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No DE DOSSIER : SCT-6002-20

RÉFÉRENCE : 2024 TRPC 6

DATE : 20240904

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

NATION CRIE D’ONION LAKE, PREMIÈRES NATIONS DE COLD LAKE, PREMIÈRE NATION DE FROG LAKE ET NATION CRIE DE KEHEWIN (collectivement les « PREMIÈRES NATIONS DE l’AGENCE D’ONION LAKE »)

Revendicatrices (demanderesses)

 

Me Aron Taylor et Me Garrett Lafferty, pour les revendicatrices (demanderesses)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé (défendeur)

 

Me Dalal Mouallem, Me Matthew Chao et Me Emma Gozdzik, pour l’intimé (défendeur)

 

 

ENTENDUE : Le 24 juin 2024

MOTIFS SUR LA DEMANDE

L’honorable Todd Ducharme


NOTE : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

GE Renewable Energy Canada Inc c Canmec Industrial Inc, 2024 CF 187; Boehringer Ingelheim (Canada) Ltd v Sandoz Canada Inc, 2024 CanLII 5392 (FC); Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 12; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245.

Loi et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 8, 15, 16, 20 et 22.

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, r 5, 57.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, r 75.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION 4

II. QUESTIONS EN LITIGE 4

III. NATURE DES AMENDEMENTS PROPOSÉS 5

IV. POSITIONS DES PARTIES 7

A. Les revendicatrices 7

B. L’intimé 9

V. MODIFICATION DES ACTES DE PROCÉDURE À LA COUR FÉDÉRALE 12

VI. LES AMENDEMENTS PROPOSÉS DOIVENT-ILS ÊTRE RENVOYÉS AU MINISTRE? 15

VII. REVENDICATIONS DISTINCTES ET RÉUNION DES REVENDICATIONS EN VERTU DE LA LTRP 17

VIII. LES AMENDEMENTS PROPOSÉS SONT-ILS CONTRAIRES AUX INTÉRÊTS DE LA JUSTICE? 20

IX. OBLIGATIONS EN MATIÈRE DE PRODUCTION DE DOCUMENTS 20

X. CONCLUSION 22


 

I. INTRODUCTION

[1] Les revendicatrices — la Nation crie d’Onion Lake, les Premières Nations de Cold Lake, la Première Nation de Frog Lake et la Nation crie de Kehewin, collectivement appelées « Premières Nations de l’agence d’Onion Lake » (les revendicatrices ou les demanderesses) — sollicitent l’autorisation d’amender leur déclaration de revendication amendée (avis de demande d’autorisation d’amender la déclaration de revendication amendée (la demande)). Elles affirment que les amendements proposés visent à [traduction] « apporter des précisions » aux allégations antérieures. Or, comme il sera exposé plus loin, cette démarche aurait pour effet de multiplier considérablement les revendications présentées concurremment. L’intimé, Sa Majesté le Roi du Chef du Canada (l’intimé ou la Couronne), s’oppose en partie de la demande, soutenant notamment qu’il est évident et manifeste que les revendicatrices ne peuvent pas obtenir gain de cause étant donné que les réparations demandées au moyen de certains des amendements proposés échappent à la compétence du Tribunal des revendications particulières (le Tribunal).

[2] Essentiellement, la revendication qui sous-tend la demande en l’espèce concerne la réserve indienne no 123A (la RI no 123A), située en Alberta. Les terres qui formaient autrefois la réserve font maintenant partie de la municipalité de Bonnyville et de ses environs. Les revendicatrices allèguent qu’entre 1900 et 1958, la Couronne a manqué aux obligations qu’elle avait envers elles, à savoir ses obligations légales, ses obligations de fiduciaire et son obligation d’agir conformément au principe de l’honneur de la Couronne, du fait qu’elle n’a pas rectifié la situation causée par les inondations dans la réserve et qu’elle a aliéné la réserve au profit des colons, parcelle par parcelle, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Toutefois, la Couronne soutient que, même si les revendicatrices avaient un intérêt identifiable dans la RI no 123A du fait qu’elles utilisaient régulièrement les terres de la région pour la fenaison, les terres en question n’ont jamais officiellement été une réserve indienne, n’ayant pas été mises de côté pour l’usage et le bénéfice exclusifs des revendicatrices, mais plutôt pour le bénéfice de l’agence d’Onion Lake et du ministère des Affaires indiennes.

II. QUESTIONS EN LITIGE

[3] En l’espèce, le Tribunal doit déterminer si les revendicatrices peuvent amender leur déclaration de revendication amendée pour y inclure plusieurs revendications. Pour ce faire, il doit se prononcer sur certaines sous-questions soulevées par les arguments des parties, à savoir :

  1. Quel est le critère à respecter pour amender une déclaration de revendication? Est-il respecté en l’espèce?

  2. Faut-il renvoyer de tels amendements au ministre des Relations Couronne-Autochtones (le ministre) pour qu’ils soient évalués au regard de la Politique sur les revendications particulières?

  3. Les revendicatrices doivent-elles présenter de nouveau leurs revendications séparément pour ensuite demander à ce que celles-ci soient entendues ensemble en vertu du paragraphe 8(2) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP]?

  4. Serait-il contraire aux intérêts de la justice d’accepter les amendements proposés par les revendicatrices?

[4] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal accueille la demande des revendicatrices et admet la déclaration de revendication réamendée proposée qui constitue l’annexe A de la demande déposée le 3 juin 2024. Par conséquent, les revendicatrices déposeront ce document séparément. Je fais remarquer que, dans l’acte de procédure réamendé (en anglais seulement), le titre du ministre est erroné et qu’il faudrait supprimer le segment « and Northern Affairs Canada » avant le dépôt.

