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DOSSIER : SCT-6001-20

RÉFÉRENCE : 2021 TRPC 5

DATE : 20211223

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

NATION CRIE D’ENOCH

Revendicatrice (défenderesse)

 

Me Michael Bailey et Me Steven W. Carey, pour la revendicatrice (défenderesse)

— et —

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée (demanderesse)

 

Me Tanya Knobloch et Me Soniya Bhasin, pour l’intimée (demanderesse)

 

 

ENTENDUE : Le 7 octobre 2021

MOTIFS SUR LA DEMANDE

L’honorable Todd Ducharme


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Elcano Acceptance Ltd. v Richmond, Richmond, Stambler & Mills, 1986 CarswellOnt 618, 55 OR (2d) 56 (CA); Unwin v Crothers, 2005 CarswellOnt 2811, 76 OR (3d) 453; Realsearch Inc. c Valon Kone Brunette Ltd., 2004 CAF 5, [2004] 2 RCF 514; Gallant (Litigation guardian of) v Farries, 2012 ABCA 98, 348 DLR (4th) 134; Lakhoo v Lakhoo, 2014 ABCA 98, 2014 CarswellAlta 348; Edmonton Flying Club v Edmonton Regional Airports Authority, 2013 ABCA 91, 359 DLR (4th) 81; Waller v Independent Order of Foresters, 1905 CarswellOnt 176, 5 OWR 421 (C. div. H.C.); Garland c Consumers’ Gas Co, 2004 CSC 25, [2004] 1 RCS 629; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien), 2018 CSC 4, [2018] 1 RCS 83; Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5; Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 3; Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3. Mikisew Cree First Nation c Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40 [2018] 2 RCS 765; R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507, 137 DLR (4th) 289; Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, 153 DLR (4th) 193.

Loi et règlement cités :

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, règle 10.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 16.

Doctrine

Affaires autochtones et du Nord Canada, Renouveler l’engagement : Examen quinquennal de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, par Benoît Pelletier, représentant spécial du ministre (Ottawa, Affaires autochtones et du Nord Canada, septembre 2015).

L’Association du Barreau canadien, Specific Claims Tribunal Act Five Year Review, mémoire de la Section nationale du droit autochtone (Ottawa, L’Association du Barreau canadien, avril 2015).

Sommaire :

Scission — Scission de l’instance — Éléments de preuve précis et convaincants — Mandat du Tribunal — Raison d’être du Tribunal — Réconciliation — Première Nation — Retard — Principes de scission – Résolution juste, rapide et économique

Les parties se sont présentées devant le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) après que l’intimée (la Couronne) eut présenté une demande visant à scinder la revendication en deux étapes distinctes : celle du bien‑fondé et celle de l’indemnisation. L’intimée soutient que les questions relatives au bien-fondé sont trop complexes pour être instruites en même temps que les questions d’indemnisation et qu’il serait inefficace de procéder en une seule étape. La revendicatrice, la Nation crie d’Enoch, s’est opposée à cette demande. Elle a fait valoir que toute partie a le droit fondamental de voir toutes les questions en litige résolues dans le cadre d’un seul procès, et que la scission de l’instance ne permettrait pas un règlement plus rapide, plus économique et plus juste de la présente revendication.

Le Tribunal a rappelé que l’examen des questions dont il est saisi tient dûment compte de son origine et de sa raison d’être. Étant donné la nature particulière des revendications des Premières Nations, le Tribunal a été chargé de statuer sur celles‑ci de façon équitable et dans les meilleurs délais afin de contribuer au rapprochement entre les Premières Nations et Sa Majesté et au développement et à l’autosuffisance des Premières Nations.

Dans la décision Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3, qu’il a rendue récemment, le Tribunal a revu le critère établi dans la décision Première Nation Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5. Il a conclu que, lorsque les parties n’arrivent pas à s’entendre sur la question de la scission de l’instance, le Tribunal ne devrait consentir à une telle scission que dans les cas exceptionnels où il est établi, au moyen d’éléments de preuve précis et convaincants, qu’elle lui permettra de remplir son mandat. Il incombe à la partie qui la demande de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la scission de l’instance permettra au Tribunal de remplir son mandat. Dans la présente demande, le Tribunal a appliqué le critère plus précis qu’il a récemment établi.

