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DOSSIER : SCT-5001-11

RÉFÉRENCE: 2016 TRPC 15

DATE : 20161223

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Revendicatrice

 

Me Ron S. Maurice et Me Steven W. Carey, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me David J. Smith et Me Lauri M. Miller, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE: Le 11 au 13 avril 2016

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Harry Slade, président


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CAF); Premières Nations Huu-ay-aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14; Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321; Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, 117 DLR (4th) 161; Banque d'Amérique du Canada c Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 RCS 601.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 20.

Doctrine cité :

Leonard I Rotman, Fiduciary Law (Toronto, Thomson Carswell, 2005).

Le juge Thomas Cromwell, Money Remedies : Towards a Functional Approach (Isaac Pitblado Lectures, 2010, Manitoba).

Mark Ellis, Fiduciary Duties in Canada (Toronto, Thomson Reuters) (feuilles mobiles - supplément de 2016), vol. 2, c 20.

Sommaire :

Droit autochtone – Revendications particulières – Loi sur le Tribunal des revendications particulières – Annuités découlant d’un traité – Manquements à un traité – Manquement à l’obligation de fiduciaire – Indemnité – Equity – Évaluation de l’indemnité en equity – Principes de l’indemnisation en equity – Présomptions reconnues en equity – Utilisation la plus avantageuse possible – Éventualités réalistes – Indemnité relative à la consommation sacrifiée – Intérêt composé – Rôle de la dissuasion dans la détermination de l’indemnité en equity –Compétence du Tribunal – Alinéa 20(1)c) de la LTRP

La présente revendication particulière découle du non-versement des annuités prévues par le Traité n° 6 aux membres de la Première Nation Beardy’s et Okemasis entre 1885 et 1888, dans la foulée de la Rébellion du Nord-Ouest. Dans la décision Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3, la revendication a été jugée valide, et le montant de la perte historique a été évalué à 4 250 $.

Les présents motifs de décision portent sur le montant de l’indemnité à verser à la revendicatrice.

Lorsqu’une revendication est jugée valide, l’octroi d’une indemnité est régi par l’alinéa 20(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], qui dispose que le Tribunal doit accorder une indemnité « qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». Lorsqu’il est établi qu’un manquement à une obligation de fiduciaire a eu lieu, les tribunaux recourent à l’indemnité en equity comme mesure de réparation. Les parties ont convenu que l’indemnisation en equity était un recours possible pour remédier aux manquements à l’obligation de fiduciaire commis en l’espèce.

L’indemnisation en equity est une mesure de redressement relevant d’un pouvoir discrétionnaire, qui vise à placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été le manquement, et à assurer le respect de la relation fiduciaire. La perte doit être évaluée, et non calculée. Cette évaluation doit se faire au moment du procès plutôt qu’au moment où le manquement a eu lieu. Il est tenu compte non seulement de la valeur du bien perdu, mais aussi de la perte de possibilité d’utiliser celui-ci. L’application des principes de common law relatifs à l’éloignement du dommage et à la prévisibilité cède le pas à la prise en compte des facteurs de l’utilisation la plus avantageuse possible et de l’analyse rétrospective, sous réserve des éventualités réalistes jugées applicables.

Les plus importants points de désaccord entre les parties concernaient l’application du facteur de l’« utilisation la plus avantageuse possible » et la détermination des « éventualités réalistes ». Ces opinions divergentes ressortaient également des rapports de leurs experts respectifs, lesquels ont proposé des calculs donnant lieu à une fourchette très étendue, qui allait d’un montant dans les cinq chiffres à 2,5 milliards de dollars.

La revendicatrice soutient n’existe aucun précédent contraignant pour appuyer la prétention voulant qu’il faille recourir aux éventualités réalistes ou même seulement en tenir compte dans des affaires où le principe d’indemnisation en equity entre en jeu. En particulier, ses représentants soutiennent que l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321 [Whitefish] n’exige pas du Tribunal qu’il soustraie du montant de départ du capital ou du montant du capital accumulé une somme annuelle attribuée aux dépenses de consommation prises en tant qu’éventualités réalistes. Agir ainsi, soutiennent-ils, serait aller à l’encontre des principes d’indemnisation en equity. La revendicatrice fait en outre valoir que le Tribunal devrait établir une distinction d’avec l’arrêt Whitefish, eu égard aux faits et à la gravité du manquement en l’espèce.

Les rapports des experts des deux parties précisent le montant, établi à environ 4,5 millions de dollars, qui aurait été obtenu par l’application des taux d’intérêt des obligations du Canada, composés annuellement, au montant du principal s’élevant à 4 250 $.

La revendicatrice s’appuie sur le rapport produit par son expert, qui contient plusieurs scénarios dans le cadre desquels le montant de la perte historique a été ajusté en fonction de la norme dite de l’« investisseur prudent ». Cela suppose que les annuités sacrifiées auraient pu générer un rendement largement supérieur à celui procuré par les intérêts au taux des obligations du Canada, dans l’hypothèse où les sommes correspondantes auraient été investies dans le marché boursier.

La dissuasion est un élément de l’indemnisation en equity. La revendicatrice propose l’application d’un multiplicateur de cinq au montant qui aurait été obtenu si l’argent avait été placé dans le fonds en fiducie de la bande, où les intérêts s’accumulent selon les taux d’intérêt sur les obligations.

Selon l’interprétation de l’arrêt Whitefish défendue par l’intimée, les dépenses de consommation ne devraient donner droit à aucune indemnité et, par conséquent, tout montant d’indemnité devrait être réduit de manière à tenir compte de la part des annuités qui aurait été consacrée à l’achat de produits de consommation, et ce, avant l’application d’intérêts composés. Compte tenu du manque de dossiers historiques concernant les habitudes de dépense réelles de la bande revendicatrice, l’intimée s’appuie sur un rapport d’expert indiquant que les membres de la bande, à l’instar de ceux des autres bandes de la région à l’époque, étaient très pauvres, et qu’en conséquence, ils se servaient d’une part importante de leurs revenus pour subvenir aux besoins de la vie courante. Les experts économiques de l’intimée ont réalisé des calculs fondés sur des données extrapolées à partir de renseignements concernant les familles canadiennes à faible revenu à d’autres moments dans l’histoire.

Le Tribunal estime que le fait de traiter les dépenses de consommation en tant qu’«éventualités réalistes » dès le début de l’évaluation de l’indemnité en equity équivaudrait à considérer une partie de la perte comme étant dénuée de toute valeur susceptible d’indemnisation. Vu la situation précaire dans laquelle se trouvait la revendicatrice de 1885 à 1888, cela reviendrait à lui refuser totalement le bénéfice d’un redressement en equity. Le montant de l’indemnité doit donc tenir compte de la perte d’occasion de consommer. Le Tribunal en arrive à la conclusion que l’arrêt Whitefish n’étaye nullement la position de l’intimée voulant qu’aucune indemnité ne doive être accordée pour des sommes sacrifiées qui, si elles avaient été perçues, auraient été consacrées à des dépenses de consommation.

L’intimée affirme en outre que, puisque les sommes retenues auraient prétendument servi à remplacer les animaux d’élevage et les provisions prises par les rebelles, un montant correspondant à la valeur actuelle de ces sommes devrait être déduit de l’indemnité à verser pour les annuités sacrifiées.

Dans le contexte de la présente revendication, compte tenu des faits qui lui sont propres et de l’insuffisance notable d’éléments de preuve historiques concernant les dossiers financiers et les habitudes de dépense de la revendicatrice, une évaluation fondée sur des investissements dans le marché boursier ne constitue pas le moyen le plus juste ou le plus approprié pour déterminer ce qui constitue l’utilisation la plus avantageuse possible du capital. Après une analyse complète de l’ensemble des principes, des facteurs et des présomptions applicables à l’évaluation de l’indemnité en equity, le Tribunal est parvenu à la conclusion que l’application du taux d’intérêt des fonds en fiducie de la bande constituait la mesure de réparation la meilleure et la plus équitable. En raison des restrictions à cet égard prévues par la LTRP, aucune indemnité additionnelle ne peut être accordée à des fins de dissuasion, même si, en l’absence de telles restrictions, l’octroi d’une indemnité strictement punitive serait justifié.

Une indemnité calculée en fonction du taux des fonds en fiducie de la bande permet d’indemniser la revendicatrice pour la perte qu’elle a subie, y compris la perte de possibilité de consommer, en plus de protéger et de faire respecter l’importante relation de fiduciaire qui existe entre les Premières Nations et la Couronne.

Qui plus est, l’argument avancé par l’intimée et ses représentants quant à l’application d’une déduction n’est pas accepté, car, d’une part, la preuve ne corrobore pas leurs affirmations, et d’autre part, ils ne peuvent invoquer à bon droit le remplacement de biens que, d’une manière ou d’une autre, la Couronne avait l’obligation de fournir à la revendicatrice aux termes du Traité n° 6.

Décision: L’indemnisation en equity est le recours qui convient en l’espèce pour déterminer l’indemnité à accorder. Après avoir pris en compte et analysé l’ensemble des facteurs, le Tribunal condamne l’intimée à payer à la revendicatrice une indemnité d’un montant de 4 500 000 dollars, plus les intérêts.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. historique  9

II. prologue  9

A. La Loi sur le Tribunal des revendications particulières  9

B. Indemnisation en equity- Aperçu  10

III. la preuve  12

A. Introduction  12

B. Les experts  12

1. Scott Schellenberg  14

a) Le rapport  14

b) Critique  16

2. M. Clint Evans  17

3. Les professeurs Laurence Booth et Eric Kirzner  18

a) Rapport  18

b) Critique  20

IV. Position des parties  21

A. Aperçu  21

B. La revendicatrice  22

C. L’intimée  24

V. Les questions en litige  25

A. Nature de l’obligation et du manquement  26

1. Introduction  26

2. La nature de l’obligation  26

3. La nature du manquement  26

VI. le droit : les objectifs de l’indemnisation en equity  27

A. L’indemnisation  28

B. La dissuasion  28

1. Introduction  28

2. L’indemnisation en equity : une fonction d’exemplarité  29

VII. les recours en equity et en common law  30

VIII. les principes d’indemnisation en equity  32

A. L’indemnité en equity et la restitution  32

B. La restitution et l’évaluation à la date du procès  33

C. Les facteurs applicables à l’espèce  34

1. Le bénéfice de la rétrospective  35

2. L’utilisation la plus avantageuse possible  36

IX. évaluation  36

A. L’intérêt simple par opposition à l’intérêt composé  36

B. L’intérêt sur les fonds détenus dans les comptes de la bande  39

C. Position de la revendication : octroi d’un montant de 22,5 millions de dollars  40

D. Investissement et utilisation la plus avantageuse possible  41

E. L’utilisation la plus avantageuse possible et l’investissement dans des actions  42

X. les éventualités réalistes  44

A. Whitefish : dépenses de consommation et éventualités réalistes  44

B. Les dépenses de consommation en tant qu’éventualités réalistes et l’évaluation de l’indemnité  47

C. Les dépenses de consommation en tant qu’éventualités réalistes et la dissuasion  48

D. L’arrêt Guerin et les éventualités réalistes  48

E. Conclusion  50

F. La question de la déduction  50

XI. disposif  52


 

I.  historique

[1]  Dans sa décision concernant la validité de la revendication, qu’il a rendue le 6 mai 2015 (Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3 (décision concernant la validité), le Tribunal a conclu que la Couronne (l’intimée) avait manqué à son obligation de fiduciaire en décidant unilatéralement de ne pas verser aux membres de la bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 (la revendicatrice) la somme de 5 $ par personne par an entre 1885 et 1888, le gouvernement ayant jugé que celle-ci s’était montrée déloyale envers le Canada durant la Rébellion du Nord-Ouest.

[2]  Il reste maintenant à déterminer le montant de l’indemnité à verser.

II.  prologue

A.  La Loi sur le Tribunal des revendications particulières

[3]  Dès lors qu’une revendication est jugée valide, l’octroi d’une indemnité en conséquence est assujetti au paragraphe 20(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 20 [LTRP] :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

a) ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire;

b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars;

c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ;

d) ne peut accorder :

(i) de dommages-intérêts exemplaires ou punitifs,

(ii) d’indemnité pour un dommage autre que pécuniaire, notamment un dommage sur le plan culturel ou spirituel; […] [Je souligne.]

[4]  Advenant que le revendicateur ait reçu quelque avantage, la LTRP prévoit une disposition permettant de déduire la valeur de cet avantage de l’indemnité accordée en vertu de cette même loi :

(3) Le Tribunal déduit de l’indemnité calculée au titre du paragraphe (1) la valeur de tout avantage — ajustée à sa valeur actuelle conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires — reçu par le revendicateur à l’égard de l’objet de la revendication particulière. [Paragraphe 20(3).]

[5]  Aux termes de l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, le Tribunal se doit d’accorder une indemnité « qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». Lorsqu’il est établi qu’un manquement à une obligation de fiduciaire a eu lieu, les tribunaux recourent à l’indemnité en equity à titre de mesure de réparation.

[6]  En l’espèce, le manquement visé consiste en l’omission délibérée de respecter une promesse faite par traité. En effet, les promesses prévues par un traité sont considérées, en droit, comme des obligations de la Couronne de la plus haute importance, à tel point que les relations découlant des traités ont été qualifiées de « sacrées » (voir R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324 [Badger]; R c Sioui, [1990] 1 RCS 1025, au para 96).

B.  Indemnisation en equity- Aperçu

[7]  L’indemnisation en equity est une mesure de redressement qui relève d’un pouvoir discrétionnaire, et qui vise à placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été le manquement (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, au para 107, [2002] 4 RCS 245; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, au para 70, 85 DLR (4e) 129 [Canson]; Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, aux para 50, 52, 13 DLR (4e) 321 [Guerin]). Par ailleurs, en equity, l’indemnité à accorder pour la perte est évaluée, et non calculée. Cette évaluation doit se faire au moment du procès plutôt qu’au moment où le manquement a eu lieu. Il ne s’agit pas uniquement de prendre en compte la valeur du bien perdu; l’equity permet également d’indemniser le bénéficiaire pour toute perte d’occasion d’utiliser ce bien de la façon la plus avantageuse possible. Il faut procéder à l’évaluation en bénéficiant pleinement de la rétrospective, sous réserve des éventualités réalistes jugées applicables (Canson, aux para 24 et 27; Guerin, au para 52).

