication sous étude allègue la prise illégale par le Couronne fédérale (le Canada) de 61,68 acres de terres de réserve aux fins de la construction et de l’exploitation du chemin de fer de la James Bay and Eastern Railway dans la réserve maintenant dénommée Mashteuiatsh.

II.  LA DEMANDE

[2]  Dès la conférence de gestion d’instance (CGI) du 7 avril 2020, les parties ont soulevé au Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) leur incapacité à s’entendre sur la question de la nécessité d’envoyer un avis en vertu du paragraphe 22(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la Loi]. Malgré leur engagement à essayer de régler la question avant la prochaine CGI, les parties ne s’étaient toujours pas entendues sur la question lors de la CGI du 17 septembre 2020.  

[3]  Tel qu’en fait foi le procès-verbal du 28 septembre 2020, le Tribunal a donc demandé aux parties de présenter des observations écrites quant aux répercussions importantes qu’elles estimaient qu’une décision du Tribunal pourrait avoir ou ne pas avoir sur les intérêts de la Compagnie de Chemin de fer Canadien National (le CN).  Les soumissions de l’intimée et de la revendicatrice ont été reçues, respectivement, le 24 septembre et le 5 octobre 2020. 

III.  l’enjeu

[4]  Le Tribunal est appelé à déterminer si un avis en vertu du paragraphe 22(1) de la Loi devrait être envoyé au CN.

IV.  les positions des parties

[5]  Les parties ne s’entendent pas. Le Canada (l’intimée) insiste sur l’importance de l’envoi de l’avis en vertu de l’article 22 de la Loi, alors que la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh (la revendicatrice) s’y oppose.

[6]  L’intimée soumet plusieurs arguments. Entre autres, elle :

·  prétend qu’une décision du Tribunal sur la présente revendication pourrait avoir des répercussions importantes sur les intérêts du CN considérant qu’elle met en cause la nature des droits conférés à la James Bay and Eastern Railway, compagnie ferroviaire ayant précédé le CN dans ses droits, sur les terres de la réserve de Mashteuiatsh en 1911. Sans développer davantage, l’intimée affirme que cela constituerait une répercussion importante puisque le CN exploite à ce jour ledit chemin de fer;

·  met de l’avant l’importance d’une interprétation large et libérale des termes « répercussions importantes » et « intérêts », en s’appuyant sur la décision du Tribunal Nation Tsleil-Waututh c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 11 [Tsleil-Waututh];

·  insiste sur la nature moins formelle des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, et des objectifs de la Loi, et affirme que le niveau de preuve requis pour justifier l’envoi de l’avis prévu à l’article 22 de la Loi est peu élevé;

·  invoque enfin les deux cas où le Tribunal a transmis un avis prévu à l’article 22 de la Loi à des compagnies de chemin de fer, dans des dossiers similaires à celui-ci où des parcelles de terres de réserves avaient été concédées aux fins de la construction et de l’exploitation d’un chemin de fer, soit : Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 6, et Bande indienne d’Osoyoos c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2012 TRPC 3 [Osoyoos];

·  allègue que la question devant le Tribunal à l’heure actuelle est uniquement celle de savoir : « est-ce que la décision peut avoir des répercussions importantes sur les intérêts du CN ? » (italiques dans l’original; observations écrites de l’intimée du 24 septembre 2020 à la p 3).

[7]  Pour l’intimée, le débat sur la qualité d’intervenant et la non-opposabilité de la décision au CN ne devrait se présenter qu’à la seconde étape de l’analyse, établie à l’article 25 de la Loi, c’est-à-dire lorsque la tierce partie demanderait l’autorisation du Tribunal pour intervenir dans les procédures.

