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Contenu de la décision

DOSSIER : SCT-3001-20

RÉFÉRENCE : 2022 TRPC 4

DATE : 20220314

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

ATIKAMEKSHENG ANISHNAWBEK

Revendicatrice (défenderesse)

 

Me Ron Maurice, Me Steven Carey et Me Laura Schaan, pour la revendicatrice (défenderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée (demanderesse)

 

Me Lauri Miller, Me Jody Lintott et Me Gail Soonarane, pour l’intimée (demanderesse)

 

 

ENTENDUE: Le 15 juin 2021

MOTIFS SUR LA DEMANDE

L’honorable William Grist


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2006 CarswellOnt 360, [2006] 3 CNLR 384 (CSJ Ont.); Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, 287 DLR (4th) 480; Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12; Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 RCS 83; Bande de Kahkewistahaw no 72 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 4; Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 2; Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 1; Premières Nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14; Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine chef du Canada, 2016 TRPC 15; Estabrooks Pontiac Buick Ltd., Re, 44 NBR (2d) 201, 1982 CarswellNB 236 (CA N.-B.); Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77; Angle c Canada (Ministre du Revenu national), [1975] 2 RCS 248, à la p 254, 47 DLR (3d) 544; Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460; McIntosh v Parent, [1924] 4 DLR 420, 55 OLR 552 (CA Ont.); Ernst & Young Inc v Central Guaranty Trust Co, 2006 ABCA 337, [2006] AJ No 1413; Armoyan v Armoyan, 2013 NSCA 99, [2013] NSJ No 438; Western Canada Power Co v Bergklint (1916), 54 SCR 285, 34 DLR 467; Southwind c Canada, 2021 CSC 28, 459 DLR (4th) 1.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14, 15, 16, 17, 20, 37 et 42.

Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl), art 13.

 

Doctrine cité :

Affaires indiennes et du Nord Canada, Revendications particulières : La justice, enfin (Ottawa, Affaires indiennes et du Nord Canada, 2007).

Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada, 5e éd, (Toronto, LexisNexis, 2021).

Sommaire :

Compétence – Demande de radiation – Autorité de la chose jugée – Préclusion découlant d’une question déjà tranchée – Abus de procédure – Instance appropriée – Conditions préalables – Dispositions transitoires – Perte historique – Valeur actuelle – Indemnisation en equity

Le 16 septembre 2020, la revendicatrice, Atikameksheng Anishnawbek (précédemment appelée la bande de Whitefish Lake), a déposé auprès du Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) sa déclaration de revendication, dans laquelle elle allègue que la Couronne a, à plusieurs égards, manqué à ses obligations en cédant et en vendant illégalement les droits de coupe dans la réserve en 1886, et elle sollicite une indemnisation en equity pour ces manquements.

La même cause d’action avait précédemment été soumise à la Cour supérieure de justice de l’Ontario (Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2006 CarswellOnt 360, [2006] 3 CNLR 384 (CSJ Ont.)). Celle-ci s’était alors concentrée sur l’évaluation de l’indemnité puisque la Couronne avait admis avoir manqué à son obligation de fiduciaire en n’obtenant pas la juste valeur pour la concession forestière de 79 milles carrés de terres de réserve. En appel, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la conclusion du juge de première instance à propos de la juste valeur des droits de coupe en 1886, mais elle a relevé trois erreurs dans l’évaluation de la juste valeur actuelle. Cette dernière partie de l’affaire a été renvoyée à la Cour supérieure de justice pour une nouvelle audience (Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, 287 DLR (4th) 480). Or, l’affaire n’a pas été instruite de nouveau devant les tribunaux de l’Ontario. La revendicatrice a plutôt voulu saisir le Tribunal de sa revendication.

Le 12 mars 2021, l’intimée a déposé un avis de demande visant la radiation de la revendication dans son intégralité, sans autorisation de la modifier, au motif, entre autres, que la revendication visait à remettre en cause des questions que les tribunaux de l’Ontario avaient déjà définitivement tranchées, ce qui contrevenait aux principes de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure.

La question en litige est celle de savoir si le Tribunal peut instruire la présente revendication en dépit du fait qu’elle a été initialement présentée, mais pas tranchée, devant les tribunaux de l’Ontario, et, le cas échéant, à quelles conditions.