III. NATURE DES AMENDEMENTS PROPOSÉS

[5] Il est plus facile de comprendre la nature des amendements proposés par les revendicatrices si l’on compare les réparations demandées dans la déclaration de revendication amendée et celles sollicitées dans la déclaration de revendication réamendée qui est proposée. Dans la déclaration amendée, déposée le 3 avril 2023, les revendicatrices indiquent ce qui suit :

[traduction]
Chacune des revendicatrices sollicite les réparations suivantes :

a) une décision portant que le Canada a manqué envers les revendicatrices à ses obligations légales, à ses obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne lorsqu’il a illégalement aliéné l’intérêt de surface dans les terres de la RI no 123A (17 851 acres) à l’exclusion et au détriment des revendicatrices, qui détenaient un intérêt bénéficiaire dans la RI no 123A;

b) une décision portant que le Canada a manqué envers les revendicatrices à ses obligations légales, à ses obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne lorsqu’il a délivré des lettres patentes à l’égard des terres composant la RI no 123A, négligeant de réserver les droits tréfonciers et prenant illégalement un intérêt dans des terres détenues par le Canada pour l’usage et le bénéfice exclusifs des revendicatrices[;]

c) des dommages-intérêts et une indemnité en equity fondés sur la valeur marchande actuelle des 17 851 acres qui constituaient l’ancienne RI no 123A, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre-temps, et sur la perte d’usage subie entre 1901 et la date du jugement;

d) des dommages-intérêts et une indemnité en equity fondés sur la valeur marchande actuelle, des droits tréfonciers afférents aux 17 851 acres qui constituaient les terres de la RI no 123A, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre-temps, et sur la perte d’usage subie entre 1908 et la date du jugement;

e) les dépens sur une base avocat-client ou les dépens indemnitaires substantiels conformément au paragraphe 110(2) des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, pour la revendication particulière et pour l’instance;

[f)] toute autre mesure que le Tribunal estime juste. [Soulignements et biffures supprimés; déclaration de revendication amendée, aux sous-para. 54a)-f).]

[6] La déclaration de revendication réamendée proposée est libellée ainsi :

[traduction]
Chacune des revendicatrices sollicite les réparations suivantes :

a) une décision portant que le Canada a manqué envers les revendicatrices à ses obligations légales, à ses obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne lorsqu’il a illégalement aliéné l’intérêt de surface de ces dernières dans les terres de la RI no 123A du fait qu’il a négligé de rectifier la situation causée par les inondations dans la RI no 123A de 1900 à 1903, ce qui a rendu les terres inutilisables pour les revendicatrices;

b) une décision portant que le Canada a manqué envers les revendicatrices à ses obligations légales, à ses obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne du fait qu’il a aliéné leurs terres en apportant des modifications unilatérales aux frontières de la RI no 123A et en délivrant une série de lettres patentes à l’égard des terres la composant, et qu’il a transféré tous les intérêts restants à la province de l’Alberta, conformément à la Convention sur le transfert des ressources naturelles de 1930 et à la Loi des ressources naturelles de l’Alberta, SC 1930, c 3, chacun de ces éléments constituant une prise illégale de l’intérêt de surface dans des terres détenues par le Canada pour l’usage et le bénéfice exclusifs des revendicatrices et représentant une revendication distincte;

c) une décision portant que le Canada a manqué envers les revendicatrices à ses obligations légales, à ses obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne en négligeant de leur réserver les droits tréfonciers lorsqu’il a délivré les lettres patentes à la Compagnie de la Baie d’Hudson et lorsque la Couronne a transféré les droits tréfonciers dans les terres à la province de l’Alberta, conformément à la Loi des ressources naturelles de l’Alberta de 1930[;].

d) des dommages-intérêts et une indemnité en equity fondés sur la valeur actuelle des droits de surface de chaque parcelle de terre composant l’ancienne RI no 123A qui a fait l’objet d’une prise, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre-temps, et sur la perte d’usage subie entre 1901 et la date du jugement;

e) des dommages-intérêts et une indemnité en equity fondés sur la valeur actuelle des droits tréfonciers dans les terres composant la RI no 123A, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre-temps, et sur la perte d’usage subie entre 1908 et la date du jugement;

f) les dépens sur une base avocat-client ou les dépens indemnitaires substantiels conformément au paragraphe 110(2) des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, pour la revendication particulière et pour l’instance;

g) toute autre mesure que le Tribunal estime juste. [Soulignements et biffures supprimés; déclaration de revendication réamendée proposée, aux sous-para. 71a)-g).]

IV. POSITIONS DES PARTIES

A. Les revendicatrices

[7] Les revendicatrices sont d’avis que les amendements proposés viennent préciser les allégations déjà présentées dans la déclaration de revendication amendée. Elles soutiennent que, puisque le Tribunal n’a ni règle ni critère qui lui sont propres quant à l’amendement des actes de procédure, la règle 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles des CF], s’applique en l’espèce, comme le prévoit la règle 5 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 [les Règles du TRP] :

Questions non prévues

5 Le Tribunal peut compléter toute question de procédure par analogie avec les Règles des Cours fédérales.

[8] Voici le libellé de l’article 75 des Règles des CF :

Modifications avec autorisation

75 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et de la règle 76, la Cour peut à tout moment, sur requête, autoriser une partie à modifier un document, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties.

Conditions

(2) L’autorisation visée au paragraphe (1) ne peut être accordée pendant ou après une audience que si, selon le cas :

a) l’objet de la modification est de faire concorder le document avec les questions en litige à l’audience;

b) une nouvelle audience est ordonnée;

c) les autres parties se voient accorder l’occasion de prendre les mesures préparatoires nécessaires pour donner suite aux prétentions nouvelles ou révisées.