Après avoir examiné l’historique procédural de la revendication et les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande, le Tribunal a conclu que l’intimée ne s’était pas acquittée de son fardeau et a rejeté la demande de scission.

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION 6

II. LA DEMANDE 7

III. HISTORIQUE PROCÉDURAL DE LA REVENDICATION 8

IV. PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA SCISSION 9

V. SCISSION d’Une instance DEVANT LE TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES 11

VI. Analyse 15

VII. CONCLUSION 17


 

I. INTRODUCTION

[1] La revendicatrice, la Nation crie d’Enoch, est établie sur le territoire visé par le Traité no 6 dans l’actuelle province de l’Alberta, à quelques minutes seulement à l’ouest d’Edmonton. En janvier 1902, la revendicatrice a cédé 9 113 acres de sa réserve au gouvernement canadien pour qu’il les vende. En plus de celles concernant le produit de la vente, un certain nombre de conditions s’appliquaient à la cession : le reste de la réserve devait être clôturé, les membres de la Nation crie d’Enoch devaient recevoir des instruments aratoires et les personnes âgées, des vêtements chauds.

[2] En l’espèce, la revendicatrice allègue qu’en acceptant la cession et en remplissant les conditions dont elle était assortie, l’intimée (la Couronne) n’a pas respecté les dispositions relatives aux cessions de l’Acte des Sauvages en vigueur à l’époque, qu’elle a manqué à ses obligations de fiduciaire envers la Nation crie d’Enoch, et qu’elle a manqué à ses obligations issues de la loi et de la common law envers ladite Nation en payant la clôture à même le compte de capital de celle‑ci et en fournissant des instruments aratoires à certains membres votants pour les inciter à céder les terres.

[3] L’intimée nie ces allégations. Elle affirme qu’elle s’est conformée à l’Acte des Sauvages en acceptant la cession, qu’elle s’est acquittée de ses obligations de fiduciaire et que les dépenses imputées au compte de capital de la Nation crie d’Enoch ont été autorisées à la fois par le gouverneur en conseil et par la Nation crie d’Enoch elle-même.

[4] À l’instar de nombreuses revendications historiques présentées par les Premières Nations du Canada, la présente revendication est complexe en soi, mais elle l’est encore plus à cause du temps qui s’est écoulé depuis que les actes fautifs reprochés ont été commis. Bien souvent, les Premières Nations doivent faire appel à une multitude d’experts pour établir l’acte fautif, puis à autant d’experts pour prouver les pertes ouvrant droit à indemnisation. En outre, les Premières Nations qui sont parties à un litige ont des préoccupations économiques qui leur sont propres : les procès sont toujours coûteux. Il appartient au Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) de réduire ces coûts en adoptant des processus efficaces qui lui permettent de rendre justice sans créer de nouvelles injustices, c’est‑à‑dire sans dépenser des fonds qui pourraient être utilisés à meilleur escient.

[5] C’est pour ces raisons, entre autres, que les revendications dont est saisi le Tribunal sont souvent instruites en deux étapes avec le consentement des parties : une première qui vise à établir le bien‑fondé de la revendication elle-même, et une seconde qui vise à déterminer l’indemnité qu’il convient de verser pour les pertes reconnues. La plupart du temps, cette façon de procéder est logique d’un point de vue économique : il n’est pas nécessaire de retenir les services d’experts en indemnisation s’il est impossible d’établir d’abord le bien-fondé de la revendication. De plus, en scindant l’instance et en concentrant leur attention sur le bien‑fondé de la revendication, les deux parties peuvent concentrer leurs ressources et leurs efforts sur ce qui est, bien souvent, une question complexe, d’autant plus complexe qu’elle est de nature historique.