Le Tribunal a conclu qu’il pouvait instruire une partie de la revendication. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique à cette revendication. Lorsque la cour de première instance rend une décision sur une question de fond, une décision qui en l’espèce a été confirmée en appel, cette question est définitivement tranchée entre les parties. Comme la question de la perte historique subie par Atikameksheng Anishnawbek (alors appelée la bande de Whitefish Lake) a été définitivement tranchée par les tribunaux de l’Ontario, la revendicatrice ne peut la soulever de nouveau par application du principe de préclusion. Le Tribunal, un tribunal spécialisé qui a été constitué pour statuer sur ce type d’affaires de façon juste, rapide et économique, peut toutefois trancher les questions relatives à l’ajustement de la valeur de la perte qui n’ont pas encore été résolues afin d’établir le montant actualisé de l’indemnité en equity.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. la demande 6

II. aperÇu 6

III. mandat et raison d’Être du tribunal 8

IV. bien-fondÉ et indemnisation 10

V. positions des parties 10

VI. analyse 11

A. L’admissibilité des revendications 11

B. Les règles contre le dédoublement des instances 14

C. Les principes de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure 15

VII. conclusion et ordonnance 19

A. La demande de radiation de la revendication 19

B. La question du privilège de négociation 20


 

I. la demande

[1] L’intimée a déposé auprès du Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) un avis de demande (la demande), au titre de l’article 17 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP], afin de faire radier la déclaration de revendication déposée par la revendicatrice, Atikameksheng Anishnawbek, au motif que la revendication n’était pas conforme aux articles 15, 16 et 42 de la LTRP. L’intimée soutient que la revendication est vexatoire, ce qui est un motif de radiation prévu à l’alinéa 17c) qui soulève des questions liées aux principes de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure.

[2] Dans son mémoire supplémentaire des faits et du droit, l’intimée a soulevé une tout autre question quant à l’admissibilité en preuve d’un rapport en foresterie qu’elle a commandé et qui a été transmis à la revendicatrice au cours de négociations antérieures. Elle invoque le privilège de négociation à l’égard de ce document, que la revendicatrice a déposé à l’appui de sa position dans le cadre de la présente demande au moyen de l’affidavit d’Elizabeth Carson.

II. aperÇu

[3] Ce litige remonte à loin. En 1995, la revendicatrice, alors appelée la bande de Whitefish Lake, a déposé une revendication auprès de la Direction générale des revendications particulières du ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada de l’époque. La revendication découlait de la cession, en 1886, de 79 milles carrés de terres à bois réservées que la Couronne avait par la suite cédées à bail à un député provincial de l’Ontario au prix de 316 $. La revendication n’a pas été réglée, et, en décembre 2002, la bande a intenté une action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans laquelle elle alléguait que la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire en concluant le bail de concession forestière pour elle. Cette obligation découlait d’une disposition du Traité Robinson-Huron, conclu en 1850, suivant laquelle la bande pouvait céder des terres à bois à la Couronne afin qu’elles soient louées [traduction] « au seul bénéfice et à l’avantage [de la bande] » (Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2006 CarswellOnt 360 au para 2, [2006] 3 CNLR 384 (CSJ Ont.) [Whitefish]).

[4] Au cours du litige, la Couronne a admis avoir [traduction] « manqué à son obligation de fiduciaire en n’obtenant pas la juste valeur » (Whitefish au para 6). Le juge de première instance a alors procédé à l’évaluation des dommages-intérêts et déterminé la juste valeur marchande du bail de concession forestière, laquelle, a-t-il conclu, devait être basée sur la somme la plus élevée payée pour des terres à bois dans une enchère publique en 1885, soit 400 $ par mille carré. La valeur marchande des 79 milles carrés a ainsi été établie à 31 600 $. La cour de première instance a ensuite déterminé, sous le titre [traduction] « Juste valeur en 2005 » (caractères gras dans l’original), la valeur de la perte historique ajustée à la valeur actuelle en appliquant un taux d’intérêt simple pour la période du 1er février 1992, date à laquelle les intérêts avant jugement en Ontario ont commencé à courir, à la date de la décision. La somme totale a été établie à 1 095 888 $.

[5] La bande a interjeté appel et la Couronne a interjeté un appel incident à l’encontre de l’évaluation de la perte historique devant la Cour d’appel de l’Ontario (Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, 287 DLR (4th) 480 [Whitefish (appel)]). La bande a aussi soulevé la question de l’ajustement à la valeur en 2005. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que rien ne justifiait de modifier la conclusion du juge de première instance concernant la perte historique. Le juge Laskin a jugé que ce dernier avait eu [traduction] « raison d’[…] utiliser le prix de vente comparable le plus élevé ». Il a également conclu que [traduction] « [l]a Couronne avait l’obligation de fiduciaire de vendre les droits de coupe de la bande de Whitefish Lake à leur juste valeur [… et que l]e fait que la Couronne n’ait pas, de son propre chef, effectué plus qu’une enquête superficielle justifiait que le juge de première instance se base sur la somme comparable la plus élevée » (Whitefish (appel) au para 32).

