No DE DOSSIER : SCT-2002-20 RÉFÉRENCE : 2025 TRPC 6 DATE : 20250815 |
TRADUCTION OFFICIELLE |
TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES
SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL
ENTRE : |
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PREMIÈRE NATION TIMISKAMING ET PREMIÈRE NATION DE WOLF LAKE Revendicatrices (demanderesses) |
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Me Scott Robertson et Me Laura Sharp, pour les revendicatrices (demanderesses) |
– et – |
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SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones Intimé (défendeur) |
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Me Stéphanie Lisa Roberts, Me Kateri Vincent et Me Marie‑Paule Boucher, pour l’intimé (défendeur) |
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ENTENDUE : Les 7 et 12 mai 2025 |
MOTIFS SUR LA DEMANDE
L’honorable Todd Ducharme
Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.
Jurisprudence :
R v Abbey, 2009 ONCA 624
Doctrine citée :
David M. Paciocco, Palma Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence, 8e éd. (Toronto : Irwin Law, 2020).
TABLE DES MATIÈRES
III. POSITION DES REVENDICATRICES
I. INTRODUCTION
[1] Dans la présente revendication, la Première Nation Timiskaming et la Première Nation de Wolf Lake (les « revendicatrices »
) allèguent qu’en 1849, par décret, la Couronne a convenu de mettre de côté une réserve de 100 000 acres située sur les rives du lac Timiskaming, et qu’elle a pris des mesures à cette fin, mais n’a jamais achevé le processus. Selon les revendicatrices, en omettant ainsi de respecter sa promesse, la Couronne a manqué à ses obligations légales et à ses obligations de fiduciaire. L’intimé nie cette allégation. Il affirme que le décret de 1849 ne fait état d’aucune intention de créer une réserve, et que la Couronne n’avait aucune obligation de procéder à une telle création jusqu’à ce qu’elle le fasse effectivement, en 1854.
[2] Le 6 mars 2025, les revendicatrices ont déposé une demande d’autorisation et avis de demande (la « demande »
), dans laquelle elles demandaient au Tribunal de rendre une ordonnance déclarant inadmissibles certaines cartes contenues dans le rapport de l’experte en histoire de l’intimé, Stéphanie Béreau (les « cartes du rapport »
), ainsi que trois cartes « interactives »
qu’elle entend utiliser au cours de son témoignage (les « cartes testimoniales »
ou les « cartes interactives »
). Après avoir entendu les arguments des deux parties le 7 mai 2025, j’ai rejeté la demande le 12 mai 2025 en précisant que mes motifs suivraient. Voici donc ces motifs.
II. FAITS
[3] Le rapport que les revendicatrices contestent en partie s’intitule « The Creation of a Reserve on Lake Timiskaming in the Mid-19th Century »
(La création d’une réserve sur le lac Timiskaming au milieu du 19e siècle). Il avait initialement été déposé auprès du Tribunal le 22 avril 2024, mais a dû être soumis à nouveau en raison de problèmes avec les références, si bien qu’une version mise à jour a été déposée le 20 septembre 2024. Dans cette version actualisée, on ne s’est pas contenté de corriger les problèmes liés aux références; un certain nombre de cartes figurant dans la version précédente ont également été modifiées.
[4] Les cartes incluses dans le rapport, ainsi que les cartes interactives, ont été conçues par un géomaticien et cartographe nommé Yanick Vandal, sur les instructions de Mme Béreau. Lors d’une audience tenue les 17 et 18 mars 2025 en vue d’interroger et de contre-interroger Mme Béreau et M. Vandal au sujet des cartes, celui-ci a témoigné qu’il avait plus de 20 ans d’expérience dans la création de cartes interactives et statiques pour des applications aussi diverses que des litiges, des publications universitaires, le tourisme, les transports en commun, les infrastructures et l’environnement. Mme Béreau, qui compte également plus de 20 ans d’expérience en histoire, détient une expertise particulière dans l’histoire des Autochtones au Québec. Elle a déjà été reconnue en tant qu’historienne experte par le Tribunal à quatre reprises. M. Vandal et Mme Béreau collaborent depuis 2010.