II. LA DEMANDE

[6] L’intimée dépose la présente demande de scission en vertu de la règle 10 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119. Ce faisant, elle fait valoir bon nombre des arguments mentionnés précédemment dans les présents motifs, à savoir que :

  • (a) les questions relatives au bien‑fondé sont trop complexes, trop vastes et trop variées pour être instruites en même temps que les questions d’indemnisation;

  • (b) étant donné que la conclusion relative au bien‑fondé déterminera le ou les types d’indemnité qui pourront être accordés, il serait peu efficace de retenir les services d’experts en indemnisation avant de savoir ce qui devra être indemnisé;

  • (c) le Tribunal peut juger qu’aucun aspect de la revendication n’est fondé si bien qu’il ne sera pas nécessaire de tenir une audience sur l’indemnisation, ce qui signifie que les ressources affectées aux experts en indemnisation seront gaspillées;

  • (d) une conclusion sur le bien‑fondé de la revendication permet de limiter la portée des questions à trancher à l’étape de l’audience sur l’indemnisation, ce qui peut favoriser la négociation d’un règlement entre les parties, mais aussi, à tout le moins, optimiser le temps que les experts consacrent à donner leur avis sur la question de l’indemnisation.

[7] La revendicatrice s’oppose à la scission. Elle soutient que de scinder la revendication ne permettra pas de réaliser des gains d’efficacité et ne fera, au contraire, que retarder le règlement. Elle soutient que, bien que le Tribunal ait généralement tendance à scinder l’instance sur consentement, cette mesure demeure exceptionnelle et ne devrait pas être autorisée s’il n’est pas clairement établi qu’elle permettra de réaliser des gains d’efficacité et de réduire les coûts. Si la revendication est scindée, il est possible qu’elle fasse l’objet de plusieurs contrôles judiciaires, tant sur la question du bien‑fondé que sur celle de l’indemnisation, ce qui en retardera le règlement. La revendicatrice soutient que les deux questions sont inextricablement liées puisque la différence entre le prix payé pour la terre et sa valeur au moment de la cession — facteur pertinent pour l’indemnisation — représente l’étendue de la responsabilité de la Couronne. Elle fait également valoir que la scission lui portera préjudice, notamment parce que la revendication a déjà un long historique procédural et que les aînés de la communauté — la meilleure source de preuve par histoire orale qui soit pour établir le bien-fondé de la revendication — pourraient ne plus être disponibles pour témoigner : compte tenu du temps écoulé, ils pourraient ou bien être trop âgés, ou bien décédés.

III. HISTORIQUE PROCÉDURAL DE LA REVENDICATION

[8] La présente revendication compte parmi les quatre revendications de la Nation crie d’Enoch dont est actuellement saisi le Tribunal.

[9] Il ressort d’un affidavit souscrit par un ancien chef de la Nation crie d’Enoch, Jerome Morin, que la nation envisageait déjà en 1985 de déposer une revendication fondée sur la cession de 1902. En juin de cette année‑là, la Nation crie d’Enoch a présenté au gouvernement du Canada une proposition inédite visant à régler de nombreuses revendications territoriales et revendications de droits issus de traités. Cette proposition, intitulée The Enoch Land Claims : A Framework for Settlement ([traduction] « Revendications territoriales d’Enoch : un cadre de règlement »), portait notamment sur la cession de 1902 en cause en l’espèce. Il semble que depuis, les choses n’aient pas avancé en ce qui concerne cette cession.

[10] La présente revendication a été déposée auprès de la Direction générale des revendications particulières en janvier 2007. Des observations supplémentaires ont été déposées en juin 2009. Le 13 septembre 2011, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, maintenant ministre des Relations Couronne-Autochtones, a rejeté la revendication, de sorte que le Tribunal pouvait en être saisi aux termes de l’alinéa 16(1)a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP].

[11] Une déclaration de revendication a ensuite été déposée auprès du Tribunal le 8 mai 2020, et une réponse à cette déclaration a été déposée le 4 septembre de la même année.

[12] La demande de scission a été déposée par l’intimée le 30 août 2021.

[13] Puis, le 15 octobre 2021, par ordonnance du Tribunal, j’ai rejeté la demande de scission en précisant que les motifs suivraient. Voici donc les motifs de ma décision.

