No DE DOSSIER : SCT-2003-13
RÉFÉRENCE : 2024 TRPC 7
DATE : 20240916
TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES
SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL
ENTRE :
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LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM
Revendicatrice
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Me Jameela Jeeroburkhan et Me Joëlle Perron-Thibodeau, pour la revendicatrice
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– et –
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SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA
Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones
Intimé
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Me Josianne Philippe et Me Stéphanie Dépeault, pour l’intimé
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ENTENDUE : Le 29 novembre 2023
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MOTIFS SUR LA DEMANDE
L’honorable Danie Roy
Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.
Jurisprudence :
Les Innus de Uashat mak Mani-Utenam c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2020 TRPC 3; Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3; Nation Tsleil-Waututh c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 11; Nation crie d’Enoch c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2022 TRPC 2; Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12; PG du Canada c Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 RCS 735, 115 DLR (3d) 1; Operation Dismantle c R, [1985] 1 RCS 441, 18 DLR (4th) 481; Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959, 74 DLR (4th) 321; Première Nation de Doig River et Premières Nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 2; Bande Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 8; Première Nation d’ʔAkisq̓nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2020 TRPC 1; Première Nation de Doig River et Premières Nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 5; Bande de Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2023 TRPC 4; Bande indienne Metlakatla c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2022 TRPC 6; Ellard v Millar, [1930] SCR 319; Jean-Paul Beaudry ltée c 4013964 Canada inc, 2013 QCCA 792; Srougi c Lufthansa German Airlines, [2003] RJQ 1757 (CA), 2003 CarswellQue 1531; Doyon c Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec, 2007 QCCA 542; Bryant c Benjamin, 2023 QCCA 1021.
Lois et règlements cités :
Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, r 3, 5, 10.
Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, arts 14, 17, 35.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, r 221.
Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991, arts 2848, 2866.
Doctrine cité :
Léo Ducharme, Précis de la preuve, 6e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 2005.
Sommaire :
Amendement — Déclaration de revendication amendée — Radiation — Scission d'instance — Ordonnance de scission d’instance — Pertes — Pertes susceptibles d'être compensées — Indemnisation — Chose jugée — Dispositif final — Motifs sous-jacents au dispositif final
Un jugement final sur le bien-fondé de la revendication a été rendu le 21 février 2020. Dans ce dernier, et conformément à l’ordonnance de scission d’instance, le Tribunal a statué sur l’existence de manquements de l’intimé ayant engendré des pertes susceptibles d’être compensées par le Tribunal, mais n’a pas abordé la question de l’évaluation des pertes.
Le 31 mars 2023, la revendicatrice a déposé une déclaration de revendication amendée, détaillant les pertes résultant des manquements établis, ainsi que détaillant l’indemnisation demandée. Les amendements incluent une demande d’indemnisation pour des lots qui n’étaient ni inclus à la réserve de 1906, ni cédés en 1925, ni acquis en échange lors de la cession de 1925, mais sur lesquels certains Innus détenaient des maisons et pour lesquels la possibilité d’un achat et rajout à la réserve s’est éteinte avec la cession-échange de 1925.
L’intimé a déposé une demande en radiation partielle de la déclaration de revendication amendée ainsi que l’inadmissibilité de la preuve y afférente en invoquant que certains amendements étaient contraires à l’ordonnance de scission, aux actes de procédure antérieurs, ainsi qu’au jugement final et au principe de la chose jugée.
À la source du litige devant le Tribunal se trouvait un désaccord entre les parties sur le sens à donner au libellé de l’ordonnance de scission. La revendicatrice estimait que l’étape du bien-fondé servait à déterminer les manquements attribuables à l’intimé et n’exigeait pas la démonstration exhaustive des pertes, sinon uniquement qu’ils étaient susceptibles de causer des pertes à la revendicatrice. L’intimé estimait que l’étape du bien-fondé servait à établir les manquements attribuables à l’intimé ainsi que toutes les pertes qui en découlaient, la deuxième étape du litige ne servant qu’à les quantifier. Ainsi, de l’avis de l’intimé, les pertes n’ayant pas été déclarées par le Tribunal dans le dispositif final du jugement ne pourraient être compensées par le Tribunal lors de l’étape de l’indemnisation, en raison du principe de la chose jugée.
Le Tribunal a conclu que les amendements à la déclaration de revendication n’étaient ni contraires à l’ordonnance de scission ni aux actes de procédure antérieurs. Le Tribunal a par ailleurs conclu qu’il n’est ni évident ni manifeste que le principe de la chose jugée s’appliquait à la question des pertes de manière à interdire à la revendicatrice de faire ses arguments sur les pertes à l’étape de l’indemnisation. Au contraire, le Tribunal est d’avis que si la doctrine de la chose jugée s’applique, elle le fait tout autant à l’égard du dispositif final que des motifs sous-jacents. Puisque le Tribunal, dans son jugement final sur le bien-fondé, avait tranché sur l’existence d’un manquement relatif au défaut de racheter certains lots où se trouvaient des maisons appartenant aux Innus, les pertes y afférentes doivent évidemment être déterminées lors du calcul des pertes, à la deuxième étape du litige. Cela concorde par ailleurs avec le rôle et le mandat de nature réparatrice du Tribunal qui vise à offrir une audience complète et équitable aux Premières Nations qui s’y présentent, afin de leur permettre d’obtenir justice de manière efficace, efficiente et en temps opportun.
TABLE DES MATIÈRES
B. La position de la revendicatrice
III. ÉNONCÉ DES FAITS PERTINENTS
A. L’objectif de nature réparatrice de la LTRP
1. Les ordonnances de scission d’instance devant le Tribunal
C. Est-ce que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires au jugement final?
1. La question de la portée du litige dans le jugement final
2. L’absence de déclaration de pertes au dispositif final du jugement
3. Conclusion sur le principe de la chose jugée et le jugement final
I. APERÇU
[1] Le 14 février 2014, la revendicatrice a déposé une déclaration de revendication devant le Tribunal. Le 14 juillet 2014, l’intimé a déposé sa réponse.
[2] Par l’entremise d’une ordonnance de scission d’instance émise le 30 octobre 2014 par le Tribunal, le dossier a été scindé en deux étapes, dans un premier temps celle du bien-fondé et dans un second temps celle de l’indemnisation, tel que le permet la règle 10 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 [Règles du Tribunal].
[3] Le 21 février 2020, le Tribunal a rendu sa décision sur le bien-fondé de la revendication (« jugement final »
). La question du processus de création de la réserve en 1906 ayant été expressément exclu, le jugement final a tranché sur les manquements aux obligations de la Couronne fédérale, à titre de fiduciaire, dans l’administration et la surveillance des terres de la réserve de Uashat, à partir de la création de la réserve en 1906 jusqu’à la cession de la plupart des lots de cette réserve en 1925.
[4] Le jugement final du Tribunal a statué sur l’existence des manquements ayant engendré des « pertes susceptibles d’être compensées par le Tribunal »
, conformément à l’ordonnance de scission, mais n’a pas abordé la question d’évaluation des pertes, laissant la question à déterminer lors de la deuxième étape.
[5] Le 31 mars 2023, la revendicatrice a déposé une déclaration de revendication amendée. Elle y a entre autres ajouté une section (« G »
) aux paragraphes 54a à 54aaa, détaillant les pertes subies et leur indemnisation, et a modifié certaines des conclusions demandées au paragraphe 98 pour mieux refléter le détail des indemnités réclamées.
[6] Dans la nouvelle section « G »
, sous-section « iii. Autres Lots Perdus »
, la revendicatrice réclame des pertes de terres et d’usage en lien avec les lots 1, 2, 3, 4 et 7 du rang 1 du village de Sept-Îles, et réclame la valeur des pertes de terres et d’usage associées qui en découlent.
[7] L’intimé ne s’objecte pas à la déclaration de revendication amendée sauf pour la sous-section « iii. Autres Lots Perdus »
.
[8] Le 23 octobre 2023, l’intimé a déposé un avis de demande (la « demande »
) en radiation des paragraphes 54aa à 54yy et des sous-paragraphes 98ii d, e et f des conclusions de la déclaration de revendication amendée, de même qu’une déclaration de l’inadmissibilité de la preuve y afférente. L’intimé s’oppose à tout paragraphe dans la déclaration de revendication amendée qui réclame une indemnisation pour la perte de lots qui ne faisaient pas partie de la réserve de 1906 ou au moment de la cession de 1925, ce que la revendicatrice nomme les « Autres Lots Perdus »
et que l’intimé qualifie de « Nouveaux Lots »
.
II. POSITION DES PARTIES
A. La position de l’intimé
[9] L’intimé argumente que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires à l’autorité de la chose jugée et à l’ordonnance de scission; que les amendements divergent des actes de procédure antérieurs et sont étrangers à la présente revendication; et que la preuve qui les sous-tend est inadmissible car elle réfute la présomption de l’autorité de la chose jugée.
[10] En effet, l’intimé est d’avis que l’ordonnance de scission est claire. En vertu de cette dernière, le Tribunal était appelé à déterminer l’existence des manquements et des pertes susceptibles d’être compensées lors de la première étape, et à déterminer uniquement le montant des pertes (quantum) lors de la deuxième étape.