III. POSITION DES REVENDICATRICES
[5] L’objection soulevée par les revendicatrices à l’encontre des cartes du rapport et des cartes testimoniales tient essentiellement à ce que, selon elles, ces documents ne répondent pas au critère d’admissibilité de la preuve d’expert défini dans l’arrêt R v Abbey, 2009 ONCA 624 [Abbey]. Il s’agit d’une approche en deux étapes :
-
·à la première étape, le juge doit tenir compte des [traduction]
« conditions préalables à l’admissibilité »
que sont a) la pertinence, b) la nécessité d’aider le juge des faits, c) l’absence de toute règle d’exclusion et d) la qualification suffisante de l’expert (Abbey, aux para. 75–76); -
·à la deuxième étape, le juge agit en tant que
« juge-gardien »
et examine si la preuve qui satisfait aux conditions préalables à l’admissibilité est [traduction]« assez avantageuse pour le procès pour justifier son admission malgré le préjudice potentiel, pour le procès, qui peut découler de son admission »
(Abbey, au para. 76).
[6] Lors de l’audience relative à la demande tenue le 7 mai 2025, les revendicatrices ont axé leurs critiques sur la question de la fiabilité des cartes produites par Mme Béreau et M. Vandal. Selon l’arrêt Abbey, l’évaluation de la fiabilité participe de l’évaluation de la pertinence, en ce sens que, pour être considéré pertinent, un élément de preuve doit être fiable. Les revendicatrices ont signalé des incohérences et soutenu que celles-ci dénotaient un manque de connaissance de la région visée par la revendication, de sorte qu’aucune des opinions exprimées subséquemment par Mme Béreau — et contenues dans les cartes — n’était fiable, et donc, admissible.
[7] Dans leurs observations écrites, les revendicatrices ont soutenu que les cartes interactives [traduction] « relèvent d’un domaine scientifique nouveau »
, étant donné qu’elles « consistent en des techniques de cartographie sophistiquées par lesquelles des couches individuelles de renseignements sont combinées à d’autres formes de renseignements, qui sont ensuite manipulés de manière à suggérer une opinion »
(au para. 49). Aux dires des revendicatrices, étant donné que les cartes interactives représentent une science « nouvelle »
, elles doivent faire l’objet d’un examen nettement plus soigneux pour ce qui est de vérifier leur fiabilité; en effet, les instructions, méthodes, sources, données et conclusions sous-jacentes doivent être examinées individuellement afin de déterminer si le produit final — les cartes — est étayé par des données suffisamment solides pour être fiable en soi. De plus, selon les revendicatrices, l’intimé n’a pas fourni les données et les instructions sous-jacentes de manière suffisamment complète pour qu’il soit possible d’évaluer le produit final.
IV. POSITION DE L’INTIMÉ
[8] S’agissant des cartes interactives, l’intimé avance qu’elles sont [traduction] « destinées à servir d’aides au témoignage »
(observations écrites de l’intimé, au para. 2). Quant aux cartes du rapport et aux cartes testimoniales, l’intimé affirme qu’il s’agit simplement d’une [traduction] « reproduction visuelle »
des renseignements et des opinions contenus dans les parties écrites du rapport de Mme Béreau, et que l’objectif des cartes est d’« aider le juge des faits à évaluer et à soupeser d’importantes quantités de données historiques »
en les présentant sous une forme plus facile à assimiler.
[9] En ce qui a trait à la fiabilité, l’intimé renvoie à l’arrêt Abbey dans lequel, selon lui, la Cour d’appel de l’Ontario a établi une distinction importante entre la fiabilité et l’exactitude. La Cour d’appel a ainsi écrit :
[traduction]
La Couronne n’était pas tenue de démontrer, au cours du voir-dire, l’exactitude des renseignements sur lesquels se fondait M. Totten. Elle devait démontrer qu’il existait suffisamment d’indices de fiabilité pour justifier la présentation, au jury, d’une opinion fondée sur ces renseignements, de telle manière à ce que le jury puisse se prononcer en définitive sur la fiabilité des renseignements et la validité de l’opinion qui en découle. La probabilité qu’une certaine partie de l’abondante documentation utilisée par M. Totten ait pu être inexacte n’était pas suffisante pour que son opinion ne soit pas communiquée au jury. [Au para. 130.]
[10] En outre, dans l’arrêt Abbey, au paragraphe 119, la Cour d’appel de l’Ontario a énoncé un certain nombre de [traduction] « facteurs dont il faut tenir compte pour évaluer la fiabilité d’une opinion »
, dont la plupart sont des critères à appliquer en fonction de la discipline de l’expert. Ces facteurs portent principalement sur des questions de méthodologie, de procédure, de reconnaissance au sein de la discipline, de recours à une formation spécialisée et d’indépendance, et non sur l’exactitude objective.