IV. PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA SCISSION

[14] Des tribunaux de tout le pays ont été saisis de la question de la scission et deux principes se dégagent de la jurisprudence. Le premier est que la scission est l’exception à la règle générale selon laquelle toutes les questions doivent être instruites en même temps étant donné qu’[traduction] « une partie à un litige a le droit fondamental d’obtenir le règlement de toutes les questions en litige dans le cadre d’un seul et même procès » (Elcano Acceptance Ltd. v Richmond, Richmond, Stambler & Mills, 1986 CarswellOnt 618 au para 11, 55 OR (2d) 56 (CA)). Le second est que la scission doit favoriser, et non empêcher, un règlement efficace et juste du litige. À cette fin, il incombe à la partie requérante de démontrer qu’[traduction] « il serait nettement avantageux » de scinder l’instance, et ce fardeau est « particulièrement élevé lorsque la partie adverse s’y oppose » (Unwin v Crothers, 2005 CarswellOnt 2811 au para 78, 76 OR (3d) 453).

[15] Le principe selon lequel la scission est une mesure exceptionnelle est établi depuis longtemps (Realsearch Inc. c Valon Kone Brunette Ltd., 2004 CAF 5 au para 11, [2004] 2 RCF 514 [Realsearch Inc.]). Dans l’arrêt Realsearch Inc, la Cour d’appel fédérale a infirmé l’ordonnance de scission rendue en première instance après être remontée jusqu’à la décision Piercy v Young(1880), 15 Ch D 475, dans laquelle le maître des rôles Jessel faisait remarquer que [traduction] « [l’]instruction séparée de questions distinctes coûte presque aussi cher que des actions indépendantes; la disjonction ne doit certainement pas être encouragée, et ne saurait être accordée que pour des motifs extraordinaires » (Realsearch Inc. au para 11, citant Piercy v Young (1880), 15 Ch D 475, à la p 479).

[16] En Alberta, l’arrêt de principe en matière de scission d’instance est l’arrêt Gallant (Litigation guardian of) v Farries, 2012 ABCA 98, 348 DLR (4th) 134 [Gallant]. Dans cette affaire de faute professionnelle médicale, le demandeur avait demandé que le procès soit scindé en deux étapes, soit celle de l’examen de la responsabilité et celle de la détermination des dommages-intérêts, au motif que sa famille avait déménagé à l’Île-du-Prince-Édouard après les faits et que les témoins appelés à témoigner lors de l’évaluation des dommages-intérêts seraient forcés de faire un long voyage pour attester de son état. L’affaire Gallant présente des similitudes avec la présente affaire, dans la mesure où la partie requérante prétendait que la scission accroîtrait l’efficacité de la procédure du fait que la deuxième étape pourrait ne jamais avoir lieu, soit parce que la cour pourrait conclure à la non-responsabilité de la partie défenderesse, soit parce que, dans le cas contraire, les chances de règlement s’en trouveraient accrues. La scission a été accordée par la Cour du Banc de la Reine, mais a été annulée en appel.

[17] La Cour d’appel de l’Alberta a infirmé cette décision après avoir examiné la jurisprudence portant sur la scission. Elle a conclu que la mesure était [traduction] « attrayante, mais dangereuse » et que, « à en juger par la triste réalité, les scissions d’instance permettent rarement, dans la pratique, de réaliser des économies » (Gallant, aux para 13 et 15). Depuis l’arrêt Gallant, les tribunaux de l’Alberta se sont généralement montrés circonspects à l’égard de cette mesure. Dans un arrêt en matière familiale, Lakhoo v Lakhoo, 2014 ABCA 98 au para 6, 2014 CarswellAlta 348, la Cour d’appel a déclaré que [traduction]« les procès ne devraient pas être scindés à moins qu’il soit évident, ou à tout le moins probable, que la scission permettrait de réaliser des économies ». Dans l’arrêt Edmonton Flying Club v Edmonton Regional Airports Authority, 2013 ABCA 91 au para 31, 359 DLR (4th) 81, la Cour d’appel a maintenu sa position, à savoir que [traduction] « la scission du procès doit vraisemblablement permettre de régler tout ou partie de la demande, d’abréger considérablement le procès ou de réaliser des économies, ou une combinaison de ces facteurs ».