[8]  Dans l’arrêt Canson, la juge McLachlin a expliqué que les différences qui sont maintenues entre l’indemnisation en equity et les dommages-intérêts en common law étaient justifiées, dans la mesure où « l'equity se préoccupe non seulement d'indemniser l[e] demandeur, mais encore de faire respecter la confiance qui est au cœur de ce système » (au para 3). Ainsi, les redressements fondés sur l’equity ne visent pas seulement l’indemnisation, mais ils ont également un caractère dissuasif : Canson, aux para 3, 10 et 30; Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, au para 97, [1998] 1 CNLR 250 (CAF) [Semiahmoo].

[9]  Une indemnité en equity a été octroyée dans des cas où un fiduciaire fautif avait sous son contrôle un bien appartenant au bénéficiaire, ou détenait un tel bien au profit de celui-ci : Guerin, aux para 50-52; Canson, aux para 24, 27, 72, 85. Son application dans le contexte des revendications particulières a également été confirmée par le Tribunal : Nation Tsleil Waututh c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 11; Premières Nations Huu-ay-aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14 [Premières Nations Huu-ay-aht].

[10]  Dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321 [Whitefish], le juge Laskin, de la Cour d’appel de l’Ontario, a donné les explications suivantes au sujet de l’application de cette mesure de réparation dans le contexte du droit autochtone :

[traduction] L’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays. Une façon de reconnaître son importance est d’accorder une indemnité en equity dans les cas de manquement. L’indemnisation en equity facilite l’atteinte des objectifs d’application de la loi et de dissuasion. Elle confirme l’importance que la cour accorde à l’obligation continue de la Couronne de respecter son obligation fiduciaire et à la nécessité de la dissuader de commettre d’autres manquements. [Au para 57.]

[11]  Malgré leurs points de vue divergents quant aux aspects plus subtils de l’application de ce redressement, les deux parties ont convenu que l’indemnité en equity était la mesure de réparation appropriée en l’espèce.

[12]  Un important point de désaccord entre les parties tourne autour de l’application des « éventualités réalistes », lesquelles sont des éventualités susceptibles d’influer sur le montant de l’indemnité à accorder, suivant la pleine application des facteurs régissant l’évaluation de l’indemnité en equity, notamment la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse possible (Guerin).

[13]  Les économistes experts de l’intimée ont adopté une approche qui repose sur une interprétation restrictive de la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans Whitefish, et qui fait en sorte que le montant de la perte historique soit ajusté à la baisse, dès le départ et de façon continue par la suite, afin de tenir compte des fonds qui, eussent-ils été versés, auraient servi à des fins de « consommation » pour subvenir aux besoins de la vie courante. L’intimée s’appuie sur les rapports de ses experts, ainsi que sur son interprétation de l’effet que l’arrêt Whitefish est susceptible d’avoir à titre de précédent.

[14]  La revendicatrice s’oppose à ce que l’on apporte un quelconque ajustement au montant de la perte historique, et insiste davantage sur la place centrale à accorder au principe de l’utilisation la plus avantageuse possible possible. La revendicatrice soutient que le Tribunal devrait considérer les éventualités réalistes dans le contexte plus global des considérations de principe et de l’objectif qui sous-tendent l’indemnisation en equity.

[15]  Dans mon analyse faisant suite à un examen de la preuve, je me pencherai et me prononcerai sur la manière dont l’intimée s’est appuyée sur l’arrêt Whitefish, pour ensuite étudier l’application des divers facteurs donnant corps au principe d’indemnisation en equity. Je conclurai par une analyse du rôle qu’occupe la dissuasion dans l’indemnisation en equity, en examinant la question de savoir si ce rôle est compatible avec les pouvoirs conférés au Tribunal.

III.  la preuve

A.  Introduction

[16]  Le montant total de la perte historique subie entre 1885 et 1888 s’élève à 4 250 $ (le capital).

[17]  Les parties ont convenu que le montant de l’indemnité à accorder devrait être évalué au moyen d’une application des principes d’equity.

[18]  Les deux parties se sont appuyées sur des rapports élaborés par des experts, lesquels ont été chargés de déterminer quel serait le montant du capital en dollars d’aujourd’hui, en tenant compte de l’inflation ou de différents scénarios d’investissement.

B.  Les experts

[19]  Le rapport du témoin expert de la revendicatrice concernant l’indemnité a été rédigé par Scott Schellenberg, du cabinet de juricomptabilité Matson Driscoll & Damico Ltd (MDD). M. Schellenberg est comptable professionnel agréé. Il détient aussi les titres de spécialiste en juricomptabilité, expert en évaluation d'entreprise et analyste financier agréé, en plus d’avoir une certification en matière d’enquêtes judiciaires financières. M. Schellenberg possède une expérience approfondie dans les domaines de la juricomptabilité, de la qualification des pertes économiques et de l’évaluation d'entreprise, notamment en agissant à titre de témoin expert. Son rapport a été élaboré conformément aux lignes directrices professionnelles régissant ses fonctions de comptable agréé (rapport de Schellenberg).

[20]  Le rapport d’expert principal de l’intimée concernant l’indemnité a été rédigé conjointement par les professeurs Laurence Booth et Eric Kirzner (rapport de Booth Kirzner).

[21]  Le professeur Booth est titulaire de la chaire CIT en financement structuré à l’École de gestion Rotman de l’Université de Toronto. Il détient un baccalauréat en sciences économiques de la London School of Economics, de même qu’une maîtrise en administration des affaires (M.B.A) et un doctorat de l’Université de l’Indiana en administration des affaires. Ses principaux domaines de recherche concernent le coût du capital, le financement des entreprises d’un point de vue empirique et la théorie des marchés financiers. Ses travaux de recherche, non seulement sur ces sujets mais également dans d’autres domaines, ont fait l’objet de nombreuses publications. Par ailleurs, le Pr Booth a témoigné en tant qu’expert dans le cadre de nombreuses instances civiles. Bien que son CV ne renferme aucun historique de publication ni aucune mention d’études portant sur les questions de droit autochtone ou les peuples autochtones, il a précisé, au moyen d’un addenda à son CV et au cours d’interrogatoires ultérieurs, qu’il avait procédé à l’analyse d’environ 13 revendications de bandes des Premières Nations en collaboration avec son collègue, le Pr Kirzner, y compris en agissant comme expert reconnu dans le cadre d’une autre instance devant le Tribunal, soit la revendication Premières Nations Huu ay aht.

[22]  Le Pr Kirzner, qui travaille également à l’École de gestion Rotman de l’Université de Toronto, est titulaire de la chaire John H. Watson sur les placements de valeur. Il est également détenteur d’un baccalauréat et d’une maîtrise en administration des affaires de l’Université de Toronto. Il a écrit de nombreux textes sur la finance des investissements, tant en milieu universitaire que dans des médias populaires, en plus d’avoir travaillé comme consultant auprès d’une variété de clients du secteur financier. De concert avec le Pr Booth, il a fourni un témoignage d’expert dans un grand nombre d’instances civiles.

[23]  Un second rapport a été établi pour le compte de l’intimée par M. Clint Evans. Celui-ci est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Ouest canadien de l’Université de la Colombie Britannique, ainsi que d’une maîtrise, d’un baccalauréat ès arts et d’un baccalauréat ès sciences de cette même institution. Il travaille surtout en tant que consultant en matière d’histoire des Autochtones et des Métis. M. Evans possède une vaste expérience de recherche en histoire des Autochtones de l’Ouest du Canada, y compris en ce qui a trait aux traités numérotés, et il a témoigné en tant qu’expert dans des affaires soumises à huit cours et tribunaux. Il a également enseigné au Département d’histoire de l’Université de la Colombie-Britannique (rapport d’Evans).

1.  Scott Schellenberg

a)  Le rapport

[24]  Le rapport de Schellenberg s’attache d’abord à déterminer quelle serait la valeur du capital aujourd’hui, compte tenu de l’inflation, de la valeur temporelle de l’argent et du rendement associé aux possibilités d’investissement perdues. Dans son rapport, Schellenberg effectue des calculs en fonction de divers scénarios, lesquels sont classés selon trois niveaux de rendement, soient les niveaux « faible », « moyen » et « élevé », de manière à tenir compte des différents taux de rendement sur les investissements. Ces calculs, qui reposent sur l’hypothèse d’un investissement du capital, sont fondés sur l’ensemble des revenus et des dividendes susceptibles d’avoir été tirés d’éventuels investissements, si ceux-ci avaient été continus.

[25]  Le scénario de « faible » rendement de Schellenberg consiste en l’application d’un taux de rendement sur les investissements identique à celui des fonds en fiducie de la bande (FFB). Suivant ce scénario, on obtiendrait, d’après Schellenberg, une valeur actuelle de 4,5 millions de dollars en date du 1er avril 2016.

[26]  Le scénario de rendement « moyen » de Schellenberg part du principe qu’un investisseur prudent aurait pu avoir investi le capital. Le premier ensemble de valeurs situées au niveau médian de l’échelle de rendement est associé à une structure d’actifs constante durant toute la période allant de l’année 1885 au 1er avril 2016. Les valeurs ont été calculées comme suit :

  1. Avec un portefeuille composé à 60 % d’instruments à taux fixe et à 40 % d’actions, on obtiendrait une valeur d’environ 29,5 millions de dollars;

  2. Avec un portefeuille composé à 50 % d’instruments à taux fixe et à 50 % d’actions, on obtiendrait une valeur d’environ 47,6 millions de dollars;

  3. Avec un portefeuille composé à 40 % d’instruments à taux fixe et à 60 % d’actions, on obtiendrait une valeur d’environ 74,1 millions de dollars.

[27]  Le deuxième exemple de calcul permettant d’obtenir des valeurs de rendement médianes se fonde sur le scénario voulant que le capital ait initialement été placé dans des instruments à taux fixe, pour être ultérieurement réinvesti dans un portefeuille d’actifs composé d’instruments à taux fixe et d’actions, en admettant qu’une telle composition ait été définie en 1950, soit au moment où les investisseurs ont commencé à se fier aux théories du portefeuille relativement aux risques et à la diversification. Les trois mêmes répartitions des actifs que celles exposées ci-dessus ont été appliquées :

  1. Avec un portefeuille composé à 60 % d’instruments à taux fixe et à 40 % d’actions, on obtiendrait une valeur d’environ 9,9 millions de dollars;

  2. Avec un portefeuille composé à 50 % d’instruments à taux fixe et à 50 % d’actions, on obtiendrait une valeur d’environ 12,9 millions de dollars;

  3. Avec un portefeuille composé à 40 % d’instruments à taux fixe et à 60 % d’actions, on obtiendrait une valeur d’environ 16,6 millions de dollars.

[28]  Les composantes d’actions ci-dessus sont fondées sur des données publiées ayant trait au rendement des actions américaines, puisque Schellenberg n’est pas parvenu à trouver des données fiables antérieures à l’époque en question en ce qui a trait au rendement des actions sur le marché boursier canadien. Le rapport fait également état d’autres compositions de portefeuille possibles.

[29]  Dans le scénario de rendement « élevé » de Schellenberg, la présomption relative à la meilleure utilisation possible est appliquée de façon moins circonscrite. Ce scénario suppose en effet que le capital aurait été investi dans un large portefeuille d’actions américaines, avec l’avantage d’une analyse rétrospective. Suivant cette hypothèse, la valeur actuelle des fonds retenus serait de 292 millions de dollars en date du 1er avril 2016.

[30]  Enfin, Schellenberg affirme que, toute contrainte étant éliminée, un investissement dans des actions d’entreprises américaines à faible capitalisation aurait pu, pour la période visée par la perte, rapporter 2,5 milliards de dollars.

b)  Critique

[31]  Le rapport de Schellenberg comporte des scénarios qui, en fonction de la structure d’actifs choisie, donneront des montants situés entre 4,5 millions et 2,5 milliards de dollars. Mais quel est le bon montant, selon lui? Si l’avantage d’une analyse rétrospective signifie que l’on sélectionnera tous les investissements judicieux une fois que ceux-ci se seront avérés tels, il s’agira forcément du montant le plus élevé, ajusté pour tenir compte des éventualités réalistes. Mais de quelles éventualités réalistes parle-t-on? Les mauvais investissements ont été éliminés en tant qu’éventualités, puisque, d’après la théorie de la revendicatrice, tout investissement potentiel serait dénué de risques.

[32]  Avec les scénarios dits de l’« investisseur prudent », qui supposent que l’on ait investi dans des actions pendant toute la période visée par la perte, on obtient des montants se situant entre 29,5 millions et 74,1 millions de dollars. Et, avec des investissements en actions qui auraient été faits à partir de 1950, la fourchette des montants s’étend de 9,9 millions à 16,6 millions de dollars.

[33]  Schellenberg n’explique pas de quelle manière il a appliqué les données relatives au rendement des actions américaines. Les chiffres mentionnés représentent-ils le rendement moyen pour l’ensemble des investisseurs pour les périodes d’investissement précisées? Ces calculs tiennent-ils compte aussi bien des pertes que des gains enregistrés pendant toute la période concernée?

[34]  Schellenberg ne précise pas non plus quelles sont les caractéristiques des investisseurs que l’on considérerait comme « prudents » dans le secteur des placements. S’agit-il uniquement d’investisseurs ayant réalisé des gains au cours de la période visée?

[35]  S’il était admis que l’indemnité, en l’espèce, comprend les taux de rendement possibles pour des investissements en actions, le rapport ne saurait éclairer le Tribunal dans son évaluation.

2.  M. Clint Evans

[36]  Ainsi qu’on le verra plus loin, les Prs Booth et Kirzner ont reçu l’instruction de réaliser leur analyse en partant du principe que l’arrêt rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Whitefish établissait le modèle à suivre pour procéder à l’ajustement de la valeur des pertes historiques subies tout au long de la période visée. L’élément central de ce modèle consistait en la réduction, en tout ou en partie, du montant des fonds perdus afin de tenir compte des [traduction] « dépenses de consommation ». Cela dit, on ne disposait d’aucun renseignement sur les habitudes de consommation de la communauté de la revendicatrice au cours de la période sur laquelle s’est étalée la perte (la période relative à la perte).

[37]  Le rapport de M. Evans renferme une analyse de la façon dont les membres de la bande de la revendicatrice auraient vraisemblablement pu dépenser les annuités découlant d’un traité au cours des années 1880 et au début des années 1890. La capacité de M. Evans de trouver des documents d’archives se rapportant à la revendicatrice et à ses membres était limitée pour un certain nombre de raisons, notamment un incendie ayant eu lieu en 1885 à Fort Carlton, près de la réserve de la revendicatrice. En l’absence d’une quantité appréciable d’éléments de preuve directe, il a fait des extrapolations à partir de renseignements concernant les dépenses d’autres bandes signataires du Traité no 6.