[11] Il argumente par ailleurs que les conclusions du jugement final identifient clairement les manquements de la Couronne à son obligation de fiduciaire et prévoient expressément quelles pertes sont susceptibles d’être compensées en lien avec ces manquements. L’intimé plaide que les conclusions de ce jugement revêtent un caractère définitif quant à la détermination des manquements de la part de l’intimé ainsi que des pertes devant être compensées. La liste des pertes devant être compensées se limiterait donc aux lots de la réserve de 1906 vendus illégalement ainsi qu’aux lots de la réserve cédés en 1925, puisque le Tribunal n’a déclaré aucune perte pour des lots situés à l’extérieur de la réserve.
[12] L’intimé soumet que les lots en question sont des « Nouveaux Lots »
, qui constituent une nouvelle cause d’action, sur lesquels la revendicatrice ne peut réclamer des pertes compte tenu de l’autorité de la chose jugée et de l’ordonnance de scission. En effet, il soulève que les « Autres Lots Perdus »
mentionnés dans les amendements à la déclaration de revendication ne sont ni des lots de la réserve de 1906, ni des lots vendus de cette même réserve, ni les lots cédés en 1925, ni les lots acquis en échange lors de la cession de 1925, et qu’aucune perte n’était réclamée pour ces lots lors de la première étape, raison pour laquelle le Tribunal ne les a pas inclus dans la liste des lots devant être compensés dans le dispositif final du jugement. Ainsi, ces réclamations sont « nouvelles »
, étrangères à la présente revendication, et auraient dû être réclamées par la revendicatrice, débattues par les parties et tranchées par le Tribunal lors de la première étape.
[13] Selon l’intimé, les questions relatives à l’acquisition, par achat ou autrement, des « Nouveaux Lots »
pour en faire une réserve ou pour les ajouter à la réserve existante sont clairement exclues de la présente revendication, tant par l’intimé que par le jugement final lui-même.
[14] L’intimé plaide finalement que la revendicatrice a réservé ses droits quant au processus de création de la réserve, et qu’il demeure donc possible pour elle de demander compensation pour les pertes associées à la perte des nouveaux lots dans le cadre de la revendication concernant le processus de création de la réserve.
B. La position de la revendicatrice
[15] La revendicatrice demande pour sa part au Tribunal de rejeter la demande en radiation partielle de l’intimé en date du 23 octobre 2023, car elle serait mal fondée en droit et en fait.
[16] Elle plaide que ni l’ordonnance de scission du 30 octobre 2014, ni le jugement final du 21 février 2020, ni la jurisprudence de ce Tribunal ne l’empêchent de réclamer à l’étape de l’indemnisation une compensation pour l’ensemble des pertes qui découlent des manquements identifiés dans le jugement final sur le bien-fondé de la revendication.
[17] Au contraire, elle soulève avoir demandé la modification du libellé de l’ordonnance de scission précisément pour concentrer son attention à l’étape du bien-fondé sur la détermination des manquements de l’intimé et non sur les pertes. À son avis, l’étape de l’indemnisation a précisément pour objet la détermination de l’ensemble des pertes afin d’adéquatement calculer l’indemnisation due à la Première Nation. Elle a d’ailleurs pris la peine dans ses divers actes de procédure antérieurs de confirmer cette interprétation, ainsi que d’utiliser les termes « comprennent »
ou « notamment »
lorsqu’elle mentionnait les pertes ayant découlé des manquements allégués, termes d’ailleurs repris par le Tribunal dans le dispositif du jugement final.
[18] Elle affirme qu’elle n’était pas tenue à plaider l’entièreté de ses pertes à l’étape du bien-fondé, et que les pertes visées par les amendements à sa déclaration de revendication découlent causalement des motifs du jugement final sur le bien-fondé. Elles ne contredisent pas le jugement sur le bien-fondé et ne sont pas fondées sur une nouvelle cause d’action, mais permettront à la revendicatrice de recevoir une compensation complète et équitable pour les manquements déterminés dans le jugement final sur le bien-fondé.
[19] En effet, selon la revendicatrice, le défaut d’avoir acheté lors de la cession-échange de 1925 les lots que les Innus de Uashat mak Mani-Utenam (les « Innus »
ou les « Innus de Uashat »
) occupaient déjà et où se situaient leurs maisons depuis longtemps n’est pas une question « nouvelle »
ni étrangère à la présente revendication. Au contraire, c’est une question sur laquelle le Tribunal s’est penché précisément et sur laquelle il a statué clairement. À ce titre, le Tribunal a déterminé que le déménagement non consenti des maisons des Innus sur le lot 5 du rang 1 et le manque d’information sur les alternatives au déménagement constituaient des manquements qui ont contribué à vicier le consentement des Innus et contribué à l’illégalité de la cession. Le Tribunal a par ailleurs estimé que la conduite de la Couronne, si elle avait été dans le meilleur intérêt des Innus, aurait été d’acheter les lots qu’ils occupaient au moment du déménagement pour les rajouter à la réserve.
[20] La revendicatrice argumente que les pertes alléguées aux paragraphes 54aa à 54yy pour lesquelles une indemnisation est réclamée ne contreviennent pas à l’autorité de la chose jugée puisqu’aucun élément du dispositif ou du jugement final lui-même n’est remis en cause.
[21] Plutôt, elle souligne que ces propos du Tribunal quant aux lots que les Innus occupaient erronément portent directement sur les questions en litige, soit les manquements de l’intimé dans l’administration de la réserve de 1906 et la cession de 1925 qui ont occasionné des pertes susceptibles d’être compensées. Il ne s’agit pas de commentaires accessoires. Ces conclusions du Tribunal sont indissociablement liées au dispositif et, par conséquent, bénéficient aussi de l’autorité de la chose jugée.
[22] Enfin, la revendicatrice souligne que l’article 35 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP] milite en faveur d’une compensation complète des revendications particulières qui n’exclut pas de pertes causalement liées aux manquements déterminés par le Tribunal lors de la première étape du litige.
[23] Si le Tribunal en venait à décider d’accorder la présente demande, la revendicatrice demande au Tribunal de protéger son droit de recours quant aux « Autres Lots Perdus »
et quant à leur perte lors du déménagement et de la cession qui font l’objet de la présente revendication, puisqu’elle estime que, contrairement à ce que plaide l’intimé, ce droit de recours n’est pas protégé actuellement.
III. ÉNONCÉ DES FAITS PERTINENTS
[24] Pour mieux saisir l’enjeu qui nous occupe et les lots faisant débat, il vaut la peine de faire un bref retour sur le processus de création ainsi que l’administration de la réserve de 1906 jusqu’à la cession-échange de 1925.
[25] Vers la fin du XIXe siècle, l’arrivée d’un nombre grandissant de colons dans la région de la baie de Sept-Îles pousse les Innus de Uashat à demander la création d’une réserve afin de protéger les terres qu’ils occupent depuis longtemps autour de la chapelle et du poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et sur lesquelles sont installées leurs maisons.
[26] Cette demande sera renouvelée à trois reprises avant que finalement une réserve ne soit créée en 1906, produit d’une entente tripartite entre le Département des Affaires Indiennes (« DAI »
), le révérend père Boyer de la Mission de Sept-Îles et le Département des Forêts et Terres du Québec (Les Innus de Uashat mak Mani-Utenam c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2020 TRPC 3 au para. 173 [Uashat 2020]).
[27] Elle sera constituée des lots 5-2 du rang 1 et des lots 25–35, 52–62, 111–121, 138–148 et 492 du rang 2 du village de Sept-Îles. Malgré les demandes des Innus de conserver les lots 1, 2, 3, 4 et 5 du rang 1 où sont érigées la plupart de leurs maisons, le seul lot du rang 1 qui sera inclus à la réserve est le lot 5-2, car les autres lots sont la propriété de tiers (Uashat 2020 aux para. 109, 173, 187–88).
[28] L’entente prévoit déjà que 14 maisons appartenant à des Innus devront être déménagés sur la réserve aux frais du DAI, puisqu’elles sont situées sur des los détenus par des colons eurocanadiens (Uashat 2020 au para. 179). Un budget est proposé et subséquemment approuvé pour ce faire (Uashat 2020 aux para. 178–80).
[29] En effet, à ce stade, l’option d’achat des lots près de la chapelle appartenant à des colons eurocanadiens, bien que possible, a été rejetée par le comptable du DAI qui la juge non nécessaire puisque « I think it poor policy to purchase land from white people for Indians »
et « I would recommend that it might be allowed to rest for the present »
(Uashat 2020 aux para. 150–56).
[30] La figure 1.6 ci-dessous représente la réserve de 1906, tel que surlignée en orange (compendium corrigé de l’intimé, onglet 10) :
[31] Or, l’intimé tarde à procéder à un arpentage distinct pour la nouvelle réserve, ne balise pas clairement les limites de la réserve sur le terrain et ne prend aucune mesure pour racheter le lot 5-1 du rang 1, voisin de la chapelle où sont situées quelques maisons innues (communément appelé le « lot Ross »
) ou pour déménager les maisons des Innus tel que prévu. Il en résulte une confusion au sein des populations innue et eurocanadienne quant à l’emplacement et les limites de la réserve de 1906 (Uashat 2020 aux para. 220–27, 471).
[32] Sans revenir sur tous les détails, il y a lieu de rappeler ce qu’a établi le jugement final sur cette question :
Force est donc de constater que, quatre ans après la création de la réserve de Uashat, plusieurs éléments centraux demeurent en suspens, dont notamment l’achat du Lot Ross, la question du déménagement des maisons des Innus situées hors réserve sur les lots de cette dernière et les démarches pour arpenter et démarquer les limites de la nouvelle réserve. Aucun montant du budget de 1 500 $ n’a été dépensé.
