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DOSSIER: SCT-7005-11

RÉFÉRENCE: 2016 TRPC 12

DATE: 20160722

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DE POPKUM

Revendicatrice

 

Me Allan Donovan, Me John Burns et Me Amy Jo Scherman pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Rosemarie Schipizky et Me Aneil Singh, pour l’intimée

 

 

DEMANDE INSTRUITE À L’AIDE D’OBSERVATIONS ÉCRITES

MOTIFS SUR LE RÉEXAMEN

L’honorable Harry Slade, président

 


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Première Nation de Popkum c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 6; Première Nation de Popkum c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2016 TRPC 5; Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511; Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, 117 DLR (4th) 161; Canson Enterprises Ltd. c Boughton & Co., [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Premières nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada,, 2014 TRPC 7; Bande indienne de Semiahmoo c Canada (C.A.) (1997), [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CAF); Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, 154 DLR (4th) 193; Lac Minerals Ltd. c International Corona Resources Ltd., [1989] 2 RCS 574, 61 DLR (4th) 14.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, préambule et art 14 et 20.

Loi sur les Indiens, SRC 1952, c 149, art 17, modifiée par SC 1956, c 40, art 7; art 717, 35 et 38.

Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, art 12.

Sommaire :

Droit autochtone – Interprétation législative – Revendications particulières – Loi sur le Tribunal des revendications particulières – Manquement aux obligations de fiduciaire – Principes d’indemnisation – Principes d’indemnisation en equity – Restitution

La présente revendication particulière découle de la réattribution, en 1959, par un décret de la ministre responsable des Affaires indiennes (la « ministre »), des terres de la réserve de Seabird Island appartenant à plusieurs bandes, dont la Première Nation de Popkum (« Popkum »), à la bande de Seabird Island (« bande de SI »), ainsi que de la distribution, par la ministre, de la part des fonds en fiducie correspondant à l’intérêt de Popkum dans la réserve de SI – c’est-à-dire un septième – à des non-bénéficiaires.

La présente revendication a été scindée en deux étapes, soit, d’abord, celle portant sur la validité, et ensuite, celle concernant l’indemnisation, le cas échéant. En ce qui a trait à la validité de la revendication, le Tribunal a tranché que, lorsqu’elle avait exercé le pouvoir que lui conférait l’article 17 de la Loi sur les Indiens, SRC 1952, c 149, art 17, modifiée par SC 1956, c 40, art 7 [Loi sur les Indiens de 1956], la ministre avait omis de se conformer à ses obligations à titre de fiduciaire.

En prévision de l’audience relative à l’indemnisation, les parties ont déposé une demande conjointe visant la détermination préalable, par le Tribunal, des dispositions d’indemnisation du paragraphe 20(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP] applicables en l’espèce.

Le 12 avril 2016, le Tribunal a rendu, au sujet de cette demande, une décision dans laquelle il déclarait que l’alinéa 20(1)c) de la LTRP était la disposition applicable qui servirait à calculer l’indemnité. L’intimée a demandé un réexamen de la décision du 12 avril 2016 au motif que celle-ci comprenait une analyse des effets de l’alinéa 20(1)f) de la LTRP, sur lequel elle ne s’était pas appuyée, et que c’était plutôt l’alinéa 20(1)e) qu’elle avait invoqué. Sur consentement des parties, un réexamen de la demande a été ordonné.

Dans le présent réexamen, le Tribunal est saisi des questions suivantes :

  1. Les terres de réserve d’une bande réattribuées à une autre bande en vertu du para 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956 ont-elles été « prises » au sens des alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP?

  2. Les principes d’indemnisation en equity s’appliquent-ils à l’évaluation de l’indemnité prévue par la LTRP?

L’absence de pouvoir d’origine législative n’a pas été plaidée à l’étape de la validité. Souscrire à la thèse voulant que la réattribution ouvre droit à une indemnisation au titre des alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP, au motif que la loi n’autorisait pas la ministre à réattribuer les terres de la réserve de SI à la bande de SI, serait préjudiciable et inéquitable pour l’intimée à ce stade-ci de l’instance.

Qui plus est, les termes employés dans la décision concernant la validité (Première Nation de Popkum c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 6) sont convaincants. La revendication a été jugée valide pour cause de manquement à l’obligation de fiduciaire, et non en raison d’une absence de pouvoir conféré par la loi.

L’intimée affirme que le paragraphe 20(1) de la LTRP constitue une codification des principes d’indemnisation que le Tribunal peut appliquer, et qui, sauf lorsqu’il évalue l’indemnité à accorder au titre de l’alinéa 20(1)c), lui interdisent de recourir aux principes de l’indemnisation en equity.

La LTRP établit une autre option que le recours aux tribunaux judiciaires. Cependant, comme il a été établi dans l’arrêt Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6 [Kitselas], il doit y avoir une uniformité dans les décisions du Tribunal des revendications particulières et des tribunaux sur les questions relatives à la relation fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones. Par ailleurs, dans l’arrêt Kitselas, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument voulant que la LTRP instaure un régime de responsabilité. La Cour fédérale a confirmé que les revendications soumises au Tribunal devaient être tranchées conformément aux principes juridiques généraux appliqués par les tribunaux judiciaires.