[38]  Evans rapporte que :

[Traduction]

[...] les membres de toutes les bandes visées par des traités numérotés qui vivaient dans des réserves dépensaient habituellement la majeure partie de l’argent des annuités au moment des paiements prévus par traité ou peu de temps après, car ils étaient nombreux à devoir la plus grande partie, sinon la totalité de leurs annuités aux négociants et aux marchands qui leur avaient avancé des biens à crédit [...] [Rapport d’Evans, à la p 3.]

[39]  Dans des rapports émanant de représentants du gouvernement fédéral, ceux-ci se disaient inquiets de ce que les marchands profitaient des bénéficiaires d’annuités en leur vendant des [Traduction] « colifichets ou autres articles insignifiants ». En mai 1890, l’Acte des Sauvages a été modifié de manière à exiger des marchands qu’ils obtiennent un permis pour pouvoir faire du commerce dans les réserves. Ces permis limitaient les ventes à des [Traduction] « articles utilisables et utiles » (rapport d’Evans, à la p 11).

[40]  Evans ajoute, en faisant référence à la revendicatrice :

[Traduction]

Bien qu’extrêmement fragmentaires, particulièrement en ce qui a trait aux dépenses faites par les membres de la bande Beardy’s et Okemasis, les registres de la CBH et ceux tenus par Hillyard Mitchell suffisent à démontrer que les annuités étaient rapidement dépensées. [Rapport d’Evans, à la p 13.]

[41]  Après examen des registres tenus par les marchands dont les commerces étaient situés à proximité de la communauté de la revendicatrice, à Duck Lake, Evans conclut qu’en dedans de quelques jours, l’argent des annuités était utilisé pour rembourser des dettes et couvrir de nouvelles dépenses engagées pour :

[Traduction]

[...] des denrées alimentaires comme de la farine, du bacon, du sucre, du thé et du poivre noir, ainsi que de l’équipement de chasse, notamment de la poudre à feu, des amorces et des balles, de même que des bouilloires de formes et de tailles diverses et un éventail de couvertures, de tissus, de fournitures de couture et de vêtements. [Rapport d’Evans, à la p 22]

3.  Les professeurs Laurence Booth et Eric Kirzner

a)  Rapport

[42]  L’intimée a demandé aux Prs Booth et Kirzner de fournir une estimation du montant de l’indemnité à accorder, en suivant à cette fin les principes énoncés par le juge Laskin dans l’arrêt Whitefish de la Cour d’appel de l’Ontario, afin d’aider le Tribunal à décider du montant de l’indemnité en equity à verser pour le manquement de la Couronne.

[43]  La thèse selon laquelle l’arrêt Whitefish a établi que le montant de la perte subie par le bénéficiaire doit être ajusté pour prendre en compte les dépenses qui auraient probablement été faites si les fonds avaient été reçus constitue un élément essentiel du rapport de Booth-Kirzner.

[44]  Ce rapport précise que les divers scénarios de croissance du capital élaborés par les Prs Booth-Kirzner tiennent compte des « éventualités réalistes » :

[traduction]

[…] le juge Laskin a affirmé expressément qu’il estimait « tout à fait approprié » de penser que la bande aurait probablement dépensé une partie des intérêts gagnés, et peut-être même une partie du capital lui-même, et qu’il « s’agi[ssait] là d’une des éventualités réalistes devant être prises en compte si l’indemnité accordée d[evait] effectivement être "juste et proportionnée" […] ».

[…]

D’après notre interprétation économique, le juge Laskin a mis l’accent sur le potentiel de revenus et sur les dépenses représentant des avantages à long terme pour la bande, compte tenu du fait que ce sont les dépenses qui auraient placé la bande dans la position où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement. Dans d’autres affaires, nous avons eu accès à des documents relatifs aux comptes en fiducie d’une bande, qui faisaient état des habitudes de dépense réelles de celle-ci, étant donné que le juge Laskin a précisément attiré l’attention sur le fait que la Cour disposait d’un « dossier de preuve […] par trop incomplet pour [pouvoir se] former une opinion éclairée au sujet des dépenses annuelles de Whitefish, que celles-ci aient été faites à partir de son compte de revenu ou de son compte en capital ». Dans cette optique, nous nous sommes servis des habitudes de dépense réelles de la bande afin d’indiquer quelle part des dépenses aurait vraisemblablement été utilisée pour consommer, et quelle autre part aurait été consacrée à des éléments présentant des avantages à long terme pour la bande. Nous avons ensuite appliqué un taux de rendement à l’égard des dépenses du deuxième type, mais pas du premier, puisque, par définition, les dépenses de consommation ne génèrent aucun avantage à long terme, comme cela a été affirmé par le juge Laskin, et comme l’indiquent les classifications économiques normalisées des dépenses. [Rapport de Booth-Kirzner, aux pp 3-4]

[45]  En se fondant sur le rapport d’Evans, les Prs Booth et Kirzner ont conclu que [traduction] « les membres de la bande ont eu un comportement très semblable à celui d’autres personnes responsables, quoique relativement pauvres », et que, [traduction] « en l’absence d’un dossier de preuve acceptable, la seule option qui s’offrait à nous était de nous servir de nos connaissances sur les habitudes de dépense au Canada en tant que points de référence applicables à l’égard des bandes » (rapport de Booth Kirzner, à la p 6).

[46]  Pour définir leur conception des éventualités réalistes, les Prs Booth et Kirzner se sont servis des données issues de l’enquête auprès des Canadiens d’origine britannique réalisée par le Bureau fédéral de la statistique, et datée de 1938, ainsi que des données relatives au compte du revenu national recueillies par l’Université Queen’s pour la période comprise entre 1870 et 1994, afin d’établir des taux approximatifs d’épargne et de consommation à titre de valeurs de référence pour les groupes à faible revenu.

[47]  Ils ont ensuite présenté trois scénarios de dépenses de consommation et d’investissement, le premier scénario étant fondé sur un taux d’épargne de 15 % (pour une somme de 12 410 $); le deuxième, sur un taux d’épargne de 30 % (pour une somme de 35 785 $), et le troisième, sur un taux d’épargne de 50 % (pour une somme de 144 670 $). Les professeurs reconnaissent que certaines des dépenses que les membres de la revendicatrice auraient vraisemblablement pu faire — par exemple pour acheter de l’équipement de chasse — auraient été susceptibles de rapporter des avantages dans l’avenir, alors que ce n’était pas le cas pour d’autres dépenses, par exemple pour des munitions venant compléter l’équipement.

[48]  Le rapport ne mentionne pas le taux hypothétique de rendement attribué à la part des investissements de chacun des scénarios.

[49]  Suivant ce qu’ils considèrent comme un scénario [trraduction] « altruiste à l’extrême » dans le cadre duquel ils n’ont appliqué aucune réduction pour les dépenses de consommation considérées en tant qu’[traduction]« éventualité[s] réaliste[s] », les Prs Booth et Kirzner ont attribué au capital un taux d’intérêt annuel composé de 5,5 %, ce qui donne une valeur actuelle de 4 401 625 $. Selon le scénario situé à l’autre extrémité, la totalité du capital aurait été utilisée pour des dépenses de consommation, et [traduction] « sa valeur, aujourd’hui, serait de zéro » (rapport de Booth Kirzner, à la p 11). Les deux experts ont ensuite fait observer que, dans l’arrêt Whitefish, le juge Laskin avait rejeté deux propositions également « extrêmes ».

b)  Critique

[50]  Le rapport présente un modèle économique qui, comme je l’ai déjà mentionné, intègre l’intérêt composé. Des déductions sont appliquées au capital et aux intérêts accumulés, de telle sorte que le pourcentage disponible pour des investissements chaque année est constant.

[51]  Dans chacun des scénarios créés par les experts de l’intimée, les Prs Booth et Kirzner, un pourcentage annuel fixe des annuités non versées est déduit afin de tenir compte des dépenses de consommation. De l’intérêt à taux fixe est ensuite (théoriquement) gagné sur le solde restant. L’année suivante, l’intérêt est ajouté au montant des annuités non payées suivantes, de manière à créer un nouveau montant en capital. Le pourcentage attribué aux dépenses de consommation est alors appliqué, et ainsi de suite, jusqu’à la date du procès.

[52]  Il appert que le modèle des Prs Booth et Kirzner comporte des incohérences. Ces derniers affirment que le pourcentage du revenu consacré à des produits de consommation diminue à mesure que le revenu familial augmente. Dès lors, un pourcentage plus élevé du capital devrait, chaque année, être disponible à des fins d’investissement. Mais cela ne se reflète pas dans la formule utilisée pour calculer le montant annuel des annuités non versées, plus les intérêts accumulés. En effet, selon la formule mathématique employée par les deux spécialistes, le pourcentage disponible à des fins d’investissement reste stable. Il va de soi qu’un pourcentage fixe du capital donnera un montant plus élevé chaque année; pourtant, les gains associés à un pourcentage plus élevé ne se retrouvent pas dans leur calcul.

[53]  Ce modèle, qui reflète les instructions données aux experts par l’intimée, ne comprend aucune analyse qui porterait sur une indemnité à accorder pour les dépenses de consommation. Or, même en supposant qu’une partie des annuités ait été utilisée pour consommer, il n’en reste pas moins que celles-ci n’ont jamais été versées. L’eurent-elles été, on aurait eu le loisir de décider de les utiliser pour acheter des produits de consommation. Mais la revendicatrice s’est vue privée d’un tel choix.

[54]  Dans Whitefish, l’affaire a été renvoyée au tribunal de première instance pour que celui-ci évalue le montant de l’indemnité en equity à accorder. La Cour d’appel n’a pas traité de la question d’une indemnité relative aux dépenses de consommation sacrifiées. Rien, dans les motifs du juge Laskin, ne s’oppose à ce que l’on attribue une valeur aux portions des revenus non perçus qui, en théorie, auraient été utilisées pour « consommer ».

IV.  Position des parties

A.  Aperçu

[55]  En résumé, les montants fournis par les experts des parties se chiffraient entre 12 410 $ (intimée : rapport de Booth-Kirzner) et 2,5 milliards de dollars (revendicatrice : rapport de Schellenberg).

[56]  Aucune des deux parties n’a plaidé en faveur de l’acceptation des chiffres situés aux deux extrêmes avancés par leurs experts respectifs.

[57]  Aux dires des experts, s’il avait été placé au taux de rendement des obligations, composé annuellement, le capital atteindrait, en date de leur rapport respectif, une valeur se situant approximativement entre 4,4 millions (Booth-Kirzner) et 4,5 millions de dollars (Schellenberg). J’accepte ce dernier montant.

[58]  Le chiffre avancé par Schellenberg — qui est fondé sur un maintien du capital dans le compte détenu par la revendicatrice auprès du Ministère des Affaires indiennes, où il aurait accumulé des intérêts, composés annuellement, aux taux historiques offerts pour les FFB — est de 4 440 000 $, montant qu’il a arrondi à 4,5 millions de dollars. Le montant calculé par les Prs Professors Booth et Kirzner, qui est fondé sur le taux des obligations, est légèrement inférieur.

[59]  Tous les montants obtenus par la revendicatrice au moyen de divers scénarios sont nettement supérieurs à 4,5 millions de dollars. Quant à ceux de l’intimée, ils sont tous moins élevés.

[60]  Voici les principales raisons qui expliquent les différences entre les chiffres obtenus, dans la mesure où elles reposent sur les rapports des experts :

  1. La thèse de la revendicatrice présuppose un investissement annuel de la totalité du capital, plus les intérêts. Celle de l’intimée, quant à elle, s’appuie sur l’hypothèse du seul investissement du capital restant, après déduction des sommes attribuées à la « consommation ».

  2. Les scénarios d’investissement de la revendicatrice comprennent des instruments financiers (soit des « actions »),alors que ceux de l’intimée se limitent à prendre en compte les taux obligataires.

B.  La revendicatrice

[61]  La revendicatrice fait valoir que l’arrêt Whitefish n’exige pas du Tribunal qu’il soustraie du montant de départ du capital ou du montant du capital accumulé une somme annuelle attribuée aux dépenses de consommation prises en tant qu’éventualités réalistes. Agir ainsi, soutiennent ses représentants, serait contraire au principe voulant que le bénéficiaire soit indemnisé en fonction de l’utilisation la plus avantageuse possible des fonds, en bénéficiant pleinement de la rétrospective et sans tenir compte de l’éloignement du dommage.

[62]  La revendicatrice affirme que les arrêts Canson, Guerin et Whitefish exigent que l’on applique un taux annuel de rendement sur l’investissement au montant initial du capital, montant qui sera plus élevé la deuxième année grâce au rendement du capital investi l’année précédente, et ainsi de suite, jusqu’à la date du procès. En admettant que ce taux de rendement annuel soit le même que celui historiquement offert pour les FFB, le montant cumulatif s’élèvera à 4,5 millions de dollars.

[63]  La revendicatrice soutient que la somme de 4,5 millions de dollars ne saurait constituer une indemnisation suffisante pour la placer dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement. En effet, la revendicatrice aurait pu obtenir un rendement plus important en investissant dans des actions, ou dans une combinaison de placements et d’actions productifs de revenu, à compter de la date de la perte. Une fois écartés les scénarios de 2,5 milliards et 292 millions de dollars, la fourchette de montants irait de 29,5 millions à 74,1 millions de dollars. L’expert de la revendicatrice a également proposé des scénarios fondés sur des combinaisons de placements faits à partir de 1950; dans ce dernier cas, la fourchette va de 9,9 millions à 16,6 millions de dollars.

[64]  La revendicatrice ne sollicite pas l’octroi d’une indemnité fondée sur l’un ou l’autre des scénarios contenus dans le rapport de Schellenberg.

[65]  Elle préconise le recours à une méthode simple pour ajuster le montant de la perte en capital. Ses représentants proposent l’application d’un multiplicateur de cinq (comme facteur de dissuasion) au montant des FFB (4,5 millions de dollars), pour un montant d’indemnité de 22 400 945 $.

[66]  La revendicatrice fait valoir que le Tribunal n’est pas tenu de prendre en considération les éventualités réalistes au moment d’évaluer l’indemnité à accorder en l’espèce. Selon elle, il n’existe aucun précédent contraignant pour appuyer la prétention voulant qu’il faille recourir aux éventualités réalistes ou même seulement en tenir compte dans des affaires où le principe d’indemnisation en equity entre en jeu. La revendicatrice soutient que le Tribunal devrait établir une distinction d’avec l’arrêt Whitefish, eu égard aux faits et à la gravité du manquement en l’espèce (soit le défaut de s’acquitter d’une obligation issue d’un traité).