[8]  Pour sa part, la revendicatrice :

·  allègue que l’intimée n’a démontré aucune répercussion sur les droits du CN justifiant l’intervention au sens de l’article 22 de la Loi;

·  invoque l’article 21 de la Loi qui établit qu’une indemnisation en raison de la disposition illégale des droits de la revendicatrice sur des terres constitue un abandon des réclamations de la revendicatrice sur ces terres. Elle en déduit que l’objectif de la Loi n’est pas de multiplier les opportunités d’intervention pour tous les tiers alors que l’article 21 protège leur occupation, mais plutôt de limiter les impacts des décisions du Tribunal quant à l’occupation actuelle des terres par des tiers;   

·  rappelle que la Loi est une loi réparatrice dont les règles doivent être interprétées de manière libérale, et ce, afin de permettre la réalisation de leur objet. L’objet de la Loi en est un de réconciliation et de réparation. Elle vise une justice efficace, efficiente et dans les meilleurs délais pour les Premières Nations. À son avis, le Tribunal devrait donc éviter d’engendrer des délais et des coûts additionnels en multipliant les avis aux tiers, surtout en l’absence de démonstration d’une répercussion importante pouvant affecter ces tiers. Selon elle, un fardeau de preuve réduit pour l’envoi de l’avis prévu à l’article 22 de la Loi, à des fins de réconciliation, ne peut être satisfait par une absence totale de preuve. C’est ce qu’établiraient les précédents cités par la revendicatrice.

[9]  Le Tribunal est maintenant appelé à trancher la question.

V.  analyse

A.  La loi sur les revendications particulières

[10]  Les principes guidant l’intervention d’un tiers dans une procédure au Tribunal sont énoncés aux articles 22 et 25 de la loi habilitante du Tribunal, ainsi qu’à la Directive de pratique no 6 du Tribunal, et s’articulent autour d’un processus en deux étapes.

[11]  En premier lieu, l’article 22 de la Loi établit les règles suivantes vis-à-vis des avis aux tiers:

22 (1) Lorsqu’il estime qu’une décision peut avoir des répercussions importantes sur les intérêts d’une province, d’une première nation ou d’une personne, le Tribunal en avise les intéressés. Les parties peuvent présenter leurs observations sur l’identité des intéressés.

(2) Le défaut d’avis n’invalide pas les décisions du Tribunal.

[12]  Ainsi, l’article 22 permet au Tribunal d’envoyer des avis au tiers lorsqu’il estime qu’une décision pourrait avoir des répercussions importantes sur les intérêts d’une province, d’une Première Nation ou d’une personne. À ce titre, il est opportun de souligner que les précédents du Tribunal établissent qu’une compagnie de chemin de fer est une « personne » aux fins de la Loi (voir par exemple : Osoyoos).

[13]  Il importe par ailleurs de noter que le paragraphe 22(2) de la Loi prévoit que le défaut d’avis n’invalide pas les décisions du Tribunal. Au contraire, une procédure est même prévue dans la Directive de pratique no 6 du Tribunal, afin qu’une province, une Première Nation ou une personne n’ayant pas reçu l’avis mentionné au paragraphe 22(1) et qui croit qu’une décision du Tribunal pourrait avoir des répercussions importantes sur ses intérêts, puisse demander qu’un avis lui soit expédié :

2. Si une province, une Première Nation ou une personne n’ayant pas reçu l’avis mentionné au paragraphe 22(1) croit qu’une décision du Tribunal peut avoir des répercussions importantes sur ses intérêts, elle peut, en s’adressant par écrit au président, demander d’être avisée au titre du paragraphe 22(1). [Directive de pratique no 6, Interventions : Demande de réception d’un avis, le 16 mai 2012.]

[14]  La Directive de pratique no 6 établit d’ailleurs les éléments à inclure dans la demande :

3. Les éléments suivants doivent être précisés dans la demande :

[…]

d) les raisons, brièvement exposées, pour lesquelles l’auteur de la demande croit que la décision du Tribunal peut avoir des répercussions importantes sur ses intérêts; […] [Nos soulignements; Directive de pratique no 6, Interventions : Demande de réception d’un avis, le 16 mai 2012.]

