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DOSSIER : SCT-2006-11

RÉFÉRENCE : 2016 TRPC 8

DATE : 20160520

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Revendicatrice

 

Me Paul Dionne et Me Marie-Ève Dumont, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Éric Gingras, Me Dah Yoon Min et Me Ann Snow, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE: Du 9 au 12 septembre 2013, du 13 au 24 janvier 2014, du 20 au 23 mai 2014, du 17 au 26 mars 2015, du 30 mars au 1er avril 2015, du 23 au 30 avril 2015 et le 11 mai 2015.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Johanne Mainville


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Galambos c Perez, 2009 CSC 48, [2009] 3 RCS 247.

Lois et règlements cités :

Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42.

Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3, art 91.

Sommaire :

La revendicatrice allègue ne pas avoir reçu la superficie à laquelle elle avait droit et réclame des dommages et inconvénients en raison de ce fait.

Plus spécifiquement, la revendicatrice soutient que la Couronne fédérale a violé ou n’a pas exécuté ses obligations légales et de fiduciaire en n’utilisant pas la formule habituelle de 60 acres par famille plus une provision de 10% pour les terres vacantes pour déterminer la contenance de la réserve d’Opitciwan, et en ne faisant aucun effort pour l’appliquer au moment de l’arpentage final, en 1943, alors qu’environ 75 familles atikamekw étaient regroupées à Opitciwan.

La revendicatrice allègue que le recensement au moment de l’arpentage final constituait le critère principal du Département des Affaires indiennes (« DAI ») pour décider la contenance d’une réserve indienne et que certains officiers au DAI étaient d’avis qu’il fallait insister pour obtenir une contenance conforme à ce critère.

La revendicatrice ajoute qu’en 1943, la conjoncture était favorable à la création d’une réserve de 60 acres par famille, ce qui, considérant la population en 1943, totalisait 4500 acres.

Subsidiairement, la revendicatrice allègue que la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire en ne faisant aucun effort pour créer une réserve d’une contenance d’au moins 3000 acres à Opitciwan.

Sous-subsidiairement, elle allègue que la Couronne a aussi manqué à son obligation de soin et de diligence en n’utilisant pas la contenance réelle du plan de l’arpenteur fédéral White comme fondement des discussions avec le ministère des Terres et Forêts du Québec sur la superficie de la réserve indienne d’Opitciwan.

La revendicatrice réclame une indemnité pour la valeur et la perte d’usage de la différence entre les différentes contenances, ainsi que pour l’occupation illégitime et sans droit d’une parcelle de terre au sein de la réserve par la Compagnie de la Baie d’Hudson (« CBH »).

L’intimée conteste la revendication et en demande le rejet. Selon elle, les faits et le droit invoqués au soutien de la revendication ne permettent pas de fonder une obligation légale ou de fiduciaire de la Couronne fédérale à l’égard des droits ou intérêts revendiqués par la revendicatrice, ou un manquement à de telles obligations, le cas échéant. De plus, l’intimée allègue que les manquements reprochés à la Couronne fédérale relèvent de la responsabilité de la province du Québec. Elle soutient également qu’il n’y a pas de lien causal direct entre les gestes de la Couronne fédérale et les dommages reprochés et que l’obligation de fiduciaire ne crée pas d’obligation positive de protéger les droits ou intérêts de groupes autochtones contre toute atteinte par des tiers.

Arrêt : Dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, le Tribunal a conclu que la Couronne fédérale était assujettie à une obligation légale et de fiduciaire dans le cadre du processus de création de réserve. Il y a lieu de référer à cette décision à cet égard. En l’espèce, la question de la superficie de la réserve concerne les terres d’Opitciwan et est au cœur du processus de création de la réserve.

La reconnaissance d’une obligation de fiduciaire avant la création de la réserve assujettit la Couronne fédérale au devoir de loyauté, de communication complète de l’information et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, les bénéficiaires de l’obligation.

La preuve établit que la Couronne fédérale a manqué à son obligation de fiduciaire, et incidemment à son devoir de loyauté dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, et a adopté une attitude désinvolte et négligente.

La Couronne fédérale 1) n’a fait aucun effort réel et sincère pour obtenir une réserve de 3000 acres, alors qu’elle s’était engagée à faire des efforts à cette fin; 2) a changé sa position quant à la superficie de la réserve sans en informer les Atikamekw et sans offrir de justification; 3) a agi de façon négligente en ne vérifiant pas la contenance réelle du plan de son arpenteur White; 4) n’a fait aucun effort sérieux pour obtenir une superficie plus conforme à l’évolution de la population d’Opitciwan et à son propre ratio acres par famille qu’elle estimait juste, raisonnable et dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan.

Pour les motifs énoncés dans la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11, la Couronne fédérale a aussi manqué à ses obligations légales et de fiduciaire en permettant à la CBH de s’installer dans la réserve, malgré le désaccord des Atikamekw, sans compensation.

Tenant compte de l’ensemble des circonstances, la revendicatrice a droit à une compensation en fonction d’une contenance de 3000 acres car il y a eu un engagement clair de la part de la Couronne fédérale de faire des efforts pour obtenir une réserve de 3000 acres, engagement que les autochtones s’attendaient à ce qu’il soit respecté. Au minimum, étant dans un processus de création de réserve, la Couronne se devait d’agir au mieux des intérêts des Atikamekw.

Le bien-fondé de la revendication étant établi, lors de la deuxième étape le Tribunal entendra la preuve quant à l’indemnité à accorder pour la perte de valeur et d’usage entre la contenance de 3000 acres et celle de 2290 acres obtenue. Pour les motifs énoncés dans la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11, il en sera de même eu égard à la superficie occupée par la CBH, malgré le désaccord des Atikamekw, sans compensation. Est également reconnue comme perte l’occupation illégitime de la réserve par la CBH entre 1944 et 1958.

TABLE DES MATIÈRES

I. introduction  6

II. les faits  8

A. La preuve documentaire  8

B. La preuve d’experts  14

1. Stéphanie Béreau  14

2. Jean-Pierre Garneau  16

III. les questions en litige  19

IV. analyse  19

A. La Couronne avait-elle un devoir de fiduciaire envers les Atikamekw d’Opitciwan de s’assurer de l’octroi d’une superficie déterminée particulière ?  19

B. La Couronne fédérale a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire?  21

C. Quelles sont les réclamations qui feront l’objet de la deuxième étape?  32

V. dispositif  32


 

I.  introduction

[1]  La présente revendication concerne la contenance de la réserve indienne d’Opitciwan (anciennement « Obidjuan » ou « Obedjiwan ») à laquelle les Atikamekw d’Opitciwan (autrefois connus sous le nom de Têtes-de-boule de Kikendatch) allèguent avoir droit et qu’ils n’ont pas reçue, et plus particulièrement des dommages et inconvénients en raison de ce fait.

[2]  Dans une lettre datée du 29 septembre 2011, le sous-ministre adjoint principal des Affaires indiennes a informé la revendicatrice du refus du ministre de négocier la revendication particulière « Provisions territoriales insuffisantes » qui constitue la présente revendication.

[3]  Dans sa Déclaration de revendication ré-ré-amendée déposée au Tribunal des revendications particulières (« Tribunal »), la revendicatrice allègue que la Couronne fédérale a violé ou n’a pas exécuté ses obligations de fiduciaire en n’utilisant pas la formule habituelle de 60 acres par famille plus une provision de 10% pour les terres vacantes pour déterminer la contenance de la réserve d’Opitciwan, et en ne faisant aucun effort pour l’appliquer au moment de l’arpentage final, en 1943, alors qu’environ 75 familles atikamekw étaient regroupées à Opitciwan.

[4]  La revendicatrice allègue que le recensement au moment de l’arpentage final constituait le critère principal du Département des Affaires indiennes (« DAI ») pour décider la contenance d’une réserve indienne, et que certains officiers au DAI étaient d’avis qu’il fallait insister pour obtenir une contenance conforme à ce critère.

[5]  La revendicatrice ajoute qu’en 1943, la conjoncture était favorable à la création d’une réserve de 60 acres par famille, ce qui, considérant la population en 1943, totalise 4500 acres.

[6]  Subsidiairement, la revendicatrice allègue que la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire en ne faisant aucun effort pour créer une réserve d’une contenance d’au moins 3000 acres à Opitciwan.