[67]  La revendicatrice fait observer que, dans Whitefish, la notion d’éventualités réalistes a été mentionnée seulement à titre de remarque incidente, et n’a pas été mise en application. Par conséquent, le Tribunal ne devrait pas être lié par elle. La revendicatrice et ses représentants avancent que la décision rendue en première instance dans l’affaire Guerin est la seule où l’on a employé l’expression « éventualités réalistes » aux fins de l’évaluation de l’indemnité en equity à verser. La revendicatrice allègue que les « éventualités réalistes » sont une notion empruntée au droit relatif à la responsabilité délictuelle, et que, lorsqu’elle était apparue dans des affaires relatives au principe d’indemnisation en equity, cette notion avait été utilisée dans un sens non technique, en tant qu’élément d’une analyse globale reposant sur les faits, en accord avec la souplesse inhérente à l’equity.

C.  L’intimée

[68]  L’intimée soutient, en s’appuyant sur l’arrêt Whitefish, qu’il faut prendre en compte les dépenses de consommation, en conséquence de quoi le montant de l’indemnité doit être inférieur aux 4,5 millions de dollars que le capital — eût-il été investi au taux obligataire, puis réinvesti chaque année, en produisant des intérêts composés — aurait rapportés. L’intimée ajoute que, puisque l’on a utilisé les fonds retenus pour remplacer les animaux d’élevage et les vivres pris par les rebelles, il y aurait lieu de déduire un montant correspondant à la valeur actuelle de ces biens de l’indemnité relative aux annuités sacrifiées.

[69]  Dans ses observations, l’intimée a beaucoup insisté sur les éventualités réalistes. Elle n’est pas d’accord pour dire qu’une distinction peut être établie entre l’arrêt Whitefish et l’espèce. Les représentants de l’intimée soutiennent que, dans Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario a suivi les principes d’indemnisation en equity, tels qu’ils ont été exposés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Guerin. Ces deux décisions tiennent compte des « éventualités réalistes ».

[70]  L’intimée souligne qu’il incombe au Tribunal d’accorder un montant d’indemnité [traduction] « juste et proportionné », et ajoute qu’il faut pour cela traiter des éventualités réalistes (observations écrites de l’intimée, au para 12). Elle soutient que la présomption relative à la meilleure utilisation possible est sujette à un examen réaliste de ce qui se serait probablement produit, et de ce qui était raisonnable. L’intimée avance que l’utilisation de la norme de l’« investisseur prudent » faite par la revendicatrice pour en arriver à certains scénarios était de nature entièrement spéculative, et que, dès lors, elle n’est pas réaliste. Elle fait valoir que la revendicatrice ne saurait bénéficier de l’intérêt composé utilisé comme valeur de référence pour déterminer la valeur de la part de l’indemnité en equity correspondant aux occasions manquées sans que l’on prenne également en considération les dépenses de consommation en tant qu’éventualités réalistes.

[71]  L’intimée ne plaide pas en faveur de l’octroi d’un montant précis.

V.  Les questions en litige

[72]  Le Tribunal a pour tâche de procéder à une évaluation. Voici, en termes généraux, les questions en litige en l’espèce :

  1. Compte tenu de la nature de l’obligation et de celle du manquement en cause, l’indemnisation en equity est-elle la mesure de réparation appropriée?

  2. Est-il juste de considérer l’investissement dans des instruments financiers comme la « meilleure utilisation possible »du capital?

  3. Sans égard à ce qui précède, est-il juste d’appliquer des intérêts, annuellement, au capital retenu et, dans l’affirmative, devrait-il s’agir d’intérêts simples ou d’intérêts composés?

  4. Les éventualités réalistes devraient-elles être prises en considération dans l’évaluation et, dans l’affirmative, faut-il tenir compte du fait que tout ou partie du capital — à supposer que celui-ci ait été perçu — aurait vraisemblablement pu être consacré à l’achat de produits de consommation, et donc, n’aurait pas été disponible à des fins d’investissement?

  5. Quel rôle la dissuasion joue-t-elle dans la détermination de l’indemnité en equity, et le Tribunal a-t-il compétence pour prendre en considération ce facteur?

  6. La revendicatrice a-t-elle reçu un « avantage »,au sens du paragraphe 20(3) de la LTRP, qui devrait être déduit de l’indemnité calculée par le Tribunal?

A.  Nature de l’obligation et du manquement

1.  Introduction

[73]  Il n’y a aucun désaccord entre les parties quant à l’à-propos d’appliquer, en l’espèce, les principes d’indemnisation en equity. J’ai néanmoins déjà traité des motifs justifiant l’application de ceux-ci.

[74]  Les réparations fondées sur l’equity visent à placer le bénéficiaire dans la position où il se se serait trouvé, n’eût été le manquement. Cela étant, la réparation choisie doit tenir compte aussi bien de la nature de l’obligation concernée que de celle du manquement en cause (Canson, au para 3; Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, au para 3, 117 DLR (4e) 161 [Hodgkinson]).

2.  La nature de l’obligation

[75]  L’exécution d’une promesse faite par traité est, pour la Couronne, une obligation de rang supérieur (Badger). La relation créée par un traité a même été qualifiée de « sacrée » (voir Badger; R c Sioui, [1990] 1 RCS 1025, au para 96).

[76]  En l’espèce, la nature de l’obligation visée impose au fiduciaire la norme consistant à faire preuve de la conduite la plus honorable possible.

3.  La nature du manquement

[77]  La Couronne a retenu des sommes qui étaient dues à la revendicatrice en vertu de l’engagement le plus solennel qui soit, c’est-à-dire un traité. Qui plus est, elle a agi de la sorte afin de justifier auprès de la population l’exercice d’un contrôle sur les Cris, dont l’autonomie avait par ailleurs été confirmée par l’obligation, pour la Couronne, de conclure un traité pour pouvoir ouvrir le territoire à une colonisation par des étrangers. Comme il a été conclu dans la décision concernant la validité rendue en l’espèce :

[246]  Lansdowne, le représentant local de la Reine au Canada, a proposé une opinion différente de celle des représentants canadiens. Cette opinion officielle au sujet de la participation des Indiens à la Rébellion figure dans un document publié en 1886 par le ministère des Affaires indiennes et intitulé « Les faits relatifs à l’administration des affaires des sauvages au nord-ouest » : « […] chacun le sait, les sauvages ne se sont pas insurgés; un très petit nombre ont pris part à l’insurrection ».

[247]  Macdonald a répondu ce qui suit à Lansdowne : [traduction] « Nous avons certainement fait en sorte que les événements prennent de grandes proportions dans l’opinion publique. Nous avons toutefois agi ainsi pour atteindre nos propres objectifs et, selon moi, c’était une décision judicieuse ».

[248]  Cette réponse révèle une des raisons pour lesquelles les recommandations qui ne visent pas à punir les personnes ayant participé à l’insurrection, formulées par Reed et Dewdney, ont été mises en oeuvre.

[…]

[256]   La recommandation relative à l’abolition du système tribal révèle également l’intention d’exercer un contrôle sur les affaires des Indiens en détruisant leurs institutions de gouvernance. Cette recommandation dépasse largement les punitions collectives infligées aux tribus jugées déloyales puisqu’elle s’applique à toutes les communautés visées par le Traité, qu’elles soient « loyales » ou « déloyales ».

[257]   Les propos tenus par les représentants du gouvernement de l’époque, de haut en bas de la hiérarchie, révèlent un certain manque de respect, un certain mépris même, envers les peuples autochtones, tant individuellement que collectivement.

[…]

[431]   Il n’y avait, dans les circonstances, aucun motif honorable susceptible de permettre à la Couronne d’exercer le pouvoir légal de refuser de verser les paiements prévus par traité même si elle détenait ce pouvoir.

[432]  La preuve, considérée dans son ensemble, appuie la façon dont la revendicatrice décrit les intentions des représentants du gouvernement dans la foulée de la Rébellion. Le gouvernement a utilisé la Rébellion pour justifier des mesures conçues pour soumettre les Cris à son contrôle. Il voulait détruire leur système tribal, restreindre leur mobilité individuelle et renforcer le contrôle des représentants locaux.

VI.  le droit : les objectifs de l’indemnisation en equity

[78]  L’indemnisation en equity a pour objectif fondamental de faire respecter le lien de confiance propre à la relation fiduciaire. Ainsi, l’indemnité sera accordée en tenant compte de facteurs visant à dissuader les personnes occupant des positions de confiance de commettre des manquements.

A.  L’indemnisation

[79]  Dans les motifs de jugement qu’elle a formulés dans l’arrêt Canson, la juge McLachlin a traité de l’importance de l’obligation de fiduciaire ainsi que de la raison d'être de l'indemnité fondée sur l'equity :

Ma première préoccupation en ce qui concerne la façon de procéder par analogie avec le droit en matière de responsabilité délictuelle tient au fait qu'elle fait abstraction du fondement et des objectifs uniques de l'equity. Le fondement de l'obligation fiduciaire et la raison d'être de l'indemnité fondée sur l'equity se distinguent du délit civil de négligence et du domaine contractuel. Dans les cas de négligence et en matière contractuelle, les parties sont considérées comme des acteurs égaux et indépendants, soucieux principalement de leur propre intérêt personnel. Par conséquent, la loi recherche l'équilibre entre faire respecter des obligations en accordant une indemnité et préserver une liberté optimale pour ceux qui sont impliqués dans le rapport en question, qu'il soit collectif ou autre. Par contre, le rapport fiduciaire réside essentiellement dans le fait que l'une des parties s'engage à agir dans le meilleur intérêt de l'autre. Le rapport fiduciaire repose sur la confiance et non sur l'intérêt personnel, et lorsqu'il y a manquement, la balance penche en faveur de la personne lésée. La personne soumise à une obligation fiduciaire voit sa liberté restreinte par la nature de l'obligation qu'elle a assumée, savoir une obligation qui "commande […] la loyauté, la bonne foi et l'absence de conflits d'intérêts et d'obligations": Canadian Aero Service Ltd. c. O'Malley, [1974] R.C.S. 592, à la p. 606. En résumé, l'equity se préoccupe non seulement d'indemniser l[e] demandeur, mais encore de faire respecter la confiance qui est au coeur de ce système. [Je souligne; au para 3.]

B.  La dissuasion

1.  Introduction

[80]  La Cour suprême du Canada a déjà affirmé que la dissuasion comptait parmi les objectifs de principe inhérents à l’indemnisation en equity (Canson, aux para 10, 21; Hodgkinson, au para 93). Dans Canson, la juge McLachlin a déclaré qu’un tel principe sous-tendait les deux types de rapports fiduciaires relevés par le juge La Forest (au para 72) dans cette affaire :

La distinction entre les droits de l'auteur d'une demande, fondée sur l'equity, pour mauvaise gestion de biens par opposition à des conseils ou à des renseignements erronés réside dans le fait que, dans le premier cas, l'equity peut exiger et exige effectivement que les biens acquis illicitement soient rendus au bénéficiaire en plus de procéder à une reddition de comptes.  Lorsqu'il n'y a aucun bien qui puisse être rendu, la restitution dans ce sens n'est pas possible.  Dans ce cas, le tribunal peut accorder une indemnité au lieu d'ordonner la restitution.  C'est une distinction pragmatique sous la forme d'un redressement qui ne doit pas cacher le fait que le calcul de l'indemnité tient de la restitution ou de la fiducie dans les deux cas.  Toute autre distinction est difficile à justifier.  Pourquoi, en principe, l'abus de pouvoir d'un fiduciaire relativement à des biens matériels entraînerait il une indemnité différente de celle qu'entraînerait l'abus de pouvoir d'un fiduciaire relativement à un bail, à une hypothèque ou à l'achat d'une entreprise ou d'une maison?  Dans cette dernière catégorie de cas, les objectifs de l'equity, tels que mentionnés dans l'arrêt Nocton v. Lord Ashburton, précité, sont non seulement d'indemniser le demandeur mais aussi de dissuader les personnes soumises à une obligation fiduciaire d'abuser de leurs pouvoirs.  D'où vient alors la différence d'indemnité? [Je souligne; au para 10.]

[81]  La juge McLachlin a souligné qu’un manquement à une obligation de fiduciaire était « un méfait en soi », et que l’« indemnité » devait être calculée de manière à ce que les fiduciaires soient tenus au respect de leurs obligations, c’est-à-dire de manière à exercer un contrôle sur le rapport en jeu et à décourager les éventuels manquements :

Dans le cas d'un manquement à une obligation fiduciaire, comme dans le cas du dol, nous n'avons pas à examiner les conséquences pour juger du caractère raisonnable des actions.  Un manquement à une obligation fiduciaire est un méfait en soi, indépendamment de la question de savoir si une perte est prévisible.  De plus, l'obligation importante assumée et la difficulté de déceler ces manquements rendent équitable et pratique l'adoption d'une méthode de calcul de l'indemnité qui assure que les personnes soumises à une obligation fiduciaire restent "à la hauteur de leur tâche". [Je souligne; Canson, au para 21.]

[82]  Bien que, dans Canson, la juge McLachlin ait écrit au nom de la minorité, son jugement s’est avéré marquant; de fait, il est régulièrement cité dans la doctrine, et occupe une place importante dans l’exercice de conciliation des principes d’indemnisation en equity auquel s’est livrée la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt AIB Group (UK) Plc c Mark Redler & Co Solicitors, [2014] UKSC 58, en particulier aux para 66, 79-95, 133-38 de cette décision.

2.  L’indemnisation en equity : une fonction d’exemplarité

[83]  Les objectifs de l’élément de dissuasion compris dans l’equity et des dommages-intérêts exemplaires ou punitifs prévus par la common law en matière délictuelle ou contractuelle ne sont pas les mêmes :

[TRADUCTION]

Elle [l’equity] s’intéresse plutôt aux recours en matière fiduciaire sur un plan plus théorique. Elle propose un cadre conceptuel permettant de mettre au point des mesures de redressement appropriées dans un contexte fiduciaire. Suivant ce cadre, les mesures de réparation en equity ont essentiellement une fonction d’exemplarité. Une telle conception des réparations en equity est conforme à la raison d’être du principe d’obligation fiduciaire, à savoir la préservation de l’intégrité des rapports — socialement et économiquement utiles ou nécessaires — qui supposent un degré élevé de confiance et qui, non seulement facilitent les liens d’interdépendance entre êtres humains, mais en découlent également. Pour parvenir à préserver l’intégrité de tels rapports, il est nécessaire de dissuader les fiduciaires de faire preuve d’inconduite. [Renvoi omis] Dans la mesure où le principe de l’obligation fiduciaire remplit son objet grâce à la dissuasion, l’accent mis, dans cette notion, sur les diverses formes de réparation à vocation d’exemplarité est aussi logique qu’approprié. [Je souligne; Leonard I Rotman, Fiduciary Law (Toronto : Thomson Carswell, 2005) aux pp 686-87.]