[6] À propos de la deuxième question, la cour a accepté l’appel interjeté par la bande à l’encontre de la méthode utilisée pour ajuster la valeur de la perte historique à sa valeur actuelle. Le juge Laskin est parvenu à la conclusion suivante :

[traduction] L’indemnité accordée par le juge de première instance n’indemnise pas Whitefish de façon équitable pour l’argent que la Couronne a omis d’obtenir, d’investir et de détenir pour Whitefish et ses membres. Il en est ainsi parce que sa décision est entachée des trois erreurs que Whitefish lui reproche. D’abord, le fait que son manquement n’ait pas profité à la Couronne ne constitue pas un obstacle à la prise en compte de l’intérêt composé comme élément de l’indemnité. De la même façon, le fait que la Couronne n’était pas tenue de payer des intérêts avant jugement n’empêche pas l’attribution d’intérêts composés à titre de composante de l’indemnité en equity. Et, en plus de ne pas être étayée par le dossier soumis au juge de première instance, la conclusion selon laquelle les fonds investis auraient rapidement été « dilapidés » est contraire aux principes régissant l’indemnisation en equity. Étant donné que la décision du juge de première instance est entachée par ces trois erreurs de principe, elle ne peut être maintenue. [Whitefish (appel) au para 41].

[7] Cette conclusion, selon laquelle la méthode utilisée par le juge de première instance pour ajuster la valeur de la perte historique ne satisfaisait pas aux normes de l’indemnisation en equity appropriées en l’espèce, a entraîné le renvoi de l’affaire devant la Cour supérieure de justice afin qu’elle tienne une nouvelle audience et ajuste la valeur de la perte historique à sa valeur actuelle.

[8] Il n’y a cependant jamais eu de nouvelle audience. Les dates d’audience ont été successivement annulées tandis que les parties poursuivaient leurs négociations, dont la dernière ronde s’est amorcée en décembre 2017, alors que la revendication était examinée par la Direction générale des revendications particulières, qui, au sein du ministère des Relations Couronne-Autochtones, est chargée de négocier le règlement des revendications particulières. Les négociations ont débouché sur une offre de règlement, que la bande a rejetée pour ensuite donner avis de son intention de déposer une revendication auprès du Tribunal. La déclaration de revendication a été déposée le 16 septembre 2020.

III. mandat et raison d’Être du tribunal

[9] Le Tribunal a été constitué en 2008 aux termes de la LTRP. Il a commencé à traiter des revendications en vertu de la LTRP en 2011. Avant l’entrée en vigueur de la LTRP, en 2008, la seule façon d’examiner les décisions prises par le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada de l’époque était d’interjeter appel auprès de la Commission des revendications particulières des Indiens, dont la compétence se limitait à recommander la renégociation d’une revendication.

[10] Les revendications sur lesquelles le Tribunal a le pouvoir de statuer sont celles qui reposent sur les faits énoncés à l’article 14 de la LTRP :

Revendications admissibles

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté;

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif – relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens – du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve – notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale – ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

d) la location ou la disposition, sans droit, par Sa Majesté, de terres d’une réserve;

e) l’absence de compensation adéquate pour la prise ou l’endommagement, en vertu d’un pouvoir légal, de terres d’une réserve par Sa Majesté ou un organisme fédéral;

f) la fraude, de la part d’un employé ou mandataire de Sa Majesté, relativement à l’acquisition, à la location ou à la disposition de terres d’une réserve.

[11] Le « contexte entourant l’adoption de la LTRP, et son préambule, révèlent le problème que la LTRP vise à résoudre » (Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12 au para 59). La constitution du Tribunal est le fruit de la politique intitulée La justice, enfin élaborée en collaboration avec l’Assemblée des Premières Nations pour accomplir trois tâches fondamentales : résorber l’arriéré des revendications particulières et accélérer leur règlement, régler les revendications particulières par la négociation lorsqu’il est possible de le faire, et indemniser les Premières Nations pour tout préjudice subi du fait de l’inexécution des obligations légales du Canada.

[12] La politique concernant le Tribunal est claire : « [l]a priorité immédiate consiste à voir à ce que les requérants des Premières nations qui présentent des griefs légitimes obtiennent justice et à ce que le gouvernement, le secteur privé et tous les Canadiens jouissent de plus de certitude » (Affaires indiennes et du Nord Canada, Revendications particulières : La justice, enfin (Ottawa, Affaires indiennes et du Nord Canada, 2007) à la p 12). Le Tribunal, dans les mots de sa présidente, « a pour seule raison d’être de faire progresser le règlement des revendications particulières de manière juste, rapide et économique » (Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3 au para 2).

