Motifs de la demande

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Contenu de la décision

No DE DOSSIER : SCT-7007-13

RÉFÉRENCE : 2024 TRPC 4

DATE : 20240611

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

ʔaq̓am

Revendicatrice (défenderesse)

 

Me Oliver C. Hanson et Me Andrea Piercy, pour la revendicatrice (défenderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé (défendeur)

 

Me James Mackenzie et Me Shane Hopkins-Utter, pour l’intimé (défendeur)

– et –

 

 

PREMIÈRE NATION D’ʔAKISQ̓NUK

Demanderesse

 

Me Sonia Eggerman et Me Laura Schaan, pour la demanderesse

 

 

ENTENDUE : Les 3 et 4 avril 2024

MOTIFS SUR LA DEMANDE

L’honorable Victoria Chiappetta, présidente


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Première Nation de Doig River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 7; Bande indienne Metlakatla c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 4; Bande indienne de Cook’s Ferry c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2023 TRPC 2; Première Nation Birch Narrows c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 8; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 RCS 83; Jensen c Samsung Electronics Co Ltd, 2021 CF 1185; Delgamuukw c British Columbia, [1997] 3 RCS 1010, 153 DLR (4th) 193; Nation Haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 SCR 511; Bande Beardy’s & Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15.

Loi et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 8, 13, 16, 20, 22, 24.

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, règle 44.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, art 334.

TABLE DES MATIÈRES

I. APERÇU 4

II. Questions en litige 6

III. HISTORIQUE DES PROCÉDURES 7

IV. ADJONCTION D’une partie à une revendication dont le Tribunal est saisi 11

V. ANALYSE 15

1. Question préliminaire 15

2. Questions relatives à la demande d’adjonction d’ʔakisq̓nuk en qualité de partie 17

a) Y a-t-il une question ou un problème entre la demanderesse et la revendicatrice, qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication? 17

b) L’adjonction d’ʔakisq̓nuk est-elle équitable et appropriée pour trancher les questions en litige, et est-elle compatible avec le règlement équitable, rapide et définitif des revendications particulières d’ʔaq̓am et d’ʔakisq̓nuk? 24

c) L’adjonction d’ʔakisq̓nuk comme partie à la revendication sert-elle les intérêts de la justice dans toutes les circonstances? 27

d) ʔakisq̓nuk peut-elle se voir reconnaître la qualité de partie en vertu de l’article 24 de la LTRP, compte tenu du fait que le Canada a admis le bien-fondé de la revendication d’ʔaq̓am? 30

3. ʔakisq̓nuk a-t-elle fait des efforts raisonnables pour introduire en temps opportun sa demande en vue d’être adjointe comme partie au litige? 31

VI. Conclusion 31


 

I. APERÇU

[1] La demanderesse, la Première Nation d’ʔakisq̓nuk (ʔakisq̓nuk), s’adresse au Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) en vue d’obtenir la qualité de partie dans le cadre de la revendication particulière déposée auprès du Tribunal le 29 janvier 2014 par ʔaq̓am (la revendicatrice).

[2] La demanderesse affirme qu’elle possède un intérêt direct à la fois dans l’objet de la revendication, dans le recours et dans le redressement sollicité par la revendicatrice. Selon la demanderesse, ʔaq̓am et ʔakisq̓nuk ont toutes deux historiquement utilisé et occupé les terres qui font l’objet de la revendication. Par conséquent, les Premières Nations disposent toutes deux d’un recours en justice contre l’intimé pour ne pas avoir empêché la préemption des terres en cause.

[3] L’intimé, Sa Majesté le Roi du chef du Canada (le Canada ou la Couronne), représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones, appuie la demande. Le Canada prétend que l’adjonction d’ʔakisq̓nuk à la revendication constitue une question procédurale neutre qui ne permettra pas de statuer sur sa responsabilité à l'endroit de la Première Nation. Elle permettra toutefois à ʔakisq̓nuk de déposer une déclaration de revendication auprès du Tribunal et, si la revendication est déclarée fondée par suite d’une entente ou à l’issue d’une audience sur le fond, d’avoir droit à une part de toute indemnité versée quant à la revendication.

[4] La revendicatrice conteste la demande. ʔaq̓am avance, notamment, que la demanderesse n’a pas établi l’existence d’une question ou d’un problème commun entre elle et la revendicatrice qui aurait trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication. La revendicatrice demande au Tribunal de rejeter la demande.

[5] À mon avis, il convient de rejeter la demande, compte tenu d’un certain nombre de facteurs pertinents, dont aucun à lui seul n’est déterminant. Comme je l’exposerai plus en détail plus loin, les facteurs qui, selon moi, sont pertinents pour l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire sont les suivants :

  1. La revendicatrice s’oppose à la demande.

  2. La revendication a été déposée auprès du Tribunal plus de huit ans avant le dépôt de la demande.

  3. La demande a été déposée presque sept ans après l’envoi, à la demanderesse, de l’avis visé à l’article 22 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 (LTRP).

  4. La demanderesse n’a pas produit d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que ce délai était raisonnable.

  5. La responsabilité a été établie le 18 avril 2019, soit presque trois ans avant le dépôt de la demande.

  6. L’instance relative à la revendication a été suspendue par ordonnance le 18 avril 2019 pour permettre aux parties de négocier un montant d’indemnité acceptable. Les parties s’emploient à atteindre cet objectif depuis la date de l’ordonnance de suspension.

  7. L’adjonction de la demanderesse en qualité de partie engendrera des retards, alors que la demanderesse procédera au dépôt d’une déclaration de revendication et cherchera à démontrer la responsabilité. Le Canada n’a été convaincu du bien-fondé de la revendication présentée par la revendicatrice qu’au bout de cinq ans. Ce résultat a été obtenu après la préparation et l’échange de milliers de documents, la production de nombreux rapports d’experts en histoire, des journées d’entrevues avec des témoins et six jours d’audience relative au bien-fondé de la revendication.

  8. La demanderesse a soutenu que la revendication, telle que plaidée, étaye la thèse selon laquelle il existe une question ou un problème entre elle et la revendicatrice quant au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication. Mais elle n’a pas fourni au Tribunal suffisamment de précisions pour corroborer cette prétention. Le Tribunal ne dispose d’aucun détail sur l’occupation et l’usage historiques des terres par la demanderesse avant l’acquisition par préemption, et ce, malgré le fait qu’en décembre 2022, la demanderesse a reçu copie de tous les documents échangés entre les parties dans le cadre de la revendication.

  9. Il reste loisible à la demanderesse de déposer sa propre revendication particulière auprès du ministre des Relations Couronne-Autochtones (le ministre).

  10. Si, après avoir retenu la revendication particulière aux fins de négociations, le Canada adopte la position selon laquelle la revendication particulière d’ʔakisq̓nuk est fondée essentiellement sur les mêmes faits et porte sur les mêmes éléments d’actif que ceux de la revendication dont le Tribunal est actuellement saisi, le Canada pourra consentir par écrit au dépôt de la revendication auprès du Tribunal, et la demanderesse ou le Canada pourront déposer une demande visée au paragraphe 8(2) de la LTRP afin qu’il soit décidé si les deux revendications sont visées par une seule indemnité maximale. À ce stade-ci, une telle décision est prématurée et outrepasse la portée de la demande.

II. Questions en litige

[6] Les questions en litige à trancher par le Tribunal dans le cadre de la présente demande sont énoncées comme suit dans l’exposé conjoint des questions en litige :

[traduction]

QUESTION PRÉLIMINAIRE

1. La question de l’intérêt identifiable d’ʔ[a]kisq̓nuk est-elle pertinente par rapport à sa demande d’obtention de la qualité de partie au titre de l’article 24 de la LTRP;

a. Le cas échéant, est-il nécessaire qu’ʔ[a]kisq̓nuk produise des éléments de preuve relatifs à l’intérêt identifiable?

b. Dans l’affirmative, quelle est la norme de preuve applicable?

QUESTIONS RELATIVES À LA DEMANDE D’ADJONCTION D’ʔAKISQ̓NUK EN QUALITÉ DE PARTIE

1. ʔ[a]kisq̓nuk est-elle une partie essentielle ou appropriée au sens de l’article 24 de la [LTRP];

a. sous-question no1 : Existe-t-il une question ou un problème entre la [demanderesse et la revendicatrice], qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication?

b. sous-question no2 : L’adjonction d’ʔ[a]kisq̓nuk est-elle équitable et appropriée pour trancher les questions en litige, et est-elle compatible avec le règlement équitable, rapide et définitif des revendications particulières d’ʔaq̓am et d’[a]kisq̓nuk?

c. sous-question no3 : L’adjonction d’[a]kisq̓nuk en qualité de partie à la revendication sert-elle les intérêts de la justice dans toutes les circonstances?

d. sous-question no4 :ʔ[a]kisq̓nuk peut-elle se voir reconnaître la qualité de partie en vertu de l’article 24 de la [LTRP], compte tenu du fait que le Canada a admis le bien-fondé de la revendication d’ʔaq̓am?