[84]  En outre, le principe de dissuasion qui existe en equity repose sur des fondements différents de ceux des dommages-intérêts punitifs en matière délictuelle ou contractuelle. Bien qu’elle comporte un élément qui s’apparente aux dommages-intérêts exemplaires ou punitifs, la dissuasion participe de l’indemnité en equity, qui ne saurait être octroyée en sus des dommages intérêts compensatoires :

[TRADUCTION]

En droit, les termes « exemplaire » et « restitutoire » renvoient à des concepts distincts. Ainsi, le mot « exemplaire » est généralement employé dans le contexte des dommages-intérêts exemplaires, aussi appelés « dommages-intérêts punitifs ». Toutefois, les réparations à vocation d’exemplarité ne se limitent pas à de telles mesures, puisqu’on les retrouve également sous diverses formes de réparations en equity plus « traditionnelles », par exemple l’indemnité, la reddition de comptes ou encore la fiducie constructoire, qui sont accordées grâce à l’application des présomptions relatives aux rapports fiduciaires qui se rattachent à leur utilisation. [Leonard I Rotman, Fiduciary Law (Toronto : Thomson Carswell, 2005) à la p 688.]

[85]  Ainsi, la fonction de l’élément d’exemplarité contenu dans l’indemnisation en equity est la dissuasion. L’indemnité en equity n’est pas, à proprement parler, une indemnité accordée à titre exemplaire.

VII.  les recours en equity et en common law

[86]  L’objectif de l’equity est de parvenir à un résultat juste et équitable. En ce sens, rien n’empêche un tribunal de tenir compte des principes de l’éloignement du dommage et du lien de causalité :

[TRADUCTION]

En quoi les arrêts Canson et Hodgkinson sont-ils conciliables? Il appert que, dans Canson, la Cour a accordé une indemnité pour manquement à une obligation de fiduciaire, indemnité qui aurait tout aussi bien pu être considérée comme des dommages-intérêts pour négligence. Dans l’arrêt Hodgkinson, en revanche, la Cour semble avoir adopté une interprétation plus large à l’égard de l’indemnisation. Dans les motifs qu’il a rendus dans l’arrêt Hodgkinson, aux pp. 443-446, le juge LaForest explique en détail de quelle façon ces deux jugements cadrent ensemble. Je reproduis ici, en entier, cette explication :

[…] Dans [Canson], notre Cour a statué qu'il est loisible à un tribunal qui exerce sa compétence d'equity d'examiner les principes de l'éloignement du dommage, de la causalité et de l'acte intermédiaire lorsque cela est nécessaire pour arriver à un résultat juste et équitable.  Cet arrêt ne constitue pas cependant une indication de l'abandon du principe de la restitution intégrale; il reconnaît plutôt qu'un manquement à une obligation fiduciaire peut revêtir plusieurs formes et que divers redressements peuvent convenir; voir aussi McInerney c. MacDonald, précité, à la p. 149.  Le juge Huband de la Cour d'appel du Manitoba a récemment fait des remarques sur cette idée dans l'article « Remedies and Restitution for Breach of Fiduciary Duties » tiré de The 1993 Isaac Pitblado Lectures, loc. cit., pp. 21 32, à la p. 31 […] [Je souligne; le juge Thomas Cromwell, Money Remedies : Towards a Functional Approach (Isaac Pitblado Lectures, 2010, Manitoba) aux parties I-12-I-13 (Money Remedies)]

[87]  L’indemnité en equity ne s’applique pas nécessairement à tous les cas de manquement à une obligation de fiduciaire. Le manquement pourrait être d’une telle nature qu’il sera justifié de calculer des dommages-intérêts en fonction des principes de common law. Ainsi que le juge Cromwell le souligne, en reprenant à son compte les remarques formulées par le juge Huband :

[TRADUCTION]

Un manquement à une obligation fiduciaire peut revêtir de nombreuses formes.  Il peut équivaloir à un dol et à un vol, ou encore il peut constituer tout au plus un mauvais conseil innocent et honnête ou un défaut de faire promptement une mise en garde. [Money Remedies, à la partie I-13.]

[88]  Le juge Cromwell poursuit en faisant les remarques suivantes :

En d’autres termes, l’equity n'est pas rigide au point de pouvoir être utilisée pour imposer à des défendeurs de lourds dommagesintérêts disproportionnés à leur conduite véritable. [...] Au contraire, dans les cas où la common law a conçu un principe modéré et juste pour répondre à un type particulier de tort, l'equity est suffisamment souple pour emprunter à la common law. Comme je le fai[s] remarquer aux pp. 587 et 588 dans l'arrêt Canson, ce point de vue est compatible avec la fusion de la common law et de l'equity qui a eu lieu au tournant du siècle en vertu des anciennes Judicature Acts; voir aussi l'arrêt M. (K.) c. M. (H.), précité, à la p. 61. (Je souligne; Hodgkinson, au para 81)]. En conséquence, l'arrêt Canson signifie que les tribunaux devraient s'efforcer de traiter de façon similaire les torts similaires, quelle que soit la cause d'action invoquée. […]

En d’autres termes, les tribunaux devraient examiner le préjudice résultant du manquement à une obligation donnée et accorder le redressement approprié. [Souligné dans l’original; Money Remedies, à la partie I-13.]

[89]  En l’espèce, le préjudice résultant du manquement à une obligation donnée est la perte d’utilisation du capital. Les membres de la communauté de la revendicatrice ont été privés de l’occasion d’utiliser l’argent des annuités comme bon leur semblait.

[90]  L’honneur de la Couronne est le principe qui prédomine dans les relations entre les Autochtones et l’État (Manitoba Métis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623).

[91]  La retenue des annuités n’était pas un acte innocent, ni fortuit. Il s’agissait d’une fourberie à l’encontre de la revendicatrice, mais aussi à l’encontre de l’ensemble de la société. D’un pur manquement à l’honneur de la Couronne. Par conséquent, la réparation à accorder en l’espèce doit avoir un caractère restitutoire; aussi l’indemnité en equity constitue-t-elle le recours approprié.

VIII.  les principes d’indemnisation en equity

A.  L’indemnité en equity et la restitution

[92]  L’indemnisation en equity supplée la restitution, en nature, d’un bien au patrimoine confié en fiducie :

Quelle est l'étendue de l'indemnisation en tant que redressement d'equity? En matière de fiducie, nous partons de l'obligation traditionnelle d'un fiduciaire en défaut, qui est de restituer les biens au patrimoine. Mais la restitution en nature n'est pas toujours possible. Ainsi l'equity accorde une indemnité au lieu de la restitution en nature, par analogie, dans le cas d'un manquement à une obligation fiduciaire, avec l'idéal de retourner au patrimoine concerné ce qui a été perdu en raison du manquement.

Le fondement restitutoire de l'indemnisation pour manquement aux obligations du fiduciaire a été décrit dans l'arrêt Ex parte Adamson (1878), 8 Ch. D. 807, à la p. 819 :

[TRADUCTION] La Cour de la chancellerie ne connaissait jamais d'une action en dommages-intérêts fondée sur une conduite dolosive ou sur le manquement aux obligations du fiduciaire. Il s'agissait toujours d'une action en recouvrement d'une dette en equity ou en exécution d'une obligation de la nature d'une dette. L'action tendait à la restitution de l'argent ou de l'article escroqué à la partie lésée ou au recouvrement de la valeur de cet article.

Il a toujours été largement admis depuis. Comme le dit Davidson dans son article très utile "The Equitable Remedy of Compensation" (1982), 13 Melbourne U.L.Rev. 349, à la p. 351: [TRADUCTION] "la méthode de calcul [de l'indemnité] sera celle qui effectue la restitution pour la valeur de la perte subie par suite du manquement". [Canson, aux para 11-12.]

[93]  En l’espèce, il ne s’agit pas, comme dans Guerin, d’une demande d’indemnisation pécuniaire pour la perte d’occasion d’utiliser des terres de la façon la plus avantageuse possible, mais d’une revendication visant l’obtention de fonds qui auraient dû être perçus par le passé, y compris la valeur de la perte d’occasion d’utiliser ces fonds de manière optimale. Pour reprendre les expressions précédemment citées, il est question, ici, de « l'article escroqué à la partie lésée » (Ex parte Adamson) et de « la perte subie par suite du manquement » (Canson, au para 12).

B.  La restitution et l’évaluation à la date du procès

[94]  L’equity vise à restituer au patrimoine la valeur des biens dont celui-ci il a été privé, valeur qui doit être calculée « en fonction du moment où la restitution doit être effectuée ». Cette question est traitée dans les motifs exposés par la juge Wilson dans l’arrêt Guerin :

La situation en common law quant aux dommages-intérêts à accorder pour un manquement aux obligations de fiduciaire et, plus particulièrement, la différence entre les principes applicables en droit des fiducies et ceux applicables en matière délictuelle et contractuelle sont bien résumées dans les extraits suivants des motifs rendus par le juge Street dans la décision australienne Re Dawson; Union Fidelity Trustee Co. v. Perpetual Trustee Co. (1966), 84 W.N. (Pt. 1) (N.S.W.) 399, aux pp. 404 à 406:

[TRADUCTION] L'obligation d'un fiduciaire en défaut consiste essentiellement à effectuer une restitution au patrimoine. L'obligation est de nature personnelle et son étendue n'est pas limitée par les principes de common law applicables aux dommages indirects.

[…]

L'arrêt Caffrey v. Darby (1801) 6 Ves. Jun. 488; 31 E.R. 1159, est compatible avec la proposition portant que s'il y a eu manquement, alors le fiduciaire est tenu de remettre le patrimoine administré dans l'état où il aurait été en l'absence de manquement. Les considérations de causalité et de prévisibilité n'entrent pas aisément en ligne de compte.

[…]

Les décisions que j'ai mentionnées démontrent que l'obligation de restituer, que les tribunaux d'equity ont depuis le tout début imposée aux fiduciaires en défaut et aux autres fiduciaires, est une obligation de nature plus absolue que l'obligation de common law de payer des dommages intérêts pour un délit ou une inexécution de contrat. Pour ce motif fondamental, je considère qu'on peut faire la distinction avec les principes énoncés dans l'arrêt Tomkinson [Tomkinson v. First Pennsylvania Banking and Trust Co., [1961] A.C. 1007]. De plus la distinction entre les dommages-intérêts de common law et le redressement imposé aux fiduciaires en défaut ressort très nettement de la forme de redressement accordée en equity pour les manquements aux obligations de fiduciaire. La forme de redressement est formulée en termes suffisants pour exiger du fiduciaire en défaut qu'il restitue au patrimoine administré les biens dont il l'a privé. Les augmentations de la valeur marchande depuis le moment du manquement jusqu'à la date de la restitution sont à la charge du fiduciaire; en common law, l'effet de telles augmentations serait exclu du calcul des dommages-intérêts, mais en equity le fiduciaire en défaut doit compenser la perte en restituant au patrimoine les biens dont il l'a privé même si leur valeur marchande peut avoir augmenté dans l'intervalle. L'obligation de restituer au patrimoine les biens dont il l'a privé sous-entend nécessairement que, si une indemnité pécuniaire doit être versée au lieu de restituer des biens, cette indemnité doit être évaluée en fonction de la valeur des biens au moment de la restitution et non au moment de leur perte. En ce sens, l'obligation est permanente et, d'ordinaire, si pour une raison quelconque les biens ne sont pas restitués en nature, leur évaluation se fait en fonction du moment où la restitution doit être effectuée et pas avant. [Je souligne; au para 50.]

[95]  Dans Guerin, l’indemnité accordée pour la perte d’utilisation des terres tenait compte du fait que, s’il avait été possible d’en disposer, celles-ci auraient pu générer un rendement sur le marché supérieur à celui indiqué au moment de la cession à la Couronne de leur propriété par les appelants.

C.  Les facteurs applicables à l’espèce

[96]  Dans l’ouvrage de Mark Ellis intitulé Fiduciary Duties in Canada (Toronto, Thomson Reuters) feuilles mobiles - supplément de 2016), vol. 2, c 20, dans la partie « Equitable Jurisdiction » (Compétence en equity), sous le sous-titre « The Effect of Equity: Presumptions and Reverse Onuses » (L’effet de l’equity : présomptions et inversion du fardeau de la preuve), on peut lire ce qui suit :

[TRADUCTION]

Étant donné qu’une telle mesure relève de l’equity, le redressement en matière fiduciaire est bien plus puissant (et à caractère bien plus discursif) que ne le sont les recours en matière contractuelle ou fondés sur la négligence, par exemple, dans le cas desquels la loi cherche à faire respecter les intentions apparentes des parties et à remédier aux conséquences prévisibles d’actes de négligence. Le redressement vise principalement à protéger la partie envers qui existe une obligation de bonne foi extrême contre les actes nuisibles de la partie à qui incombe l'obligation fiduciaire. Le tribunal a des moyens divers et puissants de faire respecter cette obligation, mais ces moyens reposent tous sur la même volonté : empêcher strictement et jalousement tout manquement et remédier à tout manquement en rétablissant si possible la situation antérieure à celui-ci. [Je souligne.]

[97]  Les « moyens » concernés, c’est-à-dire le plein bénéfice de la rétrospective et la présomption relative à la meilleure utilisation possible, fournissent des balises pour l’évaluation de l’indemnité à la date du procès, plutôt qu’au moment où le manquement a eu lieu. Ils permettent en effet de contrer les limites imposées par les facteurs de prévisibilité et d’éloignement du dommage, qui entrent en ligne de compte dans le calcul des indemnités en matière contractuelle et délictuelle. En définitive, ces moyens donnent lieu à des indemnités plus importantes et, par conséquent, ils servent l’objectif de la dissuasion.