[7]  Sous-subsidiairement, elle allègue que la Couronne a aussi manqué à son obligation de soin et de diligence en n’utilisant pas la contenance réelle du plan de l’arpenteur fédéral White comme fondement des discussions avec le ministère des Terres et Forêts du Québec (« MTFQ ») sur la superficie de la réserve indienne d’Opitciwan.

[8]  La revendicatrice réclame notamment :

  1. une indemnité pour la valeur de la différence

  1. entre la contenance de 60 acres par famille calculée au moment de l’arpentage final (soit 4500 acres) et la contenance de 2290 acres obtenue, ou

  2. subsidiairement, entre la contenance de 3000 acres et la contenance de 2290 acres obtenue;

  3. sous-subsidiairement, entre la contenance de 2760 acres effectivement arpentée en 1914 (selon l’expert de l’intimée, l’arpenteur Groulx) et la contenance de 2290 acres obtenue.

  1. une indemnité pour la perte d’usage de cette différence de contenance;

  2. une indemnité pour la valeur de la différence entre la contenance prévue de 2290 acres et cette contenance moins la superficie occupée par la Compagnie de la Baie d’Hudson (« CBH »);

  3. une indemnité pour la perte d’usage de cette différence de contenance;

  4. une indemnité pour l’occupation illégitime de la réserve par la CBH, entre 1944 et 1958.

[9]  L’intimée conteste la revendication et en demande le rejet. Aux paragraphes 2 à 5 de son Mémoire des faits et du droit, elle résume sa position comme suit :

2.   […] les faits et le droit invoqués au soutien de la revendication ne permettent pas de fonder une obligation légale ou de fiduciaire de la Couronne fédérale à l’égard des droits ou intérêts revendiqués par la Revendicatrice, ou un manquement à de telles obligations, le cas échéant.

3.   Les manquements reprochés à l’intimée relèvent de faits et gestes posés par le Québec dans l’exercice de pouvoirs conférés à Sa Majesté la Reine du chef de la province du Québec par la Loi constitutionnelle de 1867, faits et gestes sur lesquels la Couronne fédérale n’a pas de « droit de regard ».

4.   Bref, il n’existe pas de lien causal direct entre les gestes de la Couronne fédérale et les dommages reprochés, s’il en est.

5.   L’obligation de fiduciaire ne va pas jusqu’à créer une « obligation positive » de protéger les droits ou intérêts de groupes autochtones contre toute atteinte par des tiers.

[10]  La preuve dans la présente revendication a été présentée de façon commune avec les dossiers SCT-2004-11, SCT-2005-11 et SCT-2007-11.

[11]  Les faits, le droit et autres questions utiles aux fins du présent dossier ont été décrits et analysés dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11. Il y a lieu d’y référer aux fins de la présente décision.

[12]  La revendication a fait l’objet d’une scission. La présente décision porte sur le volet responsabilité, le cas échéant, de la Couronne fédérale. Quant aux indemnités réclamées, elles sont abordées uniquement dans le but d’en établir l’existence, le cas échéant, et l’ouverture du droit à la réparation, tel que décidé dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11.

II.  les faits

A.  La preuve documentaire

[13]  Les faits ont été relatés dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11. Pour une meilleure compréhension de la présente revendication, il est opportun de résumer brièvement les faits les plus pertinents.

[14]  Le 10 août 1850, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42 (« Loi de 1850 »). Cette loi vise à prévenir les empiétements qui pourraient se commettre et les dommages qui pourraient être causés sur les terres appropriées pour l’usage des diverses tribus dans le Bas-Canada, ainsi que pour défendre leurs droits et privilèges. 

[15]  Le 30 août 1851, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte l’Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106 (« Loi de 1851 ») qui prévoit que des étendues de terres n’excédant pas 230 000 acres pourront être désignées, arpentées et mises à part en vertu d’ordres en conseil (« décrets ») et appropriées pour l’usage de « certaines tribus sauvages » du Bas-Canada.

[16]  Ainsi, le 9 août 1853, le Décret 482 (« décret de 1853 ») est adopté. Celui-ci approuve la cédule (« Cédule ») qui y est jointe, laquelle répartit les 230 000 acres de terres en onze réserves. La Cédule indique l’emplacement et la superficie des réserves envisagées ainsi que leurs bénéficiaires.

[17]  La Cédule indique que les Têtes-de-boule (« Atikamekw ») se partageront 45 750 acres à Maniwaki avec les Algonquins et les Nipissingues, et 16 000 acres à La Tuque avec les Algonquins et les Abénakis de Bécancour (Cahier conjoint de preuve documentaire (« CCPD »), aux onglets 30 et 31). Le décret indique 14 000 acres, mais il y a eu une erreur. En réalité il s’agit de 16 000 acres.

[18]  Dans les années 1880, il s’est avéré que la distribution prévue à la Cédule de 1853 n’était pas réaliste en raison d’une incompatibilité entre certains groupes et du fait que plusieurs tribus considéraient que les endroits envisagés pour créer leurs réserves étaient trop éloignés de leurs territoires de chasse. C’était notamment le cas des Atikamekw (CCPD, à l’onglet 55; Pièce D-5).

[19]  Devant cette situation, le DAI prit la décision de procéder à une nouvelle répartition des terres dans certains cas, créant ainsi des réserves à des endroits différents de ceux envisagés à la Cédule de distribution.

[20]  Dans le processus menant à la création de chacune des réserves, à tout le moins en ce qui concerne les Atikamekw, le DAI a toujours cherché à connaître le nombre de familles désirant s’y installer.

[21]  Des quatre bandes Atikamekw, soit Wemotaci, Coucoucache, Manawan et Kikendatch (Opitciwan), cette dernière est la plus peuplée. Ainsi, en 1881, alors que les chefs des Indiens du St-Maurice de Wemotaci, Coucoucache, et Kikendatch (Opitciwan) demandent d’obtenir des réserves à Wemotaci et Coucoucache, le DAI presse le R.P. Guéguen d’indiquer le nombre de familles désirant s’y installer (CCPD, à l’onglet 37).

[22]  En 1885, on compte 5 familles à Coucoucache, 8 à Wemotaci, 15 à Manawan et 30 à Kikendatch (Opitciwan).

[23]  En 1892, dans un mémorandum dans lequel sont jointes les données démographiques quant aux tribus indiennes appelées à se partager les 16 000 acres prévus dans la Cédule de distribution de 1853, Sinclair, un haut fonctionnaire du DAI, informe le sous-ministre du DAI qu’il croit opportun d’octroyer environ 75 acres par famille de quatre (4) ou 19 acres par personne (CCPD, à l’onglet 55) :

The area of land appropriated for the joint use of all those Indians is 16,000 acres, which would give approximately 19 acres to each, probably 75 acres to a family of 4, and a distribution proportionate to the numbers would give the following areas to be included in each of the three Reserves, namely:

 Weymontachingue----------------------------------------------7,396  acres

Coucoucache---------------------------------------------------------380    "

For the Abenakis------------------------------------------------8,360    "

[24]  Quelques années plus tard, en 1895, les réserves de Wemotaci et de Coucoucache sont créées, la première contenant une superficie d’environ 7400 acres et la seconde de 380 acres. Puis, la réserve de Manawan est créée en 1906 avec une superficie de 1906 acres pour 74 personnes, soit environ 100 acres par famille de 4 personnes (CCPD, aux onglets 70, 83 et 84; Pièce D-36).

[25]  Durant le processus de création de la réserve de Manawan, le DAI constate que très peu d’Indiens atikamekw du St-Maurice, soit 35 personnes en 1898, occupent la réserve de Wemotaci. Ceci amène le DAI à considérer une réduction de celle-ci afin de créer la réserve de Manawan (CCPD, aux onglets 82 et 83). Éventuellement, la réserve de Manawan sera créée, mais sans que celle de Wemotaci soit réduite.

[26]  En 1898, le DAI répertorie 120 personnes faisant partie de la Bande de Kikendatch (Opitciwan) (CCPD, à l’onglet 82).

[27]  Puis, en 1908, le Chef Awashish entreprend une démarche auprès du DAI pour une réserve pour sa bande à Kikendatch (CCPD, à l’onglet 97).