[13] Le Tribunal doit statuer sur la présente demande en gardant cela à l’esprit et en donnant effet à la LTRP (Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12 au para 63). Les revendications qui lui sont présentées se fondent souvent sur des événements qui se sont produits plusieurs décennies auparavant. Le Tribunal est particulièrement bien placé pour examiner les allégations de manquements historiques aux obligations de fiduciaire qui sont étayées par des dossiers de preuve volumineux et spécialisés (voir Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 aux para 35, 38, [2018] 1 RCS 83; Bande de Kahkewistahaw no 72 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 4 au para 8). La question de la valeur actuelle de l’indemnité à accorder en equity pour un manquement historique à l’obligation de fiduciaire a été traitée dans plusieurs décisions du Tribunal (Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 2; Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 1; Premières Nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14; Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine chef du Canada, 2016 TRPC 15).

IV. bien-fondÉ et indemnisation

[14] Le Tribunal scinde souvent les revendications en deux étapes, celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation, car, en général, ce processus réduit le temps de préparation et donne l’occasion de négocier l’indemnité, si le bien-fondé est établi. Comme l’intimée a admis, dans le cadre de l’action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario, que la vente n’avait pas été conclue à un prix équivalant à la juste valeur, il serait justifié, à tout le moins au regard de l’alinéa 14(1)e) de la LTRP, de conclure au bien-fondé de la revendication. Une fois le bien-fondé établi, l’affaire passerait à l’étape de l’indemnisation, à tout le moins au regard de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP. Aux termes de cet alinéa, l’indemnité relative à une telle revendication nécessite que « la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises [soit] ajustée à la valeur actuelle des pertes ».

V. positions des parties

[15] La revendicatrice dépose une revendication basée à la fois sur le bien-fondé et sur l’indemnisation. Elle propose d’ajouter des faits à ceux admis par la Couronne dans le cadre de son action initiale et affirme qu’une réévaluation de la perte historique se révélerait appropriée si l’ensemble des circonstances aggravantes de la revendication étaient entendues. Elle propose également de produire une preuve à l’appui d’un autre fait qui justifierait de conclure au bien-fondé de la revendication, au regard de l’alinéa 14(1)f) de la LTRP :

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

[…]

f) la fraude, de la part d’un employé ou mandataire de Sa Majesté, relativement à l’acquisition, à la location ou à la disposition de terres d’une réserve.

[16] L’intimée affirme que le dépôt de la revendication vise à remettre en litige les questions déjà tranchées par la Cour supérieure de justice de l’Ontario, car elles ont été confirmées en appel. Elle affirme également que les articles 15, 16 et 42 de la LTRP interdisent le dépôt de la présente revendication. Enfin, elle invoque les principes de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure.

VI. analyse

A. L’admissibilité des revendications

[17] Le paragraphe 16(1) de la LTRP dispose :

16 (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication que si elle l’a préalablement déposée auprès du ministre et que celui-ci, selon le cas :

a) l’a avisée par écrit de son refus de négocier le règlement de tout ou partie de la revendication;

b) ne l’a pas avisée par écrit, dans les trois ans suivant la date de dépôt de la revendication, de son acceptation ou de son refus de négocier un tel règlement;

c) a consenti par écrit, à toute étape de la négociation du règlement, à ce que le Tribunal soit saisi de la revendication;

d) l’a avisée par écrit de son acceptation de négocier un tel règlement mais qu’aucun accord définitif n’en a découlé dans les trois ans suivant l’avis.

[18] Les dispositions transitoires de la LTRP applicables aux revendications qui ont été initialement présentées avant son entrée en vigueur sont rédigées en ces termes :

42 (1) Si, avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi, une première nation a présenté au ministre une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits mentionnés au paragraphe 14(1), et lui a communiqué le type de renseignements requis par la norme établie en application du paragraphe 16(2) :

a) la première nation est réputée avoir déposé la revendication conformément à l’article 16 à la date d’entrée en vigueur de la présente loi;

b) si le règlement de tout ou partie de la revendication est en cours de négociation à cette date, le ministre est réputé avoir avisé la première nation de son acceptation de négocier le règlement au titre de cet article à la même date.

42 (1) If a First Nation has submitted a claim based on any one or more of the grounds referred to in subsection 14(1) to the Minister before the day on which this Act comes into force containing the kind of information that would meet the minimum standard established under subsection 16(2), or if the claim is being negotiated on the day on which this Act comes into force, the claim is deemed to have been filed with the Minister in accordance with section 16, or the Minister is deemed to have decided to negotiate the claim and to have notified the First Nation in writing of that decision, as the case may be, on the day on which this Act comes into force.