1.  Le bénéfice de la rétrospective

[98]  Dans l’arrêt Canson, la juge McLachlin a insisté sur le fait que l’indemnisation en equity a pour objet d’indemniser le demandeur pour la perte de possibilité qu’il a subie en raison du manquement (au para 27). Elle a également évoqué la nécessité de « t[enir] compte de ce qui [est] vraiment arrivé (au para 15) et de la « possibilité réellement perdue en raison du manquement » (au para 19). La juge a conclu que : « [l]a perte réelle du demandeur par suite du manquement doit être évaluée en bénéficiant pleinement de la rétrospective » (je souligne; au para 27).

[99]  L’indemnité s’évalue au moyen d’une analyse rétrospective effectuée à la date du procès, ce qui signifie que la totalité de la valeur de la perte subie par le bénéficiaire est à la charge du fiduciaire fautif, même si cette perte était imprévisible. À titre d’exemple, ce dernier serait susceptible d’assumer les conséquences de fluctuations inattendues des valeurs foncières ou de la monnaie. L’analyse rétrospective consiste à utiliser la preuve disponible à la date du procès de telle sorte que l’évaluation soit ancrée dans la réalité. Elle se situe tout particulièrement en opposition à l’application du facteur de la prévisibilité du point de vue du moment du manquement (Canson, au para 24). En ce sens, la rétrospective illustre bien le caractère «restitutoire » de l’indemnité en equity.

[100]  Cela dit, comme mentionné précédemment, la Cour suprême a par la suite statué, dans l’arrêt Hodgkinson, qu’il « est loisible à un tribunal qui exerce sa compétence d'equity d'examiner les principes de l'éloignement du dommage, de la causalité et de l'acte intermédiaire lorsque cela est nécessaire pour arriver à un résultat juste et équitable » (je souligne; au para 80).

2.  L’utilisation la plus avantageuse possible

[101]  Dans l’arrêt Semiahmoo, la Cour d’appel fédéral a réaffirmé que « le montant des dommages-intérêts en equity devrait être calculé compte tenu de la présomption selon laquelle la bande aurait utilisé les terres de la façon la plus avantageuse possible pendant la période où la Couronne les détenait d'une façon illégitime » (au para 112).

[102]  Si les présomptions juridiques sont généralement réfutables, il serait contraire à la logique de tenir pour réfutable la « présomption » relative à l’utilisation la plus avantageuse possible. Lorsqu’un bien en fiducie est perdu à cause d’un acte préjudiciable du fiduciaire, le bénéficiaire ne peut en disposer. Par conséquent, tout élément de preuve indiquant que le bénéficiaire aurait dépensé les fonds concernés — à supposer que ceux-ci aient été reçus — ne saurait jouer en faveur du fiduciaire en faute dans le cadre d’une évaluation réalisée à la date du procès. Compte tenu du contexte, le fait de recourir au terme « présomption » en ce qui a trait à l’« utilisation la plus avantageuse possible » n’ouvre pas la porte à une réfutation.

IX.  évaluation

[103]  J’en arrive donc à la tâche qui m’incombe, et qui consiste à déterminer le montant de l’indemnité.

[104]  En 1888, la perte se chiffrait à 4 250 $.

A.  L’intérêt simple par opposition à l’intérêt composé

[105]  Selon l’intimée, le recours à l’intérêt composé aux fins de la détermination de l’indemnité n’est pas [traduction] un « fait indéniable ».

[106]  L’objectif visé par l’indemnisation en equity, qui consiste tout autant à rétablir le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé s’il n’y avait pas eu de manquement qu’à décourager les fiduciaires de commettre des actes fautifs, ne peut être atteint au moyen de calculs mathématiques (Whitefish, au para 90).

[107]  Il est parfois possible d’établir le montant de la perte initiale. Tel était le cas dans l’arrêt Whitefish, et tel est le cas en l’espèce. Lorsque la perte est survenue à une époque lointaine, différentes méthodes peuvent être utilisées pour en rajuster le montant. L’une consiste à utiliser le pouvoir d’achat historique associé à la perte, dont on ajustera ensuite le montant en fonction de la valeur du dollar d’aujourd’hui. Une autre consiste en l’application d’intérêts simples. Et, dans certains cas, des intérêts composés peuvent être accordés (Whitefish).

[108]  Il est possible de recourir à l’intérêt composé afin de déterminer le montant de l’indemnité en equity à accorder, si cela s’avère nécessaire pour indemniser le bénéficiaire lésé. Cette utilisation de l’intérêt composé n’est pas tributaire, comme dans Whitefish, de l’existence d’éléments de preuve établissant que, eussent-ils été reçus, les fonds dont le bénéficiaire a été privé (parce que non versés) auraient été conservés par la Couronne dans un compte portant intérêt.

[109]  Dans l’arrêt Banque d'Amérique du Canada c Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 RCS 601 [Banque d'Amérique], la Cour suprême du Canada a formulé les remarques qui suivent au sujet de la valeur temporelle de l’argent, de l’intérêt simple et de l’intérêt composé dans le contexte d’une affaire relevant du domaine des contrats :

La valeur de l’argent diminue avec le temps. Un dollar vaut davantage aujourd’hui que demain. La dépréciation de l’argent est imputable à trois facteurs : (i) le coût de renonciation, (ii) le risque et (iii) l’inflation.

Le premier facteur, le coût de renonciation, correspond aux occasions manquées d’utiliser la somme dont on attend le versement. La valeur de la somme diminue à cause de l’impossibilité de l’utiliser. Le deuxième facteur, le risque, traduit l’incertitude inhérente au report de la possession de la somme. La possession d’une somme aujourd’hui est certaine, mais son versement ultérieur ne l’est pas. La somme dont on prévoit le versement ultérieur pourrait ne jamais être touchée. Le troisième facteur, l’inflation, reflète la fluctuation des prix. À cause de l’inflation, un dollar permet d’acheter plus de biens ou de services aujourd’hui que demain (G. H. Sorter, M. J. Ingberman et H. M. Maximon, Financial Accounting : An Events and Cash Flow Approach (1990), p. 14). La valeur temporelle de l’argent est un fait notoire et constitue l’une des pierres angulaires de tous les systèmes bancaires et financiers.

L’intérêt simple et l’intérêt composé traduisent chacun la valeur temporelle de la somme d’argent initiale, le capital. La différence entre les deux réside dans le fait que, contrairement à l’intérêt simple, l’intérêt composé tient compte de la valeur temporelle des versements d’intérêts. Comme dans l’exemple du dollar cité aux par. 21 et 22, l’intérêt exigible aujourd’hui, mais payé plus tard, voit sa valeur diminuer dans l’intervalle. L’intérêt composé indemnise le prêteur de la dépréciation de tout l’argent qui lui est dû et qui demeure impayé, l’intérêt en souffrance étant assimilé au capital dû.

L’intérêt simple crée une distinction artificielle entre la somme exigible à titre de capital et celle payable à titre d’intérêt. Dans le calcul de l’intérêt composé, chaque dollar est considéré comme un dollar; ce type d’intérêt traduit donc plus précisément la valeur de la possession d’une somme pendant une période donnée. L’intérêt composé est la norme dans les systèmes bancaires et financiers au Canada et dans le monde occidental, et tant l’appelante que l’intimée en exigent couramment le paiement. [Je souligne; Banque d'Amérique, aux para 21-24.]

[110]  Dans Banque d'Amérique du Canada, la Cour suprême s’est penchée sur la question des intérêts antérieurs au jugement. Elle a dressé un historique du pouvoir d’accorder des intérêts avant jugement, depuis ses origines en common law jusqu’à son inscription dans la loi, de telle manière à résoudre tout doute susceptible d’être soulevé quant à la possibilité, pour les tribunaux de l’Ontario, d’ordonner le paiement de tels intérêts. Au paragraphe 41, la Cour suprême a déclaré ce qui suit au sujet du droit à l'intérêt composé conféré par l'equity :

Les tribunaux ont reconnu que l’equity pouvait conférer un autre droit aux intérêts, y compris à l’intérêt composé, que celui expressément prévu aux art. 128 et 129 LTJ.  (Voir Brock c. Cole (1983), 142 D.L.R. (3d) 461 (C.A. Ont.); Claiborne Industries Ltd. c. National Bank of Canada (1989), 59 D.L.R. (4th) 533 (C.A. Ont.); Confederation Life Insurance Co. c. Shepherd (1996), 88 O.A.C. 398 (C.A.); Oceanic Exploration Co. c. Denison Mines Ltd., C. Ont. (Div. gén.), 8 mai 1998.)  Il convient de signaler que dans Air Canada c. Ontario (Régie des alcools), [1997] 2 R.C.S. 581, par. 85, où notre Cour approuve Brock, précité, le juge Iacobucci insiste sur le fait que, selon l’equity, l’attribution d’intérêts composés est discrétionnaire.  La simple inexécution de contrat n’exige pas de réprobation morale et elle ressortit habituellement à la common law, et non à l’equity. [Je souligne.]

[111]  D’autre part, l’attribution d’intérêts en tant que composante de l’indemnité en equity n’est pas fonction d’une loi. Ces intérêts font partie intégrante de l’indemnisation en equity, plutôt que de constituer un supplément, prévu par la loi, qui viendrait compléter des dommages-intérêts accordés dans des affaires d’inexécution de contrat et de responsabilité délictuelle.

[112]  Dans les cas où une perte peut être mesurée en argent, qu’il s’agisse d’une somme connue ou du montant des dommages-intérêts accordés pour la perte, la logique qui préside à l’application des intérêts composés est la même, même si ceux-ci tirent leur origine de diverses sources du droit. C’est d’ailleurs cette logique qui est exposée dans l’arrêt Banque d’Amérique.

[113]  La revendicatrice a été privée d’argent. Il n’existe aucune raison apparente qui justifierait de distinguer l’espèce de l’arrêt Banque d’Amérique pour ce qui est de l’approche adoptée par la Cour suprême à l’égard du rajustement du montant de la perte, au motif qu’il s’agit, dans le cas présent, d’un recours fondé sur l’equity. De fait, les arguments avancés au soutien d’une application des intérêts composés dans le cadre de l’indemnisation en equity ont même encore davantage de solidité en l’espèce que dans une affaire contractuelle. L’equity permet la restitution, laquelle sert l’objectif de dissuasion.

[114]  Une question demeure, cependant : quel taux d’intérêt y a-t-il lieu d’appliquer? En l’espèce, la revendicatrice s’est vue privée de sommes payables aux termes du Traité no 6 et dont le montant s’élève à 4 250 $. L’indemnité en equity comprend les intérêts composés afin de tenir compte de la valeur temporelle de l’argent.

[115]  Mais quel est le taux à appliquer aux intérêts courus?

B.  L’intérêt sur les fonds détenus dans les comptes de la bande

[116]  Les rapports respectifs des experts indiquent ce que le capital aurait rapporté s’il avait été placé à un taux d’intérêt basé sur le taux des obligations jusqu’à la date de chacun des rapports. Pour ses calculs, l’expert de la revendicatrice a utilisé les taux d’intérêt offerts par les comptes en fiducie tenus pour les Premières Nations par le Ministère des Affaires indiennes, composés annuellement (pour un montant arrondi à 4,5 millions de dollars). Ces taux correspondent généralement aux taux obligataires. Quant aux experts de l’intimée, ils ont recouru à une moyenne annuelle fondée sur les taux obligataires historiques, pour en arriver à un montant légèrement supérieur à 4,4 millions de dollars.

[117]  Il convient, en l’espèce, d’examiner la question de savoir s’il existait, en 1885 et par la suite, une solution de rechange au versement d’annuités aux membres qui aurait pu bénéficier à ceux-ci collectivement et être utilisée de sorte que le capital procure un rendement à taux fixe. Pour peu qu’on les considère comme analogues à un bien détenu par la Couronne au profit de la revendicatrice, les sommes correspondantes rapporteraient des intérêts composés aux taux offerts pour les FFB, jusqu’à ce qu’elles soient recouvrées sous forme de dommages-intérêts calculés à la date du procès. Il s’agit là d’une valeur de référence appropriée, puisqu’elle s’inspire directement d’une pratique réelle de la Couronne en ce qui a trait aux fonds détenus par elle au profit des « Premières Nations » (anciennement appelées « bandes » au sens de la Loi sur les Indiens).

[118]  Les fonds détenus pour les Premières Nations par le Ministère des Affaires indiennes portent intérêt à un taux établi chaque année par le Canada et fondé sur le taux des obligations. À supposer qu’il soit détenu dans le compte de la bande, le montant annuel en capital et intérêts accumulés jusqu’en 1885 aurait continué d’augmenter en fonction des taux d’intérêt fixes appliqués tous les ans par la Couronne aux fonds des bandes, et composés annuellement.

[119]  En laissant de côté la question de savoir s’il pourrait être tenu compte des investissements dans des actions, l’utilisation du taux des FFB comme valeur de référence pour l’intérêt à accorder en equity permettrait de rendre compte d’une utilisation réaliste des annuités retenues.

[120]  J’accepte la preuve présentée par Schellenberg, selon laquelle le montant des intérêts s’élèverait à 4 500 000 $. J’estime que cette somme peut être utilisée aux fins de l’évaluation de l’indemnité en equity à accorder dans les circonstances de l’espèce. Cela revient, dans les faits, à appliquer de l’intérêt composé au taux obligataire au montant de la perte des annuités subie par la revendicatrice, qui totalise 4 250 $.

C.  Position de la revendication : octroi d’un montant de 22,5 millions de dollars

[121]  À titre de mesure dissuasive, la revendicatrice propose d’appliquer un multiplicateur de cinq au montant de 4,5 millions de dollars obtenu grâce à l’utilisation du taux offert pour les FFB.

[122]  Le Tribunal n’est pas habilité à « accorder » des dommages-intérêts exemplaires ou punitifs :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[…]

 d) ne peut accorder :

(i) de dommages-intérêts exemplaires ou punitifs,

(ii) d’indemnité pour un dommage autre que pécuniaire, notamment un dommage sur le plan culturel ou spirituel; […] [LTRP]

[123]  La dissuasion est une considération à prendre en compte dans l’évaluation de l’indemnité en equity. À la différence des dommages-intérêts exemplaires ou punitifs en common law, elle ne prend pas la forme d’une indemnité octroyée à titre distinct. L’objectif de dissuasion relève des « principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires » (LTRP, à l’alinéa 20(1)c)).

[124]  Le multiplicateur de cinq que la revendicatrice propose d’appliquer au montant de base de 4,5 millions de dollars donnerait lieu à un montant d’indemnité de quelque 18 millions de dollars plus élevé. Il s’agirait là d’« accorder » une indemnité à seule fin de punir. Or une telle décision irait à l’encontre de l’alinéa 20(1)d) de la LTRP.