[28]  Dans une lettre datée du 22 août 1908, le sous-surintendant adjoint du DAI, McLean, demande au Chef Awashish de l’informer dès que possible du nombre d’individus composant la bande et le nom des chefs de famille. Il termine en disant : « On the receipt of this information an effort will be made to have a reserve laid out for you » (soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 98).

[29]  Le 1er août 1909, le Chef Awashish transmet au DAI la liste des individus faisant partie de la Bande des Atikamekw de Kikendatch (CCPD, à l’onglet 103).

[30]  Le 10 septembre 1909, tenant compte d’un recensement de 151 personnes, le sous surintendant Pedley du DAI écrit au sous-ministre Taché du MTFQ afin de savoir si la province est disposée à accorder une superficie d’environ 5120 acres à Kikendatch ou à moins de 40 milles vers le nord pour les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan) (CCPD, à l’onglet 104).

[31]  En réponse à cette lettre, le 5 octobre 1909, le sous-ministre Taché avise McLean du DAI que la superficie demandée de 5120 acres dépasse la quantité de 581 acres qu’il reste à distribuer sur les 230 000 acres alloués pour les Indiens du Bas-Canada (CCPD, à l’onglet 105).

[32]  Le 8 décembre 1909, McLean propose au sous-ministre Taché l’achat d’un terrain d’une superficie de 3000 acres à une faible distance au nord de Kikendatch, et s’enquiert afin de savoir si le MTFQ serait intéressé à un tel achat et à quel prix (CCPD, à l’onglet 107).

[33]  Considérant la population répertoriée d’environ 151 personnes, une superficie de 3000 acres revient à allouer environ 100 acres par famille de cinq personnes.

[34]  Le 16 mars 1910, le sous-ministre Taché répond que selon des informations obtenues d’un arpenteur provincial, les Atikamekw de Wemotaci et de Coucoucache accepteraient de céder leurs réserves pour se déplacer plus au nord. Taché indique que le MTFQ serait alors disposé à agréer à un tel échange, les terres de remplacement pouvant être situées dans les environs de Kikendatch ou plus au nord sur le St-Maurice (CCPD, à l’onglet 109). Le DAI ne demandera l’avis des Atikamekw de Wemotaci et de Coucoucache à cet égard que le 27 septembre 1912 (CCPD, à l’onglet 113).

[35]  Vers l’été 1912, la CBH ferme son comptoir à Kikendatch pour en ouvrir un nouveau au lac Opitciwan. Dans un mémo interne datant du 7 mai 1912, l’inspecteur Parker du DAI écrit qu’une majorité des Indiens de Kikendatch (Opitciwan) sont favorables à ce déménagement puisque le nouveau poste sera situé plus près de leurs territoires traditionnels de chasse et de trappe (CCPD, à l’onglet 110). La même année, les Atikamekw commencent à quitter Kikendatch pour s’installer sur la rive nord du lac Opitciwan.

[36]  Le 22 août 1912, le gérant de district Wilson de la CBH écrit au DAI à la demande du  Chef Awashish afin de savoir où en sont les démarches pour créer une réserve à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 113).

[37]  Le 12 septembre 1912, à la demande de McLean, Wilson transmet une liste de 26 chefs de famille qui résident maintenant à Opitciwan. Il se dit d’opinion qu’une allocation minimale de terres de pas moins de 60 acres par famille, à l’exception du Chef Awashish pour lequel il propose une allocation de 75 acres, devrait leur être allouée. On déduit d’un autre document au dossier qu’à cette date Wilson n’avait pas encore séjourné à Opitciwan (CCPD, aux onglets 111 et 114).

[38]  Dans un mémo interne du 5 octobre 1912, l’inspecteur forestier Chitty du DAI mentionne, entre autres, que selon le Père Guinard, missionnaire des Indiens de Kikendatch, environ 40 familles qui habitent à Kikendatch désirent déménager et obtenir une réserve sur la rive nord du lac Opitciwan à environ 1200 pieds du comptoir de la CBH (CCPD, à l’onglet 113).

[39]  Le 7 octobre 1912, Wilson écrit deux lettres à McLean du DAI. Dans l’une, il l’informe que les Atikamekw de Wemotaci et de Coucoucache ne désirent pas déménager à Kikendatch ou plus au nord. Il appert de la lettre que l’idée d’un déménagement provenait non pas d’eux, mais du Père Guinard qui trouvait néfaste le fait que la réserve de Wemotaci soit située à proximité de la voie ferrée (CCPD, à l’onglet 115).

[40]  Dans l’autre lettre, Wilson avise McLean qu’il a visité le poste d’Opitciwan depuis sa dernière lettre et l’informe que plusieurs Indiens désirent s’établir à cet endroit. Il joint une deuxième liste de noms de famille qui souhaitent s’y établir, et indique une superficie de 60 acres pour chacune d’elles (CCPD, à l’onglet 114).

[41]  Le 15 octobre 1912, l’assistant-secrétaire Stewart du DAI informe le sous-ministre du MTFQ de la fausse rumeur concernant le déménagement souhaité par les Atikamekw de Wemotaci et de Coucoucache et du fait que de nombreuses familles atikamekw de Kikendatch ont l’intention de s’établir à Opitciwan. Il réitère la demande du DAI pour obtenir une superficie de 3000 acres pour une réserve à cet endroit (CCPD, à l’onglet 116).

[42]  Le 19 octobre 1912, Girard, directeur des arpentages du MTFQ, demande au ministre s’il consent à accorder une étendue de 3000 acres pour une réserve à Opitciwan et, si oui, s’il est nécessaire d’autoriser par un acte de la législature la concession des 2419 acres représentant la différence entre les 3000 acres demandés et les 581 acres non utilisés à même la banque de terres déjà établie par la Loi de 1851, ou si un décret suffira (CCPD, à l’onglet 117).

[43]  Le 22 octobre 1912, Stewart du DAI écrit à Wilson, en réponse à sa lettre du 7 octobre 1912. Il lui mentionne qu’un effort sera fait pour obtenir une réserve contenant approximativement 3000 acres pour les Atikamekw désireux de s’installer à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 118).

[44]  Le 4 novembre 1912, le sous-ministre Dechêne du MTFQ répond à la lettre du 15 octobre 1912 de Stewart du DAI. Il l’avise qu’il ne peut considérer pour le moment la demande du DAI puisque le gouvernement du Québec étudie la possibilité de construire un barrage à l’embouchure du lac Opitciwan qu’il compte utiliser pour l’emmagasinement des eaux (CCPD, à l’onglet 119).

[45]  Le 23 novembre 1912, McLean du DAI prend note de l’impossibilité que soit considérée la création d’une réserve à Opitciwan, et termine sa lettre en disant :

I shall be obliged if you will be good enough to note the application for consideration at a future convenient date. [CCPD, à l’onglet 122]

[46]  Ainsi, de 1909 à 1912, les discussions entre le DAI et le MTFQ portent sur une réserve de 3000 acres.

[47]  En 1914, après des pressions du Chef Awashish, le DAI envoie l’arpenteur White à Opitciwan pour arpenter la future réserve. Il indique sur son plan et dans son rapport avoir arpenté une superficie de 2290 acres. Puis, se référant à une liste confectionnée par le Chef Awashish, White indique la présence de 163 membres de la Bande d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 146; Pièce D-18, aux pp 18–20).

[48]  À compter de cette date, les échanges entre le DAI et le MFTQ porteront sur une superficie de 2290 acres et non plus de 3000 acres.

[49]  Le 28 mai 1925, dans un mémoire adressé au sous-ministre du DAI, l’arpenteur en chef Robertson du DAI expose qu’en 1914, M. White s’est rendu à Opitciwan pour arpenter la réserve, mais qu’une fois arrivé sur les lieux, il a découvert que les compagnies d’utilité publique étaient en train de hausser le niveau des lacs. N’ayant pas assez d’information pour déterminer la superficie de rive qui serait affectée par la montée des eaux, White a donc tracé les limites d’une parcelle de terrain qui suffirait à couvrir la zone principale occupée par les Indiens, dans le but de ne protéger que leurs intérêts les plus importants (CCPD, à l’onglet 251).

[50]  Au moment de l’arpentage final, en mars 1943, dans un projet de lettre à être signé par le sous-ministre Campbell du DAI adressé au sous-ministre Bédard du MFTQ, le DAI indique que lorsque les terres ont été sélectionnées en 1914 par l’arpenteur White, il y avait 35 familles pour une population de 163 individus. Le DAI avait estimé que chaque famille recevrait 60 acres et que 10 acres seraient alloués comme terres vacantes (« waste land ») (CCPD, à l’onglet 333).