En ce qui a trait aux actes de la Couronne touchant des intérêts autochtones à l’égard de terres, qu’il s’agisse de réserves ou de titres ancestraux, la jurisprudence est bien établie. Dans des circonstances où la Couronne exerce des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’un droit indien identifiable, des obligations de fiduciaire prennent naissance. Ces obligations ont pour fondement le principe de l’honneur de la Couronne, et tout manquement à celles-ci ouvre droit à des réparations en equity, dont l’application sera déterminée en fonction du contexte factuel. Dans des affaires ayant trait à l’administration, par la Couronne, d’intérêts autochtones dans des terres, les tribunaux ont systématiquement appliqué le principe de la restitution, particulièrement dans les cas où un intérêt perdu (p. ex. des terres ou une perte de possibilités en ce qui les concerne) ne peut être restitué en nature. L’objectif est de placer le bénéficiaire dans « une position aussi bonne que celle dans laquelle il se serait trouvé en l’absence du manquement ». À cette fin, les tribunaux ont recours à la présomption de l’utilisation la plus avantageuse possible.

Selon les arguments de l’intimée, les réparations en equity — ces mêmes réparations qui ont été accordées dans la jurisprudence en fonction du contexte factuel — ne devraient pas s’appliquer aux cas où une bande a des intérêts sur des terres qui ont été endommagées ou dont elle a perdu l’usage alors qu’elles se trouvaient sous l’administration de la Couronne. Cette position ne tient pas compte des conclusions tirées dans les arrêts Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321, Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746 et Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245, entre autres décisions. En outre, elle donne lieu à une interprétation intenable de la LTRP.

La LTRP a pour objet de « constituer un tribunal indépendant capable, compte tenu de la nature particulière de ces revendications, de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais ». Par ailleurs, l’approche moderne en matière d’interprétation législative nécessite de « lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au para 21, 154 DLR (4th) 193, citant Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statues, 3e éd., 1994, à la p 87). Tout texte de loi doit être interprété d’une façon qui soit compatible avec la réalisation de son objet. Les dispositions de la LTRP, en particulier les alinéas 20(1)e) et h), exigent que la valeur des pertes soit « ajustée » à la valeur actuelle de ces pertes conformément aux principes appliqués par les tribunaux judiciaires, ce qui n’exclut pas les principes de l’indemnité en equity.

Dès lors, la question à se poser est celle de savoir si une réattribution effectuée sur le fondement du paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956 constitue une prise telle qu’envisagée aux alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP. Le terme « prises » doit être interprété dans le contexte de la nature juridique du droit des autochtones sur les terres de réserve. Celles-ci ne peuvent être aliénées qu’en faveur de la Couronne, et uniquement en conformité avec les dispositions relatives à la cession et à l’expropriation prévues dans la Loi sur les Indiens, c’est-à-dire, respectivement, aux articles 38 et 35 de la Loi sur les Indiens.

Un transfert de terres de réserve en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Indiens de 1956 n’a pas le même objectif ni le même effet qu’une cession ou une expropriation. On ne peut parler, en l’espèce, d’une « prise » au sens où des intérêts autochtones sont aliénés au profit de la Couronne. Nous ne sommes pas non plus en présence d’une expropriation totale ou partielle des terres. Par suite d’une réattribution de terres de réserve fondée sur l’article 17, les intérêts autochtones sur ces terres sont réattribués d’une bande à une autre lorsque ces deux bandes partagent, en tout ou en partie, une même affiliation.

Décision : La réattribution de la réserve de Seabird Island n’était pas assimilable à une prise au sens des alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP; par conséquent, les principes à appliquer aux fins de la détermination de l’indemnité à accorder à la Première Nation de Popkum pour les manquements aux obligations de fiduciaire constatés par le juge de la validité sont ceux mentionnés à l’alinéa 20(1)c) de la LTRP.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. la demande conjointe  8

A. Position de la revendicatrice  8

B. Position de l’intimée  9

C. La position subsidiaire de la revendicatrice  9

D. Indemnité en equity  10

II. la demande de réexamen  10

III. la question posée par le tribunal  10

IV. les questions à trancher  12

V. analyse  12

A. Position de la revendicatrice  13

B. Position de l’intimée  14

VI. sur quel fondement juridique la décision relative à la validité repose-t-elle?  15

VII. le réexamen  16

A. Aperçu de l’argument de l’intimée  17

B. L’indemnité en equity et la LTRP  18

VIII. la common law, l’equity et la ltrp  19

A. Uniformité : les tribunaux judiciaires et le Tribunal  19

B. Les principes appliqués par les tribunaux judiciaires  20

C. Manquement à une obligation de fiduciaire relativement à des terres de réserve  22

D. L’interprétation de la loi  23

IX. la réattribuation des terres était-elle assimilable à une « PRISE »?  26

A. Positions des parties  27

1. La revendicatrice  27

2. L’intimée  27

3. Analyse  27

X. conclusion  29


 

I.  la demande conjointe

[1]  La présente revendication particulière découle de la réattribution, en 1959, par décret de la ministre responsable des Affaires indiennes (la ministre), des terres de la réserve de Seabird Island appartenant à plusieurs bandes, dont la Première Nation de Popkum (« Popkum »), à la bande de Seabird Island (« bande de SI »), ainsi que de la distribution de la part des fonds en fiducie correspondant à l’intérêt de Popkum dans la réserve de SI — c’est-à-dire un septième — à des non-bénéficiaires par la ministre.