[11] L’intimé a souligné que le Tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire particulièrement large pour ce qui est d’accepter des éléments de preuve et des renseignements, et que, à moins qu’ils ne soient biaisés à première vue, les avis d’experts sont admissibles par défaut. La Couronne a également fait valoir que le témoignage de Mme Béreau répondait clairement aux critères d’admissibilité énoncés dans Abbey, et que toute préoccupation relative à la fiabilité devrait porter sur le poids à accorder à son témoignage, et non sur l’admissibilité de ce témoignage.
V. ANALYSE
[12] Grâce à un affidavit souscrit le 7 mars 2025 par Yanick Vandal (« l’affidavit de M. Vandal »
) et aux témoignages de Mme Béreau et de M. Vandal, le Tribunal a pu se faire une idée précise de la manière dont les cartes — à la fois les cartes du rapport et les cartes testimoniales — ont été créées, ainsi que de la nature des données et des instructions sous-jacentes. M. Vandal a écrit que les cartes qu’il avait établies étaient [traduction] « basées sur les documents historiques que Mme Stéphanie Béreau [lui] avait transmis »
, et conçues selon les instructions de cette dernière (affidavit de M. Vandal, au para. 16). Plus loin, il a écrit que le processus de création des cartes nécessite la superposition d’un certain nombre de couches à l’aide d’un programme de conception graphique appelé Adobe Illustrator, et que chaque couche [traduction] « présente un type particulier de renseignements géographiques »
ayant trait notamment aux routes, à l’utilisation des terres, à l’hydrographie ou à l’élévation (affidavit de M. Vandal, Pièce E). Ce fichier est ensuite exporté sous forme de « PDF dynamique »
qui maintient les couches et permet à chacune d’être [traduction] « activée ou désactivée dans Adobe Acrobat pour une visualisation interactive »
.
[13] C’est là la fonction première des cartes interactives que Mme Béreau prévoit utiliser dans son témoignage : elle compte activer ou désactiver les couches sur la carte pour illustrer visuellement des aspects de son opinion.
[14] Mme Béreau a témoigné que les cartes statiques incluses dans son rapport sont créées de la même manière. M. Vandal lui fournit un PDF dynamique qu’il aura élaboré en fonction des documents et des instructions qu’elle lui aura donnés. Une fois la rédaction de son opinion terminée, Mme Béreau activera ou désactivera les couches jusqu’à ce qu’elle soit convaincue que la carte représente la meilleure illustration visuelle de son opinion. Elle fera ensuite une capture d’écran de la carte, puis insérera l’image ainsi obtenue à l’endroit approprié dans son rapport. Lors de l’audience tenue le 17 mars 2025, Mme Béreau a déclaré qu’en utilisant les cartes, elle poursuit trois objectifs. En premier lieu, elle s’efforce de [traduction] « présenter clairement des éléments géographiques »
tels que l’emplacement des communautés, des villes, des rivières et autres caractéristiques. Ensuite, elle cherche à [traduction] « attirer l’attention du lecteur sur un élément [...] du texte écrit »
. Troisièmement, selon ses explications, elle se sert des cartes pour démontrer l’existence d’une [traduction] « divergence d’opinion »
entre elle-même et les experts en histoire des revendicatrices. Elle a déclaré que, bien qu’elle s’en remette à l’expertise technique de Yanick Vandal, les cartes reflètent sa propre prise de décision.
[15] En fin de compte, les cartes rendent compte de l’opinion de Mme Béreau contenue dans les parties écrites du rapport, ou sont conçues pour synthétiser et illustrer des aspects de son témoignage oral. Mme Béreau a également déclaré que son [traduction] « opinion n’est pas basée sur les cartes »
, et ajouté qu’« on peut enlever toutes les cartes de [son] exposé, mais la partie écrite du rapport ne changera pas, elle ne sera que plus compliquée à comprendre »
.
[16] Compte tenu de la nature des cartes et de leur lien avec la preuve d’opinion de Mme Béreau, je ne suis pas persuadé que le critère de l’arrêt Abbey soit le critère applicable pour décider de l’admissibilité de l’une ou l’autre des cartes. Ces cartes ne sont pas issues de sciences nouvelles. Mme Béreau a indiqué qu’elles ne peuvent même pas se suffire à elles-mêmes, et qu’elles sont inutiles sans le texte ou le témoignage qui les accompagne. Son point de vue sur la question semble être que les cartes, qu’il s’agisse des cartes testimoniales interactives ou des cartes statiques incluses dans le rapport, sont une représentation visuelle de son opinion d’experte, mais ne constituent pas en elles-mêmes une telle opinion. C’est aussi mon avis. À l’évidence, les cartes interactives destinées à être utilisées au cours de son témoignage sont des aides au témoignage. Étant donné que les cartes statiques figurant dans le rapport visent à illustrer les opinions déjà contenues dans le rapport, elles sont également analogues à des aides au témoignage.