[51]  Dans une lettre finale datée du 22 juin 1943 et adressée au sous ministre Bédard du MTFQ, le sous-ministre Campbell du DAI se dit en accord avec l’octroi d’une superficie de 2290 acres pour la réserve d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 335).

[52]  Finalement, la réserve est arpentée et les Atikamekw d’Opitciwan reçoivent une réserve de 2290 acres. Au surplus, 2,6 acres y sont inclus pour les besoins de la CBH.

B.  La preuve d’experts

1.  Stéphanie Béreau

[53]  Stéphanie Béreau a été appelée comme témoin expert par l’intimée.

[54]  Le Tribunal a reconnu son expertise comme historienne spécialiste sur l’histoire des peuples autochtones du Québec et des relations entre l’État et ceux-ci. Ses qualifications sont exposées dans le dossier SCT-2005-11.

[55]  Aux fins de la présente revendication, l’experte Béreau a produit un rapport intitulé La question de la superficie dans la création des réserves au Québec (milieu du XIXe – milieu du XXe siècle) (Pièce D-5). Ce rapport a comme objectif de :

  1. déterminer si d’un point de vue historique, certaines lois comportaient des dispositions visant la manière dont les superficies des réserves créées après 1851 étaient calculées;

  2. déterminer si un mode de calcul avait pu être adopté par les administrateurs coloniaux pour fixer la taille des réserves.

[56]  Ainsi, dans son rapport, l’experte Béreau indique que sa recherche porte sur la manière dont la superficie des réserves créées après l’adoption de la Loi de 1851 a pu être calculée. D’un point de vue chronologique, elle a tenté de saisir la politique qui avait pu présider à la promulgation de la Loi de 1851 et à la mise en place de la Cédule de 1853. Son analyse repose sur des sources primaires et secondaires (Pièce D-5, à la p 4).

[57]  À titre de remarques préliminaires, elle décrit les limites de son rapport comme suit :

1.   Notre objectif n’était pas de documenter le contexte de création de chacune des réserves situées sur le territoire de l’actuel Québec ni d’établir pour chaque cas, la date de création, la superficie des terres réservées ou le nombre de familles autochtones devant y vivre. Cet exercice systématique n’a donc pas été fait dans le cadre du présent rapport.

2.   Notre recherche ne prétend pas non plus faire une analyse juridique du cadre législatif traitant de la question des terres autochtones.

3.   Notre rapport comprend enfin plusieurs allusions aux traités conclus entre les Autochtones et le gouvernement fédéral en dehors du territoire de l’actuel Québec. Il ne s’agit pas, en les mentionnant, de comparer le contexte de création des réserves au Québec avec celui découlant de la signature des traités. Ce sont deux réalités très différentes et nous en sommes conscients. Ces allusions visent plutôt à mettre en évidence le contexte historique dans lequel les administrateurs chargés de créer les réserves évoluaient. Dès le début des années 1850, la manière dont certains traités établissent la superficie des réserves en fonction de la population d’une bande a en effet probablement influencé la façon dont les autorités du Bas-Canada ont pu songer à déterminer la taille des réserves. [Pièce D-5, aux pp 4–5]

[58]  Ses principales conclusions sont les suivantes :

a.  D’un point de vue historique, nous n’avons trouvé aucune loi comportant de disposition qui préciserait la manière dont la superficie des réserves devait être calculée par les officiers des Affaires indiennes ou ceux des terres de la Couronne.

b.   En l’absence de telles précisions, la taille des réserves s’avère donc être établie par les administrateurs coloniaux au cas par cas. La diversité des superficies octroyées comme réserves entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle l’atteste d’ailleurs.

c.   Cela n’exclut toutefois pas que les officiers des Affaires indiennes et du département des terres de la Couronne ne disposaient pas de certains « modèles » pour évaluer rapidement la taille d’une réserve projetée.

d.   Parmi ces « modèles », on voit apparaître à plusieurs reprises un mode de calcul associant le nombre d’acres à mettre de côté pour une réserve et le nombre d’individus (calculé habituellement en nombre de famille) devant y vivre. Au moment de la répartition de la cédule de 1853, le quotient le plus souvent utilisé semble être celui de 100 acres par famille de cinq personnes. La recherche indique cependant que ce ratio de 100 acres n’est toutefois pas utilisé de manière systématique. Plusieurs facteurs – comme l’emplacement de la future réserve, l’utilisation projetée des terres de la réserve (pour le bois ou l’agriculture) ou encore la proximité des zones de développement colonial – sont parfois pris aussi en considération par les autorités coloniales, et amènent les fonctionnaires à appliquer d’autres ratios, inférieurs (25 ou 60 acres/famille) ou supérieurs (160 ou 250 acres/famille).

Dans ce contexte, si le rapport signale l’existence d’un contexte historique où le recours au ratio « acres/famille » pouvait être logique pour les fonctionnaires des Affaires indiennes ou ceux du département des terres de la Couronne, il souligne également les limites de l’utilisation de ce ratio.

e.   L’analyse documentaire permet en effet d’établir que dans la pratique, le Département des Affaires indiennes et celui des terres de la Couronne ont eu à tenir compte de certaines considérations, démographiques, économiques (type de mise en valeur des terres), socio-économiques (nomadisme ou sédentarité des bandes) ou encore géographiques (plus ou moins proches des lieux de colonisation).

f.   En somme, la détermination d’une superficie propre à une réserve résulte plus de la conjugaison d’une multiplicité de facteurs, spécifiques à la bande devant y vivre, que de la mise en œuvre d’une « norme » qui aurait été appliquée, indistinctement, à l’ensemble des communautés. [Pièce D-5, aux pp 5–6]

[59]  Le rapport et le témoignage de l’experte Béreau sont clairs, utiles et crédibles. Toutefois, ils seront analysés en fonction des limites qui y sont décrites et de l’ensemble de la preuve. Les faits au dossier l’emportent sur les critères généraux qui peuvent être énoncés dans un rapport.

2.  Jean-Pierre Garneau

[60]  Jean-Pierre Garneau a été appelé comme expert par l’intimée. Il a été reconnu par le Tribunal comme expert anthropologue spécialisé dans la culture et l’histoire des populations autochtones du Québec au nord du St-Laurent avec une expérience de l’évaluation des impacts économiques et sociologiques de projets industriels sur les communautés autochtones. Ses qualifications sont décrites dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11.

[61]  L’expert Garneau a produit un rapport intitulé Contre-expertise du Rapport de M. Jacques Frenette intitulé « Les Atikamekw d’Opitciwan (1880-1950): bilan de la littérature scientifique » (Pièce D-4). Son mandat est décrit dans le dossier SCT-2004-11.

[62]  Le chapitre 2 de son rapport intitulé La « provision territoriale » liée à la réserve d’Opitciwan  traite de la question de la superficie de la réserve.

[63]  Selon l’expert Garneau, en 1892, lorsque Sinclair établit un ratio de 19 acres par personne ou 75 acres par famille de quatre (4), celui-ci ne cherche pas à arriver à une superficie particulière exprimée en acres par personne. Sinclair prend en compte la superficie de 16 000 acres, divise celle-ci par le nombre d’autochtones dénombrés et obtient ainsi une valeur, sans plus (Pièce D-4, à la p 36).

[64]  L’expert Garneau explique qu’en 1909, le DAI a d’abord envisagé de donner une superficie de 5120 acres aux Atikamekw de Kikendatch. À l’époque, la Bande était composée de 151 individus, ce qui aurait donné 33,9 acres par personne. La raison pour laquelle le DAI envisageait d’octroyer autant d’acres est inconnue. Toutefois, ce projet a rapidement été abandonné parce que la réserve de 230 000 acres constituée par la Loi de 1851 était presque épuisée. Il ne restait que 581 acres et la province refusait de mettre la superficie demandée à la disposition de la Couronne fédérale (Pièce D-4, à la p 41).

[65]  L’expert Garneau poursuit en précisant que le DAI, qui a pris note de ce refus, a envisagé en décembre 1909 d’acquérir de la province une superficie de 3000 acres, ce qui aurait donné environ 20 acres par personne, et en a fait la demande au sous-ministre Taché du MTFQ.