[9] Selon les revendicatrices, deux décisions de la Cour fédérale font état des facteurs à prendre en considération lorsqu’une partie cherche à amender sa déclaration de revendication : GE Renewable Energy Canada Inc c Canmec Industrial Inc, 2024 CF 187 [GE Renewable Energy], et Boehringer Ingelheim (Canada) Ltd v Sandoz Canada Inc, 2024 CanLII 5392 (FC) [Boehringer Ingelheim]. Dans la décision GE Renewable Energy, la Cour fédérale a formulé les observations suivantes :

La règle générale est qu’une modification peut être autorisée à tout stade d’une action dans le but de déterminer les « véritables questions litigieuses entre les parties », pourvu que l’autorisation des modifications (i) ne cause pas d’injustice aux autres parties que des dépens ne pourraient réparer, et (ii) serve les intérêts de la justice. Il incombe à la partie qui souhaite faire les modifications de démontrer qu’elles devraient être autorisées.

Pour déterminer si une modification servirait les intérêts de la justice, la Cour peut prendre en considération des facteurs tels que (i) le moment auquel est présentée la requête en modification; (ii) le fait que les modifications proposées retarderaient l’instruction de l’affaire; (iii) la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile de modifier et (iv) le fait que les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend. Ces facteurs sont considérés dans leur ensemble et aucun d’entre eux n’est déterminant.

Une modification doit également conférer à un acte de procédure un caractère viable, et une modification susceptible d’être radiée en vertu de l’article 221 ne devrait pas être autorisée. Ainsi, lorsqu’il est évident et manifeste que les modifications proposées ne révèlent aucune cause d’action valable, ou qu’elles constituent un « changement radical » par rapport à la position tenue antérieurement par la partie, elles ne devraient pas être autorisées. [Renvois omis; aux para. 8-10]

[10] Dans la décision Boehringer Ingelheim, la Cour fédérale s’est exprimée ainsi :

[traduction]
Le critère relatif à la « possibilité raisonnable de succès » [...] et celui du caractère « évident et manifeste qu’il n’y a pas de cause d’action valable » appliqué aux requêtes en radiation visées à la règle 221 des Règles sont très étroitement liés, voire identiques. Les faits allégués dans la modification sont présumés vrais aux fins de l’analyse, à moins qu’ils ne soient manifestement impossibles à prouver. Il y a lieu d’adopter une approche généreuse en ce qui a trait au libellé de la modification apportée à l’acte de procédure, et la Cour devrait faire preuve d’une certaine indulgence quant aux faiblesses de rédaction. La présence du mot « raisonnable » dans le critère applicable ne contraint pas la Cour à évaluer les chances de succès de la modification proposée. En effet, il s’agit de déterminer si elle est vouée à l’échec, et non pas s’il existe une possibilité raisonnable qu’elle le soit. [Renvois omis; au para. 14]

[11] Les revendicatrices soutiennent que les amendements proposés respectent les critères susmentionnés et qu’ils devraient donc être acceptés.

[12] Enfin, les revendicatrices font valoir que rien ne permet d’affirmer que les allégations présentées dans la déclaration de revendication réamendée proposée doivent être renvoyées au ministre pour qu’il les évalue au regard de la Politique sur les revendications particulières. Elles affirment que, depuis le début, elles cherchent à être indemnisées pour la prise de la RI no 123A, que même si les amendements proposés à la déclaration de revendication amendée viennent préciser les allégations, le ministre a déjà eu la possibilité d’examiner et de négocier la revendication et que ce sont les conditions créées par l’échec de ce processus qui les ont menées à saisir le Tribunal. Forcer les revendicatrices à reprendre le processus depuis le début aurait pour effet de retarder d’au moins trois ans le règlement de la revendication, ce qui serait contraire au mandat du Tribunal de statuer sur de telles revendications de façon équitable et dans les meilleurs délais.

B. L’intimé

[13] L’intimé accepte la grande majorité des amendements proposés. Toutefois, ceux auxquels il s’oppose sont les plus importants. Pour l’essentiel, les amendements non contestés sont factuels. Selon la Couronne, ceux-ci précisent les allégations figurant dans la déclaration de revendication originale des revendicatrices ou exposent les faits qui les appuient. Concernant les amendements contestés, la Couronne invoque deux principaux motifs : le Tribunal n’a pas compétence pour instruire de telles revendications, et il ne serait pas dans l’intérêt de la justice d’accepter les amendements proposés.

[14] En ce qui concerne la compétence, la Couronne avance deux arguments : d’une part, l’indemnité totale demandée par les revendicatrices excède l’indemnité maximale prévue par la loi que peut accorder le Tribunal; d’autre part, les amendements proposés, puisqu’ils n’ont pas été évalués par le ministre au regard de la Politique sur les revendications particulières, ne remplissent pas les conditions préalables pour être déposés devant le Tribunal et, partant, doivent être renvoyés au ministre.

[15] L’indemnité maximale est prévue à l’alinéa 20(1)b) de la LTRP :

Conditions et limites à l’égard des décisions sur l’indemnité

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[…]

b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars; […]

[16] La Couronne soutient que l’alinéa 15(4)c) de la LTRP est également applicable :

Restrictions

(4) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication si, selon le cas :

[…]

c) celle-ci excède l’indemnité maximale.

[17] Selon la Couronne, les revendicatrices cherchent à diviser en plusieurs revendications ce qu’elle considère comme une seule revendication, de sorte que les revendicatrices pourraient avoir droit à l’indemnité maximale pour chacune des revendications. Si on permettait aux revendicatrices de présenter plusieurs revendications dans le cadre de la même instance, l’indemnisation totale demandée dépasserait la limite prévue par la loi et, par conséquent, le Tribunal n’aurait plus compétence. La Couronne soutient également que, selon l’alinéa 15(4)c) de la LTRP, les revendicatrices ne peuvent pas déposer de revendication si elles cherchent à obtenir une indemnisation supérieure à cent cinquante millions de dollars, et que les amendements proposés devraient être rejetés pour ce motif.