[Caractères gras dans l’original.]

[19] L’interprétation de la version anglaise de cette disposition est un exercice déroutant. Après avoir examiné le libellé dans les versions anglaise et française, je l’interprète de la façon suivante. La première situation à prendre en considération relativement à la transition se termine à la mention du paragraphe 16(2) de la LTRP et concerne les revendications présentées au ministre avant l’entrée en vigueur de la LTRP (les revendications préexistantes). Une revendication préexistante est réputée avoir été déposée le jour de l’entrée en vigueur de la LTRP, au titre de l’article 16 de celle-ci. La seconde situation concerne les revendications en cours de négociation le jour de l’entrée en vigueur de la LTRP ou celles dont le ministre avait décidé qu’elles devaient faire l’objet d’une négociation et pour lesquelles il avait donné avis de cette décision avant l’entrée en vigueur de la LTRP (les revendications en cours de négociation). Si une revendication fait l’objet d’une négociation, le ministre est réputé avoir décidé de négocier (ou avoir donné avis de sa décision de négocier) à la date d’entrée en vigueur de la LTRP. Ces dispositions déterminatives sont liées, pour ce qui est des revendications préexistantes, à l’alinéa 16(1)b) et, pour ce qui est des revendications en cours de négociation, à l’alinéa 16(1)d). La version française de la disposition est utile, car elle indique sans équivoque que, s’agissant de la première situation, soit les revendications préexistantes, comme celle en l’espèce, une revendication est réputée avoir été déposée à la date d’entrée en vigueur de la LTRP.

[20] L’article 13 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl), prévoit que, de toute loi fédérale, les versions française et anglaise ont la même valeur :

13 Tous les textes qui sont établis, imprimés, publiés ou déposés sous le régime de la présente partie dans les deux langues officielles le sont simultanément, les deux versions ayant également force de loi ou même valeur.

[21] Leur valeur étant la même, il faudrait lire les deux versions de la disposition pour l’interpréter correctement. Au paragraphe 11 de l’arrêt Estabrooks Pontiac Buick Ltd, Re, 44 RNB (2nd) 201, 1982 CarswellNB 236 (CA N.-B.), le juge La Forest a écrit : [traduction] « Puisque […] les deux versions font pareillement autorité, toutes deux doivent être examinées pour déterminer l’intention du législateur. » En l’espèce, comme toute ambiguïté dans la version anglaise de la disposition est dissipée par la version française, le sens qu’a celle-ci sera adopté.

[22] Initialement, la revendication a été présentée en 1995. Le litige qui a suivi a mené à la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario en 2007. Mais, après que celle-ci eut renvoyé l’affaire pour qu’une nouvelle audience soit tenue dans le but d’ajuster convenablement la valeur de la perte historique à la valeur actuelle et de déterminer le montant final à accorder à titre d’indemnité en equity, aucune nouvelle audience n’a été tenue. La série d’ajournements qui a suivi a débouché sur un accord de suspension d’instance, conclu le 8 juin 2018. L’offre que la Couronne a ensuite présentée, le 16 août 2019, a été rejetée par la bande et, le 16 septembre 2020, la revendication ayant donné lieu à la présente demande a été déposée. Nonobstant le temps pendant lequel l’affaire était devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario, rien dans les dispositions transitoires, c’est-à-dire le paragraphe 42(1) de la LTRP, n’indique que celles-ci sont inopérantes lorsqu’il y a eu tentative de parvenir à un règlement dans le cadre d’une instance antérieure ou, comme en l’espèce, par l’intermédiaire de la seule forme d’action judiciaire dont la bande pouvait alors se prévaloir.

[23] Admettre un manquement à une obligation fiduciaire devant la cour de première instance revient à reconnaître que la revendication est fondée sur au moins un des faits prévus au paragraphe 14(1) de la LTRP, notamment l’absence de compensation adéquate pour la prise de terre de réserve par la Couronne (alinéa 14(1)e)). Aucune des parties n’a contesté le fait que la norme minimale acceptable prévue au paragraphe 16(2) n’a pas été respectée, et, au titre de l’article 42, la revendication est réputée avoir été présentée au ministre conformément à l’article 16 à la date d’entrée en vigueur de la LTRP. Il s’ensuit que l’alinéa 16(1)b) n’interdisait pas de déposer la revendication le 16 septembre 2020, car plus de trois ans s’étaient alors écoulés depuis le dépôt réputé avoir eu lieu à la date d’entrée en vigueur de la LTRP.