[…]
Au fil du temps, une certaine confusion semble s’installer quant à la dimension et à l’emplacement de la réserve.
[…]
En fait, selon les experts entendus par le Tribunal, il semble régner une confusion au sein des populations innue et eurocanadienne quant à l’emplacement et aux limites de la réserve créée en 1906 […]. [Uashat 2020 aux para. 220, 223, 227.]
[33] En effet, à partir de 1914, le Conseil municipal de Sept-Îles tente de collecter des taxes foncières auprès des Innus et auprès de l’intimé (Uashat 2020 aux para. 229–30).
[34] Par ailleurs, dès 1917, la province de Québec commence à vendre des lots à l’intérieur de la réserve à des colons eurocanadiens, et ces ventes continuent jusqu’en 1921. Au total, 27 lots du rang 2 de la réserve seront vendus à des tiers par la province de Québec (Uashat 2020 aux para. 279–81, 287–89, 507–08, 513).
[35] Enfin, plusieurs Innus continuent d’occuper des lots du rang 1 qui ne font pas partie de la réserve de 1906. La preuve par histoire orale de l’aînée Blandine Jourdain indique d’ailleurs que les Innus, avant le déménagement de leurs maisons, pensaient que celles-ci se situaient sur la réserve et qu’ils ont été grandement surpris en revenant au village de voir qu’elles avaient été déménagées (Uashat 2020 aux para. 353–54).
[36] En 1924, l’intimé conçoit un plan pour répondre aux problèmes fonciers liés à la réserve de 1906. Il s’agit d’une cession-échange au terme de laquelle les lots du rang 2 de la réserve de 1906, soit les lots 25 à 35, 52 à 62, 111 à 121, 138 à 148 et 492 seront cédés (88,8 acres de terres) en échange des lots I, G et F-1 du rang 1 ainsi que des lots H et 489 du rang 2 (255,5 acres de terres).
[37] Les lots offerts en échange dans le cadre de la cession-échange sont les mêmes que ceux qui avaient initialement été rejetés par les Innus lors du processus de création de la réserve puisqu’ils étaient trop proches du rivage et trop loin de leurs maisons, du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson ainsi que de leur Église (Uashat 2020 aux para.106–12, 129–41).
[38] Le plan de cession-échange comprend aussi le déménagement des maisons des Innus situées à l’extérieur de la réserve sur le lot 5 du rang 1 et sur le lot 4 appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson, et ne donne pas suite à l’option d’acheter certains lots où se situent des maisons innues, sauf pour ce qui est du lot Ross (Uashat 2020 aux para. 325, 327–28).
[39] En effet, dès 1923, l’inspecteur Émile Jean avait souligné que certains lots où se situaient des maisons innues pouvaient être achetés à un prix raisonnable. La Compagnie de la Baie d’Hudson a même offert au DAI en 1922 de vendre une partie du lot 4 à un prix abordable, soit environ 20 $ par maison, ce qui aurait coûté moins cher que de les déménager. Le déménagement des 15 maisons innues sur la réserve coûtera la somme de 1 750 $, soit approximativement 115 $ par maison (Uashat 2020 aux para. 530–31).
[40] En novembre 1924, lorsque la plupart des Innus étaient partis sur leurs territoires de chasse, l’intimé a procédé au déménagement des maisons se trouvant sur des lots à l’extérieur de la réserve sur le lot 5 du rang 1, soit le déménagement de 15 maisons au final (Uashat 2020 aux para. 347–48, 551).
[41] En juillet 1925, lorsque l’intimé a demandé l’approbation de la cession-échange auprès de la revendicatrice, toutes les maisons de celle-ci se trouvaient déjà sur le lot 5 du rang 1. Les Innus se trouvaient devant un fait accompli (Uashat 2020 au para. 600).
[42] La figure 1.12 ci-dessous représente la réserve de 1925 après la cession-échange (compendium corrigé de l’intimé, onglet 11) :
[43] Dans son jugement final sur le bien-fondé, le Tribunal a conclu que les Innus avaient été mal informés et n’avaient pas été « en mesure de prendre une décision éclairée et informée sur l’opportunité d’une cession »
(Uashat 2020 au para. 628). En effet, le Tribunal a conclu que l’agent Louis-Napoléon Michaud n’aurait pas, en soumettant pour approbation la cession-échange, informé les Innus, entre autres :
i. de la nullité des ventes [des 27 lots du rang 2 de la réserve des Innus] et des recours possibles pour les annuler;
ii. qu’une partie du lot 4 où sont situées quatre maisons innues pouvait être achetée au prix de 20 $ par maison;
iii. de la possibilité d’acheter une partie du lot 6, tel que proposé par l’inspecteur Jean en 1923. [Uashat 2020 au para. 627.]
[44] Le Tribunal a statué que le déménagement non-consenti des maisons des Innus a contribué, entre autres choses, à vicier le consentement des Innus et donc à l’illégalité de la cession (Uashat 2020 aux para. 600, 626–28, 694–95).
[45] Le Tribunal a aussi déterminé que l’intimé, s’il s’était comporté dans le meilleur intérêt des Innus, aurait acheté les lots qu’ils occupaient au moment du déménagement pour les rajouter à la réserve, au lieu de procéder à leur déménagement non-consenti. L’achat des lots aurait été une solution aux problèmes fonciers à Uashat conforme à son obligation de fiduciaire (Uashat 2020 aux para. 530–33, 627–28, 695–96).
[46] Ce sont ces lots 1, 2, 3 et 7 du rang 1 du village, occupés par les Innus au moment du déménagement non-consenti, ces lots qui auraient pu être achetés et qui ont été perdus et/ou appropriés, pour lesquels la revendicatrice réclame maintenant une indemnisation. La revendicatrice demande aussi la perte d’usage du lot 4 du rang 1 de la date de la cession jusqu’à son achat par l’intimé en 1945 aux fins d’usage par les Innus.
IV. QUESTIONS EN LITIGE
[47] L’intimé demande une radiation partielle de la déclaration de revendication amendée, c’est-à-dire, la radiation des amendements de la sous-section « iii. Autres Lots Perdus »
, ainsi qu’une déclaration de l’inadmissibilité de la preuve y afférente.
[48] Les questions devant le Tribunal sont les suivantes :
Est-ce que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires à l’ordonnance de scission?
Est-ce que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires aux actes de procédure antérieurs?
Est-ce que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires au jugement final?
V. CADRE JURIDIQUE
A. L’objectif de nature réparatrice de la LTRP
[49] Le Tribunal « a été constitué dans le but de statuer sur [les revendications particulières] de façon équitable et dans les meilleurs délais afin de contribuer au rapprochement entre les Premières [N]ations et Sa Majesté de même qu’au développement et à l’autosuffisance des Premières Nations »
(Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3 au para. 2 [Red Pheasant]). Ce dernier doit permettre aux « Premières Nations [de] bénéficier d’une audience complète et équitable, qui s’accorde avec l’objectif de règlement et de rapprochement de la LTRP »
(Nation Tsleil-Waututh c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 11 au para. 44). En effet, l’efficacité et la réconciliation sont au cœur de son mandat (Nation crie d’Enoch c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2022 TRPC 2). Le Tribunal « a pour seule raison d’être de faire progresser le règlement des revendications particulières de manière juste, rapide et économique »
(Red Pheasant au para. 2).
[50] Le Tribunal a confirmé à de nombreuses reprises que « [c]ompte tenu de ses objectifs de nature clairement réparatrice, la LTRP doit être interprétée de manière large et libérale, en tenant compte de son objet et en y donnant effet »
(Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12 au para. 63, citant Clarke c Clarke, [1990] 2 RCS 795 au para. 10, 73 DLR (4th) 1).
B. Les principes applicables à la radiation d’allégations dans une déclaration de revendication au Tribunal
[51] L’intimé demande, en vertu de l’alinéa 17c) de la LTRP, des alinéas 221(1) a), e) et f) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 et des articles 2848 et 2866 du Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991, la radiation des paragraphes 54aa à 54yy et les sous-paragraphes 98ii d, e et f des conclusions de la déclaration de revendication amendée du 31 mars 2023, de même qu’une déclaration de l’inadmissibilité de la preuve y afférente.
[52] L’alinéa 17c) de la LTRP prévoit la possibilité de faire radier tout ou partie d’une revendication particulière, si cette dernière est frivole, vexatoire ou prématurée :
17 Le Tribunal peut à tout moment, sur demande de toute partie, ordonner la radiation de tout ou partie de la revendication particulière avec ou sans autorisation de la modifier, pour l’un ou l’autre des motifs suivants :
[…]
c) elle est frivole, vexatoire ou prématurée;
[…]
[53] Tel que le prévoit la règle 5 des Règles du Tribunal, les Règles des Cours fédérales sont supplétives et peuvent compléter celles du Tribunal :
5 Le Tribunal peut compléter toute question de procédure par analogie avec les Règles des Cours fédérales.
[54] Les alinéas a), e) et f) du paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales prévoient pour leur part les motifs suivants pour la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure :
221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :
a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;
[…]
e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;
f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.