2. ʔ[a]kisq̓nuk a-t-elle fait des efforts raisonnables pour introduire en temps opportun sa demande en vue d’être adjointe comme partie au litige?

III. HISTORIQUE DES PROCÉDURES

[7] La revendicatrice et la demanderesse sont toutes deux membres de la Nation Ktunaxa. La Nation Ktunaxa est formée de quatre Premières Nations : ʔakisq̓nuk (autrefois connue sous le nom de bande de Columbia Lake), ʔaq̓am (autrefois connue sous le nom de bande indienne de St. Mary), Yaqan Nuʔkiy (bande de Lower Kootenay) et Yaq̓it ʔa·knuqⱡi’it (bande indienne des Tobacco Plains). Bien que l’histoire de la Nation Ktunaxa soit composée d’éléments retraçant un usage commun de la région de Kootenay en Colombie-Britannique, chaque Première Nation s’est vu attribuer des réserves à titre individuel. De plus, elles ont existé et continuent d’exister comme Premières Nations distinctes les unes des autres.

[8] Les acquisitions par préemption qui, de l’aveu même du Canada, constituent des violations de son obligation de fiduciaire envers ʔaq̓am, se sont produites entre 1868 et 1915.

[9] ʔaq̓am a déposé sa déclaration de revendication auprès du Tribunal le 29 janvier 2014. La revendication a été modifiée le 28 août 2014, puis le 29 septembre 2014, le 19 mai 2017 et le 27 avril 2018. ʔaq̓am prétend que l’intimé a contrevenu à ses obligations légales et fiduciaires en ce qui a trait à la perte des droits qu’elle détenait sur les lots 1, 2, 3 et 1063, qui représentent 627,75 acres, autrement connus en tant que terres agricoles du pensionnat de la Mission Saint Eugene (les terres agricoles de la Mission) et le lot 11558, pour un total de 767,75 acres, lorsque le Canada a omis d’acheter ces terres au profit d’ʔaq̓am.

[10] En ce qui a trait à la demande, ʔaq̓am soutient qu’elle était titulaire d’un intérêt autochtone identifiable dans les terres agricoles de la Mission et dans le lot 11558, et que la Couronne avait envers elle une obligation de fiduciaire relativement audit intérêt identifiable. ʔaq̓am plaide en outre que le Canada était au courant de son intérêt identifiable dans les terres agricoles de la Mission et dans le lot 11558, parce que le commissaire Peter O’Reilly avait rencontré la Première Nation en 1884. ʔaq̓am réclame une indemnité pour la perte des terres agricoles de la Mission et du lot 11558 (déclaration de revendication réamendée (quatrième amendement), aux para. 71, 75, 120, 124).

[11] Les questions soulevées par la déclaration de revendication sont, par conséquent, les suivantes :

[12] Le 20 mars 2014, le Canada a déposé sa réponse à la déclaration de revendication auprès du Tribunal et a nié les allégations qui y figuraient. Il a modifié sa réponse le 29 septembre 2014, le 19 juin 2017 et le 28 juin 2018.

[13] Le 10 juillet 2015, le Tribunal a envoyé un avis visé à l’article 22 à ʔakisq̓nuk, ainsi qu’à la bande de Lower Kootenay, la bande de Shuswap et la bande indienne de Tobacco Plains. Par cet avis, le Tribunal informait les quatre Premières Nations, y compris la demanderesse, qu’une décision relative à la revendication pourrait avoir des répercussions importantes sur leurs intérêts. Aux termes du même document, si la demanderesse et les trois autres Premières Nations désiraient se voir reconnaître la qualité de parties, elles devaient déposer une demande à cet effet auprès du Tribunal, conformément à l’article 24 de la LTRP, dans les 60 jours suivant la réception de l’avis. Aucune demande fondée sur l’article 24 de la LTRP n’a été déposée pendant cette période.

[14] Durant près de quatre ans, soit de 2015 à 2019, les parties ont produit et échangé des milliers de documents et de nombreux rapports d’experts en histoire. Elles ont participé à de nombreuses conférences de gestion de l’instance et ont passé de nombreux jours à interroger des témoins. Deux audiences consacrées à la preuve par histoire orale ont aussi été tenues dans la communauté. Au cours de cette période, les parties ont négocié sur la question du bien-fondé de la revendication.

[15] Les négociations se sont révélées fructueuses. En effet, le 20 mars 2019, les parties ont soumis à l’examen du Tribunal un projet d’ordonnance sur consentement portant sur le bien-fondé de la revendication dans lequel elles convenaient (1) que le Canada avait contrevenu à son obligation de fiduciaire envers ʔaq̓am en ne protégeant pas les terres agricoles de la Mission et le lot 11558 contre les préemptions et en ne contestant pas ces préemptions des terres en cause; (2) qu’elles avaient l’intention de négocier un règlement sur l’indemnisation; et (3) que le montant de l’indemnité devait être fixé au regard de l’alinéa 20(1)c) de la LTRP.

[16] Le 18 avril 2019, le Tribunal a rendu une ordonnance dans laquelle il accordait aux parties une suspension de l’instance pour leur permettre de s’entendre sur un montant d’indemnité acceptable. Les parties négocient depuis ce temps. Elles ont produit et échangé des rapports d’évaluation d’experts portant sur la valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu y avoir été apportées entre-temps, des terres agricoles de la Mission et du lot 11558, ainsi que sur la perte d’usage de ces terres.

[17] Le 9 décembre 2019, ʔaq̓am a écrit à ʔakisq̓nuk pour l’informer que, selon sa compréhension, le Canada avait envoyé à celle-ci une lettre pour lui demander si elle entendait déposer une revendication particulière relative aux terres agricoles de la Mission et au lot 11558. ʔaq̓am a en outre signalé à ʔakisq̓nuk qu’à son avis, l’invitation du Canada constituait une tentative de faire entrave à l’indemnisation et de [traduction] « nourrir les conflits internes entre [leurs] communautés » (Annexe A de la lettre déposée auprès du Tribunal par la demanderesse le 15 février 2024). ʔaq̓am a clos sa lettre en encourageant ʔakisq̓nuk à la contacter directement pour discuter de la question.

[18] Le 14 janvier 2021, ʔaq̓am a de nouveau écrit à ʔakisq̓nuk pour l’aviser qu’elle considérait que la lettre que cette dernière avait reçue plus tôt du Canada constituait une tactique pour bloquer les négociations et [traduction] « nourrir les conflits internes entre [leurs] communautés » (Annexe A de la lettre déposée auprès du Tribunal par la demanderesse le 15 février 2024).

[19] Les mêmes avocats ont représenté les deux Premières Nations entre le moment où l’avis prévu par l’article 22 a été reçu en 2015 et 2021. Puis, en mai 2021, ʔakisq̓nuk a retenu auprès du cabinet MLT Aikins LLP les services d’avocates indépendantes. Le 18 août 2021, les nouvelles avocates ont avisé les parties qu’elles avaient préparé une demande en vue d’obtenir la qualité de partie pour leur cliente.

[20] Entre août 2021 et janvier 2022, ʔaq̓am, ʔakisq̓nuk et le Canada, à ma demande, ont entamé des pourparlers pour déterminer si les parties seraient disposées à consentir à la demande à venir.

[21] Le 14 janvier 2022, ʔakisq̓nuk a avisé le Tribunal que les négociations avaient échoué et qu’il était devenu clair qu’une ordonnance sur consentement ne pourrait être négociée.

[22] Le 24 février 2022, la demande fondée sur l’article 24 a été déposée. ʔakisq̓nuk affirme que la Couronne a manqué à ses obligations légales et fiduciaires en ce qui a trait aux préemptions des terres agricoles de la Mission ainsi que du lot 11558. Les observations écrites font état de ce qui suit :

[traduction] [ʔaq̓am] et [ʔakisq̓nuk] ont toutes deux utilisé et occupé historiquement les terres agricoles de la Mission. Cet usage et cette occupation sont même établis dans l’histoire plus récente, comme le décrit [ʔaqam] dans sa déclaration de revendication. Vu leur usage et leur occupation historiques des terres agricoles de la Mission, ces Premières Nations disposent toutes deux d’un recours éventuel contre le Canada pour la perte de ce territoire. [Observations écrites de la demanderesse déposées le 15 février 2024, au para. 26.]

[23] La demanderesse plaide en outre ce qui suit :

[traduction] [...] si les faits allégués dans la propre déclaration de revendication d’[ʔaq̓am] sont tenus pour avérés, il peut être présumé qu’[ʔakisq̓nuk] dispose d’un intérêt identifiable dans les terres agricoles de la Mission, intérêt fondé sur l’usage et l’occupation historiques du territoire jusqu’au 20e siècle inclusivement. [souligné dans l’original; renvois omis; para 29.]