[18] Comme le souligne l’intimé, le Tribunal ne peut être saisi directement d’une revendication. La revendicatrice doit satisfaire à un certain nombre de conditions préalables avant de pouvoir déposer sa revendication auprès du Tribunal, lesquelles sont prévues à l’article 16 de la LTRP :

Dépôt de la revendication auprès du ministre

16 (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication que si elle l’a préalablement déposée auprès du ministre et que celui-ci, selon le cas :

a) l’a avisée par écrit de son refus de négocier le règlement de tout ou partie de la revendication;

b) ne l’a pas avisée par écrit, dans les trois ans suivant la date de dépôt de la revendication, de son acceptation ou de son refus de négocier un tel règlement;

c) a consenti par écrit, à toute étape de la négociation du règlement, à ce que le Tribunal soit saisi de la revendication;

d) l’a avisée par écrit de son acceptation de négocier un tel règlement mais qu’aucun accord définitif n’en a découlé dans les trois ans suivant l’avis.

[19] Ce n’est que si le processus mené par la Direction générale des revendications particulières est infructueux — c’est-à-dire que le ministre ne rend pas de décision dans les trois ans, qu’il n’accepte pas de négocier le règlement des revendications ou que les négociations échouent — que les revendicatrices pourraient saisir le Tribunal de chacune de ces revendications séparément, après quoi le Tribunal serait en mesure de décider si les revendications peuvent être entendues ensemble en vertu du paragraphe 8(2) de la LTRP et si elles sont visées par une seule indemnité maximale en vertu du paragraphe 20(4) de la LTRP. Essentiellement, l’intimé soutient que tant que ce processus n’est pas terminé, le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur les revendications présentées dans la déclaration de revendication réamendée proposée.

[20] L’intimé fait également valoir que les amendements proposés ne sont pas dans l’intérêt de la justice. Cette objection est moins étoffée que celle relative à la compétence, mais semble reposer sensiblement sur le même raisonnement. L’intimé soutient que les amendements proposés auxquels il s’oppose ne visent pas simplement à préciser les revendications figurant dans la déclaration de revendication précédente, mais qu’ils constituent en fait de nouvelles revendications qui soulèvent de nouvelles questions juridiques. Par exemple, la revendication proposée relative aux inondations est basée sur des faits qui étaient déjà exposés dans la déclaration de revendication originale, mais qui n’étaient pas présentés comme faisant partie d’une revendication distincte avec une limite d’indemnisation propre; ces faits étaient plutôt présentés dans la déclaration de revendication originale en lien avec la prise des terres.

[21] La Couronne affirme également que les arguments des revendicatrices relatifs au transfert des droits tréfonciers effectué en vertu de la Convention sur le transfert des ressources naturelles s’écartent sensiblement de ceux présentés dans la déclaration de revendication originale, qu’ils soulèvent une question juridique qui n’a jamais été soumise au ministre et qu’ils devraient être rejetés pour ces motifs. La Couronne affirme que la décision d’accepter les amendements proposés pourrait avoir des répercussions importantes sur les intérêts de la province de l’Alberta, si bien qu’un avis devrait être envoyé à la province conformément à l’article 22 de la LTRP.

V. MODIFICATION DES ACTES DE PROCÉDURE À LA COUR FÉDÉRALE

[22] Comme il a été mentionné, les revendicatrices soutiennent que, puisque le Tribunal n’a aucune règle qui lui est propre quant à l’amendement des actes de procédure, il convient de se reporter à la règle 75 des Règles des CF, qui reprend les conditions énoncées dans la jurisprudence de la Cour fédérale. Les revendicatrices soutiennent que les amendements qu’elles proposent respectent les conditions prescrites. L’intimé ne conteste pas l’application de la règle 75, mais soutient que les conditions ne sont pas remplies.

[23] Les amendements proposés doivent conférer à l’acte de procédure un « caractère viable » en ce sens qu’ils ne seraient pas susceptibles d’être radiés en vertu de la règle 221 des Règles des CF, laquelle est ainsi libellée :

Requête en radiation

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure. Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

[24] Dans la décision Boehringer Ingelheim, la Cour fédérale a indiqué qu’un tribunal n’a pas à évaluer les chances de succès et qu’il ne devrait radier les actes de procédure que s’ils sont [traduction] « voués à l’échec » (au para. 14). La Couronne affirme que les présents amendements proposés sont voués à l’échec pour deux raisons : par ceux-ci, les revendicatrices cherchent à excéder l’indemnité maximale prescrite par la LTRP, et les amendements n’ont pas été déposés auprès du ministre, de sorte que les conditions préalables prévues à l’article 16 de la LTRP ne sont pas remplies. Ces arguments seront examinés plus en détail plus loin dans les présents motifs. Or, pour l’instant, il suffit de dire que les amendements proposés ne sont pas [traduction] « voués à l’échec » : pour déterminer si un acte de procédure est voué à l’échec, le tribunal supposera que les faits allégués sont vrais et décidera ensuite, sur la base de cette présomption, si les faits révèlent une cause d’action valable (Boehringer Ingelheim, au para. 14). En l’espèce, à supposer que les faits allégués soient vrais, les revendications déposées par les revendicatrices s’inscrivent dans le cadre du régime de la LTRP et les faits qui les sous-tendent peuvent être considérés comme des violations de la LTRP. Les amendements proposés sont donc viables.

[25] Selon la décision GE Renewable Energy, le critère à respecter pour modifier un acte de procédure à la Cour fédérale est souple, en ce sens que, règle générale, « une modification peut être autorisée à tout stade d’une action dans le but de déterminer les “véritables questions litigieuses entre les parties” », pourvu que pareille modification ne soit pas contraire aux intérêts de la justice et n’entraîne pas de préjudice pour l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer (au para. 8). En l’espèce, j’envisagerais également d’accorder à l’intimé plus de temps pour répondre aux allégations amendées, ce qui permettrait de remédier au préjudice pouvant découler de l’amendement de la déclaration de revendication.