[55] Le fardeau incombe à l’intimé et celui-ci est élevé. L’intimé doit démontrer que les amendements à la déclaration de revendication présentement contestés sont frivoles car contraire au principe de la chose jugée; ou encore qu’ils divergent des actes de procédure antérieurs ou constituent un abus de procédure. Si l’intimé réussit, le Tribunal devra en ordonner la radiation.
[56] Dans l’arrêt PG du Canada c Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 RCS 735 à la p. 740, 115 DLR (3d) 1, la Cour suprême du Canada a clarifié le critère qui s’appliquait à une demande de radiation d’allégation, en affirmant que « [s]ur une requête comme celle‑ci, un tribunal doit rejeter l’action ou radier une déclaration du demandeur seulement dans les cas évidents et lorsqu’il est convaincu qu’il s’agit d’un cas “au‑delà de tout doute”:
Ross v. Scottish Union and National Insurance Co.
»
(nos soulignements).
[57] Dans Operation Dismantle c R, [1985] 1 RCS 441 aux pp. 486–87, 18 DLR (4th) 481 [Operation Dismantle], la Cour suprême du Canada a réaffirmé que le critère exigeait que la Cour se demande s’il était « évident et manifeste que l’action ne saurait aboutir »
.
[58] En effet, la Cour suprême du Canada a confirmé cette interprétation une décennie plus tard dans l’arrêt Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959 à la p. 977, 74 DLR (4th) 321 [Hunt], où elle a établi, à l’égard des demandes en radiation, que :
[TRADUCTION] C’est avec beaucoup de prudence et d’hésitation que le pouvoir de radier des procédures devrait être exercé. Les procédures ne devraient pas être arrêtées et les demandes de redressement décidées sans procès, sauf dans les cas où la cour est convaincue que leur poursuite constituerait un abus de procédure: Evans v. Barclay’s Bank et al., [1924] W.N. 97. Mais si l’on démontre clairement à la cour qu’une action est frivole ou vexatoire, ou qu’elle ne révèle aucune cause d’action raisonnable, il ne conviendrait pas de permettre que les procédures se poursuivent. [Nos soulignements; citant Rex ex rel. Tolfree v Clark, [1943] OR 501 (CA) à la p. 515.]
[59] Dans Hunt, la Cour a donc conclu que le critère était le suivant :
[…] dans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il “évident et manifeste” que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? […] La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action. Ce n’est que si l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental […] que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées […] [Nos soulignements; p. 980.]
[60] C’est d’ailleurs ce même critère « évident et manifeste »
que le Tribunal applique lorsqu’il entend des demandes en radiation de tout ou partie d’une déclaration de revendication sur la base de la res judicata ou, comme en l’espèce, la doctrine de la chose jugée :
La norme de preuve applicable à une demande visant la radiation d’une revendication ou d’une action consiste à déterminer s’il est évident et manifeste que la doctrine de la chose jugée s’applique (Chapman v Canada (Minister of Indian and Northern Affairs), 2003 BCCA 665, par. 23 à 25; Lehndorff Management v LRS Development Enterprises (1980), 109 DLR (3d) 729 (BC CA), par. 22, avec l’accord du juge Lambert). [Nos soulignements; Première Nation de Doig River et Premières Nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 2 au para. 43.]
VI. ANALYSE
A. Est-ce que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires à l’ordonnance de scission?
1. Les ordonnances de scission d’instance devant le Tribunal
[61] Les Règles du Tribunal octroient à celui-ci le pouvoir de scinder l’instance :
3 Le Tribunal peut rendre toute ordonnance qui permet un règlement juste, rapide ou plus économique de la revendication particulière.
[…]
10 Si le bien-fondé d’une revendication particulière et l’indemnité afférente sont en litige, le président peut ordonner que l’audition de ses questions se déroule en étapes distinctes.
[62] Dans la décision Red Pheasant, et tout en faisant une mise en garde sur les désavantages potentiels de la scission d’instance, le Tribunal a néanmoins reconnu les avantages de cette dernière, expliquant qu’elle permet de simplifier le processus devant le Tribunal, de concentrer l’attention des parties sur une question, d’économiser des ressources financières ou de mieux les répartir en fonction des cycles de financement et de créer des conditions propices à la négociation de certaines parties d’une revendication (Red Pheasant aux para. 7–8). La pratique au Tribunal depuis sa création est d’ailleurs de scinder l’instance en raison de ces dits avantages.
[63] Lorsque les parties choisissent de scinder l’instance, cette dernière sera généralement scindée en deux. La première étape, celle du bien-fondé, sert à déterminer les manquements attribuables à l’intimé, et la seconde, sert à établir l’indemnisation des pertes en résultant. C’est ce que prévoient généralement les articles 14 et 20 de la LTRP.
[64] Le Tribunal a clarifié dans la décision Bande Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 8 au para. 197 [Lac La Ronge et Montreal Lake], que la question de l’existence du manquement est indépendante de l’existence de la perte, c’est-à-dire que le Tribunal peut déterminer les manquements attribuables à l’intimé à l’étape du bien-fondé sans traiter des pertes en découlant : « Il est possible qu’il y ait un ou plusieurs manquements à l’obligation fiduciaire sans qu’il n’y ait de perte. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu perte pour prouver qu’il y a eu manquement à l’obligation fiduciaire. »
Nul besoin, donc, d’établir que les manquements démontrés à l’étape du bien-fondé ont effectivement causé une perte; ce débat peut très bien avoir lieu entièrement à l’étape de l’indemnisation.
[65] Le Tribunal dans la décision Première Nation d’ʔAkisq̓nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2020 TRPC 1 aux para. 195–97, citant pour appui les arrêts Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, de la Cour Suprême du Canada et Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, de la Cour d’appel fédérale, a cependant rappelé que c’est à l’étape de l’indemnisation qu’avait lieu le débat sur les questions de causalité, de contingence et de contribution relatives à l’ampleur de la perte découlant du manquement, conformément à l’article 20 de la LTRP :
Les arrêts Williams Lake de la Cour suprême du Canada et Kitselas de la Cour d’appel fédérale appuient l’approche adoptée par le Tribunal afin que soient traitées les questions de causalité, de contingence et de contribution à l’audience relative à l’indemnisation. Dans l’arrêt Williams Lake, la Cour suprême du Canada a souligné qu’en vertu de la LTRP, les questions de causalité ou d’indemnisation sont examinées à l’étape de la détermination de l’indemnité :
La Couronne s’acquitte de son obligation fiduciaire en respectant la norme de conduite prescrite, non en assurant l’obtention d’un résultat précis : [...] [renvois omis]. L’ampleur de la perte éventuelle découlant du manquement à l’obligation fiduciaire soulève des questions de causalité. L’equity permet de trancher ces questions sous l’angle de la réparation ou de l’indemnisation une fois établies l’existence et la violation de l’obligation fiduciaire [...] [renvois omis]. De manière concomitante, la Loi [sur le Tribunal des revendications particulières] prévoit que le Tribunal statue sur la causalité et la répartition de la faute à l’étape de la détermination de l’indemnité. [Para 48]
Le Tribunal a adopté cette approche dans la décision Kitselas, et il semble que la Cour d’appel fédérale l’ait approuvée. Au paragraphe 67 de sa décision, cette dernière a déclaré qu’« une conclusion touchant la part que la Colombie-Britannique aurait prise (le cas échéant) dans la violation » de l’obligation de fiduciaire par le Canada était « un point à décider à l’étape de l’instance où serait examinée la question de l’indemnisation » (Kitselas CAF).
Par conséquent, ces questions portant sur l’évaluation de la perte seront examinées à l’étape relative à l’indemnisation, après que les parties auront présenté l’ensemble de leurs arguments. [Nos soulignements.]
[66] Mis à part ces mises en garde, lorsque les parties, comme en l’espèce, s’entendent pour demander conjointement la scission d’une instance, le Tribunal respectera généralement leur volonté. En effet, dans la décision Lac La Ronge et Montreal Lake au para. 197, le Tribunal a rappelé que dans le cas d’une instance scindée, c’est sur la base de l’ordonnance de scission que l’instance devait être régie : « Le Tribunal et les parties ont convenu que la perte n’était pas une question à trancher lors de la première étape de l’audience et c’est sur cette base que les parties se sont préparées et qu’elles ont procédé. »
[67] Le libellé de l’ordonnance de scission est négocié entre les parties et varie d’une revendication à l’autre. À ce titre, un survol de nombreuses ordonnances de scissions soumises au Tribunal ainsi que des jugements finaux en matière de bien-fondé et d’indemnité révèle que la question des pertes n’est pas traitée de manière constante lors d’une même étape— elle varie d’une revendication à l’autre, et généralement en fonction de l’accord des parties et du libellé de l’ordonnance de scission.
[68] Certaines parties choisiront une division moins traditionnelle. Dans la décision Première Nation de Doig River et Premières Nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 5, les parties ont scindé l’étape sur l’indemnité en deux, afin de traiter dans un premier temps des types de pertes indemnisables découlant du manquement, et dans un second temps de l’évaluation de la valeur de l’indemnité due. C’est aussi ce qu’on fait les parties dans Bande de Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2023 TRPC 4, l’étape de l’indemnisation ayant été scindée en deux sous-étapes : l’une pour déterminer le volume de bois qui se trouvait dans la réserve juste avant la cession invalide, et l’autre pour déterminer l’indemnité à verser.