[24] ʔaq̓am conteste cette prétention, et affirme dans ses observations que, bien qu’elle et la demanderesse soient toutes deux membres de la grande Nation Ktunaxa, leurs intérêts territoriaux étaient alors différents, et le sont encore aujourd’hui. La revendicatrice déclare :

[traduction] À l’époque des acquisitions par préemption, le peuple d’ʔaq̓am utilisait et occupait les terres situées au confluent de Joseph Creek et de St. Mary’s River, lesquelles comprenaient les terres agricoles de la Mission ainsi que le lot 11558. Le peuple de ʔakisq̓nuk utilisait et occupait des terres situées à trois jours de chevauchée des terres agricoles de la Mission. [Observations écrites de la revendicatrice déposées le 28 février 2024, au para. 17.]

[25] Le 28 février 2022, durant une conférence de gestion de l’instance, j’ai recommandé à la demanderesse et aux parties de chercher à négocier un accord de confidentialité qui permettrait de communiquer à ʔakisq̓nuk tous les documents échangés entre ʔaq̓am et le Canada. J’ai en outre recommandé à la demanderesse de décider, après avoir pris connaissance des documents, si elle serait en mesure de revoir sa position à l’égard des conditions proposées par ʔaq̓am pour consentir à la demande.

[26] En novembre 2022, un accord de confidentialité a été conclu. En décembre 2022, ʔakisq̓nuk a reçu les documents des parties. Le 6 janvier 2023, ʔakisq̓nuk a signalé qu’elle avait conclu son examen des documents et que sa position à l’égard des conditions proposées par ʔaq̓am restait la même.

[27] La demande a été instruite par vidéoconférence les 3 et 4 avril 2024.

IV. ADJONCTION D’une partie à une revendication dont le Tribunal est saisi

[28] Le critère à appliquer pour déterminer s’il y a lieu ou non d’adjoindre une partie à une instance devant le Tribunal provient de la décision Première Nation de Doig River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 7 [Doig River]. Dans celle-ci, le Tribunal a eu recours à un critère en deux étapes pour déterminer si un demandeur devait être adjoint comme partie :

a) Y a-t-il une question ou un problème entre les parties, qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication?

b) L’adjonction de la [partie] proposée sera-t-elle équitable et appropriée pour la résolution des questions en litige? [Doig River, au para 26, citant Ipsos S.A. v Reid, 2005 BCSC 1114, au para. 8].

[29] Comme condition préalable à ce critère, toutefois, l’article 24 de la LTRP dispose qu’un demandeur doit avoir reçu un avis visé à l’article 22 avant de pouvoir déposer une demande. Cette disposition est libellée ainsi :

24. Si elle lui en fait la demande, le Tribunal peut, s’il le juge indiqué, accorder à toute première nation avisée au titre du paragraphe 22(1) la qualité de partie.

[30] Il n’est pas rare, pour le Tribunal, de délivrer un avis visé à l’article 22 comme étape préliminaire à l’instance. Le paragraphe 22(1) de la LTRP prévoit ce qui suit :

22 (1) Lorsqu’il estime qu’une décision peut avoir des répercussions importantes sur les intérêts d’une province, d’une première nation ou d’une personne, le Tribunal en avise les intéressés. Les parties peuvent présenter leurs observations sur l’identité des intéressés.

[31] L’avis est destiné à être envoyé sans distinction, pour veiller à ce que, s’il existe la moindre possibilité que les intérêts du tiers puissent être touchés par la décision du Tribunal, il en soit avisé en temps opportun. L’avis n'est pas censé vouloir dire que les intérêts du tiers seront à coup sûr touchés, mais seulement qu’ils pourraient l'être, et le libellé témoigne de ce fait. Aux termes de l’avis, la décision du Tribunal sur un point [traduction] « pourrait avoir des répercussions importantes sur les intérêts » du destinataire de l'avis. L’approche adoptée par le Tribunal à ce jour quant à la délivrance de l’avis visé à l’article 22 a été « libérale et souple », et il applique un critère peu rigoureux (Bande indienne Metlakatla c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2018 TRPC 4 au para. 26; Bande indienne de Cook’s Ferry c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2023 TRPC 2 au para. 46). Le critère pour se voir reconnaître la qualité de partie est plus strict. Dans la présente revendication, l’avis visé à l’article 22 a été envoyé à quatre Premières Nations distinctes.

[32] Le Tribunal s’est penché précédemment, à deux occasions, sur une demande présentée au titre de l’article 24 par une Première Nation, c’est-à-dire dans les décisions Doig River, précitée, et Première Nation Birch Narrows c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 8 [Birch Narrows]. Dans ces deux cas, le Tribunal a accordé à la Première Nation demanderesse la qualité de partie, puisqu’il considérait que sa participation à l’instance était indiquée.

[33] Dans la première des deux affaires, la Première Nation de Doig River (Doig River) faisait valoir que le Canada avait manqué à ses obligations légales en omettant de lui accorder des droits miniers relatifs à trois réserves. À l’origine, les Premières Nations de Doig River et de Blueberry River (Blueberry River) formaient une seule et même bande, la bande de Fort St. John Beaver, et les trois réserves en cause étaient toutes détenues, indivises, par celle-ci. Lorsque cette même bande a été divisée en deux pour devenir les Premières Nations de Doig River et de Blueberry River, en 1977, les trois réserves ont elles aussi été divisées entre les deux nouvelles bandes. Dans sa revendication, Doig River sollicitait l’octroi d’une indemnité pour la perte des droits miniers dans les trois réserves. Avant que toute décision ne soit rendue sur le fond, Blueberry River avait déposé une demande visant à se voir reconnaître la qualité de partie dans la revendication de Doig River. Cette dernière avait consenti à la demande.

[34] Le Tribunal a statué que l’objet relatif à la question de la responsabilité n’était pas simplement analogue, mais identique. Dans sa revendication, Doig River sollicitait le versement d’une indemnité pour la perte des droits miniers dans les réserves, y compris les réserves de Blueberry River (Doig River, au para. 5). Le Tribunal a statué que l’octroi du statut de revendicatrice à Blueberry River « permettrait de trancher définitivement et efficacement toutes les questions en litige sans retard et complications, et sans dépenses liées à des procédures distinctes ». Il a ajouté que « [l]’intimée ne subira[it] aucun préjudice » et qu’« il n’y a[vait] aucun motif valable de ne pas adjoindre [Blueberry River] comme [partie] » (Doig River, aux para. 9‑10).

[35] Dans l’affaire Birch Narrows, la revendicatrice avait avancé que le Canada n’avait pas fourni à la Première Nation de Birch Narrows (Birch Narrows) les avantages agricoles et économiques auxquels elle avait droit selon le Traité n° 10 (déclaration de revendication de Birch Narrows, au para. 10, déposée le 4 décembre 2017 et versée au dossier du Tribunal no SCT-5001-17). Avant que toute décision ne soit rendue sur le fond, la Nation dénée de Buffalo River (Buffalo River) a présenté une demande pour se voir reconnaître la qualité de partie en ce qui a trait à la revendication de Birch Narrows. Tout comme dans l’affaire Doig River, Birch Narrows et Buffalo River avaient autrefois fait partie de la même bande. Dans ce cas, il s’agissait de la bande de Clear Lake, qui était signataire du Traité n10. Buffalo River a fait valoir que son histoire était en fait identique à celle de Birch Narrows et que, à l’étape du bien-fondé, elle ne défendrait pas une position différente (Birch Narrows, au para. 6).

[36] Le Tribunal a statué ce qui suit :

Lorsqu’il s’agit d’adjoindre des parties comme corevendicatrices, il faut toujours faire preuve de prudence en raison de la possibilité qu’elles présentent des arguments contradictoires pour défendre leurs intérêts individuels [...] [Birch Narrows, au para. 15].

[37] Le Tribunal a jugé que, dans cette affaire, il y avait peu d’inquiétude à cet égard, car l’exposé des faits ayant donné naissance à la revendication de Buffalo River était identique à celui qu’avait présenté Birch Narrows. Le Tribunal a également conclu (1) qu’il existait une question ou un problème commun aux parties; et (2) que l’adjonction de Buffalo River donnerait lieu à un règlement juste, économique et rapide des revendications (Birch Narrows, au para. 16).

[38] Les trames factuelles des affaires Doig River et Birch Narrows se distinguent considérablement des faits de la présente demande. Ces deux revendications présentaient les points semblables suivants :

  1. la demanderesse qui cherchait à se voir reconnaître la qualité de partie et la revendicatrice avaient toutes deux auparavant fait partie de la même Première Nation;

  2. la revendicatrice avait consenti à l’adjonction de la demanderesse comme partie;

  3. la demanderesse avait exposé des faits et précisions substantiels à l’appui de sa demande;

  4. au moment de trancher la demande visant à obtenir la qualité de partie, le Tribunal n’avait pas encore statué sur le bien-fondé de la revendication.