[2]  La présente revendication a été scindée en deux étapes, soit celle de la validité et celle de l’indemnisation. Si la responsabilité était reconnue à l’étape de la validité, on pouvait passer à l’étape de l’indemnisation.

[3]  Le juge Patrick Smith (le juge de la validité) a conclu que la Couronne avait manqué à ses obligations légales à l’égard de la revendicatrice (Première Nation de Popkum c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 6 (la décision concernant la validité)).

[4]  Après que la décision concernant la validité a été rendue, les parties, la Première Nation de Popkum (la « revendicatrice » ou « Popkum ») et Sa Majesté la Reine du Chef du Canada (l’« intimée ») ont déposé une demande conjointe visant la détermination des dispositions d’indemnisation de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP] qui sont applicables relativement aux manquements à l’obligation de fiduciaire ayant eu lieu dans le cadre de la réattribution de la réserve de Seabird Island. 

A.  Position de la revendicatrice

[5]  Le principal argument de la revendicatrice est que l’alinéa 20(1)g) de la LTRP s’applique en l’espèce :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[...]

g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps; […] [Je souligne.]

[6]  Si cette affirmation est juste, la valeur qui servira de base pour calculer le montant de l’indemnité est la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées.

[7]  Dans la mesure où l’alinéa 20(1)g) de la LTRP s’applique, il y a également application de l’alinéa 20(1)h) :

h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires; […]

B.  Position de l’intimée

[8]  L’intimée, pour sa part, soutient que c’est l’alinéa 20(1)e) de la LTRP qui s’applique en l’espèce :

e) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été prises par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée en échange, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires […] [Je souligne.]

[9]  Si tel est le cas, la valeur qui servira de base pour établir le montant de l’indemnité est la valeur des terres en 1959.

C.  La position subsidiaire de la revendicatrice

[10]  À titre subsidiaire, la revendicatrice invoque l’alinéa 20(1)c) de la LTRP :

c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires; […]

[11]  À supposer que cette disposition s’applique effectivement, la LTRP ne précise aucune date aux fins de l’évaluation de la valeur des terres.

D.  Indemnité en equity

[12]  La revendicatrice soutient que l’indemnité en equity — et en particulier la mesure de redressement qu’est la restitution — s’applique lorsque l’indemnisation est assujettie aux alinéas 20(1)c), e) ou g) de la LTRP.

[13]  L’intimée convient que l’alinéa 20(1)c) de la LTRP commande l’octroi d’une indemnité fondée sur l’equity, mais elle affirme que l’alinéa 20(1)c) ne s’applique pas à l’espèce.

[14]  L’intimée fait valoir que c’est l’alinéa 20(1)e) de la LTRP qui s’applique, et que les principes d’indemnisation en equity n’entrent pas en jeu dans le cas de terres ayant été « prises », que ce soit par autorisation légale ou non.

II.  la demande de réexamen

[15]  Les motifs de ma décision (Première Nation de Popkum c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2016 TRPC 5 (décision du 12 avril)) sur la demande conjointe ont été publiés le 12 avril 2016. J’y concluais que l’alinéa 20(1)c) de la LTRP régissait l’évaluation de l’indemnité à accorder en l’espèce.

[16]  L’intimée a demandé un réexamen de la décision du 12 avril dans son ensemble, au motif que celle-ci présentait une analyse des effets de l’alinéa 20(1)f) de la LTRP — non invoqué par l’intimée —, mais ne traitait pas de l’application de l’alinéa 20(1)e), sur lequel, de fait, elle s’était fondée.

[17]  Une conférence de gestion d’instance (CGI) a été convoquée. Avec le consentement des parties, le Tribunal a rendu une ordonnance de réexamen sans qu’il soit nécessaire de présenter une demande formelle. Les parties ont été autorisées à présenter des observations écrites supplémentaires.

III.  la question posée par le tribunal

[18]  Le juge de la validité a conclu que, dans les faits, la réattribution des terres de la réserve avait été effectuée par la ministre en 1959 en vertu du pouvoir apparemment conféré par le paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens, SRC 1952, c 149, art. 17, modifiée par SC 1956, c 40, art 7 [Loi sur les Indiens de 1956], qui se lisait comme suit :

17. (1) Le Ministre peut, chaque fois qu’il l’estime opportun,

a) constituer de nouvelles bandes et établir à leur égard des listes de bande en se servant des listes de bande ou des listes générales existantes, ou des deux à la fois, et,

[...] 