[24] Il reste cependant à déterminer si l’action intentée est irrégulière et qu’elle échappe à la compétence du Tribunal, suivant le paragraphe 15(3) de la LTRP, ou si elle est circonscrite par le principe de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte ou de l’abus de procédure.

B. Les règles contre le dédoublement des instances

[25] L’intimée soutient que, si la revendication satisfait aux exigences des dispositions transitoires pour saisir le Tribunal, le paragraphe 15(3) de la LTRP interdit de le saisir d’une revendication déjà déposée auprès d’un autre tribunal, en l’espèce la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Le paragraphe 15(3) dispose :

(3) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication si les conditions suivantes sont réunies :

a) une juridiction autre que le Tribunal est saisie d’une demande portant sur les mêmes terres ou autres éléments d’actif et susceptible de donner lieu à une décision incompatible ou fondée essentiellement sur les mêmes faits;

b) la première nation et Sa Majesté sont parties à l’instance;

c) l’instance est toujours en cours.

[26] Un autre article de la LTRP dispose :

37 La revendication particulière ne peut être maintenue dans l’un ou l’autre des cas suivants :

a) le revendicateur introduit devant une autre juridiction une instance contre Sa Majesté fondée essentiellement sur les mêmes faits, ou portant sur les mêmes terres ou autres éléments d’actif que sa revendication et susceptible de donner lieu à une décision incompatible, sans prendre immédiatement les mesures nécessaires pour suspendre l’instance;

b) le revendicateur fait un nouvel acte de procédure dans l’instance visée à l’alinéa a) ou au paragraphe 15(3), ou ne maintient pas la suspension de l’instance.

[27] Il ressort clairement de ces dispositions qu’un revendicateur ne peut intenter qu’une action à la fois. Si une action a été intentée avant le dépôt d’une revendication, la première instance doit être suspendue pour que le processus du Tribunal s’amorce, et, si un revendicateur introduit une action identique ou ne maintient pas la suspension de l’instance antérieure, l’instance sous le régime de la LTRP ne peut se poursuivre. D’après l’exposé des faits contenu dans le mémoire des faits et du droit de l’intimée, les parties ont pris une dernière mesure sur consentement le 11 décembre 2019, jour où elles ont ajourné au 2 décembre 2020 une comparution devant le tribunal chargé d’établir le rôle d’audience. Or, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a retiré l’instance de la longue liste du tribunal chargé d’établir le rôle d’audience avant le 2 décembre 2020 parce que les parties n’avaient pas déposé le calendrier des rapports d’experts requis. Aucune autre date d’audience n’a été fixée. L’instance devant les tribunaux de l’Ontario n’est donc plus en cours.

[28] Je souligne que, pour le dépôt d’une revendication sous le régime de la LTRP, le paragraphe 15(3) de celle-ci exige seulement qu’une instance antérieure, le cas échéant, ne soit plus en cours, et non pas qu’elle ait été abandonnée ou suspendue. En outre, depuis le dépôt de la revendication, en septembre 2020, aucune mesure qui constituerait un nouvel acte de procédure dans l’instance antérieure ou un défaut d’en maintenir la suspension n’a été prise. Par conséquent, je conclus que la revendication dont est saisi le Tribunal a été déposée conformément au paragraphe 15(3) et à l’article 37.

C. Les principes de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure

[29] L’intimée invoque ces principes de common law à titre de motifs supplémentaires justifiant le rejet de la revendication. Chacun d’eux vise à prévenir les inconvénients causés lorsque des actes de procédure sont de nouveau déposés pour contester une décision concernant une cause d’action, ou une question particulière, déjà rendue dans une instance antérieure. En l’espèce, le principe qui s’applique est celui de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Dans l’arrêt Whitefish, une conclusion distincte sur la valeur de la perte historique a été tirée. Cet aspect de la décision de première instance ayant été confirmé en appel, il reste à trancher la question de l’ajustement à la valeur actuelle des dommages-intérêts fondé sur l’equity.

[30] Suivant le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, un plaideur ne peut soumettre une affaire si la question qu’elle soulève a déjà été clairement tranchée dans une instance antérieure (Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 au para 23, [2003] 3 RCS 77 [Toronto (Ville)]). Ce principe sert principalement les intérêts des parties, notamment en prévenant les coûts associés aux instances multiples ainsi que les répercussions émotionnelles et psychologiques que subirait une partie [traduction] « tracassé[e] deux fois » (Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada, 5e éd. (Toronto, LexisNexis, 2021) (Res Judicata in Canada), à la p 5; Toronto (Ville), au para 38).