[39] Outre le critère qu'il a utilisé pour décider de l’adjonction d’une partie à une instance, le Tribunal a apporté les éclaircissements suivants dans la décision Doig River :

  1. Une partie [traduction] « essentielle et appropriée » (« necessary or proper party », selon les termes utilisés dans la version anglaise de l’article 24 de la LTRP) est « celle qui doit être adjointe afin que la question soit réglée d’une manière efficace et complète » (au para. 23). Une partie est des plus nécessaires lorsque la participation de la personne est requise pour que celle-ci soit liée par l’issue de l’action (au para. 25).

  2. Si l’adjonction d’une partie causait [traduction] « un retard excessif ou une complication ou portait préjudice à une partie », alors une procédure distincte pourrait demeurer appropriée (au para. 26).

  3. L’adjonction d’une partie est laissée à la discrétion d’une cour et d’un tribunal et exige un dosage de tous les facteurs pertinents. Un seul facteur n’est pas déterminant (au para. 27).

  4. Le fait qu’un demandeur ait tardé à se manifester n’exclut pas la possibilité de l’ajouter comme partie. Cela est particulièrement vrai «lorsqu’aucun préjudicen’est causé [aux parties initiales] et que [celles-ci ont] été pleinement informé[es] » (au para. 28).

V. ANALYSE

[40] Je vais à présent revenir sur les questions énoncées dans l’exposé conjoint des questions en litige et reprises plus haut, et les analyser à tour de rôle.

1. Question préliminaire

[41] Selon la question préliminaire tirée de l’exposé conjoint des questions en litige, il faut d’abord déterminer : si l’intérêt identifiable d’ʔakisq̓nuk est pertinent quant à sa demande d’obtention de la qualité de partie au titre de l’article 24 de la LTRP; le cas échéant, s’il est nécessaire qu’ʔakisq̓nuk produise des éléments de preuve relatifs à cet intérêt identifiable; et, dans l’affirmative, selon quelle norme de preuve?

[42] La question de l’intérêt identifiable dans des terres est pertinente pour statuer sur le bien-fondé de la revendication. Dans le contexte du processus de création des réserves en Colombie-Britannique, la Couronne aura une obligation de fiduciaire à l’endroit d’une Première Nation lorsque :

  1. la Première Nation détient un intérêt autochtone particulier dans des terres;

  2. cet intérêt particulier est « identifiable » ou « peut être identifié ou reconnu » par la Couronne;

  3. la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt autochtone dans les terres en cause.

[43] Une Première Nation dispose d’un intérêt autochtone particulier dans des terres lorsqu’elle a utilisé et occupé habituellement et historiquement ces terres (Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 aux para. 80-81, [2018] 1 RCS 83 [Williams Lake]).

[44] Le Canada a reconnu le bien-fondé de la revendication de la revendicatrice. Pour en arriver à cette reconnaissance, ʔaq̓am devait prouver à la Couronne qu’elle disposait d’un intérêt identifiable, fondé sur l’usage et l’occupation historiques des terres agricoles de la Mission et du lot 11558 à l’époque des préemptions. En autorisant ces préemptions sur des terres à l’égard desquelles ʔaq̓am disposait d’un intérêt identifiable, et donc, en exerçant son pouvoir discrétionnaire de nature fiduciaire au détriment du bénéficiaire, le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire. La Couronne a admis ce manquement. Le seul point qui oppose encore les parties est le montant de l’indemnité due à ʔaq̓am en raison du manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne.

[45] ʔakisq̓nuk n’a pas fait la démonstration du bien-fondé de son éventuelle revendication, et le Canada n'a pas admis sa responsabilité. Par contre, dans le cadre de la présente demande, ʔakisq̓nuk ne cherche pas à établir la responsabilité du Canada. Elle cherche à se voir reconnaître la qualité de partie. Il n’est donc pas nécessaire pour ʔakisq̓nuk de produire des éléments de preuve visant à démontrer qu’elle disposait d’un intérêt identifiable dans les terres agricoles de la Mission et dans le lot 11558 au moment où elles ont été acquises par préemption. Cette contrainte représenterait un fardeau exceptionnellement lourd pour une telle question procédurale.

[46] Par ailleurs, ʔakisq̓nuk n’a produit aucun élément de preuve et n’a soulevé aucun fait qui, s’il était tenu pour avéré, démontrerait qu’elle disposait d’un intérêt identifiable dans les terres en cause, outre le fait qu’elle et ʔaq̓am sont membres de la grande Nation Ktunaxa.

[47] Bien que, dans ce contexte, le demandeur qui cherche à se voir reconnaître la qualité de partie ne soit généralement pas tenu de démontrer l’existence d’un intérêt identifiable, le fait qu’ʔakisq̓nuk présente une demande en ce sens sans produire aucun élément de preuve ni acte de procédure, et ce, dans le cadre d’une revendication où la revendicatrice a déjà établi la responsabilité, constitue une considération pertinente. Si ʔakisq̓nuk soulève ou démontre plus tard l’existence d’un intérêt identifiable, ce même intérêt pourrait servir de fondement à une conclusion selon laquelle la Couronne a manqué à son obligation de fiduciaire à l’endroit d’ʔakisq̓nuk en ce qui a trait aux terres agricoles de la Mission et au lot 11558 lorsque ceux-ci ont été acquis par préemption. Toutefois, à l’heure actuelle, ʔakisq̓nuk n’a pas soulevé ni prouvé son éventuelle revendication et, quoique le Canada appuie la demande, la Couronne ne va pas jusqu’à admettre que la revendication éventuelle d’ʔakisq̓nuk est fondée.

[48] Par conséquent, tout en ne perdant pas de vue le fait qu’il n’est généralement pas nécessaire, pour un demandeur, d’établir un intérêt identifiable pour pouvoir être adjoint en qualité de partie à une revendication, en l’espèce, l’absence d’élément de preuve ou d’acte de procédure qui, s’ils étaient tenus pour avérés, démontreraient l’intérêt identifiable que détenait ʔakisq̓nuk dans les terres agricoles de la Mission ou dans le lot 11558 au moment de leur préemption, est pertinent pour l’application du critère relatif à l’adjonction d’une partie, comme nous le constaterons plus loin.

2. Questions relatives à la demande d’adjonction d’ʔakisq̓nuk en qualité de partie

a) Y a-t-il une question ou un problème entre la demanderesse et la revendicatrice, qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication?

[49] Malheureusement, les documents déposés à l’appui de la demande ne permettent pas de démontrer l’existence d’un problème entre la demanderesse et la revendicatrice qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication. La demande est donc rejetée sur ce fondement.

[50] ʔakisq̓nuk plaide que, puisqu’elle et ʔaq̓am sont toutes deux membres de la Nation Ktunaxa, elles partagent une histoire commune quant à l’usage et à l’occupation des terres agricoles de la Mission ainsi que du lot 11558. ʔakisq̓nuk fait valoir qu’étant donné que ces Premières Nations ont toutes deux utilisé et occupé historiquement les terres agricoles de la Mission et le lot 11558, elles disposent l’une et l’autre d’un éventuel recours en justice contre le Canada pour ne pas avoir empêché l’acquisition par préemption des terres en cause. Ce défaut du Canada constitue l’objet de la revendication, prétend la demanderesse. Elle affirme donc qu’elle possède un intérêt direct à la fois dans l’objet de la revendication et dans le redressement sollicité.

[51] À mon sens, ʔakisq̓nuk fait fi, dans ses observations, du fait que le défaut du Canada d’agir pour empêcher l’acquisition par préemption des terres en cause est pertinent seulement s’il est conclu à l’existence d’un intérêt identifiable dans les terres. En effet, c’est l’existence d’un intérêt identifiable dans les terres agricoles de la Mission et dans le lot 11558 avant l’acquisition des terres par préemption qui a fait naître l’obligation de fiduciaire du Canada de protéger ces terres contre ce type d’appropriation. C’est aussi en raison de l’existence de ce même intérêt identifiable que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire, puisqu’il a omis de prendre les mesures nécessaires en vue de protéger les terres en question contre les préemptions, et de contester ces préemptions. Ainsi, en l’absence d’un intérêt identifiable dans les terres en cause, il n’existe aucun fondement à une revendication contre le Canada pour le motif que celui-ci aurait omis d’empêcher l’acquisition par préemption des terres visées. L’intérêt identifiable dans les terres agricoles de la Mission et dans le lot 11558 constitue l’objet préliminaire de la revendication. Sans conclusion selon laquelle cet intérêt existe, la responsabilité n’est pas établie, et aucun redressement ne peut être octroyé ni aucun recours exercé.