[66]  Cependant, entre 1910 et 1912, la situation est devenue confuse car on a envisagé la possibilité que les Atikamekw veuillent quitter Kikendatch et aménager à Opitciwan. Une fois le nouveau lieu choisi par ces derniers, le DAI a confirmé à la CBH son désir d’ériger une réserve à cet endroit d’une superficie de l’ordre de 3000 acres. Selon Garneau, cette superficie semble avoir constitué l’objectif du DAI jusqu’en 1914, alors que White est envoyé sur place à des fins d’arpentage (Pièce D-4, aux pp 41–42).

[67]  Puis en 1914, l’arpenteur White a délimité une réserve de 2290 acres à Opitciwan, soit 2247 acres sur terre ferme et 43 acres sur l’île située à proximité. Selon Garneau, l’absence de tout document ne permet pas de comprendre pourquoi White a arpenté cette superficie (Pièce D 4, à la p 43).

[68]  Depuis, la superficie de 2290 acres arpentée par White a subsisté dans les échanges entre les deux paliers de gouvernement et les autres intervenants.

[69]   Or, toujours selon l’expert Garneau, en 1943, lors des échanges en vue de l’arpentage final, le sous-ministre Bédard du MTFQ a indiqué au DAI que la superficie de 2290 acres était trop élevée. Le 22 juin suivant, le sous-ministre Campbell du DAI a informé Bédard qu’il était disposé à se contenter de 2290 acres, malgré le fait que depuis 1914 la population des Atikamekw d’Opitciwan avait augmenté (Pièce D-4, à la p 45).

[70]  L’expert Garneau conclut son chapitre sur la superficie comme suit :

Les diverses superficies envisagées au fil du temps, et surtout le ratio acres/personne, ont fluctué selon les propositions. On s’approchait tantôt d’un ratio de 20 acres par personne, mais certaines propositions étaient plus élevées, alors que d’autres étaient plus basses. Rien n’indique qu’il ait existé une règle absolue en cette matière, ou surtout une règle légalement contraignable.

Dans le contexte d’Opitciwan, au début des années 1940, la Province a déclaré explicitement qu’elle s’étonnait qu’une superficie aussi considérable soit concédée aux Indiens dans ce district [référence omise], et l’administration des Affaires indiennes ne pouvait contraindre la Province à allouer plus qu’elle ne le désirait. La Couronne, dans ce contexte, devait prendre note que la Province était manifestement encline à procéder rapidement, mais que le fait de demander une superficie plus grande que 2290 acres pouvait faire dérailler l’entente. Les 2290 acres finalement arpentés par Rinfret, dont le sous-ministre Campbell déclarait accepter de se contenter [référence omise], étaient possiblement le juste compromis atteignable dans ce contexte, afin de sécuriser la création de la réserve. [Pièce D-4, à la p 47]

[71]  Certains aspects de la contre-expertise et du témoignage de l’expert Garneau sont utiles et pertinents. Toutefois, comme indiqué dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, à certains égards, l’expert Garneau a tendance à vouloir corroborer la position de l’intimée. Dans de tels cas, il s’agit de traiter avec prudence les conclusions de son rapport.

III.  les questions en litige

[72]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La Couronne fédérale avait-elle un devoir fiduciaire envers les Atikamekw d’Opitciwan de s’assurer de l’octroi d’une superficie particulière ?

  2. Le cas échéant, la Couronne fédérale a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire ?

  3. Le cas échéant, quelles sont les réclamations qui feront l’objet de la deuxième étape ?

IV.  analyse

A.  La Couronne avait-elle un devoir de fiduciaire envers les Atikamekw d’Opitciwan de s’assurer de l’octroi d’une superficie déterminée particulière ?

[73]  Les alinéas 14(1)b) et c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], prévoient ce qui suit :

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

[…]

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation; […]

[74]  Dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, j’ai notamment conclu ce qui suit :

  1. il existait suffisamment de similitudes entre le processus de création de réserves en Colombie-Britannique et au Québec pour que l’on puisse qualifier Opitciwan de « réserve provisoire » de 1914 à 1944;

  2. l’ensemble législatif constitué des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853, considéré à la lumière de l’alinéa 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3, formait le cadre de l’obligation légale de la Couronne fédérale de créer des réserves;

  3. l’adoption du décret de 1853 pris en vertu de la Loi de 1851 et approuvant la Cédule de 1853 répartissant les 230 000 acres de terres a engendré une obligation pour la Couronne de créer des réserves pour les bandes qui y étaient identifiées, car les superficies qui étaient mentionnées dans la Cédule de 1853 avaient été « mises à part » et « affectées »à l’usage des tribus indiennes qui y étaient mentionnées;

  4. cette obligation légale s’est concrétisée par l’amorce du processus de création des réserves;

  5. en ce qui concerne la réserve d’Opitciwan, le processus de sa création s’est amorcé en 1853 avec l’identification dans la Cédule des Atikamekw comme bénéficiaires de certains acres aux fins de création de réserve, s’est précisé en 1908 et en 1912 avec la démarche du Chef Awashish et la réponse favorable du DAI, s’est cristallisé en 1914 avec l’arpentage de l’arpenteur White et s’est terminé avec la création de la réserve en janvier 1944 (voir la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11 pour la date de la création de la réserve);

  6. ainsi : 1) au plus tard en 1914, les Atikamekw d’Opitciwan avaient un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur les terres d’Opitciwan formant la réserve provisoire; et 2) la Couronne fédérale détenait un pouvoir discrétionnaire consistant à s’assurer que le processus de création de la réserve soit sécurisé;

  7. ces faits ont engendré une obligation de fiduciaire à la charge de la Couronne fédérale envers les Atikamekw d’Opitciwan. De plus, la preuve démontre que le DAI s’est constitué l’intermédiaire exclusif pour les Atikamekw d’Opitciwan auprès de la province de Québec à l’égard de terres faisant l’objet du processus de création de la réserve d’Opitciwan;

  8. conformément à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 aux para 86, 89, 94, 97, [2002] 4 RCS 245), avant la date de création de la réserve d’Opitciwan, soit avant le 14 janvier 1944, l’existence de cette obligation de fiduciaire engageait la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires de l’obligation;

  9. la preuve établit que la Couronne a manqué à ces devoirs;

  10. étant dans un processus de création de réserve, les actes accomplis par la Couronne fédérale relativement aux terres occupées par les Atikamekw d’Opitciwan dans la « réserve provisoire » étaient régis par les rapports fiduciaires entre ceux-ci et la Couronne;

  11. après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne s’était élargie et visait la préservation de l’intérêt « quasi propriétal »de la bande dans la réserve et la protection de celle-ci contre l’exploitation à cet égard.

[75]  J’ai conclu dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11 que la Couronne fédérale était assujettie à une obligation de fiduciaire dans le cadre du processus de création de réserve. En l’espèce, la question de la superficie de la réserve concerne les terres d’Opitciwan et est au cœur du processus de création de la réserve.

[76]  La reconnaissance d’une obligation de fiduciaire avant la création de la réserve assujettit la Couronne fédérale au devoir de loyauté, de communication complète de l’information et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, les bénéficiaires de l’obligation.

B.  La Couronne fédérale a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire?

[77]  Outre les instructions prévues à la Cédule de 1853 quant à la répartition des 230 000 acres, il n’existe pas de disposition statutaire ou réglementaire visant à encadrer la détermination de la superficie à allouer aux tribus autochtones mentionnées dans la Cédule.

[78]  Cependant, selon l’experte Béreau, les fonctionnaires ont adopté une pratique d’estimer la superficie en fonction d’un ratio d’acres par famille ou individu devant y vivre. Selon elle, si l’on ne peut parler d’une pratique systématique, elle était suffisamment appliquée pour que l’on puisse la qualifier de récurrente (transcription de l’audience, le 14 janvier 2014, à la p 102). Puis, la notion d’« acres par famille » a évolué en fonction d’un ratio « acres par individu » auquel se sont greffés d’autres facteurs.

[79]  À cet égard, l’experte Béreau s’exprime comme suit :

Q  […] Pourriez-vous nous dire, nous résumer encore une fois, s’il vous plait, quelles sont les balises, outre la question ratio acres ou superficie par famille, que vous avez identifiées dans votre rapport?