[31] Dans l’arrêt Angle c Ministre du Revenu national, [1975] 2 RCS 248 à la p 254, 47 DLR (3d) 544, la Cour suprême du Canada a rappelé les trois conditions préalables qui doivent être satisfaites pour que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, soit :

[…] (1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non-recevoir soit finale; et, (3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non-recevoir est soulevée, ou leurs ayants droits […] [citant Carl Zeiss Stiftung c Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 AC 853; voir aussi Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44 au para 25, [2001] 2 RCS 460; Toronto (ville) au para 23].

[32] La première condition préalable est que la même question ait été tranchée dans une décision antérieure. Comme il est écrit au paragraphe 24 de l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460, la préclusion vise seulement « les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit […] à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure ».

[33] La deuxième condition préalable est que la décision rendue concernant la question qui divise les parties soit finale et concluante (McIntosh v Parent, [1924] 4 DLR 420, 55 OLR 552 (CA Ont.)), si bien que le juge en est dessaisi. En d’autres mots, [traduction] « pour l’application du principe de préclusion pour question déjà tranchée, une décision est considérée comme finale et définitive lorsque l’organe juridictionnel qui l’a rendue n’a plus compétence pour réexaminer la question ou pour modifier ou annuler la conclusion » (Res Judicata in Canada à la p 98; Ernst & Young Inc v Central Guaranty Trust Co, 2006 ABCA 337, [2006] AJ No 1413 au para 37; autorisation d’appel refusée ([2007] SCCA No 9)).

[34] Contrairement au principe de préclusion fondée sur la cause d’action, pour l’application de celui de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il n’est pas nécessaire qu’une affaire soit tranchée dans son intégralité : il suffit qu’une question en particulier soit définitivement tranchée (Res Judicata in Canada à la p 99; Armoyan v Armoyan, 2013 NSCA 99 au para 343, [2013] NSJ No 438; autorisation d’appel refusée ([2013] SCCA No 446)). De fait, [traduction] « une décision est finale lorsqu’elle tranche définitivement une question de droit substantiel soulevée par l’une ou l’autre des parties, que cette question soit déterminante ou non pour l’action dans son ensemble » (Res Judicata in Canada à la p 99; Loewen v Manitoba Teachers’ Society, 2015 MBCA 13 au para 83, [2015] MJ No 21). Pour ce qui est du caractère définitif d’une décision portée en appel, il semble que [traduction] « lorsqu’une cour d’appel, en accordant la tenue d’un nouveau procès, tranche une question substantielle du litige, cette question doi[ve], aux fins du litige, être considérée comme définitivement tranchée entre les parties » (Res Judicata in Canada à la p 117; Western Canada Power Co v Bergklint (1916), 54 SCR 285 à la p 299, 34 DLR 467).

[35] En l’espèce, nul ne conteste que la troisième condition préalable a été satisfaite; une analyse détaillée n’est donc pas nécessaire.

[36] Les circonstances aggravantes alléguées par la bande, à savoir la fraude commise par les mandataires de la Couronne, se rapportent à un autre alinéa du paragraphe 14(1) de la LTRP, mais elles n’ajouteraient rien à un manquement à une obligation de fiduciaire déjà admis. Lorsqu’une revendication est jugée fondée, une indemnité est accordée conformément aux alinéas 20(1)a) à i) de la LTRP :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

a) ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire;

b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars;

c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires;

d) ne peut accorder :

(i) de dommages-intérêts exemplaires ou punitifs,

(ii) d’indemnité pour un dommage autre que pécuniaire, notamment un dommage sur le plan culturel ou spirituel;

e) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été prises par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée en échange, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

f) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été endommagées par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée à cet égard, accorde une indemnité, égale à la valeur des dommages subis ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps;

h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

i) dans le cas où il estime qu’un tiers est, en tout ou en partie, à l’origine des faits ou pertes mentionnés au paragraphe 14(1), n’accorde une indemnité à la charge de Sa Majesté que dans la mesure où ces pertes sont attribuables à la faute de celle-ci.

[37] Les alinéas 20(1)c) et d) de la LTRP indiquent clairement que le Tribunal doit accorder l’indemnité « qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires », mais qu’il « ne peut accorder […] de dommages-intérêts exemplaires ou punitifs ». Un manquement à une obligation de fiduciaire donne droit à des dommages-intérêts suivant les principes de l’indemnisation en equity qu’appliquent les cours de justice et le Tribunal, mais les dommages-intérêts exemplaires ou punitifs pour fraude sont exclus de l’évaluation du Tribunal. En l’espèce, il ne fait aucun doute que l’évaluation de la perte historique basée sur l’admission générale du manquement à l’obligation de fiduciaire est un élément de la revendication qui a déjà été tranché. Cette conclusion a un caractère définitif, renforcé par la confirmation en appel, et le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche la tenue d’une nouvelle instance sur cette question. Par conséquent, la question de l’ajustement de la perte en vue du calcul de la valeur actualisée de l’indemnité en equity devra être tranchée lors de l’instruction de la revendication.