[18] Dans d’autres provinces, l’efficacité de la scission d’instance est depuis longtemps remise en question. En 1905, la Haute Cour de l’Ontario a écrit que [traduction] « [l’]expérience démontre qu’il est rarement, voire jamais, avantageux d’instruire une partie des questions avant d’instruire les autres » (Waller v Independent Order of Foresters, 1905 CarswellOnt 176 au para 6, 5 OWR 421 (C. div. HC)). Dans l’arrêt Elcano Acceptance Ltd. v Richmond, Richmond, Stambler & Mills, 1986 CarswellOnt 618, 55 OR (2d) 56 (CA), rendu en 1986, la Cour d’appel de l’Ontario a indiqué au paragraphe 11 que le pouvoir de scinder l’instance [traduction] « ne devrait être exercé, dans l’intérêt de la justice, que dans les cas les plus manifestes ».

[19] Même la Cour suprême du Canada préfère éviter cette pratique dans la mesure du possible. Dans l’arrêt Garland c. Consumers’ Gas Co, 2004 CSC 25, [2004] 1 RCS 629, le juge Iacobucci, qui a rédigé l’opinion unanime, a conclu au paragraphe 90 que les « procès en plusieurs épisodes […] doivent être évités ». Le juge Iacobucci a ensuite fait siennes les observations du juge en chef McMurtry qui rappelait, dans la décision d’appel, que scinder une instance risquait [traduction] « de causer une multiplication de procédures devant différentes instances », ce qui « n’est guère dans l’intérêt des parties ou de l’administration efficace de la justice » (Garland c Consumers’ Gas Co, 2004 CSC 25, [2004] 1 RCS 629 au para 90, citant Garland v Consumers’ Gas Co (2001), 57 OR (3d) 127 au para 76, 208 DLR (4th) 494 (CA)).

[20] Toutefois, le Tribunal n’est pas une cour de justice et il applique depuis toujours les principes relatifs à la scission d’instance de façon différente. La prochaine section traite de ces principes dans la mesure où ils concernent plus particulièrement le Tribunal.

V. SCISSION d’Une instance DEVANT LE TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

[21] En théorie, l’approche adoptée par le Tribunal à l’égard de la scission de l’instance est assez semblable à celle adoptée par les cours provinciales et fédérales. En effet, au Tribunal, « [c]e cloisonnement vise à supprimer les délais et les frais associés à l’étape de l’indemnisation lorsque celle-ci n’est plus nécessaire ou, lorsque celle-ci demeure nécessaire, à resserrer son objet » (Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 au para 23, [2018] 1 RCS 83, confirmant Bande Lac La Ronge et nation crie de Montréal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 8 au para 197).

[22] Trois décisions du Tribunal portent plus précisément sur le critère applicable en matière de scission. La première est Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5 [Kahkewistahaw]. Dans cette décision, rédigée par la juge Mainville, le Tribunal a souligné que « les ordonnances de disjonction sont l’exception à la règle selon laquelle toutes les questions doivent être tranchées dans l’action principale », et que « [l]e fardeau incombe à la partie qui demande une ordonnance de disjonction » (Kahkewistahaw au para 21). Le Tribunal y a également établi une liste non exhaustive de facteurs que les tribunaux considèrent comme ayant « une incidence sur la façon de permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (Kahkewistahaw au para 22). Ces facteurs sont les suivants :

i) la nature de l’action, la complexité des questions en litige et la nature des réparations demandées;

ii) la question de savoir si les questions à juger dans le premier procès sont étroitement liées à celles qui seraient soulevées dans le second procès;

iii) la question de savoir si la décision qui sera rendue à l’issue du premier procès est susceptible de mettre fin à l’action en son entier, de limiter la portée des questions en litige dans le second ou d’augmenter sensiblement les chances d’en arriver à un règlement;

iv) la mesure dans laquelle les parties ont déjà consacré des ressources à l’ensemble des questions en litige;

v) la question de savoir si la disjonction permettra de gagner du temps ou entraînera des délais inutiles;

vi) tout avantage que la scission d’instance est susceptible de procurer aux parties ou tout préjudice qu’elles risquent de subir;

vii) la question de savoir si la requête de disjonction est présentée de consentement ou si elle est contestée par l’autre partie. [Kahkewistahaw au para 22, citant South Yukon Forest Corp. c Sa Majesté la Reine, 2005 CF 670 au para 4.]