[26] Dans la décision GE Renewable Energy, la Cour fédérale indique comment déterminer si une modification est contraire aux intérêts de la justice, soit en tenant compte de facteurs tels que 1) le moment auquel est présentée la requête en modification, 2) le fait que les modifications proposées retarderaient l’instruction de l’affaire, 3) la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile de modifier et, 4) le fait que les modifications demandées faciliteront l’examen par la cour du « véritable fond du différend » (au para. 9). La Cour a ajouté que ces facteurs « sont considérés dans leur ensemble et aucun d’entre eux n’est déterminant ».

[27] Les revendicatrices affirment que les amendements proposés aideront à déterminer quelles sont les véritables questions en litige étant donné qu’ils visent, premièrement, à démontrer si les allégations qui ont déjà été présentées dans leurs deux déclarations de revendication antérieures sont fondées et, deuxièmement, à qualifier la nature des violations que l’intimé aurait commises, ce qui aidera le Tribunal à fixer l’indemnité appropriée s’il juge que les allégations sont fondées. Elles affirment également que les amendements proposés ne vont pas à l’encontre des intérêts de la justice parce que la requête est introduite avant les représentations écrites et orales, parce qu’ils ne modifient pas radicalement le fond du différend au point de contraindre la Couronne à changer sa ligne de conduite et parce qu’ils permettent au Tribunal d’examiner le véritable fond du différend. Les revendicatrices admettent qu’il est possible que l’instruction de l’affaire soit retardée étant donné qu’elles prévoient présenter des témoignages d’experts supplémentaires pour tenter de démontrer comment l’indemnité devrait être attribuée dans le contexte de ces revendications multiples — ce qui pourrait amener la Couronne à déposer d’autres rapports en réponse (supplémentaires ou nouveaux) et exiger la tenue d’une autre audience pour la déposition des experts. Or, elles affirment que ce retard ne serait pas [traduction] « notable » en ce sens où il est plus important que les revendicatrices puissent énoncer clairement les allégations et favorisent la recherche de la vérité que promeut le Tribunal.

[28] Comme il a été mentionné précédemment, l’intimé s’oppose aux amendements proposés au motif qu’ils sont contraires aux intérêts de la justice. Il soutient que ces amendements s’écartent considérablement de la revendication originale. Bien que la Couronne reconnaisse que de nombreux faits allégués dans les amendements proposés sont présents dans la déclaration de revendication originale, elle affirme que les revendicatrices utilisent maintenant ces faits — en particulier en ce qui concerne les inondations entre 1900 et 1903 et le transfert des droits tréfonciers en vertu de la Convention sur le transfert des ressources naturelles en 1930 — pour soulever de nouvelles questions de droit. Rien ne justifie de créer de nouvelles questions juridiques à partir de faits déjà allégués. Par ailleurs, accepter ces amendements reviendrait à ne pas respecter le plafond d’indemnisation. La Couronne affirme également que ces nouvelles questions juridiques doivent être soumises au ministre avant d’être examinées par le Tribunal, un argument sur lequel le Tribunal se penchera dans la partie suivante des présents motifs.

[29] Je suis d’accord avec les revendicatrices que ces amendements ne sont pas contraires aux intérêts de la justice. Bien que ces amendements soient présentés plutôt tardivement dans le cadre de l’instance, ils ne sont pas tardifs au point que le temps accordé à la partie adverse pour présenter des arguments ou des éléments de preuve en réponse ne suffise pas à remédier au préjudice qui pourrait en découler. De plus, ces amendements aident effectivement le Tribunal à comprendre — et donc à déterminer — le véritable fond du différend. Enfin, ces amendements n’obligeront pas la Couronne à changer sa ligne de conduite. Depuis le début, l’intimé soutient que la RI no 123A n’était pas une « réserve indienne » au sens de la Loi sur les Indiens, ce qui signifie que, même s’il admet que les revendicatrices avaient un certain intérêt dans les terres parce qu’elles en faisaient un usage régulier, il ne s’agit pas d’un intérêt pouvant étayer la revendication en l’espèce. Les amendements proposés n’ont aucune incidence sur cette thèse.

[30] Par conséquent, les conditions prévues à la règle 75 des Règles des CF en ce qui concerne la modification des actes de procédures sont remplies.

VI. LES AMENDEMENTS PROPOSÉS DOIVENT-ILS ÊTRE RENVOYÉS AU MINISTRE?

[31] La Couronne soutient que les amendements proposés représentent un écart si radical par rapport à la revendication originale des revendicatrices qu’ils doivent être renvoyés au ministre pour qu’il les évalue au regard de la Politique sur les revendications particulières, conformément à l’article 16 de la LTRP. Selon la Couronne, ces revendications, dans leur version modifiée, ne relèvent plus de la compétence du Tribunal parce qu’elles ne répondent pas aux conditions préalables énoncées à l’article 16.

[32] Il convient de souligner que, conformément à ses règles de procédure, le Tribunal n’a pas vu les documents qui ont été présentés au ministre étant donné que ceux-ci sont protégés par le privilège relatif aux règlements.

[33] L’ancien président du Tribunal, l’honorable Harry Slade, s’est penché sur une situation très similaire dans l’affaire Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12 [Halalt]. Dans cette affaire, la Première Nation avait cherché à amender sa déclaration de revendication pour présenter de nouvelles allégations fondées sur des faits identiques à ceux qu’elle avait déjà exposés dans sa déclaration de revendication originale. La Couronne s’était opposée aux amendements essentiellement pour les mêmes motifs que ceux invoqués par la Couronne en l’espèce, à savoir que le Tribunal n’avait pas compétence au titre de l’article 16 de la LTRP parce que les amendements proposés n’avaient pas été soumis au ministre dans le cadre du processus des revendications particulières.