VII. conclusion et ordonnance

A. La demande de radiation de la revendication

[38] En l’espèce, concernant la perte historique subie par la bande, une décision sans équivoque a été rendue, puis confirmée en appel. Comme il se doit dans les affaires fondées sur un manquement à une obligation de fiduciaire, le juge de première instance a, dans son évaluation de la perte historique, accordé des dommages-intérêts plus élevés que s’il s’était agi, par exemple, d’une affaire contractuelle, en se basant sur le prix le plus élevé obtenu aux enchères l’année précédant les faits, plutôt que sur une moyenne. En cela, il a adhéré à la conclusion dans l’arrêt Southwind c Canada, 2021 CSC 28, 459 DLR (4th) 1, où la Cour suprême du Canada a affirmé que « l’indemnité en equity est une réparation fondée sur la perte qui vise à décourager les actes fautifs et à faire respecter la confiance qui est au cœur du rapport fiduciaire » et que « [c]ette réparation est différente des dommages‑intérêts accordés en common law en raison “du fondement et des objectifs uniques de l’equity” » (citant Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534 à la p 543).

[39] La jurisprudence établit clairement que les questions déjà tranchées ne peuvent être soulevées dans un litige en cours : [traduction] « […] lorsqu’une cour d’appel, en accordant la tenue d’un nouveau procès, tranche une question substantielle du litige, cette question doit, aux fins du litige, être considérée comme définitivement tranchée entre les parties » (Res Judicata in Canada à la p 117; Western Canada Power Co v Bergklint (1916), 54 SCR 285 à la p 299, 34 DLR 467).

[40] Bien que la revendicatrice satisfasse aux conditions pour saisir le Tribunal de la revendication, les questions que celui-ci entendra sont celles qui demeurent en litige, soit celles qui se rapportent au montant actualisé de l’indemnité en equity accordée pour la perte historique subie.

[41] La demande de radiation de la déclaration de revendication est donc rejetée. La revendicatrice peut saisir le Tribunal de sa revendication, mais dans les limites énoncées dans les présents motifs sur la demande.

B. La question du privilège de négociation

[42] La preuve liée à l’allégation du privilège se trouve dans l’affidavit d’Elizabeth Carson, qui comporte trois rapports préparés par des experts ayant leur opinion sur les questions soulevées par la revendication initiale. Le premier de ces documents, un projet de rapport préparé en 2004 pour la Direction générale de la gestion et du règlement des litiges d’Affaires autochtones et du Nord Canada, donne un aperçu historique des événements à l’origine de la revendication. Apparemment, il a été fourni à la revendicatrice au cours des négociations entreprises après que la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision. Il relate les événements qui sont survenus après la cession et contient des observations sur la vente des droits de coupe après la cession à bail initiale et sur des questions soulevées au Parlement au sujet de la cession à bail. Ce document aurait été pertinent pour trancher la question de la valeur des droits de coupe à l’époque, mais elle a été tranchée par le juge de première instance et la conclusion à cet égard a été confirmée en appel, et il ne sera d’aucune aide pour trancher les questions d’ordre procédural dont le Tribunal est saisi. Quant à la question de sa pertinence dans l’éventualité où l’affaire irait de l’avant, c’est une question qui exige de situer le contexte et de rendre une autre décision, si la question du privilège est soulevée.

[43] Dans la situation actuelle, le rapport n’a aucune incidence sur les questions d’ordre procédural et, compte tenu de la question du privilège, il ne devrait pas être inclus dans le dossier. J’ordonne qu’on y fasse référence, mais le rapport à proprement parler doit être retiré de l’affidavit d’Elizabeth Carson.

WILLIAM GRIST

L’honorable William Grist

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20220314

Dossier : SCT-3001-20

OTTAWA (ONTARIO), le 14 mars 2022

En présence de l’honorable William Grist

ENTRE :

ATIKAMEKSHENG ANISHNAWBEK

Revendicatrice (défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée (demanderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À(AUX) :

Avocat(e)(s) de la revendicatrice (défenderesse) ATIKAMEKSHENG ANISHNAWBEK

Représentée par Me Ron Maurice, Me Steven Carey et Me Laura Schaan

Maurice Law, avocats

ET À(AUX) :

Avocat(e)(s) de l’intimée (demanderesse)

Représentée par Me Lauri Miller, Me Jody Lintott et Me Gail Soonarane

Ministère de la Justice

 

 

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