[69] Dans la décision Bande indienne Metlakatla c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2022 TRPC 6 au para. 4, les parties ont pour leur part choisi de diviser l’instance ainsi : « […] la première étape porte sur le bien-fondé de la revendication et la valeur marchande des terres de réserve de la revendicatrice au moment où elles ont été prises, et la deuxième étape consiste à déterminer la valeur actuelle des pertes historiques, la valeur de la perte d’usage et l’indemnité totale. »
[70] En l’espèce, le Tribunal et les parties ont convenu du langage de l’ordonnance de scission, et c’est sur la base de celle-ci que les parties se sont préparées et qu’elles ont procédé. Or, les parties ne s’entendent plus sur le sens à donner à l’ordonnance de scission.
[71] La mésentente actuelle entre les parties vaut comme une importante mise en garde future de porter une attention particulière à la rédaction des ordonnances de scission et de s’assurer de clarifier avec précision et cohérence à quelle étape les parties veulent que la question des pertes soit traitée par le Tribunal.
2. Les amendements à la déclaration de revendication divergent-ils de l’ordonnance de scission d’instance dans le présent dossier?
[72] Une ordonnance de scission a été émise par le Tribunal le 30 octobre 2014, en vertu de la règle 10 des Règles du Tribunal. Ladite ordonnance est rédigée de la manière suivante :
À la première étape, le Tribunal déterminera le bien-fondé de la revendication, ce qui inclut la détermination de l’existence, ou non, d’un ou plusieurs manquements de la part de l’intimée susceptibles d’avoir causé des pertes à la revendicatrice conformément à l’article 14 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières.
La deuxième étape ne débutera pas avant que le Tribunal ait rendu sa décision sur le bien-fondé de la revendication ou avant que les parties n’aient épuisé ou renoncé à leurs droits, s’il y en a, de demander le contrôle judiciaire de cette décision à la Cour d’appel fédérale ou d’en appeler à la Cour suprême du Canada du jugement de la Cour d’appel.
À la deuxième étape, le cas échéant, le Tribunal déterminera le montant de l’indemnité à accorder à la revendicatrice dans le cadre de cette revendication. [Nos soulignements; paras. 2–4; voir également le compendium de l’intimé, onglet 3.]
[73] L’intimé plaide que l’ordonnance de scission est claire et que les amendements à la déclaration de revendication proposés par la revendicatrice y contreviennent. La revendicatrice plaide plutôt le contraire.
[74] De l’avis du Tribunal, à la lecture du libellé de l’ordonnance, il semblerait que la rédaction de l’ordonnance de scission a été maladroite vis-à-vis de la question des pertes. Au paragraphe 2, l’ordonnance prévoit que la première étape, celle sur le bien-fondé, consistera à effectuer la détermination « de l’existence, ou non, d’un ou plusieurs manquements de la part de l’intimée susceptibles d’avoir causé des pertes à la revendicatrice conformément à l’article 14 de la [
LTRP
]
»
(nos soulignements). Cette formulation semble indiquer que cette étape se concentre sur la détermination de l’existence de manquements dont découlerait une perte éventuelle, et non pas vers un traitement exhaustif des pertes en découlant. Elle réfère par ailleurs à l’article 14 de la LTRP, alors que la question des pertes découle de l’article 20.
[75] Toutefois, au paragraphe 4, l’on mandate au Tribunal de déterminer « le montant de l’indemnité à accorder à la revendicatrice »
ce qui pourrait sembler exclure la détermination des pertes de cette étape de l’instance (notre soulignement). Mais considérant que le calcul du montant d’indemnisation précis due à la Première Nation repose sur le détail des pertes, l’on pourrait aussi comprendre que la question du détail des pertes est une étape sous-entendue.
[76] Les échanges qui ont suivi entre les parties sont pertinents pour l’interprétation de l’ordonnance de scission et le jugement final sur le bien-fondé, ce qui s’avère nécessaire dans l’analyse de la question soumise au Tribunal.
[77] Dans un courriel en date du 10 octobre 2014, alors que les parties s’étaient entendues sur le libellé de l’ordonnance de scission, la revendicatrice a contacté l’intimé par courriel, lui demandant de modifier le langage du paragraphe 2 sur la première étape de l’instance.
[78] Dans son courriel, la revendicatrice soulevait ses inquiétudes sur le libellé et soulignait qu’elle estimait que la détermination qui devait avoir lieu lors de la première étape devant le Tribunal était la détermination de l’existence ou non de manquements conformément à l’article 14 de la LTRP :
Nous ne considérons pas que l’existence « des pertes susceptibles d’être compensées » devrait être un facteur décisif dans la détermination du bien-fondé d’une revendication particulière. L’essentiel de la détermination du bien-fondé d’une revendication particulière est l’existence ou non d’un ou de plusieurs manquements de la part de votre cliente en vertu de l’article 14 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières. Nous concédons que ces manquements sont susceptibles d’avoir causé des pertes à la revendicatrice, mais la détermination d’un manquement à l’obligation fiduciaire ne repose pas sur l’existence d’une perte.
[…]
Nous préférons donc que l’ordonnance reflète cette compréhension […] [Nos soulignements; dossier de réponse de la revendicatrice, onglet 2B.]
[79] Le même jour, l’intimé a répondu à ce courriel en acquiesçant aux changements proposés par la revendicatrice et à la logique sur laquelle ces amendements reposaient, et un « projet d’ordonnance [de scission] modifié »
incluant la modification proposée par la revendicatrice a été transmis au Tribunal le 10 octobre 2014 (dossier de réponse de la revendicatrice, onglets 2C et 2D).
[80] Au paragraphe 2 de son mémoire des faits et du droit sur le bien-fondé, la revendicatrice a pris la peine de rappeler son interprétation de l’ordonnance de scission :
La présente revendication fut scindée en deux étapes. La première, dont il est question ici, porte sur le bien-fondé de la revendication et ne s’intéresse aux pertes de la revendicatrice que dans la mesure nécessaire pour établir leur existence. [Nos soulignements; compendium corrigé de l’intimé, onglet 4.]
[81] Elle a aussi clarifié sa position sur la question des pertes aux paragraphes 618 et 619 dans la section « C. Les pertes des Innus de Uashat mak Mani-Utenam »
, placée juste avant la section des ordonnances demandées au Tribunal :
Dans le cadre d’une instance scindée comme la présente, la revendicatrice n’a pas à prouver en détail les pertes découlant des manquements légaux et de fiduciaire de l’intimée.
Cependant, la revendicatrice soumet que chacun des manquements de la part de l’intimée est susceptible de causer une perte. [Nos soulignements.]
[82] Il en ressort que la revendicatrice a été claire et cohérente. À l’étape du bien-fondé, la revendicatrice pensait seulement avoir à démontrer qu’il y avait des pertes susceptibles de découler du manquement établi. Ses actes de procédure antérieurs reflètent et sont cohérents avec sa position, et l’intimé n’a jamais soulevé qu’il en faisait une interprétation différente.
[83] L’intimé, bien qu’il ait acquiescé à la modification de l’ordonnance de scission recherchée par la revendicatrice, semble ne pas avoir compris que la revendicatrice ne comptait pas faire le débat sur les pertes lors de cette première étape de l’instance. Ce dernier, aux paragraphes 663 et 664 de son mémoire des faits et du droit, reprend la terminologie utilisée à l’ordonnance de scission, et semble la lire d’une manière différente que la revendicatrice (compendium corrigé de l’intimé, onglet 5). Il apparaît donc que les parties ne s’entendaient pas réellement sur l’interprétation à donner au libellé de l’ordonnance de scission tel que négocié.
[84] Il semblerait que le Tribunal ait par ailleurs adopté la même approche que la revendicatrice, bien que le langage utilisé est le même que celui de l’ordonnance de scission et porte donc à confusion. En effet, dès le début du jugement final, ce dernier a rappelé quel était son mandat à l’étape du bien-fondé, sans faire mention des pertes :
[…] le présent dossier requiert que le Tribunal des revendications particulières (ci-après le « Tribunal ») statue sur les négligences alléguées par les Innus de Uashat d’obligations légales et de fiduciaire relativement à l’administration et à la surveillance de la réserve de Uashat par le Canada à partir de sa création en 1906 jusqu’à la cession de 1925, dans un contexte d’empiètement et de ventes de lots de la réserve par la province de Québec (ci-après le « Québec »). [Nos soulignements; Uashat 2020 au para. 2.]
[85] Au paragraphe 6, cependant, le Tribunal reprend le libellé de l’ordonnance, référant maintenant à des pertes « susceptibles d’être compensées »
, et utilise le terme « évaluer »
en se référant aux pertes, ce qui semble indiquer que la deuxième étape concerne la question de la détermination du montant :
Finalement, dans l’éventualité où le Tribunal conclut que le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire, il devra déterminer si ces manquements ont occasionné des pertes pour les Innus de Uashat susceptibles d’être compensées par le Tribunal. Toutefois, puisque l’instance a été scindée en deux étapes, il ne sera pas nécessaire, le cas échéant, d’évaluer à ce stade-ci les pertes encourues. [Nos soulignements; Uashat 2020 au para. 6.]
[86] Or, à la fin du jugement final, sur la question des pertes, le Tribunal a écrit qu’« il est vrai que l’existence des terres d’échange n’est pas pertinente à ce stade-ci de l’instance puisque le détail des pertes sera débattu lors de la deuxième phase de cette cause »
(nos soulignements; Uashat 2020 au para. 649). Il semble plutôt affirmer ici que les pertes seront déterminées lors de la deuxième étape, celle de l’indemnisation.