(2) Si, conformément au paragraphe (1), une nouvelle bande a été constituée à même une bande existante ou quelque partie de cette dernière, on doit détenir à l’usage et au profit de la nouvelle bande telle fraction des terres de réserve et des fonds de la bande existante que le Ministre détermine […]

[19]  Au cours de l’instance devant le juge de la validité, la revendicatrice n’a pas invoqué ni autrement soulevé de question quant au pouvoir qu’avait la ministre, dans les circonstances, de procéder à la réattribution des terres sur le fondement du paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956. Cette question, une question de droit, n’a pas été soumise au juge de la validité. Cependant, les faits constatés par le juge de la validité étayent l’argument voulant que la ministre n’ait pas pu s’appuyer sur le paragraphe 17(2) et que la réattribution ait été effectuée sans autorisation légale.

[20]  Dans le cadre de la présente demande, la revendicatrice soutient au premier chef que l’alinéa 20(1)g) de la LTRP s’applique, étant donné que la ministre a procédé à une nouvelle répartition des terres sans y être autorisée par la loi. Comme il a été mentionné précédemment, aux fins de l’indemnisation, cette conclusion appellerait une évaluation des terres réattribuées en fonction de leur valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations ayant pu y être apportées.

[21]  L’intimée, quant à elle, plaide en faveur de l’application de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP, au motif que la réattribution a été faite par autorisation légale, mais qu’une « indemnité inadéquate » a été accordée. Cette conclusion exigerait une évaluation des terres en fonction de leur valeur en 1959.

[22]  Au cours de la CGI, il a été demandé aux avocats s’ils souhaitaient présenter des observations sur une question non encore soulevée, en particulier celle de savoir si les alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP s’appliquaient de quelque façon aux faits constatés par le juge de la validité. Ces deux alinéas entrent en jeu dans les cas où des terres de réserve ont été prises. En l’espèce, les terres de la réserve ont-elles été « prises » au sens de l’article 20 de la LTRP?

[23]  Le terme « prises » était au centre de cette question, puisque l’existence d’un fondement légal autorisant la réattribution des terres de la réserve à la bande de Seabird Island n’était pas un point en litige à l’étape de la validité. Pour les raisons exposées ci-après, le Tribunal n’est pas actuellement saisi de la question de savoir si la réattribution de l’intérêt de Popkum dans la réserve à la bande de Seabird Island était autorisée par la loi.

[24]  Il était loisible aux parties de formuler des observations générales sur les points de la décision du 12 avril soumis au réexamen. Le Tribunal leur a aussi laissé le soin de déterminer s’il y avait lieu, à la lumière de ma question, de présenter d’autres observations au sujet de l’application des alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP.

[25]  En ce qui concerne le réexamen, les deux parties s’en sont remises à leurs observations antérieures dans leur intégralité. La revendicatrice a présenté des observations écrites sur la question de savoir si la réattribution des terres de réserve de Popkum à la bande de Seabird Island constituait une « prise » de ces terres. L’intimée y a répondu en soumettant elle aussi des observations écrites.

IV.  les questions à trancher

[26]  Au regard des positions défendues par les parties, voici les questions à trancher en l’espèce :

  1. Les terres de réserve d’une bande réattribuées à une autre bande en vertu du paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956 ont-elles été « prises »au sens des alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP?

  2. Indépendamment de la question de savoir si la réattribution des terres de réserve d’une bande à une autre bande équivaut à une « prise »de ces terres, les principes d’indemnisation en equity s’appliquent-ils à l’évaluation de l’indemnité prévue par la LTRP?

V.  analyse

[27]  La seule disposition de la Loi sur les Indiens de 1956 mentionnée par le juge de la validité est le paragraphe 17(2).

[28]  Les parties sont en désaccord quant aux effets juridiques des conclusions du juge de la validité. Selon la revendicatrice, celui-ci a tranché que la ministre avait agi sans autorisation légale. L’intimée, quant à elle, fait valoir qu’aucune conclusion en ce sens n’a été tirée et que la revendicatrice ne peut, à ce stade-ci de l’instance, faire valoir l’argument selon lequel la ministre aurait agi sans y être autorisée par la loi. 

A.  Position de la revendicatrice

[29]  La revendicatrice renvoie au passage de la décision concernant la validité où il est question de l’objet de l’article 17 de la Loi sur les Indiens de 1956 :

Selon mon interprétation de l’article 17 et de son objet, le ministre dispose du pouvoir de gérer la redistribution des biens de la « bande existante » quand une « nouvelle bande » est créée à même une « bande existante ou une partie de cette dernière », c’est-à-dire quand il existe des intérêts par filiation. [Au para 149.]