[52] Les actes de procédure peuvent étayer une conclusion quant à l’existence de questions ou de problèmes communs entre un demandeur et des parties, mais, pour ce faire, ces documents doivent convaincre le Tribunal que, à supposer que leur contenu soit tenu pour avéré, ils appuient une conclusion relative au caractère commun du redressement, du recours ou de l’objet de la revendication entre un demandeur et un revendicateur. Or, comme je l’ai signalé, l’objet préliminaire de la revendication est l’intérêt identifiable qui était détenu dans les terres en cause au moment de leur acquisition par préemption. Pour pouvoir démontrer l’existence d’une question ou d’un problème entre la demanderesse et les parties qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication, ʔakisq̓nuk doit déposer auprès du Tribunal des actes de procédure qui, s’ils présentent des allégations tenues pour avérées, serviraient à établir que du fait de son utilisation et de son occupation historiques et habituelles des terres agricoles de la Mission et du lot 11558, elle détenait un intérêt identifiable sur ceux-ci au moment de leur préemption. En conséquence, il serait établi que Canada a une obligation de fiduciaire à l’endroit d’ʔakisq̓nuk, et la violation de cette obligation pourrait être constatée et donner ouverture à un recours (Williams Lake, au para. 81). Il est entendu que la demanderesse n’est pas tenue de prouver l’existence d’un intérêt identifiable dans les terres visées à seule fin de se voir reconnaître la qualité de partie à la revendication, mais elle doit s’appuyer sur des faits substantiels, ou les faire valoir, lesquels faits, s’ils sont tenus pour avérés, établiraient qu’elle détient un intérêt identifiable.

[53] Dans la décision Jensen c Samsung Electronics Co. Ltd., 2021 CF 1185 [Jensen] (conf par la CAF, autorisation de pourvoi à la CSC refusée), la Cour fédérale s’est penchée sur une requête présentée par les demandeurs afin d’obtenir une ordonnance autorisant comme recours collectif une action relevant du droit de la concurrence. Les demandeurs alléguaient que trois grands fabricants d’un certain type de puce mémoire à semi-conducteurs avaient comploté en vue de limiter l’approvisionnement à l’échelle mondiale et d’augmenter le prix desdites puces. Selon l’un des volets du critère appliqué par la Cour, les demandeurs étaient tenus de démontrer que leurs réclamations soulevaient des « points de droit ou de fait communs » (au para. 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106). La Cour fédérale a par ailleurs signalé qu’un demandeur a l’obligation « d’alléguer des faits suffisants pour étayer une cause d’action légalement reconnue » et sur lesquels ils entendent s’appuyer pour faire valoir leur réclamation (au para. 71). Elle a ajouté que les actes de procédure doivent indiquer au défendeur « par qui, quand, où, comment et de quelle façon » sa responsabilité a été engagée (au para. 75). En outre, les faits substantiels allégués dans les actes de procédure doivent être « suffisamment préci[s] et ne doivent pas être de simples assertions ou des affirmations non étayées de nature juridique fondées sur des hypothèses ou des conjectures » (au para. 79). Aux fins des requêtes, les allégations de fait peuvent être tenues pour avérées, sauf si elles se résument à des « affirmations vagues ou imprécises », ou à de « simples allégations » (aux para. 81-82). Plus précisément, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit :

Pour ce qui est maintenant de la présomption selon laquelle les allégations de fait sont vraies, il convient de souligner qu’elle a certaines limites. Les faits allégués sont tenus pour avérés, sauf s’ils « ne peuvent manifestement pas être prouvés ». Les allégations de fait sont tenues pour avérées, pourvu qu’elles soient suffisamment précises pour garantir qu’elles étayent effectivement l’existence du droit revendiqué. Les allégations de faits qui se limitent à des affirmations vagues ou imprécises, ou à des généralités, ne peuvent être tenues pour avérées, car elles se rapprochent davantage de l’opinion personnelle ou de l’hypothèse. Dans de tels cas, le tribunal ne peut ni présumer l’existence de quelque chose que les allégations ne contiennent pas ni inférer quelque chose qui aurait pu y figurer. Il doit y avoir des faits précis et concrets, et les allégations ne seront pas tenues pour avérées si elles ne sont pas suffisamment précises ou si elles ne sont que des conjectures.

Même si la Cour doit tenir pour avérés les faits substantiels tels qu’ils sont allégués, cette obligation ne s’étend pas aux simples allégations et aux affirmations catégoriques de nature juridique fondées sur des hypothèses ou des conjectures, car elles ne peuvent être prouvées. Autrement dit, les allégations qui reposent sur des hypothèses et des conjectures non étayées par des faits substantiels ne peuvent être tenues pour avérées. En outre, la Cour n’est pas tenue d’admettre comme nécessairement véridiques les allégations de fait qui [traduction] « sont dénuées de bon sens, les documents incorporés par renvoi ou les preuves présentées comme irréfutables par les deux parties aux fins des requêtes ». [Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[54] À mon avis, compte tenu du rôle important que joue le Tribunal dans le processus de réconciliation, des obstacles en matière de financement auxquels se heurte une Première Nation lorsqu’elle présente une revendication particulière et du pouvoir du Tribunal de régir sa propre procédure, en application de l’article 13 de la LTRP, l’obligation d’invoquer des faits suffisamment précis pour étayer l’existence de points en commun avec une revendication dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 24 ne devrait pas être aussi lourde que celle décrite dans une instance mettant en jeu des questions de droit de la concurrence, comme c’était le cas dans l’affaire Jensen. Cela dit, le critère préliminaire doit être plus rigoureux que celui sur lequel se fonde ʔakisq̓nuk. ʔakisq̓nuk fait valoir qu’[traduction] « [ʔaq̓am] et [ʔakisq̓nuk] ont toutes deux utilisé et occupé historiquement les terres agricoles de la Mission ». Elle plaide que ce fait allégué et l’intérêt identifiable revendiqué dans les terres agricoles de la Mission sont étayés par les faits allégués dans la déclaration de revendication d’ʔaq̓am. Or, tant dans les observations écrites d’ʔakisq̓nuk que dans la déclaration de revendication d’ʔaq̓am, on ne trouve aucun fait substantiel allégué qui, s’il était tenu pour avéré, corroborerait non seulement l’existence d’un intérêt identifiable dans les terres en cause au moment où elles ont été préemptées, mais aussi l’existence de l’obligation de fiduciaire qu’avait la Couronne envers ʔakisq̓nuk de protéger les terres contre les préemptions, et le manquement à cette obligation de fiduciaire.

[55] Selon l’ordonnance sur consentement portant sur le bien-fondé de la revendication, le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en ne prenant pas les mesures nécessaires pour protéger les terres agricoles de la Mission et le lot 11558 contre les préemptions et en ne contestant pas ces mêmes préemptions. En vue d’établir l’existence d’un problème commun avec ʔaq̓am, ʔakisq̓nuk aurait dû soulever des faits substantiels relatifs à son usage et à son occupation historiques d’endroits précis situés sur les terres agricoles de la Mission et le lot 11558 avant leur acquisition par préemption. Tous les faits substantiels invoqués par ʔakisq̓nuk pour démontrer un intérêt identifiable, y compris ceux tirés de la déclaration de revendication d’ʔaq̓am, se sont produits après la préemption des terres. Pour ne donner qu’un seul exemple, dans la demande d’ʔakisq̓nuk, il est indiqué que l’attribution du lot 1 — où le pensionnat de St. Eugene fut établi en 1874 — a finalement été [traduction] « faite aux tribus de l’Upper Kootenay, qui devaient alors inclure ʔakisq̓nuk et la bande indienne de Tobacco Plains, et non pas à des nations Ktunaxa précises » (demande, au para. 12b)). Cela est peut-être vrai, mais l’acquisition par préemption du lot 1 s’est produite, selon la déclaration de revendication, en 1868, donc des années avant que le pensionnat ne soit établi et fréquenté par des membres d’ʔakisq̓nuk (déclaration de revendication réamendée (quatrième amendement) déposée le 27 avril 2018, au para. 13).

[56] Pour le demandeur, l’objectif de présenter des faits substantiels est de démontrer l’existence d’un problème commun qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication initiale. Dans chaque demande visant à se voir reconnaître la qualité de partie, la nature des faits substantiels pertinents à soulever à l’appui dépendra de la nature de la revendication initiale. Dans les deux affaires Birch Narrows et Doig River, la demanderesse avait invoqué des faits substantiels pour justifier sa demande, lesquels faits, pour peu qu’ils soient tenus pour avérés, étaient suffisants pour établir un problème commun entre la revendicatrice et la demanderesse.

[57] Dans l’affaire Birch Narrows, la revendicatrice avait avancé que le Canada n’avait pas fourni à la Première Nation de Birch Narrows les avantages agricoles et économiques auxquels elle avait droit aux termes du Traité n° 10 (déclaration de revendication de Birch Narrows, au para. 10, déposée le 4 décembre 2017 et versée au dossier du Tribunal no SCT-5001-17). Dans sa demande en vue de se voir reconnaître la qualité de partie, Buffalo River avait présenté les faits substantiels suivants à l’appui :

[traduction] Motifs de la demande

Le 28 août 1906, la bande de Clear Lake (Clear Lake), la bande antérieure à celles de Buffalo River et de Birch Narrows, a signé le Traité no 10 à l’Île-à-la-Crosse.

À titre de bande antérieure de Buffalo River et de Birch Narrows, Clear Lake menait tous ses échanges avec le Canada par l’entremise de son chef et d’autres représentants de la bande, au nom des membres de Buffalo River et de Birch Narrows.