[87] Il est donc impossible pour le Tribunal de statuer, comme le demande l’intimé, que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires à l’ordonnance de scission, puisque l’ordonnance elle-même n’est pas claire ni dans son libellé, ni dans son interprétation par les parties ou par le Tribunal.
B. Est-ce que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires aux actes de procédure antérieurs?
1. Les amendements à la déclaration de revendication à la suite de la publication du jugement final sur le bien-fondé
[88] Le fait d’amender une procédure après le jugement final sur le bien-fondé peut sembler, de prime abord, inhabituel, voire une preuve en elle-même qu’une partie serait en train d’essayer de modifier ses procédures contrairement à l’autorité de la chose jugée.
[89] Il importe de souligner ici que les parties procèdent parfois de cette manière devant le Tribunal dans les dossiers scindés afin d’étayer les pertes pour lesquelles les revendicatrices demandent compensation, en préparation de l’audience sur l’indemnisation. En effet, généralement, les pertes et/ou les chefs d’indemnisation n’ont pas à être étayés lors de la première étape sur le bien-fondé et ne le seront généralement qu’après sa conclusion.
[90] C’est le but même de la scission d’instance que de permettre aux parties de concentrer leur entière attention sur les enjeux relatifs à la première étape sur le bien-fondé, et donc d’éviter de se préparer trop hâtivement pour l’étape d’indemnisation du dossier (Red Pheasant aux para. 7–8).
[91] Les revendicatrices procèdent de la sorte entre autres afin de clarifier rapidement leurs positions à la partie adverse afin de potentiellement entamer des négociations ou de circonscrire les enjeux à débattre lors de cette deuxième étape de la revendication. Leurs positions sont ensuite davantage étayées dans leurs mémoires des faits et du droit en prévision de l’audience.
[92] Il n’y a là rien de contraire aux règles qui régissent le déroulement des instances devant le Tribunal; au contraire, cette manière de faire va dans la direction du mandat du Tribunal de résoudre les revendications particulières de manière juste, rapide et économique.
[93] Compte tenu de ces circonstances, il faut s’abstenir d’assumer que le simple fait de modifier une déclaration de revendication à la suite de la publication du jugement sur le bien-fondé révèle nécessairement une contravention à la présomption de la chose jugée.
2. Les amendements à la déclaration de revendication divergent-ils des arguments présentés par la revendicatrice dans ses actes de procédure antérieurs?
[94] L’intimé plaide que tout au long des procédures, la revendicatrice a réclamé uniquement des pertes pour les lots de la réserve qui ont été vendus entre 1917 et 1922 ainsi que pour les lots de la réserve qui ont été cédés en 1925, mais qu’aucune perte n’était réclamée pour des lots situés à l’extérieur de la réserve de 1906. Il affirme que plus de deux ans à la suite de la publication du jugement final, la revendicatrice a amendé sa déclaration de revendication pour réclamer de nouvelles pertes de terres et d’usage en lien avec les lots 1, 2, 3, 4 et 7 du rang 1 du village de Sept-Îles.
[95] Le Tribunal ne peut adopter cette interprétation pour deux raisons.
[96] D’une part, la revendicatrice a en tout temps argumenté que les lots hors réserve sur lesquels se trouvaient les maisons Innues auraient dû être rachetées plutôt que déménagées. Cet argument était dans le mémoire de la revendicatrice aux paragraphes 578 à 588, 594 et 595 (compendium corrigé de l’intimé, onglet 4), et s’est aussi retrouvé au jugement final de ce Tribunal à plus d’un endroit (Uashat 2020 aux para. 533, 695–96). L’intimé a lui-même réservé une section de son mémoire à la question de la conservation des maisons des Innus et de leur déménagement et a préparé des arguments à l’encontre des prétentions de la revendicatrice (compendium corrigé de l’intimé, onglet 5 aux para. 336–437). S’il est vrai que les pertes spécifiquement reliées au défaut de racheter des lots ne sont pas mentionnées par la revendicatrice dans ses actes de procédure antérieurs, on ne peut conclure qu’il s’agit de « nouvelles pertes »
prenant l’intimé par surprise, puisqu’il s’agit de pertes qui découlent directement des manquements argumentés par la revendicatrice et accueillis dans le jugement sur le bien-fondé. L’intimé aura d’ailleurs amplement l’occasion, lors de l’étape de l’indemnisation, de se préparer sur la question des pertes et l’occasion d’y répondre.
[97] D’autre part, il a été démontré ci-haut que la revendicatrice ne pensait devoir détailler les pertes qu’à partir de l’étape de l’indemnisation, et que donc lors de l’étape du bien-fondé, elle ne s’est appliquée qu’à démontrer que les manquements étaient « susceptible[s] de causer une perte »
. Il semble donc que c’est pour cette raison que les pertes ne sont jamais élaborées exhaustivement.
[98] À ce titre, il vaut la peine de souligner à nouveau que la section « C. Les pertes des Innus de Uashat mak Mani-Utenam »
du mémoire de la revendicatrice ne détaille pas les pertes réclamées par la revendicatrice et souligne plutôt que chaque manquement de l’intimé est susceptible de causer une perte :
Dans le cadre d’une instance scindée comme la présente, la revendicatrice n’a pas à prouver en détail les pertes découlant des manquements légaux et de fiduciaire de l’intimée.
Cependant, la revendicatrice soumet que chacun des manquements de la part de l’intimée est susceptible de causer une perte.
[99] Cette affirmation est conforme à l’interprétation que la revendicatrice avait proposé à l’intimé dans son courriel du 10 octobre 2014, dans lequel elle proposait un amendement au langage de l’ordonnance de scission—qui a finalement été adopté par les parties et le Tribunal.
[100] La revendicatrice a été cohérente et constante dans cette même interprétation de l’ordonnance de scission et de la question des pertes tout au long des procédures lors de l’étape du bien-fondé.
[101] Ainsi, le Tribunal est d’avis que les amendements à la déclaration de revendication ne divergent pas des actes de procédure antérieurs, et ne peuvent donc pas en justifier la radiation.
C. Est-ce que les amendements à la déclaration de revendication sont contraires au jugement final?
1. La question de la portée du litige dans le jugement final
[102] L’intimé plaide que le processus de création de la réserve a été expressément exclu par le Tribunal de la portée de la décision—et que la question du rachat des lots hors réserve est directement reliée au processus de création de la réserve et non à la cession-échange.
[103] Le Tribunal ne peut accepter cet argument de l’intimé, tout comme il ne l’a pas fait lorsque l’intimé l’a plaidé dans le cadre de la décision sur le bien-fondé (compendium corrigé de l’intimé, onglet 5 aux para. 336–437).
[104] Il est vrai que la question du processus de création de la réserve de 1906 a été expressément exclu de l’objet des débats lors du dossier sur le bien-fondé. Dans le jugement final relatif au bien-fondé, le Tribunal a clairement établi les limites de son mandat, de la manière suivante :
[…]
Bien que les parties aient présenté de façon détaillée les démarches préalables à la création de la réserve de Uashat, il est important de noter, d’entrée de jeu, que le présent litige ne porte pas sur ce processus en tant que tel. [Nos soulignements; Uashat 2020 aux para. 2, 31.]
[105] En effet, le présent litige, comme il a été répété à de nombreuses reprises autant par le Tribunal que les parties, ne concerne que les manquements de la Couronne fédérale dans l’administration et la surveillance de la réserve de 1906 jusqu’à la cession de la plus grande partie de cette réserve, en 1925.
[106] Or, les questions du rachat des lots hors réserve où se trouvaient les maisons des Innus ainsi que du préjudice qui en découle ne sont pas exclusivement reliées au processus de création de la réserve, mais sont aussi reliées à la cession-échange. La question du défaut d’inclure les lots hors réserve où se situaient les maisons des Innus à la réserve de 1906 est un potentiel manquement que la revendicatrice pourra alléguer si elle le veut dans le cadre d’une éventuelle revendication centrée sur le processus de création de la réserve. En l’espèce, cependant, le manquement que le Tribunal a constaté dans le jugement final sur le bien-fondé est celui d’avoir fait défaut d’acheter les lots hors réserve où se situaient les maisons des Innus lors de la cession-échange de 1925, alors que cette option s’est présentée à l’intimé et alors que régnait une confusion sur la question des terres qui faisaient partie de la réserve. Il s’agit d’un manquement distinct, directement relié à la question en litige à l’étape du bien-fondé dans le présent dossier, et pour lequel les débats ont déjà eu lieu.
[107] Compte tenu de l’article 35 a) de la LTRP, lequel libère chaque partie intimée « de toute responsabilité […] découlant essentiellement des mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication est fondée »
, la question du défaut de l’intimé de racheter les lots lors de la cession-échange ne pourrait être débattue de nouveau et compensée dans le cadre d’un litige sur la question du processus de création de la réserve en 1906.
[108] Les amendements à la déclaration de revendication ne sont donc pas contraires aux portions du jugement final relatifs à la portée du jugement.
2. L’absence de déclaration de pertes au dispositif final du jugement
[109] L’intimé plaide ensuite que la liste des pertes devant être compensées se limite aux lots de la réserve de 1906 vendus illégalement ainsi qu’aux lots de la réserve cédés en 1925 puisque le Tribunal dans son jugement final n’a déclaré aucune perte pour des lots situés à l’extérieur de la réserve. Il affirme que les conclusions de ce jugement revêtent un caractère définitif quant à la détermination des manquements de la part de l’intimé et quant aux pertes devant être compensées.