R  En fait, c’est moins complémentaire que deux (2) niveaux d’approche. Comme j’ai parlé d’une balise, d’une politique dans la pratique qui pouvait être suivie d’adéquation entre la superficie et le nombre d’individus, je place ça, si vous voulez, comme un cadre structurant qui permet aux fonctionnaires d’appréhender le calcul de la superficie. Et à l’intérieur d’autres facteurs, comme la localisation, peuvent amener à la variation du ratio en termes de chiffres, mais pas nécessairement en termes de remise en cause de la… du mode de calcul.

[…]

Q  Je comprends. Donc, il ne s’agit pas de balises différentes, mais il s’agit de facteurs qui peuvent faire varier la balise acres par famille ou acres par individus?

R  Ça serait plus comme ça, avec l’idée – et ça je l’ai spécifié dans… à l’aide des remarques d’Elgin sur les cédules – que cette balise générale de superficie/population n’est pas… ne doit pas non plus être considérée comme une norme absolue, […] [Transcription de l’audience, le 14 janvier 2014, aux pp 126–127]

[80]  Selon l’experte Béreau, les autres facteurs pouvant influencer la superficie sont notamment la mise en valeur anticipée des terres de la réserve, les caractéristiques particulières de l’emplacement prévu pour son établissement, l’utilisation projetée de la future réserve, la proximité des zones de développement colonial, le caractère sédentaire ou nomade des bandes, la qualité des terres et le choix du lieu par la bande elle-même (Pièce D-5, à la p 14).

[81]  L’experte Béreau affirme avoir approfondi la question de la balise « acres par famille » ou « acres par individu ». Plus spécifiquement, elle a étudié les ratios cent (100) acres, cinquante (50) acres et vingt-cinq (25) acres par famille, mais reconnaît qu’il existait des ratios plus élevés. C’est le ratio 100 acres par famille qui apparaît le plus souvent. L’experte Béreau a répertorié quelques cas d’un coefficient de 50 à 60 acres par famille, et au Québec deux cas de 25 acres par famille. Elle n’a pas vérifié si chaque fois qu’elle a vu un ratio, celui-ci a été appliqué dans les faits. Enfin, elle ajoute que le nombre d’individus par famille entre quatre (4) ou cinq (5) personnes est une norme (Pièce D-5, aux pp 15–19; transcription de l’audience, le 14 janvier 2014, aux pp 128–33).

[82]  On comprend du rapport de l’experte Béreau que le facteur « famille » du ratio s’évaluait au moment de l’arpentage, car tout délai dans l’obtention des informations sur le nombre de familles « risquait d’impliquer un report de la création de la réserve » (Pièce D-9, aux pp 21–22).

[83]  Selon l’experte Béreau, le ratio 25 acres par famille est très utilisé dans le Haut-Canada, ajoutant que, dans les traités numérotés, il apparaît comme une norme. Au Québec, elle n’a répertorié que deux cas, soit chez les Micmacs de Restigouche et les Iroquois de Kahnawake. Dans les deux cas, cependant, il s’agissait d’agrandissement de la réserve existante. Elle admet que lorsqu’il s’agit d’un agrandissement d’une réserve, beaucoup plus de facteurs entrent en ligne de compte que lors de la création de la réserve (transcription de l’audience, le 14 janvier 2014, aux pp 134–38).

[84]  Par ailleurs, l’experte Béreau n’a pas étudié la provision additionnelle pour les terres vacantes (« waste land ») que le DAI allouait aussi dans les réserves (transcription de l’audience, le 14 janvier 2014, aux pp 142–45).

[85]  Il ressort donc de la preuve que, dans la pratique, le ratio « acres par famille » ou « acres par individu » servait généralement de balise pour la détermination de la superficie à répartir ou allouer pour les réserves, et que le coefficient le plus utilisé était celui de 100 acres par famille de quatre ou de cinq individus et de 20 acres par individu. D’autres facteurs pouvant modifier à la hausse ou à la baisse ce ratio étaient également pris en considération, tels la mise en valeur anticipée des terres de la réserve, l’emplacement prévu pour son établissement ou encore la proximité des zones de développement, etc. La Couronne n’était pas tenue de suivre un ratio précis, bien que dans les faits, cette pratique a été utilisée de façon récurrente.

[86]   Qu’en est-il de la réserve d’Opitciwan ?

[87]  De 1909 à 1912, les discussions entre le DAI et le MTFQ portent sur l’octroi d’une superficie de 3000 acres pour la réserve d’Opitciwan. Cette superficie demandée par le DAI représente un ratio d’environ 100 acres par famille de cinq (5), la population à Opitciwan étant en 1912 d’environ 31 familles. C’est d’ailleurs ce ratio qui avait été utilisé pour créer la réserve de Manawan quelques années auparavant.

[88]  Le 15 octobre 1912, le DAI réitère sa demande auprès du sous-ministre du MTFQ pour 3000 acres, indiquant que 31 familles ont indiqué leur intention d’y résider :

It is desired to obtain for them at this point a reserve containing about three thousand acres. [CCPD, à l’onglet 116]

[89]  Le 22 octobre 1912, le DAI écrit à Wilson de la CBH en réponse à sa lettre du 7 octobre 1912 et lui indique qu’un effort sera fait pour obtenir une réserve d’environ 3000 acres (CCPD, à l’onglet 118).

[90]  Contrairement à ce que plaide l’intimée, je conclus comme question de fait qu’il est plus que probable que cet engagement de faire des efforts pour obtenir une réserve de 3000 acres ait été porté à la connaissance du Chef Awashish. La preuve révèle que le représentant de la CBH à Opitciwan servait d’intermédiaire entre le DAI et les Atikamekw. Même si le DAI a avisé Wilson en octobre 1912, alors que les Atikamekw étaient probablement retournés dans leur territoire de chasse, il est peu probable que Wilson ait gardé pour lui cette information et ne l’ait jamais communiqué au Chef Awashish ou aux membres de la Bande. Il s’agissait d’une information importante concernant spécifiquement les demandes des Atikamekw d’Opitciwan et non la CBH.

[91]  De toute façon, il n’est pas nécessaire dans tous les cas que le bénéficiaire accepte l’engagement (Galambos c Perez, 2009 CSC 48 au para 66, [2009] 3 RCS 247). Au surplus, en l’espèce, il s’agit ici d’un engagement qui s’inscrit dans le cadre du processus de création de la réserve à l’égard duquel la Couronne fédérale a une obligation de fiduciaire et, dans ce contexte, elle doit agir au mieux des intérêts des Atikamekw.

[92]  Cela dit, en 1914, l’arpenteur White du DAI se rend à Opitciwan pour arpenter la réserve. Il indique sur son plan et dans son rapport avoir arpenté 2290 acres. À compter de cet arpentage, il n’est plus question d’une superficie de 3000 acres. Toute la correspondance entre la Couronne fédérale et le gouvernement du Québec portera dorénavant sur une superficie de 2290 acres.

[93]  La preuve révèle toutefois que White n’a arpenté qu’une parcelle de terre « to cover the principal area occupied by the Indians, in order to protect merely their most important interests » (CCPD, à l’onglet 251) puisqu’il ne pouvait établir la ligne de rive ou des hautes eaux qui résulterait de l’inondation. L’arpentage de White apparaît dès lors comme provisoire.

[94]  Ainsi, les faits mis en preuve démontrent clairement que le DAI n’a fait aucun effort sérieux et sincère comme il s’était engagé à le faire pour obtenir une réserve de 3000 acres, trahissant ainsi les attentes des Atikamekw sans explication ni justification. Vu l’engagement du DAI de faire des efforts pour obtenir 3000 acres, il lui appartenait de justifier ce changement soudain de contenance de superficie.

[95]  Le 9 février 1943, le sous-ministre Bédard du MTFQ informe le DAI que le MTFQ serait disposé à recommander au Conseil exécutif la reconnaissance de la réserve d’Opitciwan que l’arpenteur White avait localisée en 1914. Or, écrit-il, des 2290 acres arpentés par White, 542 auraient été inondés par le barrage Gouin. Bédard rappelle qu’en 1939, le DAI avait demandé à l’arpenteur Rinfret de localiser 542 acres devant être ajoutés à la réserve. Cependant, Bédard dit ne pas croire nécessaire de mettre à la disposition des Atikamekw une aussi grande étendue de terrain dans ce district (CCPD, à l’onglet 326).