D.  Investissement et utilisation la plus avantageuse possible

[125]  La revendicatrice invoque l’arrêt Guerin pour faire valoir le principe général selon lequel le montant de l’indemnité doit être évalué en fonction de l’utilisation la plus avantageuse possible des fonds, avec le plein bénéfice de la rétrospective. Ce qui signifie, selon la revendicatrice, que l’on peut établir le rendement des annuités non versées au moyen d’une comparaison avec le rendement moyen obtenu, jusqu’en 2016, par un investisseur doté d’un capital semblable.

[126]  Comme je l’ai souligné précédemment, la valeur temporelle de l’argent s’établit grâce à l’application de l’intérêt composé. Cependant, la revendicatrice cherche à obtenir davantage qu’un simple ajustement de sa perte financière en fonction de la valeur temporelle. S’appuyant sur l’arrêt Semiahmoo, la revendicatrice soutient que, puisque l’equity présuppose qu’elle aurait utilisé les fonds de la manière la plus avantageuse possible au cours de la période où ils ont été irrégulièrement détenus par la Couronne, l’évaluation de l’indemnité peut se faire en tenant compte de ce qui aurait pu se produire si pareille somme avait été investie dans des actions au cours de la période visée par la rétention indue des annuités.

[127]  L’idée qui ressort implicitement de la position de la revendicatrice est que l’equity permet de tenir compte de toutes les utilisations qui auraient pu être faites entre 1885 et 1888 et jusqu’à la date du procès des fonds détenus irrégulièrement par la Couronne.

E.  L’utilisation la plus avantageuse possible et l’investissement dans des actions

[128]  Dans les arrêts Guerin et Semiahmoo, les appelants avaient perdu l’usage d’un bien, à savoir des terres. Dans l’affaire Guerin, il n’était pas possible de recouvrer les terres concernées. Étant donné que la restitution en nature n’était pas une mesure de réparation envisageable, une indemnité pécuniaire avait été accordée en lieu et place d’une restitution des terres.

[129]  Dans Guerin, l’application du principe de l’« utilisation la plus avantageuse possible » tenait compte du fait que l’utilisation optimale des terres avait évolué après la cession, et que la valeur marchande de celles-ci avait augmenté en conséquence. Ces évolutions n’étaient pas prévisibles au moment où la cession a eu lieu; toutefois, l’évaluation d’une indemnité fondée sur l’equity ne se limite pas strictement à ce qui est prévisible. Il en va de même pour le point de vue rétrospectif, que la Cour a utilisé dans son évaluation afin de permettre à la bande demanderesse de bénéficier des changements dans la valeur des terres.

[130]  En l’espèce, le « bien » perdu consiste en de l’argent. Dans Guerin, la juge Wilson a souligné que les fluctuations dans la valeur de la monnaie devaient jouer en faveur du bénéficiaire lésé, afin de compenser les changements dans la valeur d’une monnaie donnée par rapport à la valeur d’autres monnaies. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, cet argument ne constitue pas le fondement de la position de la revendicatrice quant au fait que les possibilités d’investissement perdues doivent être prises en compte. La revendicatrice ne cherche pas à profiter des avantages découlant d’une fluctuation de la valeur d’une monnaie en particulier, mais plutôt à bénéficier des avantages susceptibles d’être tirés d’investissements financiers.

[131]  Selon ce que j’en comprends, l’application des principes ou des facteurs de l’« utilisation la plus avantageuse possible » et de l’évaluation « en bénéficiant pleinement de la rétrospective » ne se traduit pas par un abandon complet des considérations liées à l’éloignement et au lien de causalité. Je renvoie encore une fois à l’observation formulée à ce sujet par le juge Cromwell, souscrivant aux remarques du juge Huband :

[…] Dans [Canson], notre Cour a statué qu'il est loisible à un tribunal qui exerce sa compétence d'equity d'examiner les principes de l'éloignement du dommage, de la causalité et de l'acte intermédiaire lorsque cela est nécessaire pour arriver à un résultat juste et équitable.  Cet arrêt ne constitue pas cependant une indication de l'abandon du principe de la restitution intégrale; […] [Souligné dans l’original; Money Remedies, aux parties I-12–I-13]

[132]  La nature de l’obligation qui existe en l’espèce n’a rien de commun avec celle qui pourrait exister entre un courtier en placements et un client. Dans ce dernier cas, une reddition de comptes fondée sur la valeur de placement des fonds confiés à un courtier conviendrait, car c’est précisément à des fins d’investissement que l’argent aura été placé entre les mains du courtier. Mais, dans le cas qui nous occupe, les sommes d’argent devaient être versées conformément au traité. Il n’incombait pas à la Couronne d’investir les fonds qu’elle détenait.

[133]  En l’espèce, même si, vu le comportement de la Couronne, il pourrait être justifié d’accorder un montant très élevé en dommages intérêts punitifs à titre dissuasif, la LTRP interdit tout octroi d’une indemnité distincte fondée sur ce moyen. En equity, l’objectif inhérent à l’indemnisation qu’est la dissuasion se trouve atteint au moyen d’une mesure de réparation qui laisse le demandeur indemne, et la Couronne pleinement responsable des conséquences du manquement. Il serait irréaliste de se fonder sur des usages théoriquement possibles, mais très improbables, des fonds sacrifiés pour déterminer le montant à accorder.

[134]  Je ne rejette pas en bloc l’idée voulant que la notion d’utilisation la plus avantageuse possible puisse englober d’éventuels revenus générés par des investissements dans des actions, mais, à la lumière de la preuve produite en l’espèce, je m’abstiendrai d’en tenir compte dans mon évaluation.

[135]  Dans la présente revendication, la restitution sera atteinte au moyen d’un montant d’indemnité qui non seulement tient compte de la valeur temporelle de l’argent, mais qui comporte aussi un ajustement en fonction de l’inflation et un montant correspondant à toute la période visée par la perte d’utilisation des annuités retenues. Ce mode d’indemnisation est conforme au régime général de la LTRP qui, quoique dans le contexte de la prise historique de terres, prévoit l’ « ajustement » de la valeur de la perte au moment où elle a été subie en fonction de la valeur au moment du procès :

h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires ; […] [Alinéa 20(1)h).]

[136]  L’indemnisation et la dissuasion sont les deux objectifs de l’indemnisation en equity, objectifs auxquels on peut parvenir au moyen de l’application d’intérêts composés à un taux réaliste, c’est-à-dire à un taux conforme à celui pratiqué par la Couronne dans la gestion des fonds détenus au profit des Premières Nations. Ainsi que les Prs Booth et Kirzner l’ont fait observer :

[TRADUCTION]

Nous savons que Loi sur les Indiens assurait un contrôle des dépenses des bandes, de telle manière qu’il aurait été impossible, pour la bande, de mettre de l’argent de côté ailleurs que dans ses comptes en capital et de revenu. [Renvoi omis.] Nous savons également que le taux offert sur les fonds des Indiens, qui s’appliquait aux comptes en capital et de revenu de la bande, était généreux, en ce sens qu’il permettait aux bandes d’obtenir un taux de rendement comparable à celui des obligations à long terme du Canada, sans l’incertitude liée aux fluctuations de leur valeur sur le marché. [Renvoi omis.] Le taux appliqué aux fonds des Indiens présente l’avantage de remonter jusqu’en 1885, en plus de constituer un taux de rendement objectif. [Rapport de Booth Kirzner, aux pp 8 9]

[137]  Schellenberg relève qu’en appliquant le taux des FFB au capital, on obtient un montant largement supérieur à celui résultant du taux d’inflation.

X.  les éventualités réalistes

A.  Whitefish : dépenses de consommation et éventualités réalistes

[138]  Compte tenu des positions divergentes des parties quant aux dépenses de consommation considérées comme des éventualités réalistes, j’examinerai d’entrée de jeu cette question.

[139]  Dans l’arrêt Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario était saisie en appel de la décision rendue en première instance quant à l’indemnité à verser à la bande de Whitefish pour l’omission, par la Couronne, d’obtenir le prix du marché pour le bois prélevé de la réserve de la bande par un détenteur de permis.

[140]  Voici les erreurs commises lors du procès, telles que précisées par le juge Laskin dans Whitefish :

[traduction]

L’indemnité accordée par le juge de première instance n’indemnise pas Whitefish de façon équitable pour l’argent que la Couronne a omis d’obtenir, d’investir et de détenir pour Whitefish et ses membres. Il en est ainsi parce que sa décision est entachée des trois erreurs que Whitefish lui reproche. D’abord, le fait que son manquement n’ait pas profité à la Couronne ne constitue pas un obstacle à la prise en compte de l’intérêt composé comme élément de l’indemnité. De la même façon, le fait que la Couronne n’était pas tenue de payer des intérêts avant jugement n’empêche pas l’attribution d’intérêts composés à titre de composante de l’indemnité en equity. Et, en plus de ne pas être étayée par le dossier soumis au juge de première instance, la conclusion selon laquelle les fonds investis auraient rapidement été « dilapidés » est contraire aux principes régissant l’indemnisation en equity. Étant donné que la décision du juge de première instance est entachée par ces trois erreurs de principe, elle ne peut être maintenue. [Au para 41.]

[141]  Le juge de première instance a statué que le montant de la perte en capital devait être ajusté de manière à tenir compte des dépenses de consommation, ce qui réduisait d’autant le montant auquel l’intérêt simple pouvait s’appliquer. Cependant, aucun des éléments de preuve produits lors du procès n’indiquait quels pourcentages des fonds disponibles de la Première Nation étaient attribuables à la consommation et à l’épargne historiques. La tenue d'une nouvelle audience a donc été ordonnée.

[142]  Le juge Laskin a parlé en ces termes de l’application de l’intérêt composé :

[traduction]

L’indemnité en equity se distingue des intérêts avant jugement. En equity, l’indemnité est évaluée, et non calculée, et ce, à la date du procès, et non à la date du préjudice ou du manquement. Dans certains cas, l’intérêt composé peut faire partie de cette évaluation, laquelle ne s’appuie pas nécessairement sur un calcul mathématique. Cela dit, pour parvenir à réaliser l’objectif de placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été le manquement du fiduciaire à son obligation, l’évaluation fondée sur l’equity peut tenir compte de l’intérêt composé. En l’espèce, par exemple, il est possible qu’une indemnité tenant compte de l’intérêt composé soit nécessaire afin d’indemniser équitablement Whitefish pour la perte d’occasion qu’elle a subie en raison de la vente déraisonnable des droits de coupe de la bande par la Couronne. [Whitefish, au para 90.]

[143]  Par ailleurs, le juge de première instance a conclu que, si la bande avait pu en disposer, les revenus tirés de la vente du bois auraient été dilapidés au fil des ans, ce qui a eu comme conséquence de réduire le montant de base à partir duquel l’intérêt simple pouvait être calculé. À ce sujet, le juge Laskin a fait la déclaration suivante :

[traduction]

Je ne suis pas du même avis. La conclusion du juge de première instance, que la Couronne a reprise, n’est pas justifiée, car en plus d’aller à l’encontre de l’une des présomptions reconnues en equity, elle avait un caractère entièrement spéculatif et ne concordait pas avec les conditions de la cession. En l’absence d’éléments de preuve indiquant le contraire — et, en l’espèce, il n’y en a pratiquement aucun —, l’equity présume que le fiduciaire en faute est tenu à la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire. Or, la conclusion du juge de première instance présuppose exactement le contraire, c’est-à-dire que la Couronne doit restituer. Whitefish de la manière la plus favorable possible pour la Couronne. Voir Oosterhoff, précité, à la p 1047. [Whitefish, au para 102.]

[144]  Le juge Laskin a ensuite mentionné [traduction] « un certain nombre de questions sur lesquelles les parties pourraient vouloir se pencher lors de la nouvelle audience » (Whitefish, au para 46). C’est dans ce contexte qu’il a affirmé que les dépenses de la bande pourraient vraisemblablement constituer des [traduction] « éventualités réalistes » susceptibles d’être prises en compte :

[traduction]

Deuxièmement, pour la détermination du montant de l’indemnité en equity auquel a droit Whitefish, j’estime qu’il est tout à fait approprié de tenir compte du fait qu’au fil des ans, la bande aurait probablement dépensé au moins une partie des intérêts gagnés sur son investissement en capital d’un montant de 28 440 $ [renvoi omis], et peut-être même une partie du capital lui-même. Il s’agit là d’une des éventualités réalistes devant être prises en compte si l’indemnité accordée doit effectivement être « juste et proportionnée », ainsi que Whitefish a admis qu’elle devait l’être. Le montant — d’environ 23 millions de dollars — que Whitefish demande à la Cour de lui accorder devra inévitablement être réduit de manière à tenir compte des éventualités réalistes. [Whitefish, au para 110.]

[145]  En résumé, l’arrêt Whitefish a établi, d’une part, qu’il y a lieu de verser des intérêts composés lorsque, n’eût été le manquement, les sommes correspondant à la valeur marchande d’un bien visé auraient été versées dans le compte de la bande, où elles auraient accumulé des intérêts composés au taux des FFB, et, d’autre part, qu’étant donné l’absence d’éléments de preuve indiquant comment la bande, historiquement, a dépensé les fonds dont elle disposait, le tribunal de première instance a commis une erreur en appliquant une réduction au montant du capital, au motif que l’argent aurait été [traduction] « dilapidé » en raison des dépenses de consommation.

[146]  Cette décision n’a pas pour effet d’établir une règle générale selon laquelle une perte financière subie par le bénéficiaire doit systématiquement être ajustée à la baisse en tenant pour acquis que, s’il avait été versé, l’argent aurait été utilisé pour consommer, et n’aurait donc pas pu être placé dans un fonds générant des revenus.

[147]  Dans Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario n’a pas ordonné le versement d’une indemnité. Il demeurait loisible aux parties de présenter de nouveaux arguments pertinents à l’évaluation de l’indemnité. La remarque incidente formulée par le juge Laskin dans ses motifs ne faisait aucunement obstacle à un réexamen complet des questions soumises au tribunal de première instance.

[148]  Même à supposer que je me trompe dans mon appréciation de l’effet que l’arrêt Whitefish peut avoir à titre de précédent, j’estime que les remarques qui y sont formulées quant à un examen des habitudes de dépense ne trouvent pas application en l’espèce. Car dans le cas qui nous occupe, la Couronne a retenu des fonds qu’elle était tenue de verser à la revendicatrice, et les a utilisés afin d’acquérir pour celle-ci des biens qu’elle avait pourtant, aux termes du Traité no 6, l’obligation de lui fournir à ses frais (cette question sera traitée plus loin, sous la rubrique intitulée « La question de la déduction »). À la différence de l’affaire Whitefish, la Couronne, en l’espèce, a tiré avantage de la privation de fonds infligée à la revendicatrice.