[110] Il est vrai que le Tribunal dans son dispositif final n’a déclaré aucune perte relative aux lots hors réserve sur lesquelles les maisons des Innus étaient installées.
[111] On y retrouve les conclusions suivantes :
ACCUEILLE la déclaration de revendication des Innus de Uashat mak Mani-Utenam au stade du bien-fondé;
DÉCLARE que le Canada a manqué à ses obligations envers les Innus de Uashat mak Mani-Utenam et que, de ce fait, il leur a occasionné des pertes devant être compensées en vertu de la LTRP;
DÉCLARE que ces manquements comprennent :
a. d’avoir omis de prendre les mesures nécessaires afin d’empêcher les empiètements sur la réserve de la revendicatrice telle que créée en 1906;
b. d’avoir omis de prendre les mesures nécessaires afin de faire cesser les empiètements sur la réserve de la revendicatrice telle que créée en 1906;
c. d’avoir autorisé une cession illégale en 1925.
DÉCLARE que ces pertes comprennent :
a. la valeur marchande actuelle des terres cédées, sans égard aux améliorations;
b. des dommages-intérêts en equity afin d’indemniser les Innus de Uashat mak Mani-Utenam pour leurs pertes et dommages, notamment :
i. l’indemnité pour la perte d’usage des lots du deuxième rang faisant partie de la réserve de 1906 et vendus illégalement, et ce, entre l’année de la vente et 1925;
ii. l’indemnité équivalente à la perte d’usage et de revenus des terres cédées depuis 1925 jusqu’à la date du jugement.
LE TOUT, avec frais de justice. [Nos soulignements; Uashat 2020 aux para. 700–04.]
[112] Compte tenu de tout ce qui précède, l’absence d’une déclaration sur les pertes associées aux lots hors réserve dans le dispositif du jugement suffit-elle pour que s’applique l’autorité de la chose jugée pour empêcher la revendicatrice d’en faire la demande à cette étape?
[113] Le Code civil du Québec, établit, à son article 2848 :
2848. L’autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même.
Cependant, le jugement qui dispose d’une action collective a l’autorité de la chose jugée à l’égard des parties et des membres du groupe qui ne s’en sont pas exclus.
[114] La chose jugée s’applique donc qu’en présence de la triple identité : identité de parties, de cause et d’objet (Léo Ducharme, Précis de la preuve, 6e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 2005 au para. 603 («
Précis de la Preuve
»
)).
[115] Le principal effet de la chose jugée est « d’empêcher que l’une des parties au jugement remette en question ce qui a été précédemment décidé et reconnu »
et la raison d’être de cette règle « est ancrée dans une politique sociale d’intérêt public visant à assurer la sécurité et la stabilité des rapports sociaux »
, et « [l]’inverse signifierait l’anarchie, avec la perspective de procès sans fin et de jugements contradictoires »
(Précis de la preuve au para. 603, citant Roberge c Bolduc, [1991] 1 RCS 374 au para. 401 et s).
[116] En l’espèce, dans le cas d’un dossier scindé en deux étapes devant le Tribunal, le jugement final sur le bien-fondé constitue effectivement un jugement ayant un caractère définitif, et la présomption de la chose jugée s’y rattache.
[117] Tout ce que le jugement « décide de façon implicite bénéficie de l’autorité de la chose jugée [note omise], tout comme ce qui y est expressément affirmé »
(Précis de la preuve au para. 609).
[118] Ainsi, l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas qu’au dispositif du jugement, cependant, mais « s’étend également aux motifs lorsqu’ils sont en relation si intime avec le dispositif que, sans eux, ce dernier serait incomplet »
(Précis de la preuve au para. 611).
[119] En effet, les motifs qui sont intimement reliés au dispositif, aussi nommé la ratio decidendi, constituent le cœur de la décision et les conclusions ne sauraient être lues sans référence à ces derniers.
[120] Il s’agit là de jurisprudence constante depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Ellard v Millar, [1930] SCR 319 à la p. 326. En effet, comme l’a expliqué la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Jean-Paul Beaudry ltée c 4013964 Canada inc, 2013 QCCA 792 au para. 37 :
L’effet de la chose jugée s’attache non seulement au dispositif du jugement mais également aux motifs – c’est ce que reconnaît la jurisprudence –, dans la mesure qu’indique, par exemple, l’arrêt Contrôle technique appliqué ltée c. Québec (Procureur général) [note omise]. La Cour se penchait alors sur l’article 1241 C.c.B.-C., ancêtre de l’article 2848 C.c.Q., mais ses propos demeurent pertinents :
On doit bien comprendre cependant la portée de cette règle. Cette présomption de vérité ne se limite pas seulement au dispositif formel du jugement : elle s’étend aux motifs essentiels qui s’y trouvent intimement liés. Elle comprend les conclusions même implicites qui résultent comme une conséquence nécessaire du dispositif de ce jugement [Ellard c. Millar, [1930] R.C.S. 319, 326, juge Rinfret]:
Res judicata will result from the implied decision which is the necessary consequence of the express dispositif in the judgment.
On retiendra aussi, à ce sujet, ce commentaire de M. le juge Paré [E.D.D. c. I.P., [1988] R.D.J. 592 (C.A.) 593; voir aussi: Vachon c. Frenette-Vachon, [1978] C.A. 515, 516 …]:
Il est vrai que l’autorité de la chose jugée ne s’applique qu’au dispositif d’un jugement, mais cela ne veut pas dire que l’on doive strictement s’en tenir à cette partie de l’écrit qui suit l’expression sacramentelle « Par ces motifs ». Au contraire, les motifs sont considérés au même titre que le dispositif d’un jugement lorsqu’ils font corps avec celui-ci et qu’ils sont nécessaires à son soutien. [Nos soulignements.]
[121] Dans la même affaire, la Cour d’appel du Québec, au paragraphe 45, a par ailleurs affirmé :
Il faut se garder, tout d’abord, de qualifier d’obiter tout motif qui ne se trouve pas reflété par une conclusion expresse du dispositif. Dans Verdun (Ville de) c. Burton [note omise], la juge Zerbisias (dissidente, mais pas sur ce point, auquel souscrit le juge Baudouin [note omise]) explique que :
Pour ma part, je trouve logique la conclusion sur ce point du juge Décary de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Dumont Vins et spiritueux inc. c. Celliers du Monde inc. [[1992] 2 C.F. 634 (C.A.F.), p. 643.]:
[L]e temps n’est plus, s’il le fut, où les termes d’un dispositif étaient scrutés à la loupe sans égard aux motifs qui le sous-tendaient et aux conclusions qui étaient recherchées dans la procédure et où tout ce qui ne trouvait point écho dans le dispositif était nécessairement considéré comme obiter dictum [renvoi omis].
Je retiens de cette jurisprudence que le dispositif d’un jugement n’a pas à être d’une extrême précision pour y inclure, par inférence, des conclusions qui peuvent avoir force de chose jugée. [Note omise.] [Nos soulignements.]
[122] Tel que souligné ci-haut, ces principes sont de jurisprudence constante (voir : Srougi c Lufthansa German Airlines, [2003] RJQ 1757 (CA) au para. 44, 2003 CarswellQue 1531; Doyon c Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec, 2007 QCCA 542 au para. 38; et Bryant c Benjamin, 2023 QCCA 1021 au para. 70).
[123] Il appert de ce survol de la jurisprudence que les conclusions d’un jugement peuvent avoir la même force de chose jugée que le dispositif final, ce qui peut venir suppléer au défaut d’inclure certaines conclusions dans le dispositif final.
[124] Ainsi, dans le jugement final en l’espèce, on retrouve de nombreuses références à la question des pertes des lots où se trouvaient les maisons des Innus. La question a bel et bien été analysée par le Tribunal, qui a conclu que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire car il aurait dû racheter ces lots dans le cadre de la cession-échange de 1925, et ce, à plus d’un endroit dans le jugement final.
[125] Dans le sommaire du jugement final, on lit :
Les manquements de la Couronne fédérale à ses obligations de fiduciaire ont occasionné pour les Innus de Uashat des pertes susceptibles d’être compensées. Lors de la cession, ils ont été privés de lots centralement situés qu’ils avaient convoités à plusieurs reprises depuis 1880. Le remplacement de ces terres par l’ancienne réserve projetée de 1903 ne remédie pas au manquement fiduciaire de la Couronne. [Nos soulignements; Uashat 2020 à la p. 8.]
[126] Dans la section « V. Le Canada a-t-il manqué à ses obligations d’administration et de surveillance de la réserve après la création de celle-ci en 1906? »
, alors qu’il s’agissait de trancher la question de savoir si le Canada avait réagi de façon diligente à la suite de la vente des lots de la réserve par la province de Québec, le Tribunal tire la conclusion que :
Le Tribunal estime que le Canada contrevient à son obligation de fiduciaire lorsqu’il ne tient pas compte du meilleur intérêt des Innus : l’achat de lots qu’ils occupent et où sont situées leurs maisons depuis longtemps. Il omet également de prendre en considération ses pouvoirs de rectifier les ventes illégales et invalides. [Nos soulignements; Uashat 2020 au para. 533.]