[34] Le juge Slade a fait observer que, en tant que tribunal indépendant doté « [d]es attributions d’une cour supérieure d’archives » et ayant le pouvoir d’établir ses propres règles pour régir ses pratiques et ses procédures, le Tribunal n’a pas le pouvoir, selon la loi, « de limiter les éléments de preuve qui peuvent être présentés ou d’empêcher la présentation d’allégations de fait » (aux para. 42-47, les articles 12 et 13 de la LTRP étant cités aux para. 45-46). Au paragraphe 56 de ses motifs, le juge Slade a également reconnu les difficultés importantes auxquelles un revendicateur serait confronté si une revendication amendée était renvoyée au ministre :

Si, comme l’affirme la défenderesse, en raison d’une allégation soulevée par la revendicatrice devant le Tribunal, mais non devant le ministre, le Tribunal est privé de sa compétence, la perte de temps et d’argent associée à la présentation de la revendication serait contraire aux objets de la LTRP. Pour éviter une telle situation, la revendicatrice devrait faire le choix difficile soit de saisir le Tribunal de la revendication dans des conditions où les questions ayant trait à la conduite de la défenderesse, à la preuve pertinente et au droit applicable pourraient ne pas être exposées de manière complète, soit de risquer de ne pas pouvoir le faire plus tard.

[35] Soulignant que la LTRP est de nature réparatrice et qu’elle « vis[e] les Indiens », selon les termes employés dans l’arrêt Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29 à la p. 36, 144 DLR (3d) 193, le juge Slade a conclu que la LTRP doit être « interprétée de manière large et libérale, en tenant compte de son objet et en y donnant effet » (au para. 63). Il a conclu, au paragraphe 76 de ses motifs, que donner à l’article 16 de la LTRP une interprétation selon laquelle toute revendication amendée doit être renvoyée au ministre pour examen ne violerait pas seulement les principes d’interprétation des lois, mais serait contraire à l’initiative de rapprochement, qui est un des aspects essentiels de la mission du Tribunal. En conséquence, il a jugé que le mot « revendication » à l’article 16 « s’entend de toutes les revendications fondées essentiellement sur les mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication est fondée, telle qu’elle a été présentée au ministre en vertu de la Politique et au Tribunal en vertu de la LTRP » (au para. 77).

[36] Le raisonnement du juge Slade est directement applicable à la présente revendication : la thèse sur laquelle est fondée la revendication a changé d’une déclaration de revendication à l’autre, mais les faits qui sous-tendent la revendication n’ont pas changé. Les revendicatrices doivent encore établir les faits et les allégations qui en découlent — ce qu’elles n’ont pas encore fait — et la Couronne a eu, et aura, la possibilité de répondre à la fois aux faits eux-mêmes et à la nouvelle thèse.

[37] Par conséquent, je conclus que la Couronne n’a pas invoqué de motif valable pour justifier un examen par le ministre et que le Tribunal a compétence pour autoriser les amendements proposés.

VII. REVENDICATIONS DISTINCTES ET RÉUNION DES REVENDICATIONS EN VERTU DE LA LTRP

[38] L’intimé fait valoir que, conformément à la LTRP et aux Règles du TRP, une déclaration de revendication ne peut pas contenir plusieurs revendications. Il affirme que, selon le paragraphe 20(4) de la LTRP, sont considérées comme une seule revendication les revendications particulières présentées par le même revendicateur et fondées essentiellement sur les mêmes faits (réponse à la demande, aux para. 32-33). Il appartient ensuite au président du Tribunal d’ordonner que ces revendications soient entendues ensemble en vertu du paragraphe 8(2) de la LTRP. Une fois réunies, les revendications sont considérées comme une seule revendication en ce qui concerne l’indemnité maximale prévue à l’alinéa 20(1)b) de la LTRP.

[39] Un examen des dispositions de la LTRP ne permettra pas d’arriver à pareille interprétation de manière évidente et manifeste. De plus, il est prématuré d’émettre des hypothèses sur l’application des dispositions de la LTRP en matière d’indemnisation tant que le bien-fondé n’est pas établi.

[40] Le paragraphe 8(2) de la LTRP est libellé ainsi :

Pouvoirs du président

(2) Il peut en outre, à la demande de toute partie :

a) ordonner que certaines revendications particulières soient entendues ensemble ou de façon consécutive parce qu’elles ont en commun certains points de droit ou de fait;

b) décider si la revendication particulière et toute autre revendication particulière sont visées par une seule indemnité maximale au titre du paragraphe 20(4);

c) ordonner que certaines revendications particulières soient tranchées ensemble parce qu’elles pourraient donner lieu à des décisions incompatibles ou parce qu’elles sont visées par une seule indemnité maximale au titre de ce paragraphe.

[41] Le paragraphe 20(4) de la LTRP est rédigé de la manière suivante :

Indemnité maximale unique pour les revendications connexes

(4) Pour l’application de l’alinéa (1)b), sont considérées comme une seule revendication :

a) les revendications particulières présentées par le même revendicateur et fondées essentiellement sur les mêmes faits;

b) les revendications particulières présentées par des revendicateurs différents, fondées essentiellement sur les mêmes faits et portant sur les mêmes éléments d’actif.

[42] L’alinéa 20(1)b) de la LTRP est libellé ainsi :

Conditions et limites à l’égard des décisions sur l’indemnité

20(1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[…]

b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars; […]

[43] La différence la plus flagrante entre ces trois dispositions est le caractère discrétionnaire du paragraphe 8(2) et le caractère non discrétionnaire du paragraphe 20(4) et de l’alinéa 20(1)b). Suivant le paragraphe 8(2), le président peut ordonner que certaines revendications soient entendues ensemble ou décider si des revendications sont visées par une seule indemnité maximale; la décision relève de sa discrétion. Cela signifie que, dans certains contextes du moins, des revendications peuvent être entendues ensemble par le Tribunal et ne pas être visées par une seule indemnité maximale.