[23] Après avoir appliqué ce critère, le Tribunal a rejeté la demande de scission de la revendicatrice et a conclu qu’« [il] ne cro[yait] pas qu’il soit approprié, dans le but de permettre un règlement juste, rapide ou économique de la revendication, d’ordonner la disjonction des questions » (Kahkewistahaw au para 35).

[24] La deuxième décision du Tribunal sur la scission d’instance est Première Nation de Keeseekoose c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 3 [Keeseekoose]. Là encore, le Tribunal s’est fondé sur les facteurs énoncés dans Kahkewistahaw, mais il a conclu que l’intimée avait démontré de façon convaincante, « selon la prépondérance des probabilités, que la scission d’instance […] ne causera[it] pas de préjudice à la revendicatrice, mais mènera[it] vraisemblablement à un règlement plus efficace et plus rentable de la […] revendication » (Keeseekoose au para 10), et a il accueilli la requête en scission de la revendication (Keeseekoose au para 12).

[25] Jusqu’à tout récemment, le Tribunal considérait la scission d’instance accordée sur consentement comme la règle plutôt que l’exception, et ce, même si, dans la décision Kahkewistahaw, il avait insisté sur le fait que les ordonnances de scission étaient l’exception à la règle selon laquelle toutes les questions doivent être tranchées dans l’action principale. D’ailleurs, dans la plupart des cas, les parties demandaient au Tribunal de rendre une ordonnance de scission sur consentement.

[26] Bien que cette pratique fût courante, les parties n’étaient pas prêtes à ce que la scission de l’instance devienne la règle. En 2015, au cours de l’examen quinquennal de la LTRP, le représentant spécial du Ministre a proposé aux intervenants de modifier la LTRP afin d’y inscrire le fractionnement des audiences relatives au bien‑fondé et à l’indemnisation, qui était devenu « une procédure relativement courante » (Affaires autochtones et du Nord Canada, Renouveler l’engagement : Examen quinquennal de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, par Benoît Pelletier, représentant spécial du ministre (Ottawa : Affaires autochtones et du Nord Canada, septembre 2015) à la p 64 [Renouveler l’engagement : Examen quinquennal de la LTRP]). À l’époque, l’Association du Barreau canadien avait, dans son mémoire, fait la mise en garde suivante contre l’utilisation potentiellement abusive de la scission :

[traduction] Sur le plan stratégique, la scission peut également servir à prolonger le litige. La partie qui voudrait accroître les frais d’un adversaire moins bien financé pourrait solliciter une scission de l’instance afin de prolonger le processus judiciaire et d’en augmenter les coûts.

Pour ces raisons, la décision de scinder une revendication, si une partie en fait la demande, doit demeurer à la discrétion du [Tribunal]. Le [Tribunal] peut alors soupeser les éléments de preuve et les arguments des deux parties pour rendre la décision qui convient dans les circonstances. [L’Association du Barreau canadien, Specific Claims Tribunal Act Five Year Review, mémoire de la Section nationale du droit autochtone (Ottawa, L’Association du Barreau canadien, avril 2015) à la p 14].

[27] À la suite d’un examen effectué avec divers intervenants, le représentant du ministre a conclu ce qui suit :

Normalement, le fractionnement vise essentiellement à simplifier le processus et à concentrer l’attention sur une question. Cependant, des participants au processus de consultation relatif à l’examen quinquennal ont indiqué que, pour les revendications de moindre envergure, le fractionnement n’est pas l’approche idéale, puisqu’elle complique inutilement la procédure. D’autres ont aussi déclaré que le fractionnement n’est pas plus souhaitable dans des revendications plus vastes et complexes, puisqu’il dédouble la procédure (preuve, etc.) et rend l’instance d’autant plus difficile à gérer. [Renouveler l’engagement : Examen quinquennal de la LTRP, à la p 65]

[28] Par conséquent, le représentant du ministre a recommandé que la scission demeure une option pour les parties, plutôt que d’être prescrite par la LTRP, et que le Tribunal dispose de la latitude requise « pour mener les audiences de manière à favoriser un règlement efficace et économique des revendications » (Renouveler l’engagement : Examen quinquennal de la LTRP, à la p 65).