[127] Plus loin, dans la section « VII. Les manquements du Canada ont-ils engendré une perte pour les innus de Uashat susceptible d’être compensée? »
, le Tribunal fait le survol des pertes démontrées, mentionnant la perte des 44 lots du rang 2 et le lot 492 lors de la cession; la perte d’usage de certains lots du rang 2 entre 1917 et 1925, sans compensation adéquate; ainsi que la perte « de lots centralement situés au cœur de Sept-Îles, proches de la chapelle et du magasin de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qu’ils avaient convoités à plusieurs reprises depuis 1880 »
et qu’« [i]l faut comprendre l’importance pour les Innus d’avoir accès à l’eau et à la côte de la baie de Sept-Îles »
(Uashat 2020 aux para. 647–51).
[128] Le Tribunal continue dans cette direction et insiste sur le fait que la documentation historique montrait que dès 1901, 37 maisons innues étaient déjà installées proche des lots de la réserve, et que les Innus désiraient une réserve sur les terrains qu’ils avaient toujours occupés, alors que les lots de la réserve projetée en 1903 (puis offerts comme terre d’échange lors de la cession de 1925) les reléguaient loin de toute commodité (Uashat 2020 aux para. 653–60). Le Tribunal conclut alors qu’« [il] constate que la réserve d’échange de 1925 n’est pas plus proche de leurs maisons, ni plus adéquate, clémente ou abordable d’accès vingt ans après que les Innus l’aient refusée en 1903 »
(Uashat 2020 au para. 660).
[129] Dans la section « VIII. Quelle est la part de responsabilité du Canada quant à la perte subie par les Innus de Uashat? »
, le Tribunal conclut :
De plus, il est peu probable que les Innus avaient à leur disposition une information complète au moment où leur consentement à la cession est demandé de sorte qu’aucune décision de procéder à la cession ne peut être qualifiée d’« éclairée ». Ce manque d’information concernant notamment les autres recours existant en vertu de la Loi sur les Indiens ainsi que l’opportunité d’acheter certains lots est attribuable aux manquements du Canada.
Le caractère immédiat du lien entre ces manquements et les pertes subies par les Innus sont indiscutables : la cession de 1925, acte final de la saga de la réserve de 1906, constitue l’événement qui a cristallisé la perte de terres centralement localisées près de la chapelle, endroit qu’ils occupaient depuis plusieurs générations. [Nos soulignements; Uashat 2020 aux para. 695–96.]
[130] Ces motifs sont directement reliés aux questions que le Tribunal est appelé à déterminer dans le cadre du litige sur le bien-fondé, et sont indissociablement liés au dispositif final du jugement.
[131] Le Tribunal a conclu que le défaut d’acquérir les lots où se trouvaient les maisons des Innus était un manquement, et a constaté que ce manquement a occasionné des pertes : « […] la cession de 1925 […] constitue l’événement qui a cristallisé la perte de terres centralement localisées près de la chapelle, endroit qu’ils occupaient depuis plusieurs générations. »
[132] Le Tribunal est donc d’avis que le défaut d’avoir inclus à son dispositif une claire référence aux pertes associées aux lots où se trouvaient les maisons des Innus qui n’ont pas été rachetés lors de la cession de 1925 est insuffisant pour soutenir l’argumentaire de l’intimé. Au contraire, le dispositif final peut être suppléé par les diverses sections du jugement qui confirment l’existence de pertes liées aux maisons des Innus sur les lots hors de la réserve. Ces dernières font partie du « cœur de la décision »
. L’autorité de la chose jugée se rattache donc autant à ces motifs qu’au libellé du dispositif final du jugement.
[133] L’intimé admet lui-même qu’« [i]l est vrai que le Tribunal, dans les motifs de son jugement, constate que l’achat de certains lots aurait pu être une alternative à la cession de la presque totalité de la réserve et que le manque d’information a affecté le consentement des Innus »
(demande de l’intimé au para. 62). Il argumente cependant que « cette constatation n’est pas essentielle à la compréhension du dispositif car l’invalidité de la cession ne repose pas uniquement sur celle-ci »
, car « même sans cette constatation, la cession demeure invalide tout comme le consentement des Innus demeure vicié en raison du non-respect des règles prévues à l’article 49 de la
Loi sur les Indiens
, de l’absence de traducteur et du manque d’information concernant le déroulement de la réunion »
(demande de l’intimé aux para. 62–63). De l’avis du Tribunal, cette approche est erronée. Plusieurs motifs peuvent sous-tendre une même conclusion, et un motif ne perd pas sa qualité de chose jugée parce qu’il n’est pas l’unique fondement de la conclusion au dispositif.
[134] Par ailleurs, les termes non-exhaustifs comme « comprennent »
et « notamment »
eu égard à la question des pertes laissent entendre que cette liste n’est pas exhaustive, et donc qu’elle pourrait être bonifiée.
[135] Lors de l’audience sur la demande, l’intimé a souligné en réplique que cet argument ne tient pas la route puisque le terme « comprennent
» est aussi utilisé ailleurs dans le dispositif du jugement eu égard aux manquements identifiés et que le dispositif sur la portion du bien-fondé ne peut laisser place à une détermination non-exhaustive des manquements, puisque la question des manquements doit être finale. L’intimé plaide donc que les termes « comprennent »
et « notamment »
devraient être interprétés de la même manière lorsqu’ils sont utilisés dans le même dispositif, et donc qu’ils ne peuvent être utilisés dans un cas comme signifiant une liste exhaustive et dans l’autre comme signifiant une liste non-exhaustive.
[136] Si l’utilisation de ces termes était le seul indice que détient le Tribunal quant à l’intention du Tribunal dans le jugement final, l’interprétation de l’intimé pourrait être acceptée. L’interprétation d’un mot donné dans un jugement devrait être cohérent avec le dispositif, mais aussi avec l’entièreté du jugement. Or, il peut arriver que s’y glisse une erreur, comme en l’espèce, et la lecture du jugement final et des motifs qui sous-tendent le dispositif aident à clarifier son interprétation.
3. Conclusion sur le principe de la chose jugée et le jugement final
[137] Le droit en matière de radiation de portion d’actes de procédure exige qu’une partie, pour avoir gain de cause, démontre qu’il est « évident et manifeste que l’action ne saurait aboutir »
(Operation Dismantle aux pp. 486–87, citant Dowson c Gouvernement du Canada (1981), 37 NR 127 (CAF) à la p. 138). En l’espèce, pour obtenir la radiation des amendements à la déclaration de revendication qu’il recherchait, l’intimé devait démontrer qu’il était « évident et manifeste »
que la question des pertes des lots hors réserve était frivole et ne saurait aboutir en raison de l’application de la doctrine de la chose jugée.
[138] Or, à la lecture du jugement final en matière de bien-fondé, il n’est ni évident ni manifeste que la chose jugée s’applique à la question des pertes des lots hors réserve. Au contraire, si la doctrine de la chose jugée s’applique, elle le fait tout autant à l’égard du dispositif final que des motifs sous-jacents. Cette doctrine ne peut donc servir à interdire à la revendicatrice de faire ses arguments relativement à la question des pertes des lots hors réserve, puisque ces manquements font partie du jugement final sur le bien-fondé.
[139] La barre est haute pour qu’une partie puisse obtenir la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure sur la base du principe de la chose jugée. Ce lourd fardeau n’est pas satisfait en l’espèce.
[140] Les amendements à la déclaration de revendication ne sont donc ni contraires au jugement final ni à l’autorité de la chose jugée, et la demande en radiation doit échouer.
VII. CONCLUSION
[141] C’est donc pour toutes les raisons antérieurement établies que la demande en radiation et en déclaration d’inadmissibilité de la preuve y afférente présentée par l’intimé est rejetée.
[142] Les amendements à la déclaration de revendication ne sont contraires ni à l’ordonnance de scission ni aux actes de procédure antérieurs ni au jugement final, et la doctrine de la chose jugée ne trouve pas application ici pour justifier leur radiation.
[143] Dans son jugement final sur le bien-fondé, le Tribunal a conclu que le défaut d’acheter les lots où se trouvaient les maisons des Innus lors de la cession-échange constituait un manquement ayant causé des pertes, bien que ces dernières n’aient pas été détaillées au niveau du dispositif du jugement final. Le dispositif du jugement final énumère certaines pertes, mais ne le fait pas de manière exhaustive, en fait foi l’utilisation des termes « comprennent »
et « notamment »
. La revendicatrice aura droit de demander les pertes y afférentes à l’étape de l’indemnisation, et ce, même si ces dernières n’ont pas été mentionnées ou détaillées dans le dispositif du jugement final.
[144] Lors de l’étape de l’indemnisation, les parties pourront faire leurs arguments sur les pertes associées aux pertes de terres et d’usage en lien avec les lots 1, 2, 3, 4 et 7 du rang 1 du village de Sept-Îles.
DANIE ROY |
L’honorable Danie Roy |
TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES
SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL
Date : 20240916
No de dossier : SCT-2003-13
OTTAWA (ONTARIO), le 16 septembre 2024
En présence de l’honorable Danie Roy
ENTRE :
LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM
Revendicatrice
et
SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA
Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones
Intimé
AVOCATES INSCRITES AU DOSSIER
AUX :
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Avocates de la revendicatrice LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM
Représentée par Me Jameela Jeeroburkhan et Me Joëlle Perron-Thibodeau Dionne Schulze
|
ET AUX :
|
Avocates de l’intimé
Représentée par Me Josianne Philippe et Me Stéphanie Dépeault Ministère de la Justice |