[15]  L’on comprend donc tant du paragraphe 22(1) de la Loi que de la Directive de pratique no 6 que des raisons démontrant pourquoi une décision du Tribunal pourrait avoir des répercussions importantes sur les droits d’une province, d’une Première Nation ou d’une personne, bien que brièvement exposées, doivent être présentées afin de bénéficier de l’envoi de l’avis aux tiers en vertu de l’article 22. Le seuil de preuve est peu élevé, sans toutefois être automatique – surtout si l’envoi est contesté.

[16]  Par ailleurs, il peut être sollicité par une personne intéressée à tout moment, et ce même si cet avis n’a pas été envoyé initialement par le Tribunal.

[17]  En second lieu, une fois l’avis envoyé, le tiers ayant reçu un avis et souhaitant participer devra en demander la permission au Tribunal, en vertu de l’article 25 de la Loi. Ce dernier stipule :

25 (1) Toute personne ou première nation avisée au titre du paragraphe 22(1) peut, avec l’autorisation du Tribunal, intervenir dans les procédures se déroulant devant celui-ci afin de présenter toutes observations la concernant à l’égard de ces procédures.

(2) Pour accorder la qualité d’intervenant, le Tribunal prend en compte les facteurs qu’il estimé indiqués, notamment les frais ou délais supplémentaires qui pourraient en découler.

[18]  Lors de cette deuxième étape, le Tribunal fera alors une analyse plus approfondie, en prenant en considération tous les facteurs qui lui semblent pertinents, dont la question des frais ou délais supplémentaires qui pourraient en résulter.

[19]  C’est à ce stade que le Tribunal appliquera le test plus flexible détaillé dans les affaires Bande indienne Metlakatla c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 4 [Metlakatla], et Tsleil-Waututh.

[20]  En effet, le Tribunal énonce dans Metlakatla que de manière générale, l’intervention d’une partie tierce pourra avoir lieu dans deux circonstances. En premier lieu, la tierce partie pourra être invitée à intervenir si elle a un intérêt direct dans le litige, en ce sens que l’issue de la décision aura des répercussions directes sur ses droits ou lui imposera des obligations juridiques ayant un effet préjudiciable direct. En second lieu, si la partie tierce n’a pas d’intérêt direct, elle pourra néanmoins obtenir la permission d’intervenir si la décision soulève des questions d’intérêt public mettant légitimement en jeu les intérêts du demandeur, et que le demandeur apporte un point de vue différent et utile sur ces questions qui contribuera à leur règlement. 

[21]  Une application plus flexible de ces critères généraux a néanmoins été préconisée dans l’affaire Tsleil-Waututh. Dans cette décision, le Tribunal rappelait que ces principes doivent être interprétés à la lumière des objectifs de réconciliation de la Loi, et donc qu’une interprétation plus généreuse et flexible est nécessaire (Tsleil-Waututh au para 44).

[22]  Ainsi, si le Tribunal estime que les objectifs de réconciliation et d’accès à la justice des communautés autochtones exigent une interprétation plus large et libérale de la Loi, la partie demandant permission pour intervenir n’aura qu’à démontrer un « impact réel » sur l’intervenant, même si ce dernier n’est que jurisprudentiel ou indirect, que la décision soulève des questions d’intérêt public qui pourraient affecter les intérêts de la tierce partie, ou encore, que le demandeur apporte un point de vue différent et utile sur ces questions qui contribuera à leur règlement. 

[23]  Il est à noter que dans l’affaire Tsleil-Waututh, il s’agissait d’une demande d’intervention d’une Première Nation dont sept revendications particulières en étaient au stade des négociations devant le Ministre et dont le résultat pouvait être affecté par le précédent qui serait établi dans la décision en question. Par ailleurs, on y nota que l’intérêt public et le Tribunal seraient également servis par la perspective plus large apportée par la revendicatrice, à l’égard des concepts juridiques liés au droit de l’équity et la présentation d’alternatives aux méthodes habituelles de calcul des intérêts. Enfin, le Tribunal a conclu que la participation limitée demandée par la Première Nation ne causait ni retard, gaspillage de ressources, interférence avec la conduite effective et efficace du dossier, ni aucun autre préjudice.