[17] Les aides au témoignage constituent des « éléments de preuve matériels »
. Dans l’ouvrage The Law of Evidence, l’honorable juge David Paciocco, ainsi que les coauteurs Palma Paciocco et Lee Stuesser, définissent les éléments de preuve matériels de la manière suivante :
[traduction]
Un véritable « élément de preuve matériel » n’est pas une preuve en soi. Il suppose l’utilisation d’aides visuelles pour faciliter la déposition des témoins. Dans une affaire de meurtre, par exemple, une carte peut être présentée en vue d’aider les témoins à expliquer, et le juge ou le jury à comprendre, l’emplacement des différents sites mentionnés dans les témoignages. Un expert appelé à témoigner pourra utiliser un tableau ou un diagramme pour expliquer la détermination des groupes sanguins ou l’analyse de l’ADN. Un autre se servira d’une représentation anatomique pour expliquer les blessures subies par la victime, et pourra ensuite démontrer comment, à son avis, la victime a été tuée. Il est même possible de recourir à une présentation PowerPoint pour aider à organiser les éléments de preuve. [Renvoi omis; David M. Paciocco, Palma Paciocco & Lee Stuesser, The Law of Evidence, 8e éd. (Toronto : Irwin Law, 2020), à la p. 567.]
[18] Les auteurs de l’ouvrage proposent ensuite une règle d’admissibilité applicable aux éléments de preuve matériels :
[traduction]
La règle de base pour déterminer l’admissibilité des éléments de preuve matériels produits uniquement à titre d’aides au témoignage est simple : le témoin qui entend utiliser ce type de preuve pour expliquer son propos devra confirmer que l’utilisation du diagramme (par exemple, une carte, un tableau, un graphique ou un modèle) est susceptible d’aider le jury à comprendre le témoignage, et le juge de première instance doit en convenir. Le juge examinera ensuite la pertinence et l’exactitude de la preuve, de même que la nécessité d’une aide explicative, et il tiendra compte de tout préjudice susceptible de résulter de sa présentation, y compris les délais indus, la distraction ou le potentiel sensationnaliste de l’élément de preuve matériel, ainsi que son équité globale et son effet sur l’intégrité du procès. [Aux pp. 567–68.]
[19] Je suis convaincu que les cartes du rapport et les cartes interactives sont admissibles selon cette règle. Bien que les revendicatrices aient contesté la pertinence et l’exactitude des cartes de Mme Béreau, ces objections portent sur le poids à accorder à celles-ci, et non sur leur admissibilité. Les revendicatrices seront libres de répondre à toute inexactitude perçue au moyen d’un rapport en réponse ou d’un contre-interrogatoire; toutefois, je ne jugerai pas les cartes inadmissibles pour cette raison.
[20] Les cartes ont été créées par des experts dûment qualifiés. Elles sont pertinentes, suffisamment fiables, nécessaires à la compréhension des faits et ne sont pas soumises à une règle d’exclusion applicable. Que ce soit au regard de l’arrêt Abbey ou de la norme relative aux éléments de preuve matériels, les cartes sont admissibles.
VI. CONCLUSION
[21] Les cartes présentées dans le cadre du rapport d’expertise de l’intimé préparé par Stéphanie Béreau, ainsi que les cartes interactives qu’elle a l’intention d’utiliser lors de son témoignage, sont admissibles. La demande des revendicatrices est rejetée, et aucune ordonnance relative aux dépens n’est rendue en l’espèce.
TODD DUCHARME |
L’honorable Todd Ducharme |
Traduction certifiée conforme
Julie-Marie Bissonnette, trad. a.
TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES
SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL
Date : 20250815
Dossier : SCT-2002-20
OTTAWA (ONTARIO), le 15 août 2025
En présence de l’honorable Todd Ducharme
ENTRE :
PREMIÈRE NATION TIMISKAMING ET PREMIÈRE NATION DE WOLF LAKE
Revendicatrices (demanderesses)
et
SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA
Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones
Intimé (défendeur)
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