[30]  Parmi les sept différents manquements à une obligation constatés par le juge de la validité de la revendication, six avaient trait à une obligation à titre de fiduciaire, alors qu’un autre concernait un acte décrit comme ayant outrepassé le pouvoir discrétionnaire conféré à la Couronne par le paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956. La revendicatrice a résumé ces manquements en ces termes :

a. Le Canada ne s’est pas conformé à la norme de prudence et de responsabilité ordinaires requises de la part d’un fiduciaire en n’identifiant pas les véritables bénéficiaires de la réserve et en transférant plutôt à un non bénéficiaire l’intérêt de Popkum dans la réserve (aux para 177 et 178);

b.  Le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire de protéger et préserver la réserve confirmée contre l’exploitation : il a priorisé ses propres intérêts en évitant les complexités administratives liées à la réserve, au détriment de l’intérêt de Popkum dans celle-ci (au para 184);

c.  Le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire d’évaluer, de pleinement informer, d’obtenir des directives et de rejeter les opérations déraisonnables en ce qui a trait à l’intérêt de Popkum dans la réserve (au para 181);

d.  Le Canada a excédé le pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré par le paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens et manqué à son obligation de fiduciaire en transférant à des non-bénéficiaires l’intérêt de Popkum dans la réserve (au para 177);

e.  Le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en dépossédant Popkum de son intérêt dans la réserve de SI sans lui accorder d’indemnité (au para 205);

f.  Le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en distribuant à des non-bénéficiaires des fonds détenus en fiducie (au para 197);

g.  Le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en distribuant des fonds détenus en fiducie sur une base per capita, plutôt qu’en fonction du nombre de bandes (aux para 203 et 204). [Observations écrites de la revendicatrice, au para 8; je souligne.]

[31]  La revendicatrice avance que la déclaration du juge selon laquelle la ministre aurait « excéd[é] le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le paragraphe 17(2) » (décision concernant la validité, au para 177), lue en corrélation avec les références à l’inexistence de « liens familiaux » et de liens de « bénéficiaires » entre les membres de la bande de Popkum et les résidents de Seabird Island et avec l’absence d’élément de preuve indiquant que des membres de Popkum vivaient à Seabird Island au moment de la décision de la ministre, appelle l’application des alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP. En somme, il s’agissait selon la revendicatrice d’une prise de terres dénuée de fondement légal ou, autrement dit, non autorisée par la loi.

B.  Position de l’intimée

[32]  L’intimée fait valoir que la revendicatrice ne peut, à l’étape de l’indemnisation, demander au Tribunal de conclure que la Couronne a agi sans autorisation légale lorsqu’elle a transféré l’intérêt de la bande de Popkum dans la réserve de Seabird Island à la bande de Seabird Island. À l’étape de la validité, la revendicatrice a plaidé sa cause en soutenant que la Couronne avait, d’un point de vue légal, le pouvoir d’agir comme elle l’a fait. La revendicatrice a en effet fondé ses arguments sur des allégations selon lesquelles, en ayant agi en vertu d’un pouvoir prévu par la Loi, la Couronne avait des obligations de fiduciaire envers elle et avait manqué à ces obligations à son détriment.

[33]  L’intimée renvoie à la page 68 des observations écrites soumises par la revendicatrice lors de l’audience sur la validité de la revendication :

[TRADUCTION] Comme dans beaucoup d’affaires relatives aux obligations de fiduciaire qui seront abordées dans la présente plaidoirie, lorsque, en 1959, le Canada a dépossédé Popkum de ses terres et de ses fonds placés en fiducie, il l’a fait conformément au pouvoir que lui conférait la Loi. Là où le bât blesse, c’est qu’il doit aussi agir conformément à son obligation de fiduciaire de droit privé, laquelle coexiste avec son rôle de nature publique qui consiste à appliquer la loi (Guerin). Étant donné que les lois créent des relations caractérisées par un déséquilibre exacerbé des pouvoirs, le fait d’exercer un pouvoir d’origine législative sans égard à l’obligation de fiduciaire qui s’y superpose risque fort de donner lieu — comme c’est le cas ici — à un manquement aux obligations de fiduciaire se traduisant par des dommages pour le bénéficiaire visé. [Non souligné dans l’original.]

[34]  L’avocate de l’intimée affirme qu’à l’étape de l’indemnité, une modification de la position de la revendicatrice sur la question du pouvoir conféré par la loi serait préjudiciable à l’intimée, car elle aurait préparé sa cause différemment si la question avait été soulevée auparavant. Elle aurait produit des éléments de preuve de la présence de membres de Popkum sur la réserve de Seabird Island au moment de la réattribution des terres, et traité du sujet dans les observations qu’elle a présentées au juge de la validité.

[35]  L’absence de pouvoir d’origine législative n’a pas été plaidée à l’audience sur la validité. Le juge n’aurait pas rendu une décision fondée sur l’absence d’autorisation légale sans avoir d’abord invité les parties à soumettre des observations.

[36]  À mon avis, il serait préjudiciable et injuste à l’égard de l’intimée de calculer l’indemnité en application des alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP au motif que la ministre a agi sans y être autorisée par la loi.

VI.  sur quel fondement juridique la décision relative à la validité repose-t-elle?

[37]  Dans sa déclaration de revendication, la revendicatrice a soulevé la question du manquement à une obligation de fiduciaire. Elle a aussi affirmé que, subsidiairement à l’alinéa 20(1)g), l’alinéa 20(1)c) de la LTRP s’appliquait en tant que fondement à l’octroi d’une indemnité.