[24]  Or, ce standard plus flexible ne doit pas entraîner l’écart complet des normes habituelles d’analyse juridique, ni engendrer un préjudice, un retard ou un gaspillage important. Tel que le rappelait le Tribunal dans Metlakatla, en se distinguant de Tsleil‑Waututh :

Toutefois, dans l’affaire Tsleil‑Waututh, l’intervenante et la revendicatrice avaient un intérêt commun dans la question en litige portant sur la valeur actuelle de pertes historiques. Cette question, qui avait des répercussions sur les valeurs à attribuer à l’égard des revendications présentées par la demanderesse, était par ailleurs en litige dans plusieurs, sinon la plupart, des revendications encore en instance devant le Tribunal. En ce sens, la question en litige présentait un intérêt plus général et constituait une question à laquelle la demanderesse pouvait apporter une perspective utile, sans risquer de faire dévier l’instance des questions en litige définies par les parties. Soulignons que, bien que la décision Tsleil‑Waututh traite d’une interprétation plus large des règles de procédure, il y est également précisé que « l’on [ne doit pas] écarter les normes d’analyse juridique, surtout lorsqu’il risque d’y avoir un préjudice, un retard ou un gaspillage important » (au para 44). [Metlakatla au para 27.]  

[25]  Dans Metlakatla, le Tribunal a donc plutôt choisi de ne pas octroyer la permission d’intervenir. En effet, la demande de statut d’intervenant était motivée par la crainte que la décision qui serait rendue dans ladite revendication comporte des conclusions de fait susceptibles de constituer un précédent faisant obstacle aux faits que la Première Nation Kitsumkalum souhaiterait faire valoir, bref, une crainte liée à la préclusion. Or, le Tribunal a estimé que les faits dans les revendications des deux Premières Nations étaient distincts et que la préclusion ne saurait s’appliquer. Ainsi, ne voyant pas d’obstacle à ce que la Première Nation Kitsumkalum ait accès, publiquement ou suite à une demande au Tribunal, à tous les documents pertinents à cette affaire afin qu’elle demeure informée, elle ne voyait donc aucun préjudice causé à la Première Nation Kitsumkalum du fait qu’elle ne se voit pas accordé de qualité officielle pour intervenir.

[26]  Bref, il appart de ce survol de la jurisprudence que ce standard plus flexible ne s’applique qu’à la seconde étape de l’analyse, et ne s’applique pas automatiquement à toutes les demandes devant le Tribunal, mais bien à celles qui parviennent à démontrer que les objectifs de réconciliation et d’accès à la justice des communautés autochtones l’exigent, et qu’il n’en résulterait pas de préjudice, de retard ou de gaspillage important de ressources.

B.  Les précédents du Tribunal

[27]  Alors que des avis en vertu de l’article 22 de la Loi sont envoyés régulièrement aux provinces ainsi qu’aux Premières Nations, l’envoi de tels avis à une compagnie de chemin de fer n’est pas monnaie courante au Tribunal. D’ailleurs, peu de cas ont été recensés dans lesquels le Tribunal a effectivement envoyé des avis en vertu de l’article 22 à une compagnie de chemin de fer.

[28]  Dans l’affaire Osoyoos, en l’absence d’opposition des parties, le Tribunal a choisi d’aviser la Compagnie de Chemin de fer Canadien Pacifique dans le cadre d’une revendication qui découlait de la prise, pour l’usage d’un chemin de fer, d’un intérêt sur une parcelle de terrain dans la réserve indienne Osoyoos n° 1. Cette dernière, ayant reçu l’avis en vertu de l’article 22 de la Loi, n’a cependant jamais demandé la qualité d’intervenant.