[44] Le paragraphe 20(4) n’est pas de nature discrétionnaire : il prévoit que, si les revendications sont présentées par le même revendicateur et qu’elles sont fondées essentiellement sur les mêmes faits, le Tribunal doit considérer celles-ci comme une seule revendication. Je ne suis pas en désaccord avec l’intimé sur l’interprétation de ce paragraphe, mais il n’est pas manifeste et évident que celle-ci s’applique aux amendements proposés par les revendicatrices. Bien que je ne me sois pas prononcé sur les allégations des revendicatrices, ces dernières ont établi à première vue que leurs revendications sont fondées sur des faits qui sont suffisamment distincts pour que l’on puisse affirmer que le paragraphe 20(4) ne s’applique pas, à savoir que différentes parties de la RI no 123A auraient été prises illégalement, et ce, à des moments différents sur une période de plus d’un demi-siècle. De plus, les revendicatrices allèguent qu’il y a eu prise de différents droits de propriété à différents moments, les droits de surface et les droits tréfonciers ayant été aliénés séparément et par différentes décisions de la Couronne.

[45] L’alinéa 20(1)b) n’est pas non plus de nature discrétionnaire : lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière dont le bien-fondé est établi, le Tribunal ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars. Toutefois, comme le paragraphe 8(2) semble envisager la possibilité que plusieurs revendications soient présentées dans le cadre d’une seule déclaration de revendication, il n’est pas clair et non équivoque que l’alinéa 20(1)b) s’applique : si le contexte est approprié et que le Tribunal entend plusieurs revendications dans le cadre d’une même instance, l’indemnité maximale prévue à l’alinéa 20(1)b) pourrait s’appliquer à chaque revendication individuellement, et non à l’instance dans son ensemble.

[46] Je ne suis pas disposé à trancher ces questions à ce stade et je ne dois pas le faire; l’application des dispositions de la LTRP en matière d’indemnisation est tributaire du contenu de la décision sur le bien-fondé rendue par le Tribunal, le cas échéant. Par exemple, dans le cadre de la présente revendication, la question de savoir si la RI no 123A était une réserve indienne au sens de la Loi sur les Indiens sera au cœur de la décision relative au bien-fondé. En effet, la Couronne a admis que les revendicatrices avaient un intérêt dans les terres parce qu’elles en faisaient un usage régulier, mais elle affirme que les terres ne constituaient pas une réserve indienne au sens de la Loi sur les Indiens. Les revendicatrices affirment que la RI no 123A était une réserve indienne au sens de la Loi sur les Indiens, et demandent une indemnité à ce titre. Sans trancher cette question, et d’autres qui en découlent, il est impossible de dire laquelle des dispositions de la LTRP relatives à l’indemnisation s’applique, parce qu’il est impossible de dire lesquelles des revendications sont fondées, si tant est qu’elles le soient.

[47] Ce n’est pas le moment de statuer sur le bien-fondé des revendications. Ce n’est donc pas le moment non plus de déterminer si l’alinéa 20(1)b) s’applique à chacune des revendications figurant dans la déclaration de revendication réamendée proposée, ou à la déclaration de revendication réamendée proposée dans son ensemble. Le Tribunal sera dûment saisi de ces questions à l’audience consacrée aux représentations orales, au cours de laquelle les revendicatrices et l’intimé auront l’occasion de défendre leur interprétation des dispositions de la LTRP relatives au bien-fondé et la manière dont cette interprétation touchera l’application des dispositions de la LTRP relatives à l’indemnisation.

VIII. LES AMENDEMENTS PROPOSÉS SONT-ILS CONTRAIRES AUX INTÉRÊTS DE LA JUSTICE?

[48] Comme il a été mentionné, les allégations de la Couronne selon lesquelles les amendements proposés sont contraires aux intérêts de la justice sont moins détaillées que les allégations qu’elle a présentées portant que le Tribunal n’a pas compétence. Or, les questions relatives aux intérêts de la justice sont étroitement liées aux questions relatives à la compétence.

[49] La Couronne fait valoir que les amendements proposés contestés ne visent pas à apporter des précisions à des revendications existantes, mais qu’ils constituent plutôt de nouvelles revendications. Par conséquent, elle soutient que la déclaration de revendication réamendée proposée [traduction] « contrevient à la [LTRP] et [est] contraire aux intérêts de la justice » (réponse à la demande, au para. 37).

[50] Sans même trancher la question qui sera dûment soumise au Tribunal dans le cadre de l’audience consacrée aux représentations orales, je peux constater des similitudes importantes entre la demande d’indemnisation qui figure dans la déclaration de revendication amendée et celle qui se trouve dans la déclaration de revendication réamendée proposée.

[51] De plus, le préambule de la LTRP précise qu’il est « dans l’intérêt de tous les Canadiens que soient réglées les revendications particulières des Premières Nations », et que, « compte tenu de la nature particulière de ces revendications », le Tribunal lui-même a été constitué pour « statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais ». Il semblerait donc qu’il est dans l’intérêt de la justice de trancher les revendications particulières de manière efficace, équitable et définitive.

[52] Refuser ces amendements ne favoriserait ni l’efficacité ni la justice. L’objection est donc rejetée pour ce motif.