[96]  À la suite de la relance du gouvernement du Québec, Allan, superintendant des Affaires indiennes, demande à Peters, arpenteur général du DAI, de rédiger un projet de lettre en réponse à la lettre du sous-ministre Bédard du MTFQ. Allan adresse aussi sa demande à l’attention de l’arpenteur White (CCPD, à l’onglet 330).

[97]  Dans son projet de lettre daté du 31 mars 1943 au sujet de laquelle l’arpenteur White a vraisemblablement été consulté, l’arpenteur général Peters écrit que :

With reference to the area of land required for this band, it may be noted that when the lands were selected in 1914 there were thirty-five families at that point with a total population of one hundred and sixty-three persons. It was estimated that each family should have at least sixty acres of arable land. A small allowance of 10 per cent was made for waste land and the parcels chosen contained 2290 acres.

[…]

You will note that this department intends to purchase the land required for these Indians when the price has been agreed upon with your Government. It is thought that the area of 60 acres per family of arable land is not too great and the allowance of 10 per cent for wasteland and water is not excessive. [Soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 333]

[98]  En marge du projet de lettre, une note manuscrite indique « 75 X 60 = 4500 acres » (CCPD, à l’onglet 333).

[99]  Ainsi, dans son projet de lettre du 31 mars 1943, le DAI explique a posteriori la superficie de 2290 acres par le fait que lorsque les terres ont été arpentées en 1914, le DAI avait estimé que chaque famille recevrait 60 acres (plutôt que les 100 acres habituels) et que 10 acres seraient alloués comme « waste land » (CCPD, à l’onglet 333). Cette explication n’apparaît qu’en 1943.

[100]  La lettre finale du sous-ministre Campbell en réponse à la lettre du 9 février 1943 du sous-ministre Bédard ne sera transmise que le 22 juin 1943 et est d’une autre teneur. Campbell indique notamment que la question de la réserve d’Opitciwan est restée non réglée pendant environ trente ans et que la population à Opitciwan a augmenté à 75 familles, totalisant environ 300 individus.

[101]  Il écrit également ce qui suit :

During the years above mentioned the Indian population has greatly increased due partly to natural causes and partly to the absorption into that band of a related group Ope[m]iska. The Obidjuan Band as presently constituted now consists of approximately 75 families numbering close to 300 individuals.

Their actual land requirements are however modest. While we would like to maintain the average acreage per family at about 60 acres we hesitate to ask you to increase the allotment for this band that has been tentatively agreed upon in earlier negotiations. If therefore we could obtain from you the equivalent of the original 2290 acres located above the ultimate high water mark contemplated as the future flood limit caused by the power development we would rest content.  [Soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 335]

[102]  L’intimée plaide que la lettre du sous-ministre Campbell démontre que le DAI a fait des efforts sérieux pour que les Atikamekw obtiennent leur réserve. Selon l’intimée, étant donné que le sous-ministre Bédard du MTFQ avait exprimé qu’il considérait qu’une superficie de 2290 acres était trop grande pour les besoins des Atikamekw, cette lettre atteste de la stratégie de négociation adoptée par le DAI afin de s’assurer que les Atikamekw puissent disposer d’une telle superficie pour leur réserve.

[103]  De plus, l’intimée fait valoir que cette correspondance justifie son comportement en ce que :

  1. le processus de création de réserve dure depuis plus de trente ans;

  2. les Atikamekw sont impatients et désirent qu’une réserve soit créée incessamment;

  3. le DAI a consulté les Atikamekw et ces derniers désirent obtenir une réserve à cet endroit le plus tôt possible et qu’ils se satisfont de la superficie réclamée par le DAI;

  4. cette exigence est conforme aux demandes antérieures qui n’ont pas fait l’objet d’une contestation de la part de Québec sauf en ce qui a trait à sa localisation exacte compte tenu de l’impact inconnu à l’époque des eaux sur les terres en question.

[104]  Premièrement, je ne peux voir en quoi la position du DAI prise dans sa lettre de juin 1943 constitue une stratégie de négociation quelconque. Au contraire, le DAI se place plutôt en situation de faiblesse par rapport au gouvernement du Québec.

[105]  On comprend des explications données a posteriori que le DAI a modifié sa méthode de calcul, passant de 100 acres à 60 acres par famille, malgré son engagement réitéré de faire un effort pour obtenir 3000 acres. On comprend du projet de lettre de 1943 que les 60 acres par famille devaient être un minimum at least »), incluant également des acres à titre de terres vacantes (« waste land »). Ce minimum exprimé en 1943 permet dans une certaine mesure de comprendre la lettre de Robertson, lorsqu’il écrit que White a délimité une parcelle « which would be sufficient to cover the principal area occupied by the Indians, in order to protect merely their most important interests ». Effectivement, en 1914, White avait indiqué avoir eu certaines difficultés avec l’arpentage à cause du mauvais temps et de l’expédition tardive de ses instruments, et qu’une fois sur place il avait découvert que les compagnies d’utilité publique étaient à hausser le niveau des lacs (CCPD, à l’onglet 146).

[106]  Or, en 1943, ce minimum n’a même pas été respecté par la Couronne fédérale. Rien dans cette lettre ne permet de conclure que le DAI a fait un effort sérieux et sincère pour convaincre le MTFQ du bien-fondé du ratio de 60 acres par famille en fonction de la population de 1943. De plus, contrairement à la position du DAI exprimé dans son projet de lettre du mois de mars 1943, il n’est plus question d’acres pour les terres vacantes (« waste land »).

[107]  Le ratio de 60 acres par famille calculé en fonction de la population de 1943, soit 75 familles, donne 4500 acres. Le DAI en était bien conscient puisque ce chiffre apparaît en note manuscrite sur le projet de lettre. Il s’agit d’une superficie largement excédentaire aux 3000 acres initialement envisagés.

[108]  Il appert donc de la preuve que le DAI n’a fait aucun effort sérieux pour acquérir ou obtenir 3000 acres, encore moins 4500 acres, alors même qu’il estimait que 60 acres par famille en tenant compte de la population de 1943 et 10 acres pour les terres vacantes constituait un ratio juste, raisonnable et dans l’intérêt des Atikamekw. 

[109]  Au contraire, en 1943, le DAI a bousillé lui-même sa propre position en décidant d’accepter 2290 acres, ce qui revient à octroyer environ 30 acres par famille selon la population de 1943. On se rappelle que l’experte Béreau a répertorié deux cas au Québec où les autochtones ont reçu environ 25 acres par famille. Dans les deux cas, il s’agissait non pas de la création des réserves, mais de l’agrandissement de celles-ci.

[110]  Deuxièmement, la preuve révèle qu’aucun facteur autre que le ratio « acres par famille » n’a été considéré à l’égard de la superficie de la réserve d’Opitciwan, et ce, durant les 37 années qu’a duré le processus. De toute évidence, la volte-face de la Couronne fédérale dans la lettre de juin 1943 s’est faite au détriment des Atikamekw d’Opitciwan.

[111]  Troisièmement, la réticence du sous-ministre Bédard à consentir à une superficie de 2290 acres n’apparaît pas sérieuse. En effet, dans sa lettre du 9 février 1943, il demande si une superficie de 2290 acres a été arpentée par Rinfret, tel que discuté en 1939. Or, Bédard savait en 1939 que Rinfret avait reçu des instructions d’arpenter 2290 acres et la preuve documentaire ne démontre aucun désaccord ni de la part de Bédard ni du MTFQ eu égard à cette superficie (CCPD, aux onglets 307 et 326).

[112]  L’intimée plaide qu’en août 1943, lors d’une rencontre, Boisvert du MTFQ a avisé l’arpenteur Rinfret que la réserve devait contenir 2000 acres, ce à quoi s’est opposé Rinfret. Or, la preuve démontre que dès le lendemain, Rinfret et Boisvert ont rencontré le sous-ministre Bédard qui a acquiescé sans problème à la superficie de 2290 acres.

[113]  On ne peut donc déduire des commentaires de Bédard et de Boisvert, lequel, on peut présumer, ne voulait pas aller à l’encontre de son patron, que le gouvernement du Québec aurait refusé toute demande du DAI pour une superficie supérieure à 2290 acres. En réalité, on comprend du projet de lettre de mars 1943 qu’une telle demande n’a jamais été faite par le DAI.