[29]  La revendication dans l’affaire Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du Canada, 2018 TRPC 6, portait sur la question de savoir si le Canada a violé ses obligations légales eu égard aux terres de la réserve indienne Williams Lake no 1, transférées par la province de la Colombie-Britannique à la Pacific Great Eastern Railway Company. Le Tribunal a envoyé un avis en vertu de l’article 22 de la Loi au CN et qui, l’ayant reçu, n’a jamais demandé la qualité d’intervenant.

[30]  Fait important : dans ces deux dossiers, aucune partie ne s’était opposée à la transmission des avis.

[31]  Il est aussi vrai, cependant, que dans certains des plus gros dossiers du Tribunal en matière de disposition illégale de terres de réserve pour la construction et l’exploitation d’un chemin de fer, aucun avis n’ait été envoyé aux compagnies de chemin de fer.

[32]  Dans l’affaire Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (no de dossier du Tribunal SCT-7002-14), par exemple, où la revendication concernait la construction du Chemin de fer Canadien Pacifique à travers le Canyon du Fraser, et impliquait des allégations de l’octroi d’un droit de passage excessif et d’une compensation inadéquate, seules les Premières Nations qui pouvaient être significativement affectées par une décision du Tribunal ont reçu des avis en vertu de l’article 22 de la Loi (procès-verbal du 19 décembre 2014 au para 4). À ce titre, le Canada lui-même convenait que ni la province de la Colombie-Britannique ni toute autre personne, incluant la Compagnie de Chemin de fer Canadien Pacifique, ne serait significativement affectée dans ses droits par la décision du Tribunal, et donc ne demandait pas l’envoi de l’avis pour cette dernière (mémoire de conférence de gestion d’instance de l’intimée du 28 novembre 2014 à la p 2).   

[33]  Ou encore, dans l’affaire Bande indienne Cook’s Ferry c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, un autre dossier du Tribunal (no de dossier SCT-7001-20) où la revendicatrice alléguait la prise illégale de terres de la réserve par la Couronne pour en faire un droit de passage pour le Chemin de fer Canadien Pacifique, aucun avis en vertu de l’article 22 de la Loi n’a été envoyé à la Compagnie de Chemin de fer. Au contraire, les parties ont jugé que l’avis n’était pas nécessaire, puisque, entre autres raisons, le Chemin de fer Canadien Pacifique n’avait pas d’intérêt en jeu (procès-verbal du 26 octobre 2020 au para 7).   

C.  Application aux faits en l’espèce

[34]  L’envoi d’un avis en vertu de l’article 22 de la Loi est une pratique commune et fort préliminaire dans le déroulement d’un dossier.

[35]  Elle génère généralement très peu de discussion. En effet, aucun tort n’est causé par l’envoi consensuel d’un avis par le Tribunal à une tierce partie sous l’article 22, puisque l’envoi de l’avis n’engendre ni délais ni coûts additionnels pour les parties. Il est donc raisonnable qu’en l’absence de l’opposition d’une partie, un avis soit envoyé sans davantage de discussion. D’ailleurs, dans les dossiers susmentionnés où l’avis 22 avait été envoyé à des compagnies de chemin de fer, l’envoi n’était pas contesté par la Première Nation.

[36]  Une partie peut cependant choisir de s’opposer à l’envoi de l’avis, souhaitant éviter les délais et coûts additionnels reliés à une potentielle demande d’intervention et au débat qui s’en suivra. La partie compte alors peu d’arguments pour s’y opposer, puisque le débat plus approfondi prévu à l’article 25 de la Loi se tient à la seconde étape, une fois l’avis envoyé. Le fardeau de preuve requis pour justifier l’envoi d’un tel avis à ce stade, comme le soumet l’intimée, est peu élevé.  