Buffalo River et Birch Narrows n’ont été reconnues comme des entités distinctes par le Canada que lorsqu’elles sont devenues les successeures de la bande de Clear Lake, à la scission de celle-ci, en 1972.

Le libellé du Traité no 10 prévoyait expressément que : « [d]e plus Sa Majesté convient de fournir l'assistance qui peut être jugée nécessaire ou à propos pour aider ou assister les [I]ndiens à l'agriculture ou à l'élevage des bestiaux ou à d'autres travaux ».

Durant les négociations qui ont précédé la passation du Traité no 10, le commissaire aux traités a reçu une demande en vue d’obtenir du bétail; la question de la fourniture de bétail et de matériel agricole a alors fait l’objet de discussions.

Lorsqu’un deuxième commissaire aux traités a rencontré la bande de Clear Lake à l’Île-à-la-Crosse, en 1907, il a reçu de sa part une demande d’instruments agricoles et de semences. Une partie du matériel réclamé a été livré avant le versement de l’annuité de 2008, lors duquel des demandes d’aide particulières supplémentaires ont été formulées.

Les pièces documentaires établissent qu’au cours des quatre décennies suivantes :

  1. la fourniture d’aide agricole et économique à la bande de Clear Lake était limitée et irrégulière;

  2. malgré l’avis des fonctionnaires fédéraux selon lequel l’agriculture n’était pas possible dans la région visée par le Traité no 10, les membres de la bande ont réalisé des progrès considérables en tablant sur leur seule initiative;

  3. or, en fin de compte, l’absence d’aide du Canada a empêché la bande de Clear Lake et ses membres d’atteindre les conditions nécessaires pour maintenir une économie agricole.

Tout au long de ces années, Buffalo River et Birch Narrows ont été décrites dans la preuve documentaire comme formant une seule entité (Clear Lake) et il n’est que rarement possible de distinguer ces deux groupes.

[...]

Buffalo River soutient que, pour les motifs énoncés plus haut, elle est directement touchée par toute décision qui serait rendue par le Tribunal dans l’action engagée par Birch Narrows, et qu’elle devrait avoir l’occasion participer à cette action. [Demande de Buffalo River, aux para. 5-12, 15, déposée le 20 juillet 2018 et versée dans le dossier du Tribunal no SCT-5001-17.]

[58] Buffalo River avait fourni de nombreux détails pour démontrer qu’il existait un problème commun entre elle et la revendicatrice. Le Tribunal a statué que les faits à l’origine de la demande de Buffalo River étaient identiques à ceux présentés par la revendicatrice, Birch Narrows, et donc qu’il existait une question ou un problème commun entre la partie éventuelle et la revendicatrice. En fin de compte, le Tribunal a jugé que l’adjonction de Buffalo River comme partie donnerait lieu à un règlement juste, économique et rapide des deux revendications (Birch Narrows, au para. 16).

[59] À l’époque où les manquements allégués à l’obligation de fiduciaire se sont produits dans l'affaire Doig River, Doig River et Blueberry River formaient une seule bande qui détenait, indivises, les réserves en cause. Par conséquent, le Tribunal a statué que l’objet relatif à la question de la responsabilité n’était pas simplement analogue, mais identique. Blueberry River a fourni les précisions suivantes à l’appui de sa demande en vue de se faire reconnaître la qualité de partie :

[traduction] L’objet de la revendication concerne l’obligation légale de la Couronne relativement aux R.I. 204, 205 et 206 (les réserves), qui ont été mises de côté pour l’ancienne bande de Fort St. John Beaver, mais sans les droits miniers. En tant que successeure de cette bande, Blueberry River détient un intérêt direct dans chaque question relative à l’objet de l’instance.

Le redressement sollicité est le versement d’une indemnité pour la perte desdits droits miniers. Lorsque la bande de Fort St. John Beaver a été divisée en deux, en 1977, aucun droit minier n’a été attribué parce qu’aucun n’avait été mis de côté (l’obligation de la Couronne d’agir en ce sens constitue l’objet de l’instance). Le droit de solliciter le versement d’une indemnité pour la perte des droits miniers appartient conjointement à Blueberry River et à Doig River, et la question de la répartition de cette indemnité devra être tranchée par le Tribunal ou réglée à l’amiable entre les parties. Par conséquent, Blueberry River possède un intérêt direct dans le redressement sollicité. [Observations écrites de Blueberry River, aux para 16-17, déposées le 19 septembre 2012 et versées dans le dossier du Tribunal no SCT-7007-11.]

[60] Doig River sollicitait le versement d’une indemnité pour la perte des droits miniers dans les réserves de remplacement, qui comprenaient les réserves de Blueberry River (Doig River, au para. 5). Dans sa demande, Blueberry River a clairement exposé des faits substantiels démontrant qu’il existait un problème commun entre elle et la revendicatrice relativement à l’objet de la revendication.

[61] Bien que la production d’éléments de preuve ne soit pas nécessaire dans le cadre d’une demande visant à obtenir la qualité de partie, Blueberry River a étayé sa demande en renvoyant à un document historique, soit l’approbation, par le ministre, de la scission de la bande antérieure en deux bandes, à savoir les Premières Nations de Doig River et de Blueberry River. Le document établissait : quelle réserve appartiendrait à quelle bande; quelle réserve serait divisée également entre les deux bandes; et de quelle manière les fonds de la bande antérieure seraient répartis entre les deux nouvelles bandes.

[62] ʔakisq̓nuk n’a invoqué aucun fait substantiel et n’a présenté aucune précision concernant son usage et occupation historiques des terres agricoles de la Mission et du lot 11558 avant leur acquisition par préemption. La demanderesse présente plutôt des assertions générales non étayées. Ainsi, elle affirme qu’elle et ʔaq̓am ont toutes deux historiquement utilisé et occupé les terres agricoles de la Mission et le lot 11558, mais n’a invoqué ni présenté aucune précision concernant cette histoire commune y compris, par exemple, sa portée et sa chronologie. Le Tribunal n’a pris connaissance d’aucun fait substantiel qui, s’il était tenu pour avéré, lui permettrait de conclure qu’ʔakisq̓nuk détenait dans les terres en cause un intérêt identifiable qui ferait naître la responsabilité du Canada.

[63] Pour ce motif, je ne saurais conclure qu’il existe une question ou un problème entre ʔaq̓am et ʔakisq̓nuk qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication, puisque l’objet préliminaire de la revendication est un intérêt identifiable dans les terres agricoles de la Mission et dans le lot 11558, et que la responsabilité, le redressement et le recours sont l’aboutissement d’une telle conclusion.

b) L’adjonction d’ʔakisq̓nuk est-elle équitable et appropriée pour trancher les questions en litige, et est-elle compatible avec le règlement équitable, rapide et définitif des revendications particulières d’ʔaq̓am et d’ʔakisq̓nuk?

[64] Comme l’énonce le Tribunal dans la décision Birch Narrows, l’interprétation de l’article 24 doit être compatible avec l’économie générale et l’objectif global de la LTRP, qui « vise à faciliter le règlement de revendications particulières de façon équitable, rapide et définitive » (au para. 10).

[65] Selon ʔaq̓am, l’adjonction d’ʔakisq̓nuk en qualité de partie n’est pas compatible avec le règlement équitable, rapide et définitif de la revendication. ʔaq̓am a saisi le Tribunal de sa revendication le 29 janvier 2014. Le Canada a reconnu sa responsabilité cinq ans plus tard. Les parties négocient depuis 2019 un éventuel règlement concernant l’indemnisation. L’adjonction d’ʔakisq̓nuk aujourd’hui — alors que les parties négocient à la dernière étape de l’instance; que dix ans se sont écoulés depuis que le Tribunal a été saisi de la revendication; que sept ans ont passé depuis l’envoi à ʔakisq̓nuk de l’avis visé à l’article 22; et que cinq ans se sont écoulés depuis la reconnaissance de la responsabilité — repousserait jusqu’à on ne sait quand le règlement de la revendication. Advenant son adjonction comme partie, ʔakisq̓nuk aura à préparer et à déposer une déclaration de revendication. Ensuite, le Canada devra y répondre; la question de la scission de l’instance aura à être tranchée; les rapports d’expert devront être échangés; et des jours d’audience devront être tenus, avant que le Canada n’admette sa responsabilité ou que le Tribunal ne statue sur le bien-fondé de la revendication à l’issue d’une audience complète.