[29] Il reste que le Tribunal a de façon générale continué de scinder les instances, sur consentement, en une étape relative au bien-fondé et une étape relative à l’indemnisation. Par contre, dans les derniers temps, plusieurs revendicatrices ont refusé de consentir à la scission de l’instance au motif que, dans leur cas, elle n’aurait pas réduit les délais ou les coûts et que le prononcé d’une décision définitive sur le bien‑fondé de la revendication n’aurait pas augmenté les chances de règlement. Il est clair, d’après les statistiques du Tribunal, que les revendications ne sont généralement pas traitées rapidement et que les délais additionnels causés par une scission, ainsi que les multiples possibilités de contrôle judiciaire, ne font qu’aggraver le problème, et ce, au détriment des revendicatrices. Il semble donc que la scission de l’instance, en tant que pratique générale du Tribunal, ait été un échec.

[30] C’est dans ce contexte que le Tribunal a rendu sa troisième décision en matière de scission, Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3 [Red Pheasant], dans laquelle la présidente du Tribunal, la juge Chiappetta, a recentré l’approche du Tribunal à cet égard.

[31] Dans cette décision, le Tribunal a souligné, au paragraphe 7, que la scission devait être au départ « une mesure procédurale exceptionnelle » visant à simplifier le processus et à concentrer l’attention sur une question, à permettre aux parties d’économiser des ressources et de gagner du temps et à faciliter l’accès au Tribunal des Premières Nations qui pourraient préférer procéder par étapes, faute de moyens financiers pour plaider à la fois la question de la responsabilité et celle de l’indemnité. Le Tribunal a jugé que la scission « ne devrait pas être ordonnée simplement parce qu’une partie préfère que l’audition se déroule en plusieurs étapes » (Red Pheasant au para 12), et qu’elle devrait encore moins être ordonnée sur la foi de « vastes généralisations en ce qui a trait aux difficultés potentielles, faute de preuves convaincantes pour expliquer en quoi la scission de l’instance permettrait de réaliser des économies de temps et d’argent » (Red Pheasant au para 11).

[32] Compte tenu des répercussions disproportionnées que la durée du processus judiciaire aurait sur les Premières Nations, qui étaient la partie la moins bien financée, le Tribunal a conclu qu’il ne pouvait faire droit à une requête en scission d’instance qui était contestée que s’il était démontré, par une preuve claire et convaincante, que la scission permettrait des gains d’efficacité. Le Tribunal a donc redéfini comme suit le critère applicable à la scission de l’instance visée à la règle 10 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 :

[…] le président du Tribunal ne rend l’ordonnance que s’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que cette mesure favorisera un règlement juste, économique et rapide de la revendication. La scission est une mesure procédurale extraordinaire qui ne devrait être ordonnée que dans des cas exceptionnels où il existe des éléments de preuve précis et convaincants établissant que la scission permettra au Tribunal de remplir son mandat. [Red Pheasant au para 12]

[33] Les sept facteurs à considérer dans le cadre d’une requête en scission d’instance, qui sont mentionnés dans la décision Kahkewistahaw, continuent de s’appliquer, mais le Tribunal exige maintenant des « éléments de preuve convaincants » que la scission favorisera la justice et l’efficacité.

VI. Analyse

[34] Cette approche révisée à l’égard de la scission d’instance est celle que le Tribunal appliquera dans la présente revendication.

[35] Bien que la présente revendication soulève des questions complexes, comme c’est le cas dans de nombreux différends opposant les Premières Nations et la Couronne, j’estime que les questions relatives au bien-fondé et à l’indemnisation sont interreliées, ce qui joue en défaveur de la scission de l’instance.

[36] L’intimée n’a fait aucune admission dans le cadre de la présente revendication; il est donc possible que l’étape de l’indemnisation ne soit pas nécessaire. Cet argument pourrait inciter le Tribunal à scinder l’instance, mais, comme l’a conclu la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt Lakhoo v Lakhoo, 2014 ABCA 98, 2014 CarswellAlta 348, la scission n’est justifiée que s’il est manifeste ou probable qu’elle permettra de réaliser des économies de temps et d’argent. En l’espèce, ce n’est qu’une simple possibilité.