[38]  Bien que le juge de la validité ait conclu, au paragraphe 177 de sa décision, que « [l]a ministre [...] [a] excéd[é] le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le paragraphe 17(2) […] » (non souligné dans l’original), dans ce même paragraphe, ainsi que dans le suivant, le juge a également fait allusion à des manquements à l’obligation de fiduciaire :

La ministre n’a pas fait montre de la responsabilité ordinaire requise de la part d’un fiduciaire lorsqu’elle a attribué à la bande de SI l’intérêt de Popkum dans la réserve de SI [...] Elle n’a pas fait preuve de la prudence ordinaire requise en n’identifiant pas les véritables bénéficiaires […] et en dépossédant la revendicatrice de son intérêt dans la réserve.

La ministre n’a pas géré les biens de la revendicatrice dans l’intérêt de cette dernière quand elle a transféré ses biens à la bande de SI […] Confirmer qu’un non-bénéficiaire a un droit supérieur à un bénéficiaire, ce n’est pas agir avec la prudence ordinaire requise à l’égard de la gestion de la réserve de SI. [Aux para 177 et 178.]

[39]  Les motifs de la décision ne permettent pas, du moins jusque-là, de déterminer si le juge de la validité a conclu que la revendication était valide en raison d’un manquement à une obligation de fiduciaire ou en raison de mesures prises sans fondement légal, ou les deux.

[40]  Cette question est toutefois résolue plus loin dans les motifs de la décision. En effet, la raison pour laquelle le juge de la validité a conclu à un manquement à une obligation prévue par la loi est exposée dans le paragraphe situé sous la rubrique « Dispositif ». La revendication a été jugée valide sur le fondement d’un manquement à l’obligation de fiduciaire, et non d’une absence de pouvoir conféré par la loi :

Le fait que la Couronne ait dépossédé Popkum de son intérêt dans la réserve de SI sans indemnité et qu’elle ait distribué sa part dans les fonds en fiducie de Seabird Island à des non-bénéficiaires constituait un manquement à la responsabilité ordinaire de la Couronne, à titre de fiduciaire, et un manquement à l’obligation de la Couronne de préserver et protéger l’intérêt de la revendicatrice dans la réserve confirmée contre l’exploitation de la Couronne. [Au para 205; je souligne.]

[41]  En conséquence, je réitère la conclusion que j’ai tirée dans ma décision du 12 avril, à savoir que la revendication a été jugée valide en raison d’un manquement à l’obligation de fiduciaire, et non d’une absence de pouvoir conféré par la loi. L’indemnisation, ainsi que les principes à appliquer à cet égard, cadrera donc avec cette conclusion.

VII.  le réexamen

[42]  Dans ses observations relatives à la portée du réexamen de la décision du 12 avril, l’intimée a demandé et obtenu la possibilité de présenter des observations supplémentaires sans se limiter à la question soulevée par l’erreur contenue dans la décision du 12 avril. Un réexamen de la décision dans sa totalité est envisageable.

A.  Aperçu de l’argument de l’intimée

[43]  L’intimée n’affirme pas qu’il est systématiquement exclu, pour le Tribunal, d’accorder une indemnité en equity. Elle cite, à titre d’exemple, l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, qui dispose que le Tribunal peut, « sous réserve des autres dispositions de la présente loi », accorder une indemnité d’un montant « qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». Selon elle, ces termes supposent une indemnité fondée sur l’equity.

[44]  Toutefois, l’intimée soutient que, dans les cas où les alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP s’appliquent, le fait d’accorder une indemnité en equity irait à l’encontre de l’esprit de la LTRP.

[45]  L’intimée avance deux propositions connexes :

  1. L’énoncé « sous réserve des autres dispositions de la présente loi » révèle l’intention du législateur de créer des exceptions à l’application générale de l’alinéa 20(1)c) de la LTRP. Autrement dit, selon l’intimée, le législateur souhaitait qu’il ne soit pas possible d’accorder une indemnité en equity dans certains cas de manquement à une obligation prévue par la loi. L’intimée associe les alinéas 20(1)e) et g) à la catégorie des revendications qui, advenant qu’elles soient jugées valides, ne donnent pas lieu à une indemnité en equity.

  2. Une conclusion voulant que les principes d’equity s’appliquent aurait pour effet de prolonger l’instance devant le Tribunal, ce qui serait contraire à l’intention du législateur de parvenir à un règlement rapide des revendications particulières.

[46]  Le lien entre ces deux propositions tiendrait au fait que les alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP codifient l’approche que le Tribunal doit adopter au moment de déterminer l’indemnité à verser en cas de prise illégale d’intérêts dans des terres de réserve. D’après ce que je comprends de la position de l’intimée, l’évaluation d’une indemnité fondée sur l’equity serait plus complexe et demanderait beaucoup plus de temps qu’une simple application des dispositions de la loi.

[47]  L’intimée n’a fourni aucune analyse précisant en quoi il serait plus rapide d’appliquer le « code » établi par les alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP que les principes d’indemnité en equity. Je rejette cet argument, car il ne repose sur aucun élément de preuve ni aucune logique.