[114]  Quatrièmement, les Atikamekw d’Opitciwan souhaitaient avoir une réserve et avaient entrepris des démarches à cet égard depuis 1908. Cependant, même s’ils étaient impatients de l’obtenir, la preuve ne démontre pas qu’ils se soient dits satisfaits de la superficie réclamée par le DAI en 1943. Il n’existe aucun document exprimant la satisfaction des Atikamekw ou du chef à l’obtention d’une réserve de 2290 acres.

[115]  Enfin, lors des audiences, l’expert de l’intimée, l’arpenteur Éric Groulx, a affirmé que selon ses calculs, ce n’est pas une superficie de 2290 acres que White a arpentée en 1914, mais bien une superficie de 2760 acres (Pièce D-18, aux pp 18–20). L’expert Groulx est convaincu de l’exactitude de ses calculs. De plus, Groulx a témoigné de la bonne pratique en matière d’arpentage comme suit :

Avant de prendre le plan, on vérifie l’information pour s’assurer [...] [qu’]elle est exacte et qu’il n’y a pas une erreur […] donc avant de prendre le chiffre là, tout bon professionnel va vérifier que ce chiffre-là va être exact ou près de la réalité […] [Transcription de l’audience, le 24 janvier 2014, aux pp 42–43]

[116]  Considérant la bonne pratique en matière d’arpentage et tenant compte de son obligation de fiduciaire, en 1914, le DAI se devait de vérifier la contenance réelle du plan de son arpenteur White. En ne faisant aucune vérification, le DAI a agi de façon négligente, cautionnant ainsi une erreur de près de 500 acres qui s’est perpétuée jusqu’à la fin du processus de création de la réserve. En effet, dans les faits, les Atikamekw d’Opitciwan ont reçu 2290 acres, ce que soutient également l’intimée.

[117]  Mais, il y a plus.

[118]  Malgré le fait qu’elle maintienne que la Couronne fédérale et le gouvernement du Québec se sont entendus sur une superficie de 2290 acres, dans les faits, compte tenu des calculs de son expert, l’intimée n’a pris aucune mesure sur le terrain afin de vérifier ceux de White.

[119]  L’intimée plaide que les Atikamekw savaient que la superficie arpentée par White était de 2290 acres car ce dernier était accompagné de quelques Atikamekw lorsqu’il a effectué l’arpentage.

[120]  Cette explication ne permet pas de conclure que les Atikamekw ont été informés de la décision du DAI de passer de 3000 à 2290 acres. D’une part, la preuve révèle que les Atikamekw étaient analphabètes, ne parlaient ni anglais ni français, sauf quelques-uns, et il n’y a pas de preuve que White parlait l’atikamekw. D’autre part, les Atikamekw ne pouvaient pas savoir que la superficie arpentée était de 2290 acres alors que, selon le propre expert de l’intimée, elle serait de 2760 acres.

[121]  Bref, j’estime que la preuve établit que la Couronne fédérale a manqué à son obligation de fiduciaire, et incidemment à son devoir de loyauté dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, et a adopté une attitude désinvolte et négligente :

  1. en ne faisant aucun effort réel et sincère pour obtenir une réserve de 3000 acres, alors qu’elle s’était engagée à faire des efforts à cette fin;

  2. en changeant sa position quant à la superficie de la réserve sans en informer les Atikamekw et sans offrir de justification;

  3. en agissant de façon négligente en ne vérifiant pas la contenance réelle du plan de son arpenteur White;

  4. en ne faisant aucun effort pour obtenir une superficie plus conforme à l’évolution de la population d’Opitciwan et à son propre ratio acres par famille qu’elle estimait juste et raisonnable.

[122]  Tenant compte de l’ensemble des circonstances, j’estime que la revendicatrice a droit à une compensation en fonction d’une contenance de 3000 acres et non pas de 4500 acres pour les motifs suivants :

  1. Il y a eu un engagement clair de la part de la Couronne fédérale de faire des efforts pour obtenir une réserve de 3000 acres, engagement que les autochtones s’attendaient à ce qu’il soit respecté. Au minimum, étant dans un processus de création de réserve, la Couronne se devait d’agir au mieux des intérêts des Atikamekw;

  2. Il n’y a pas de preuve que les Atikamekw aient été informés de l’intention de la Couronne d’appliquer un ratio de 60 acres par famille ou d’un engagement de la Couronne de leur fournir 60 acres par famille en fonction de la population de 1943;

  3. Par ailleurs, la preuve démontre que la population à Opitciwan s’est aussi accrue avant 1943 par l’absorption d’un groupe qui serait relié aux Atikamekw, soit les autochtones d’Opemiska. Même s’il ne s’agit que d’environ 8 à 9 familles, la responsabilité de la Couronne fédérale en vertu de la Cédule de 1853 était de créer une réserve pour les Atikamekw, et à compter de 1908, la Couronne fédérale s’est engagée envers les Indiens de Kikendatch (Opitciwan) à créer une réserve pour ces derniers. La preuve ne révèle pas d’engagement de la Couronne fédérale de créer une réserve pour d’autres groupes qui pourraient ultérieurement se greffer aux Atikamekw d’Opitciwan.

[123]  En conclusion, les faits mis en preuve démontrent que la Couronne fédérale a manqué à ses obligations de fiduciaire en ne faisant pas d’efforts sérieux pour obtenir une réserve de 3000 acres comme elle s’était engagée à le faire et que ce manquement lui est entièrement imputable.

[124]  Pour les motifs énoncés dans la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11, j’estime de plus que la Couronne fédérale a aussi manqué à ses obligations de fiduciaire en permettant à la CBH de s’installer dans la réserve, malgré le désaccord des Atikamekw, sans compensation.

[125]  Il n’y a pas de preuve démontrant que la CBH a obtenu un permis d’occupation entre la date de la création de la réserve et 1958. Il y a donc eu occupation illégitime de la réserve par la CBH de 1944 à 1958.

[126]  Tel qu’indiqué dans la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11, le 22 janvier 1958, en vertu du paragraphe 28(2) de la Loi sur les Indiens, le DAI émet un permis d’occupation à la CBH dans la réserve d’Opitciwan pour une durée d’un an, mais le document indique que le permis est valable de juin 1956 à mai 1957 (CCPD, à l’onglet 379). Il n’y a pas de permis en 1958 mais il y en a un à compter de 1959. Cette ambigüité sera traitée lors de la deuxième étape.

[127]  Cela dit, après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande et la protection de la bande contre l'exploitation à cet égard.

C.  Quelles sont les réclamations qui feront l’objet de la deuxième étape?

[128]  Lors de la deuxième étape, le Tribunal entendra la preuve quant à l’indemnité à accorder pour la perte de valeur et d’usage entre la contenance de 3000 acres et celle de 2290 acres obtenue. Il en sera de même eu égard à la superficie occupée par la CBH dans la réserve.

[129]  Pour les raisons énoncées dans la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11, je reconnais également comme perte donnant droit à une indemnité l’occupation illégitime de la réserve par la CBH entre 1944 et 1958.

V.  dispositif

[130]  Pour les motifs énoncés plus haut, étant dans un processus de création de la réserve, je conclus que l’intimée a manqué à ses obligations légales et de fiduciaire envers la revendicatrice en ne faisant pas d’efforts sérieux pour obtenir une réserve de 3000 acres, contrairement à son engagement à cet égard.

[131]  Je conclus également que la Couronne fédérale a manqué à son obligation de fiduciaire en permettant à la CBH de s’installer dans la réserve malgré le désaccord des Atikamekw d’Opitciwan, sans compensation.

[132]  Je reconnais les pertes énumérées aux paragraphes 128 et 129 de la présente décision.

[133]  La détermination du montant de ces pertes dont j’ai reconnues l’existence se fera à la deuxième étape.

JOHANNE MAINVILLE

L’honorable Johanne Mainville


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20160520

Dossier : SCT-2006-11

OTTAWA ONTARIO, le 20 mai 2016

En présence de l’honorable Johanne Mainville

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Représentée par Me Paul Dionne et Me Marie-Ève Dumont

 

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Éric Gingras, Me Dah Yoon Min et Me Ann Snow

 

 

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