[37] L’intimée a fait valoir que scinder la présente revendication pourrait favoriser son règlement par la négociation à l’issue de l’étape du bien-fondé. Le mandat du Tribunal consiste notamment à favoriser le règlement des revendications par la négociation et c’est aussi ce que préconise la Cour suprême du Canada dans les affaires en matière de droit des Autochtones (Mikisew Cree First Nation c Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40 au para 22, [2018] 2 RCS 765).

[38] Dans la plupart de ses observations, l’intimée ajoute la déclaration standard suivante pour exprimer son propre engagement à négocier : [traduction] « Le Canada préfère mettre fin aux revendications des peuples autochtones par la négociation et le règlement » (mémoire des faits et du droit de l’intimée, déposé auprès du Tribunal le 30 août 2021, au para 5). Cette déclaration figure non seulement dans les observations que la Couronne a formulées dans la présente revendication, mais aussi dans plusieurs, sinon dans la majorité, des autres revendications présentées au Tribunal. La Couronne peut faire de telles déclarations à condition de pouvoir démontrer clairement qu’elle s’efforce de négocier un règlement rapide et économique. Les Premières Nations, comme elles sont la partie la moins bien financée, souffrent de manière disproportionnée de la lenteur du processus de négociation, surtout lorsqu’il n’aboutit pas à un règlement. Toutefois, si les efforts de négociation ne peuvent être prouvés, ces déclarations sont vides de sens. La Nation crie d’Enoch, comme toutes les Premières Nations du Canada, a droit à davantage que des belles paroles.

[39] La présente revendication remonte à 2007. Or, les faits qui la sous‑tendent ont été portés à l’attention de la Couronne dès 1985. La Couronne a eu des dizaines d’années pour négocier un règlement, mais elle a toujours refusé de le faire. Il est difficile de croire que le fait de scinder la présente revendication en deux étapes, puis de rendre une décision à l’issue de la première étape, incitera finalement la Couronne à négocier. Comme l’a signalé l’Association du Barreau canadien lors de l’examen quinquennal de la LTRP, la scission d’instance a parfois été utilisée par des parties mieux financées pour retarder le litige et épuiser les ressources de leurs adversaires.

[40] La revendicatrice soulève la question du préjudice que causerait notamment la perte de la preuve par histoire orale étant donné le vieillissement des aînés de la communauté. Établir le bien‑fondé de revendications autochtones au moyen de l’histoire orale est un processus foncièrement difficile, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada (R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507 au para 68, 137 DLR (4th) 289; Delgamuukw c Colombie-Britannique [1997] 3 RCS 1010 au para 101, 153 DLR (4th) 193). La tâche est d’autant plus ardue quand cette preuve disparaît au fil du temps.

VII. CONCLUSION

[41] Comme l’a indiqué la présidente du Tribunal, la juge Chiappetta, au paragraphe 12 de la décision Red Pheasant, la scission d’instance est « une mesure procédurale extraordinaire » qui ne devrait être accordée que lorsqu’elle « favoris[e] un règlement juste, économique et rapide de la revendication ». En fin de compte, après avoir examiné tous les arguments et la jurisprudence, je ne peux que conclure que l’intimée ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer qu’il serait [traduction] « nettement avantageux » de scinder la présente revendication. Par conséquent, la demande de l’intimée est rejetée et la revendication sera instruite en une seule étape par le Tribunal.

TODD DUCHARME

L’honorable Todd Ducharme

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20211223

Dossier : SCT-6001-20

OTTAWA (ONTARIO), le 23 décembre 2021

En présence de l’honorable Todd Ducharme

ENTRE :

NATION CRIE D’ENOCH

Revendicatrice (défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée (demanderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice (défenderesse) NATION CRIE D’ENOCH

Représentée par Me Ron Maurice et Me Steven Carey

Maurice Law, avocats

ET AUX :

Avocates de l’intimée (demanderesse)

Représentée par Me Tanya Knobloch et Me Soniya Bhasin

Ministère de la Justice

 

 

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