[66] Si ʔakisq̓nuk n’est pas adjointe comme partie à la revendication, elle devra déposer une revendication particulière auprès du ministre, comme le prévoit l’article 16 de la LTRP. Le ministre disposera alors de trois ans pour examiner la revendication particulière et décider s’il l’acceptera aux fins de négociation. ʔakisq̓nuk avance que, puisque le Canada a indiqué qu’il n’était pas prêt à conclure un règlement avec ʔaq̓am alors que des questions relatives aux droits d’autres parties éventuelles ne sont pas résolues, les deux Premières Nations subiraient des retards si ʔakisq̓nuk devait déposer sa propre revendication particulière auprès du ministre. ʔakisq̓nuk prétend que, si elle ne se voit pas reconnaître la qualité de partie revendicatrice, le règlement de la revendication d’ʔaq̓am sera retardé pendant qu’ʔakisq̓nuk entreprendra des démarches auprès du ministre, avec pour résultat qu’ʔaq̓am et le Canada se retrouveront au même stade de l’instance et des négociations que celui où ils en sont aujourd’hui (observations écrites de la demanderesse, au para. 38, déposées le 15 février 2024). De surcroît, ʔakisq̓nuk plaide que, si elle n’est pas adjointe comme partie à la revendication, elle sera effectivement liée par l’issue de celle-ci, sans recours possible (au para. 52).

[67] Le Canada fait valoir que la LTRP prévoit que l’indemnité totale à verser pour une revendication particulière ne peut être supérieure à 150 millions de dollars et que, pour les fins de l’indemnisation, deux revendications particulières ou plus doivent être traitées comme une seule si, entre autres, elles sont présentées par des revendicateurs différents, mais sont fondées essentiellement sur les mêmes faits et portent sur les mêmes éléments d’actif (à l’al. 20(1)b) et au para. 20(4)). Le Canada ajoute que, si ʔakisq̓nuk devait déposer une revendication particulière auprès du ministre, et saisir ensuite le Tribunal d’une déclaration de revendication, ce dernier serait sans doute tenu de traiter les revendications d’ʔaqam et d’ʔakisq̓nuk comme une seule revendication, parce qu’elles sont fondées essentiellement sur les mêmes faits et portent sur les mêmes éléments d’actif, ce qui aurait pour effet de limiter le montant de l’indemnité à 150 millions de dollars.

[68] Le problème que posent les thèses respectives d’ʔakisq̓nuk et du Canada est que le Tribunal ne dispose pas de faits substantiels à l’appui de la demande qui lui permettraient de statuer que les deux revendications sont fondées essentiellement sur les mêmes faits au sens du paragraphe 20(4) de la LTRP.

[69] Le Tribunal a énoncé ce qui suit dans la décision Doig River :

Lorsque les violations alléguées d’obligations fiduciaires se sont produites, [Doig River] et [Blueberry River] ne formaient qu’une entité – la Bande de Fort St. John Beaver – et les réserves en cause appartenaient, indivises, à cette bande. Cette situation particulière a pour conséquence que l’objet relatif à la question de la responsabilité n’est pas seulement analogue, mais identique. [para. 35]

[70] En l’espèce, contrairement à la situation qui avait cours dans l’affaire Doig River, ʔaq̓am et ʔakisq̓nuk ne formaient pas une seule et même Première Nation au moment du manquement à l’obligation de fiduciaire. Certes, elles font partie de la même nation autochtone, mais ʔaq̓am et ʔakisq̓nuk ont toujours formé — et forment encore — des Premières Nations séparées selon le droit canadien, puisqu’elles ont chacune reçu des réserves distinctes. ʔaq̓am n’a pas plaidé que la Nation Ktunaxa avait utilisé et occupé les terres agricoles de la Mission et le lot 11558 au moment de leur acquisition par préemption. Les deux revendications visent les mêmes terres, mais, puisqu’ʔakisq̓nuk n’a soulevé aucun fait substantiel concernant son utilisation et son occupation historiques de ces terres de manière à étayer l’existence de son intérêt identifiable au moment de l’acquisition par préemption, l’applicabilité du paragraphe 20(4) demeure incertaine. Je ne laisse pas entendre, ici, que si l’intérêt identifiable d’ʔakisq̓nuk était plaidé, démontré ou convenu comme il se doit, une demande déposée au titre du paragraphe 20(4) serait couronnée de succès. En fait, la difficile analyse au cas par cas exigée par une telle demande ne peut même pas être envisagée à cette étape-ci, faute de faits substantiels présentés dans le cadre de la demande.

[71] Dans ces circonstances, l’adjonction d’ʔakisq̓nuk n’est pas compatible avec le règlement équitable, rapide et définitif de la revendication. L’adjonction d’ʔakisq̓nuk retarderait le règlement définitif de la revendication. ʔaq̓am a travaillé durant plusieurs années pour convaincre le Canada de sa responsabilité. Tout retard supplémentaire, sans être valablement justifié, n’est pas compatible avec le processus de réconciliation. Le Canada et ʔaq̓am devraient à bon droit continuer de tenter de régler la question du montant de l’indemnité à verser, et mettre un terme à cette revendication de longue haleine. Si le Canada refuse de négocier, le Tribunal est disposé à trancher la question du montant de l’indemnité, au besoin.

[72] ʔakisq̓nuk ne subira aucun préjudice, étant donné qu’elle peut poursuivre sa revendication particulière de la manière habituelle, en la déposant auprès du ministre. Il s’agit d’une étape importante dans le processus de réconciliation, puisque la négociation de revendications particulières entre le Canada et les Premières Nations demeure le mode de règlement à privilégier dans la mesure du possible. Les cours de justice ont constamment reconnu que la négociation de bonne foi est préférable à l’exercice de recours devant les tribunaux comme moyen pour parvenir à la réconciliation entre la Couronne et les demandeurs autochtones (Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010 au para. 186, 153 DLR (4th) 193; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au para. 14, [2004] 3 RCS 511).

[73] Si l’éventuelle revendication d’ʔakisq̓nuk est acceptée aux fins de négociations et que, durant celles-ci, le Canada estime qu’elle est fondée essentiellement sur les mêmes faits que la revendication d’ʔaq̓am, le ministre pourra consentir par écrit à ce que le Tribunal en soit saisi. La LTRP prévoit un processus pour déterminer si deux revendications sont valablement visées par la même indemnité maximale. Selon le libellé de l’alinéa 8(2)b), le président du Tribunal peut, à la demande de toute partie, décider si la revendication particulière et toute autre revendication particulière sont visées par une seule indemnité maximale au titre du paragraphe 20(4). Le président sera chargé de décider si les deux revendications sont fondées essentiellement sur les mêmes faits; si elles portent sur les mêmes éléments d’actif; et s’il est indiqué d’assujettir les revendicateurs à la même indemnité maximale. Pareilles décisions sont actuellement prématurées, et elles outrepassent la portée de la demande.

[74] ʔakisq̓nuk avance qu’elle subira un préjudice si elle doit déposer une revendication particulière auprès du ministre, puisqu’elle sera liée, sans pouvoir intervenir, par le précédent formé par la décision sur l’indemnité à verser à ʔaq̓am. Ce n’est pas mon avis. La jurisprudence du Tribunal abonde en décisions qui servent ensuite de base aux négociations entreprises par les Premières Nations et le Canada, lesquelles négociations aboutissent à un règlement sans qu’un recours en justice soit intenté. À titre d’exemple, citons la décision rendue dans l’affaire Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine chef du Canada, 2016 TRPC 15, qui a permis de mettre un terme à une revendication particulière historique de longue date selon laquelle le Canada n’avait pas versé les salaires et les annuités promises aux chefs et aux conseillers aux termes du Traité no 6. Le raisonnement et les directives du Tribunal dans cette décision ont été utilisés à maintes occasions pour négocier le règlement de revendications en matière d’annuités opposant les Premières Nations et le Canada, ce qui a permis d’éviter le recours aux tribunaux. Si un précédent est établi par la décision portant sur l’indemnité à verser à ʔaq̓am, il pourrait aider ʔakisq̓nuk à obtenir rapidement et efficacement son propre montant d’indemnité, et lui donner de plus grandes chances d’éviter les coûts et les retards occasionnés par un recours en justice.

c) L’adjonction d’ʔakisq̓nuk comme partie à la revendication sert-elle les intérêts de la justice dans toutes les circonstances?

[75] Dans la décision Doig River, le Tribunal a signalé que les retards devaient être évalués à l’aune des intérêts de la justice dans toutes les circonstances :

Le fait qu’un demandeur ait tardé à se faire connaître, ou ne dispose même pas d’une cause d’action distincte en raison d’une prescription, n’exclut pas la possibilité de le joindre comme partie. Cela est particulièrement vrai lorsqu’aucun préjudice n’est causé au défendeur et que celui-ci a été pleinement informé. Le pouvoir discrétionnaire d’adjoindre une partie doit être exercé d’une manière qui sert véritablement les intérêts de la justice dans toutes les circonstances. [Renvois omis; para. 28]

[76] Comme le prévoit le préambule de la LTRP, il est dans l’intérêt de tous les Canadiens que soient réglées les revendications particulières des Premières Nations de façon équitable et dans les meilleurs délais, et ce, pour promouvoir la réconciliation entre elles et la Couronne. Comme il y est énoncé plus loin, le Tribunal est un tribunal indépendant capable, compte tenu de la nature particulière des revendications, de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais. La célérité est essentielle aux travaux du Tribunal : les intérêts de la justice sont mieux servis lorsque les revendications particulières sont tranchées sans retard déraisonnable.