IX. OBLIGATIONS EN MATIÈRE DE PRODUCTION DE DOCUMENTS

[53] Les revendicatrices affirment que la raison pour laquelle elles proposent ces amendements à ce stade de l’instance repose en partie sur la découverte relativement récente de plus de 100 lettres patentes (ainsi que d’autres documents) qui, selon elles, montrent exactement de quelle manière la Couronne a aliéné la RI no 123A et qui témoignent du fait que l’aliénation de la réserve s’est faite de manière graduelle et sur une longue période. Selon les revendicatrices, chaque lettre patente représente une prise illégale distincte — et donc une revendication distincte — et ce sont ces lettres patentes qui expliquent en grande partie l’accroissement considérable du nombre de revendications.

[54] Les revendicatrices affirment avoir découvert ces faits à l’automne 2023 et se plaignent du fait que l’intimé n’a pas communiqué de copies des lettres patentes, surtout que celles-ci ont été créées par l’intimé et qu’elles sont en sa possession, sous son autorité et sous sa garde.

[55] L’intimé soutient que, pour que des documents soient communiqués, l’alinéa 57a) des Règles du TRP, qui régit la communication des documents devant le Tribunal, prévoit qu’une partie doit en faire la demande, ce que les revendicatrices n’ont pas fait. L’article 57 est libellé ainsi :

Demande

57 Une partie peut présenter une demande pour que lui soit communiqué :

a) tout document ou renseignement, ou catégorie de documents ou renseignements, pertinent à l’instance qui est en la possession, sous l’autorité ou sous la garde d’une autre partie;

[56] Il convient de souligner que les revendicatrices ne cherchent pas à pénaliser l’intimé pour ne pas avoir communiqué des documents, et qu’elles n’allèguent pas non plus qu’une faute a été commise. Elles semblent plutôt vouloir expliquer pourquoi elles ont présenté leur demande au moment où elles l’ont fait.

[57] J’aurais tendance à être d’accord avec l’intimé sur le fait que, pour que des documents soient communiqués devant le Tribunal, le revendicateur doit en faire la demande, conformément aux Règles du TRP. Je reconnais également que l’intimé n’a aucunement fait preuve de mauvaise foi et qu’il n’a pas non plus manqué à ses obligations en droit ou en equity.

[58] Néanmoins, je crois qu’il est raisonnable que le Tribunal ait des attentes supérieures envers la Couronne en matière de communication, et que la Couronne suive, de manière générale, une ligne de conduite plus proactive en matière de communication que ce que les Règles du TRP exigent. Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245, les obligations minimales inhérentes aux relations fiduciaires sui generis entre la Couronne et les peuples autochtones au Canada ont été décrites de cette manière : « [L]oyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et devoir d’agir [par la Couronne] de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation » (italiques ajoutés; au para. 94). Cette norme minimale s’applique même dans le cadre d’un litige entre le fiduciaire et un bénéficiaire.

[59] Pour être tout à fait clair, je ne suggère aucunement qu’il y aurait eu violation d’une obligation quelconque en droit ou en equity dans le cadre de la présente revendication. À l’avenir, toutefois, dans le cadre de toutes les revendications dont le Tribunal sera saisi, je m’attends à ce que la Couronne soit plus proactive en matière de communication, et ce, par souci de respect de l’obligation de fiduciaire sui generis et de l’objectif de rapprochement. L’objectif du Tribunal consistant à promouvoir la recherche de la vérité est compromis lorsque la communication n’est pas proactive, et la justice exige que le Tribunal comprenne toutes les circonstances propres à une revendication donnée.

X. CONCLUSION

[60] Les sous-questions soulevées par la présente demande ont été précédemment énoncées ainsi :

  1. Quel est le critère à respecter pour amender une déclaration de revendication? Est-il respecté en l’espèce?

  2. Faut-il renvoyer de tels amendements au ministre pour qu’ils soient évalués au regard de la Politique sur les revendications particulières?

  3. Les revendicatrices doivent-elles présenter de nouveau leurs revendications séparément pour ensuite demander à ce que celles-ci soient entendues ensemble en vertu du paragraphe 8(2) de la LTRP?

  4. Serait-il contraire aux intérêts de la justice d’accepter les amendements proposés par les revendicatrices?

[61] Pour répondre à la première question, la règle 75 des Règles de la CF, ainsi que la jurisprudence connexe, énonce le critère à respecter pour amender une déclaration de revendication devant le Tribunal et, dans le contexte de la demande des revendicatrices, le critère est respecté.

[62] Le Tribunal répond par la négative aux autres questions.

[63] Par conséquent, la demande des revendicatrices est accueillie. Le greffe organisera une conférence de gestion d’instance dans les meilleurs délais pour discuter du temps dont l’intimé aura besoin pour répondre aux allégations réamendées, de la nécessité d’envoyer à la province de l’Alberta un avis conformément à l’article 22 de la LTRP, et de toute autre question découlant de la présente demande.

TODD DUCHARME

L’honorable Todd Ducharme

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20240904

No de dossier : SCT-6002-20

OTTAWA (ONTARIO), le 4 septembre 2024

En présence de l’honorable Todd Ducharme

ENTRE :

NATION CRIE D’ONION LAKE, PREMIÈRES NATIONS DE COLD LAKE, PREMIÈRE NATION DE FROG LAKE ET NATION CRIE DE KEHEWIN (collectivement les « PREMIÈRES NATIONS DE l’AGENCE D’ONION LAKE »)

Revendicatrices (demanderesses)

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé (défendeur)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats des revendicatrices (demanderesses) NATION CRIE D’ONION LAKE, PREMIÈRES NATIONS DE COLD LAKE, PREMIÈRE NATION DE FROG LAKE ET NATION CRIE DE KEHEWIN (collectivement les « PREMIÈRES NATIONS DE l’AGENCE D’ONION LAKE »)

Représentées par Me Aron Taylor et Me Garrett Lafferty

Maurice Law Barristers & Solicitors

ET AUX :

Avocats de l’intimé

Représenté par Me Dalal Mouallem, Me Matthew Chao et Me Emma Gozdzik

Ministère de la Justice

 

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