[37]  En effet, tel que l’a souligné l’intimée dans ses observations écrites, l’unique question à se poser à ce stade de l’analyse est la suivante : est-ce que la décision finale dans ce dossier peut avoir des répercussions importantes sur les intérêts du CN ? 

[38]  Il appartient alors à la partie souhaitant que l’avis soit envoyé de se décharger du fardeau de démontrer le caractère important des répercussions possibles sur les intérêts de la tierce partie. Le fardeau est peu élevé à ce stade préliminaire de l’analyse, mais il n’est pas inexistant.

[39]  Le législateur dans la Loi et le Tribunal dans la Directive de pratique no 6 ont tous deux insisté sur le caractère « important » des répercussions. En effet, comme le souligne le Tribunal au paragraphe 50 de l’affaire Tsleil-Waututh, l’utilisation des termes « répercussions importantes » dans la Loi est significative. Un intérêt peut subir des répercussions jugées « importantes » s’il est affecté directement ou indirectement ou à travers un précédent qui pourrait être créé. La Directive de pratique no 6 établit d’ailleurs les éléments à inclure dans la demande, y compris « les raisons, brièvement exposées, pour lesquelles l’auteur de la demande croit que la décision du Tribunal peut avoir des répercussions importantes sur ses intérêts ».

[40]  Or, en l’espèce, l’intimée n’a pas fait cette démonstration.

[41]  Le fait que le CN exploite à ce jour ledit chemin de fer ne peut se qualifier à lui seul à titre de « répercussion importante ». Puisque sous le régime de la Loi, l’étude du bien-fondé et l’éventuelle compensation d’une revendication particulière ne peuvent en aucun cas engendrer la restitution de ces terres à la Première Nation, et ce tel qu’énoncé à l’article 21, aucune répercussion importante n’est engendrée par la simple exploitation continue du chemin de fer par le CN. L’intimée n’invoque pas d’autres répercussions importantes pouvant justifier l’envoi de l’avis.

[42]  Bien que cela ne lie pas le CN pour le futur, son défaut de solliciter la qualité d’intervenant dans les situations où des avis lui ont été envoyés, et le défaut de demander l’envoi de l’avis 22 en vertu de la Directive de pratique no 6 dans les cas où des avis ne lui ont pas été envoyés, tendraient d’ailleurs à démontrer qu’elle n’estime pas elle-même que les décisions du Tribunal puissent avoir des répercussions suffisamment importantes sur ses intérêts pour justifier l’envoi d’un avis ou encore sa participation.  

[43]  En l’espèce, le Tribunal sait par ailleurs que le CN est déjà informé de l’existence du dossier, tel que confirmé par les parties lors de la conférence de gestion d’instance du 7 avril 2020. Comme les procédures au Tribunal sont publiques, le CN pourra donc suivre les développements au dossier sans difficulté, et ce, malgré l’absence d’avis. Il pourra aussi être appelé à partager des documents ou encore à témoigner. Enfin, s’il souhaite recevoir un avis et participer à l’instance, il pourra à tout moment faire une demande en vertu de la Directive de pratique no 6, en faisant valoir l’existence d’une « répercussion importante » sur ses droits.

VI.  conclusion

[44]  Pour toutes les raisons énoncées ci-dessus, le Tribunal estime que la pertinence de la transmission d’un avis n’a pas été démontrée.

[45]  Le Tribunal n’enverra donc pas d’avis au CN en vertu de l’article 22 de la Loi dans les présentes circonstances.

 

L’honorable Paul Mayer


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20201110

Dossier : SCT-2001-19

OTTAWA, (ONTARIO) le 10 novembre 2020

En présence de l’honorable Paul Mayer

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DES PEKUAKAMIULNUATSH

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DES PEKUAKAMIULNUATSH

Représentée par Me Benoît Amyot et Me Léonie Boutin

Cain Lamarre

ET AUX :

Avocates de l’intimée

Représentée par Me Marie-Emmanuelle Laplante et Me Mélyne Félix

Ministère de la Justice

 

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