[77] Le 10 juillet 2015, le Tribunal a envoyé un avis visé à l’article 22 au cabinet d’avocats Callison & Hanna, qui représentait ʔakisq̓nuk et trois autres Premières Nations. L’avis indiquait qu’une décision sur la revendication d’ʔaq̓am pouvait avoir des répercussions importantes sur les intérêts d’ʔakisq̓nuk. À l’époque, Darwin Hanna, de Callison & Hanna, représentait à la fois ʔaq̓am dans le cadre de la présente revendication et ʔakisq̓nuk dans le cadre de deux autres revendications dont le Tribunal était saisi. Puis, en mai 2021, des avocates indépendantes ont été embauchées.

[78] Dans la lettre du 18 août 2021 envoyée aux parties, les nouvelles avocates d’ʔakisq̓nuk ont informé leurs confrères au dossier de leur intention de déposer une demande en vue de faire reconnaître à ʔakisq̓nuk la qualité de partie dans la revendication d’ʔaq̓am. ʔakisq̓nuk fait donc valoir que, dès lors que les services d’un avocat indépendant ont été retenus, elle a agi avec célérité pour déposer sa demande.

[79] ʔakisq̓nuk n’a cependant pris aucune mesure pour faire progresser sa demande entre le 10 juillet 2015 et le 18 août 2021. Elle plaide qu’on ne devrait pas lui reprocher le retard occasionné à une époque où elle n’avait pas encore pu bénéficier d’un avis juridique indépendant (observations écrites en réplique de la demanderesse, au para. 17, déposées le 20 mars 2024). L’article 44 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 (les Règles du Tribunal), prévoit ce qui suit :

Demande tardive

44 Lorsqu’une personne présente une demande pour se voir reconnaître la qualité de partie, ou une demande d’autorisation pour intervenir, plus de soixante jours après la date de signification de l’avis visé au paragraphe 22(1) de la Loi, le Tribunal doit, lorsqu’il décide de faire droit ou non à cette demande, considérer si la personne a fait des efforts raisonnables pour introduire la demande dans un délai opportun.

[80] Je fais remarquer que, même après qu’elle eut obtenu les services d’un avocat indépendant, il s’est écoulé plus de 60 jours avant qu’ʔakisq̓nuk ne donne avis de son intention de déposer la demande visée par les présents motifs.

[81] Tout au long de cette même période, ʔaq̓am a travaillé avec diligence pour convaincre le Canada du bien-fondé de sa revendication. Le Canada a reconnu sa responsabilité, l’instance relative à la revendication a été suspendue et les parties déploient des efforts considérables en vue de parvenir à une entente sur l’indemnité à verser.

[82] ʔakisq̓nuk affirme que, dans les circonstances, elle a fait des efforts raisonnables pour présenter la demande en temps opportun dans les circonstances. La Première Nation prétend que Darwin Hanna était en situation de conflit d’intérêts de juillet 2015 à avril 2021, comme il représentait les deux Premières Nations. ʔakisq̓nuk soutient en outre que les deux lettres reçues d’ʔaq̓am en 2019 et en 2021 ont également contribué à l’inaction de la Première Nation, puisqu’elles l’encourageaient à communiquer avec ʔaq̓am directement, et non avec le Canada, malgré l’invitation en ce sens de ce dernier. Je ne dispose d’aucun élément de preuve qui indiquerait qu’ʔakisq̓nuk a effectivement communiqué avec l’une ou l’autre des parties après la réception des lettres en question.

[83] ʔakisq̓nuk a fourni une explication pour justifier son retard à répondre à l’avis visé à l’article 22. Elle avance que l'absence d'avocat indépendant, dans cette affaire inhabituelle, explique le délai écoulé entre juillet 2015 et mai 2021. Idéalement, les avocates indépendantes d’ʔakisq̓nuk, dont les services ont été retenus en mai 2021, auraient non seulement exprimé une intention de déposer une demande dans le délai de 60 jours, mais auraient également déposé par la suite un affidavit souscrit par un représentant d’ʔakisq̓nuk à l'appui de la demande. Cet élément de preuve expliquerait pourquoi la demande n’a pas été déposée pendant plusieurs années après la réception de l’avis visé à l’article 22, et comment, malgré le retard, ʔakisq̓nuk a fait des efforts raisonnables pour présenter la demande en temps opportun. Idéalement, l’affiant aurait répondu aux questions de savoir si ʔakisq̓nuk avait reçu un avis juridique, ou s’était fondée un tel avis pour décider de ne pas répondre à l’avis visé à l’article 22; si la représentation juridique simultanée avait fait échec à l’avis; si les deux lettres envoyées par ʔaq̓am à ʔakisq̓nuk avaient contribué au retard; si ʔakisq̓nuk avait communiqué avec ʔaq̓am après avoir reçu les deux lettres; quels étaient, le cas échéant, les propos échangés entre les deux Premières Nations; et quelle incidence cela avait-il pu avoir sur le retard à déposer la demande. Or, je n’ai eu connaissance d’aucun élément de preuve de la sorte dans le cadre de la présente demande.

[84] Les Règles du Tribunal m’astreignent à tenir compte, au moment de décider si je dois faire droit ou non à la demande, de la question de savoir si ʔakisq̓nuk a fait des efforts raisonnables pour introduire la demande dans un délai opportun. Il s’agit d’une considération importante, compte tenu de la mission du Tribunal qui est, comme je l’ai énoncé plus haut, de promouvoir la réconciliation par le règlement des revendications particulières dans les meilleurs délais. Habituellement, tout délai qui dépasse les 60 jours, sans explication raisonnable, sape le rôle particulier qui revient au Tribunal de statuer efficacement sur les revendications particulières. ʔakisq̓nuk n’a pas produit ni soulevé de preuve par affidavit qui me permettrait de conclure que la Première Nation a fait des efforts raisonnables pour introduire la demande dans un délai opportun.

[85] Pour ces motifs, je ne peux conclure que l’adjonction d’ʔakisq̓nuk comme partie à la revendication servirait les intérêts de la justice dans toutes les circonstances.

d) ʔakisq̓nuk peut-elle se voir reconnaître la qualité de partie en vertu de l’article 24 de la LTRP, compte tenu du fait que le Canada a admis le bien-fondé de la revendication d’ʔaq̓am?

[86] Comme je l’ai indiqué plus haut, les parties ont signé une ordonnance sur consentement relative au bien-fondé de la revendication en date du 18 avril 2019. Le 24 février 2022, la demande a été déposée.

[87] Il pourrait exister une situation où, après avoir pondéré l’ensemble des facteurs pertinents, le Tribunal jugera indiqué d’adjoindre une partie à une revendication dans laquelle le Canada a déjà admis sa responsabilité.

[88] Toutefois, tel n’est pas le cas en l’espèce, puisque j’ai conclu que les documents déposés à l’appui de la demande ne permettaient pas de démontrer l’existence d’un problème entre ʔakisq̓nuk et ʔaq̓am qui a trait au redressement, au recours ou à l’objet de la revendication. Une telle adjonction n’est pas non plus indiquée en l’espèce, étant donné qu’ʔakisq̓nuk n’a soulevé ni produit aucune preuve par affidavit qui me permettrait de conclure qu’elle a fait des efforts raisonnables pour introduire la demande dans un délai opportun.

3. ʔakisq̓nuk a-t-elle fait des efforts raisonnables pour introduire en temps opportun sa demande en vue d’être adjointe comme partie au litige?

[89] Pour les motifs énoncés précédemment, j’ai conclu que le dossier de la demande est dépourvu d’actes de procédure ou d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’ʔakisq̓nuk a fait des efforts raisonnables pour introduire la demande dans un délai opportun.

VI. Conclusion

[90] Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée. Les parties n’ont pas sollicité de dépens relatifs à la demande, et aucuns ne sont adjugés.

VICTORIA CHIAPPETTA

L’honorable Victoria Chiappetta, présidente

Traduction certifiée conforme
Frédérique Bertrand-LeBorgne


 

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20240611

No de dossier : SCT-7007-13

OTTAWA (ONTARIO), le 11 juin 2024

En présence de l’honorable Victoria Chiappetta

ENTRE :

ʔaq̓am

Revendicatrice (défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé (défendeur)

et

PREMIÈRE NATION D’ʔAKISQ̓NUK

Demanderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice (défenderesse) ʔaq̓am

Me Oliver C. Hanson et Me Andrea Piercy,

Cozen O’Connor LLP

ET AUX :

Avocats de l’intimé (défendeur)

Me James Mackenzie et Me Shane Hopkins-Utter

Ministère de la Justice du Canada

ET AUX :

Avocates de la demanderesse PREMIÈRE NATION D’ʔAKISQ̓NUK

MSonia Eggerman et Me Laura Schaan

MLT Aikins LLP

 

 

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