[48]  La question de savoir si les alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP interdisent l’octroi d’une indemnité en equity subsiste donc.

B.  L’indemnité en equity et la LTRP

[49]  Il est vrai que la LTRP renferme des dispositions qui interdisent ou limitent expressément certaines mesures de réparation que l’equity pourrait autrement permettre d’obtenir. Une indemnité accordée au titre de n’importe quel alinéa du paragraphe 20(1) de la LTRP serait, par exemple, assujettie à l’alinéa 20(1)a), qui exclut toute réparation autre qu’une indemnité pécuniaire. L’alinéa 20(1)b), pour sa part, interdit l’octroi d’une indemnité supérieure à 150 000 000 $. Quant aux sous-alinéas 20(1)d)(i) et (ii), ils empêchent d’accorder des dommages-intérêts exemplaires ou punitifs ou une indemnité pour un dommage autre que pécuniaire. Ces limites concernent tout octroi d’une indemnité. L’intimée affirme que d’autres exclusions entrent en jeu lorsque des terres de réserve ont été « prises », et que ces exclusions découlent des termes prescriptifs employés aux alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP.

[50]  Les alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP exigent que le Tribunal détermine la valeur marchande des terres « prises ». L’alinéa 20(1)e) entre en application lorsque des terres ont été prises par autorisation légale, mais qu’une « indemnité inadéquate » a été accordée. Cette disposition appelle l’octroi d’une indemnité correspondant à la valeur marchande des terres au moment de leur prise « ajustée à la valeur actuelle des pertes ». Quant à l’alinéa 20(1)g), il s’applique lorsque des terres de réserve ont été prises sans autorisation légale, et prévoit l’octroi d’une indemnité basée sur la valeur marchande actuelle de ces terres indépendamment de toute amélioration apportée. S’il est jugé que l’alinéa 20(1)g) s’applique, l’alinéa 20(1)h) prévoit alors « une indemnité, égale à la valeur de la perte de [l’usage des terres visées] ajustée à la valeur actuelle des pertes ».

[51]  L’intimée affirme que le caractère précis du régime d’indemnisation établi aux alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP fait obstacle au versement d’une indemnité fondée sur l’equity.

[52]  Cette interprétation paraît plutôt inédite. Si elle s’avérait juste, il y aurait une disparité dans l’évaluation de l’indemnité, selon qu’elle soit fondée sur des terres prises ou endommagées alors qu’elles se trouvaient sous l’administration de la Couronne ou sur les autres motifs de revendication mentionnés dans la LTRP. Les autres motifs d’indemnisation jugés valides sont assujettis à l’alinéa 20(1)c) de la LTRP qui, aux dires de l’intimée, prévoit une indemnité en equity.

[53]  À titre d’exemple, prenons l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, aux termes duquel la violation d’une obligation légale découlant de « l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve » peut servir de fondement à une revendication particulière. Les terres de réserve sont, en fait et en droit, administrées par Sa Majesté conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens. Le régime foncier est demeuré pratiquement inchangé depuis l’adoption de la première mouture de la Loi sur les Indiens, en 1867.

[54]  De nombreux faits peuvent donner lieu à une revendication fondée sur la violation alléguée d’une obligation de la Couronne relativement à l’administration des terres d’une réserve. Parmi ces faits, les plus graves seraient ceux ayant entraîné, pour une Première Nation, la perte de ses terres de réserve ou de son intérêt dans ces terres. Et pourtant, selon ce qu’affirme l’intimée, seules les pertes de ce genre ne peuvent ouvrir droit à une indemnité en equity. Bien entendu, l’intimée invoquerait le même argument en ce qui a trait à l’alinéa 20(1)f) de la LTRP, qui s’applique en cas de « dommages » causés à des terres de réserve.

[55]  Quoi qu’il en soit, l’issue repose sur l’interprétation des dispositions législatives ainsi que sur la jurisprudence exposée ci-après.

VIII.  la common law, l’equity et la ltrp

A.  Uniformité : les tribunaux judiciaires et le Tribunal

[56]  La LTRP établit une autre option que le recours aux tribunaux judiciaires pour le traitement des revendications contre la Couronne. Dans l’arrêt Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, au para 34, [2014] 4 CNLR 6 [Kitselas], le juge Mainville a fait la déclaration suivante :

Il est en effet de la plus haute importance que soient uniformes les décisions du Tribunal des revendications particulières et celles des tribunaux sur les questions relatives à la relation fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones, ainsi que sur les conditions auxquelles cette relation entraîne des obligations fiduciaires. Ces questions reposent sur des fondements constitutionnels bien établis qui découlent notamment de la Proclamation royale de 1763, du paragraphe 91(24) et de l’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867, de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et d’autres textes constitutionnels.