[149]  Qui plus est, d’après les faits propres à l’affaire Whitefish, la bande demanderesse aurait été assujettie à des restrictions prescrites par la Loi sur les Indiens et ses règlements d’application relativement à l’utilisation des fonds, en supposant que ceux-ci aient été reçus. Les règles appliquées par le ministère (des Affaires indiennes) auraient fait en sorte que les fonds soient octroyés uniquement à des fins approuvées par les représentants du gouvernement. Or, aucune restriction de ce genre ne s’appliquait aux annuités, dont les bénéficiaires étaient libres de disposer à leur guise.

B.  Les dépenses de consommation en tant qu’éventualités réalistes et l’évaluation de l’indemnité

[150]  Les facteurs précédemment énoncés s’appliquent seulement à l’évaluation de l’indemnité en equity. Ils fournissent des bases pour l’évaluation de l’indemnité à la date du procès, et, à ce titre, ils servent l’objectif de dissuasion poursuivi par l’equity.

[151]  Le facteur de l’utilisation la plus avantageuse possible joue, depuis le moment de la perte jusqu’au moment du recouvrement de celle-ci. Il sert de guide pour l’évaluation de l’indemnité à accorder pour la perte, et n’a rien à voir avec ce que le bénéficiaire aurait été susceptible de faire d’un actif, en l’occurrence de l’argent, s’il avait été disponible. La question de savoir si le bénéficiaire aurait dépensé cet argent, ou aurait pu le dépenser, n’a aucune pertinence pour la quantification de la perte initiale.

[152]  En l’espèce, les effets d’une déduction au titre des dépenses de consommation sont démontrables. Le bon sens veut que, eussent-elles été versées, les annuités retenues auraient été dépensées sur-le-champ. La revendicatrice en convient, et à juste titre. Cela aurait été une question de survie, puisqu’il n’y avait plus de bisons, que l’agriculture n’avait pas encore donné lieu aux richesses promises par la politique gouvernementale, et que le gouvernement avait renié sa promesse d’offrir une aide dans des périodes difficiles.

[153]  Le fait de traiter les dépenses de consommation en tant qu’« éventualités réalistes » dès le début de l’évaluation de l’indemnité en equity équivaudrait à considérer une partie de la perte comme étant dénuée de toute valeur susceptible d’indemnisation. Vu la situation dans laquelle se trouvait la revendicatrice en 1885, cela reviendrait à lui refuser totalement le bénéfice d’un redressement en equity. Or, si l’argument avancé par l’intimée devait être retenu, telle en serait la conséquence logique.

C.  Les dépenses de consommation en tant qu’éventualités réalistes et la dissuasion

[154]  La valeur d’un bien au moment de la restitution doit être déterminée en prenant en considération l’utilisation la plus avantageuse possible de ce bien, en bénéficiant de la rétrospective et en tempérant l’application des considérations liées au lien de causalité, à la prévisibilité et à l’éloignement qui existent en common law. Il s’agit là des moyens de parvenir à l’objectif de la dissuasion.

[155]  La revendicatrice n’a pas perçu les annuités; les fonds correspondants ont été retenus par les représentants du gouvernement. L’intimée cherche à décomposer la perte en différentes composantes formées de dépenses de consommation et d’investissements aux fins du calcul du montant de la perte. Une telle méthode aurait comme résultat d’éliminer le pouvoir dissuasif de l’indemnité en equity, si l’on part du principe que la perte ne saurait être ajustée en fonction de la valeur actuelle, étant donné que le risque couru par un fiduciaire tenté de commettre un manquement serait atténué, dans la mesure où il pourrait prouver que le bénéficiaire aurait épuisé les fonds s’il n’en avait pas été dépossédé.

D.  L’arrêt Guerin et les éventualités réalistes

[156]  Dans l’arrêt Guerin, le bien en question était le droit sur des terres détenu par la bande Musqueam, droit qu’elle était disposée à céder à des fins de location, laquelle a eu lieu selon des conditions différentes de celles promises. Dans cette affaire, le bien était grevé d’un bail signé à des conditions inférieures à celles prévues, conditions qui étaient telles que la bande, si elle en avait été informée, n’aurait pas consenti à céder ses terres. Étant donné que la valeur marchande du bien avait augmenté avant la date du procès, l’indemnité en equity accordée en lieu et place d’une restitution en nature tenait compte de cette évolution de la valeur marchande du bien.

[157]  Dans Guerin, la prise en compte des « éventualités réalistes » reposait sur les faits. Les éléments de preuve justifiaient leur application dans le cadre de l’évaluation de l’indemnité, laquelle se fondait sur la meilleure utilisation possible du bien dont la bande avait été privée en raison du manquement de la Couronne à son obligation de fiduciaire. La bande avait en effet perdu la possibilité de consacrer ses terres à un usage plus rentable qu’un aménagement en club de golf. Étant donné que de nombreuses variables étaient susceptibles d’influer sur le rendement des terres, par exemple les dépassements de coûts, la période d’écoulement sur le marché et les frais de financement, l’évaluation les prenait en considération à titre d’éventualités réalistes.

[158]  À mon avis, c’est à la fin de l’analyse, et non au début de celle-ci, qu’il convient de se pencher sur les éventualités réalistes. En effet, les considérations et les éventualités justes, appropriées et réalistes qui entrent en ligne de compte ne sauraient être relevées dans l’abstrait. Il faut commencer par évaluer la perte d’occasion visée au moyen d’une analyse reposant sur des principes et portant sur l’application à faire de la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse possible dans les circonstances particulières de la revendication. Ce n’est qu’après cette étape que les considérations et les éventualités à prendre en compte ressortiront clairement. Autrement, on se retrouverait à libérer indûment l’intimée du fardeau qui lui incombe, et à dénier à la revendicatrice le droit de bénéficier des présomptions reconnues en equity. Par contraste, si, en l’espèce, on devait appliquer l’approche de l’intimée — y compris l’hypothèse voulant que les occasions manquées d’utiliser les annuités découlant d’un traité pour acheter des produits de consommation doivent être assimilées à de la dilapidation, et considérées comme non indemnisables —, la revendicatrice se verrait privée de tout recours relativement à la totalité ou une partie de la perte initiale.

[159]  Dans l’arrêt Guerin, la prise en compte des fluctuations dans la valeur des terres s’imposait. L’utilisation optimale de celles-ci avait changé. Les éventualités en jeu étaient celles inhérentes à tout aménagement des terres selon leur utilisation optimale. Il n’est donc pas possible d’établir un parallèle entre cette affaire et l’espèce. La tâche que le Tribunal doit réaliser, ici, consiste à ajuster le montant de la perte financière, après application des facteurs à prendre en considération dans l’évaluation de l’indemnité en equity. L’intimée n’a pas établi l’existence probable d’éventualités réalistes susceptibles d’influer sur l’ajustement de la valeur de la perte.

E.  Conclusion

[160]  L’indemnité en equity, sous réserve d’un examen de la déduction réclamée par l’intimée pour le coût des biens remplacés, est évaluée à une somme de 4 500 000 $.

F.  La question de la déduction

[161]  J’en viens maintenant à l’argument avancé par l’intimée quant à une éventuelle déduction des coûts de remplacement des animaux d’élevage du montant de l’indemnité à accorder pour les annuités non versées.

[162]  L’intimée invoque à cet effet le paragraphe 20(3) de la LTRP :

(3) Le Tribunal déduit de l’indemnité calculée au titre du paragraphe (1) la valeur de tout avantage — ajustée à sa valeur actuelle conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires — reçu par le revendicateur à l’égard de l’objet de la revendication particulière.

[163]  À l’époque, les rebelles s’étaient emparés de bovins et d’autres vivres mis à la disposition de la Première Nation à la discrétion de l’agent des Indiens, qui les a remplacés en utilisant pour ce faire l’argent des annuités retenues.

[164]  Les éléments de preuve ne permettent pas de déterminer clairement qui, de la revendicatrice ou du Canada, était propriétaire des animaux et du matériel pris par les rebelles. Quoi qu’il en soit, la protection des biens appartenant aux colons offerte par Sa Majesté ne s’étendait pas aux Indiens. Rien ne permet de croire que la police ou les forces dirigées par le surintendant Crozier ont fait quoi que ce soit pour les défendre, eux et les biens qu’ils possédaient ou utilisaient, contre les rebelles.

[165]  Les chefs cris avaient négocié l’inclusion, dans le Traité no 6, d’une disposition prévoyant la prestation d’une aide en période de détresse.

[166]  La question des piètres conditions économiques dans lesquelles vivaient les Indiens a été soulevée devant la Chambre des communes en mai 1883. Macdonald, le premier ministre de l’époque, a défendu la politique gouvernementale sur les Indiens : les Indiens, a-t-il dit, [traduction] « [...] se plaindront toujours » et « ne prétendront jamais être satisfaits ». Puis, il a ajouté : [traduction] « Nous avons eu foi en eux et ils ont reçu un approvisionnement important […] s’il y a eu erreur, c’est celle d’avoir donné trop de provisions aux Indiens ». Toutefois, ces propos allaient à l’encontre des observations faites par les représentants sur place (décision concernant la validité, au para 112).

[167]  En 1884, les chefs ont adressé au gouvernement une requête où ils enjoignaient à celui-ci de respecter les « promesses faites dans le traité », et où l’on pouvait notamment lire ce qui suit :

[traduction]

6.  Aide fournie en cas d’urgence [?] – Suivant la promesse qui leur a été faite dans le traité, ils devaient recevoir de l’aide s’ils se retrouvaient dans la misère. Les récoltes sont maintenant mauvaises, les rats sont rares et les autres gibiers se feront probablement tout aussi rares. Ils craignent l’hiver qui approche. Vu la promesse mentionnée ci-dessus, ils soutiennent que le gouvernement devrait être plus généreux envers eux pendant l’hiver puisqu’ils ont disposé de tous les biens qui leur appartenaient avant la conclusion du traité. Cela leur permettrait de tenir le coup en période de détresse puisqu’ils dépendent maintenant complètement de l’aide qui leur est offerte. Vu le […] aide qui leur est accordé, ils ne peuvent pas travailler efficacement dans leurs réserves. Il faudrait leur offrir plus d’aide. [Soulignement ajouté dans la décision concernant la validité, au para 125.]

[168]  Il est manifeste qu’au lendemain de la Rébellion, la revendicatrice s’est retrouvée sans animaux d’élevage ni provisions.

[169]  George Ham, un journaliste de Winnipeg, a assisté à l’entretien lors duquel le major général Middleton a tancé vertement les chefs Beardy et Okemasis. D’après lui, Middleton a alors refusé toute aide à la revendicatrice :

[traduction]

Beardy a commencé en disant qu’il avait l’intention de dire la vérité et en affirmant qu’il « était désolé de ce qui s’était passé après qu’il se soit joint aux rebelles […] Beardy a indiqué qu’il avait résisté pendant un certain temps, mais que son peuple l’avait forcé à prendre part à la Rébellion ». Beardy a poursuivi sur cette lancée jusqu’à ce que Middleton lui dise qu’il ne « méritait pas d’être chef ». Le général a alors demandé à Okemasis s’il avait quelque chose à ajouter et, après avoir écouté Okemasis décrire ce qu’il avait fait et expliquer son comportement, le général a conclu l’entretien en disant ceci : « C’est assez. Il est clair que vous n’êtes pas non plus apte à être chef, équipé comme vous êtes. Vous pouvez tous partir, mais vous devez remettre vos médailles. Ces médailles sont offertes seulement aux hommes d’honneur. Vous ne méritez aucun cadeau, pas de tabac, pas de thé ni de viande, pas de farine pour ceux qui se battent contre nous. » [Renvoi omis.] [Décision concernant la validité, au para 207.]

[170]  Rappelons que, selon ce que Ham a rapporté, le chef Beardy était préoccupé par le fait qu’il n’allait pas « recevoir de nourriture » et qu’un certain nombre des membres du clergé [traduction] « ont dit au général que les membres de la bande étaient affamés, mais le général s’est entêté […] ». (Décision concernant la validité, au para 208).

[171]  Dans le rapport annuel qu’il a établi par la suite, le commissaire aux Indiens Dewdney a reconnu que les Cris, qui avaient refusé de s’allier avec Riel, étaient vulnérables à la coercition des rebelles et de certains membres de leurs propres bandes. Lorsqu’il écrit que les Cris voulaient [traduction] « […] combler leurs besoins élémentaires », il exprime la réalité sous-jacente à l’implication de ces derniers. Ils ont pris des biens dans les magasins saisis par les Métis parce que les rebelles s’étaient emparés de leurs bêtes et de leurs réserves de nourriture (Décision concernant la validité, au para 219).

[172]  Étant donné que les Indiens, y compris la revendicatrice, vivaient une période de détresse après la Rébellion, la Couronne était tenue, de par le traité, de leur venir en aide. L’intimée ne saurait, aujourd’hui, déduire les coûts liés au réapprovisionnement de la revendicatrice de l’indemnité due à celle-ci pour la retenue des annuités.

[173]  Je conclus que le paragraphe 20(3) de la LTRP ne s’applique pas en l’espèce.

XI.  disposif

[174]  Le Tribunal ordonne à l’intimée de verser à la revendicatrice une indemnité d’un montant de 4 500 000 $.

[175]  Schellenberg s’est servi du taux des FFB pour calculer le montant de l’indemnité, lequel s’élève à 4,5 millions de dollars en date du 1er avril 2016.Un montant supplémentaire correspondant aux intérêts, calculés au taux des FFB, du 1er avril 2016 jusqu’à la date des présents motifs, sera accordé. À défaut d’une entente entre les parties au sujet du montant obtenu, la question pourra être débattue.

[176]  Les parties peuvent déposer des observations écrites au sujet des dépens.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade, président

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, trad.a.


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20161223

Dossier : SCT-5001-11

OTTAWA ONTARIO, le 23 décembre 2016

En présence de l’honorable Harry Slade, président

ENTRE :

BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Représentée par Me Ron S. Maurice et Me Steven W. Carey

Maurice Law Barristers & Solicitors

 

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me David J. Smith et Me Lauri M. Miller

Ministère de la Justice

 

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