[57]  Par ailleurs, dans Kitselas, la Cour d’appel fédérale a rejeté la notion voulant que la LTRP instaure un régime de responsabilité :

Le Tribunal des revendications particulières doit statuer sur le bien-fondé de la revendication en cause suivant des principes juridiques généraux, notamment les principes du droit fiduciaire applicables aux rapports entre la Couronne et les autochtones (alinéa 14(1)c) de la Loi sur le TRP). La Loi sur le TRP n’instaure pas un régime de responsabilité propre aux revendications particulières, qui sont plutôt réglées conformément aux principes généraux de la common law fédérale relative aux affaires autochtones. [Je souligne; au para 28.]

[58]  Dans l’arrêt Kitselas, le contrôle judiciaire portait sur la question de savoir si la décision du Tribunal concernant la validité de la revendication était fondée en droit. Bien que les conclusions du juge Mainville ne traitent pas de l’évaluation des indemnités selon le droit des fiducies, elles font état d’une préoccupation quant à l’uniformité du droit appliqué par les tribunaux judiciaires et le Tribunal, dans la mesure où celui-ci a été créé pour servir de solution de rechange aux tribunaux judiciaires pour les Premières Nations désireuses de s’en remettre à une instance où leurs demandes historiques seront tranchées « par des juges de juridiction supérieure » indépendants (au para 26).

B.  Les principes appliqués par les tribunaux judiciaires

[59]  La common law fédérale applicable aux intérêts des Autochtones s’est développée au fil de décisions judiciaires liées à des actes de la Couronne touchant des intérêts autochtones dans des terres. Cela concerne aussi bien les réserves, qui sont administrées par la Couronne, que les terres faisant l’objet de revendications autochtones fondées sur un titre ancestral.

[60]  Le principe qui est au cœur de la relation entre la Couronne et les Autochtones est celui de l’honneur de la Couronne (Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511; Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623). Dans certaines circonstances, des obligations de fiduciaire prennent naissance, notamment lorsque la Couronne exerce des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’un droit indien identifiable (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]). Si des Premières Nations ont des droits indiens identifiables à l’égard de terres détenues par la Couronne à leur usage et à leur profit, et que la Couronne exerce des pouvoirs discrétionnaires à l’égard de ces intérêts en agissant à titre d’administratrice, alors la Couronne est fiduciaire.

[61]  Les alinéas 20(1)c), e), f) et h) de la LTRP exigent tous une évaluation de l’indemnité en fonction des principes « appliqués par les tribunaux judiciaires ».

[62]  Bien que l’intimée n’ait pas formulé son argument en ces termes, elle paraît affirmer que les alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP s’appliquent dans le cas où la Couronne a autorisé la prise des intérêts d’une Première Nation sur des terres de réserve dans des circonstances équivalant à une violation de certaines dispositions de la Loi sur les Indiens. Parmi ces circonstances, citons par exemple la prise de terres sans que celles-ci aient été cédées (article 38 de la Loi sur les Indiens), ou encore l’expropriation en vertu d’une loi (article 35 de la Loi sur les Indiens). Dans un tel cas, la responsabilité pourrait découler d’une violation de la loi. L’argument semble être qu’une indemnité en equity n’est pas requise puisque la responsabilité découle d’une violation de la loi, et non d’un manquement à une obligation de fiduciaire.

[63]  Si telle est bien la thèse de l’intimée, elle doit échouer. Car le défaut, par la Couronne, d’appliquer les exigences d’une loi régissant la prise d’intérêts dans des terres de réserve constituerait un manquement à l’obligation de fiduciaire. La Couronne est en effet investie d’un rôle de fiduciaire relativement aux terres de réserve (Wewaykum). L’omission de mettre en application les protections législatives des intérêts d’une Première Nation constituerait donc un manquement à l’obligation de fiduciaire.

[64]  En common law, lorsque la responsabilité découle d’un manquement à une obligation de fiduciaire, il convient d’accorder une réparation en equity. Dans l’arrêt Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, au para 117, DLR (4th) 161 [Hodgkinson], la Cour suprême a déclaré : « [i]l est bien établi qu’il convient que les dommages intérêts, dans le cas d’un manquement à une obligation fiduciaire, soient calculés en fonction du principe de la restitution. Selon cette méthode, l’appelant a le droit d’être placé dans une position aussi bonne que celle dans laquelle il se serait trouvé en l’absence du manquement » (voir également Canson Enterprises Ltd. c Boughton & Co., [1991] 3 RCS 534, au para 70, 85 DLR (4th) 129), et Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, aux pp 361 à 363, 13 DLR (4th) 321 [Guerin]). Ce principe a été entériné par notre Tribunal dans la décision Premières nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 7, au para 139 [Huu Ay-Aht]. 

C.  Manquement à une obligation de fiduciaire relativement à des terres de réserve

[65]  En common law, il est bien reconnu que les manquements à une obligation de fiduciaire relatifs à la gestion d’intérêts autochtones par la Couronne doivent donner lieu à une indemnisation suivant les principes de l’indemnité en equity. La réparation appliquée variera en fonction du contexte factuel.

[66]  En ce qui touche les réserves, il existe un « droit indien identifiable » à l’égard duquel la Couronne exerce des pouvoirs discrétionnaires, puisque les terres de réserve sont administrées en vertu de la Loi sur les Indiens. Dans Wewaykum, le juge Binnie a parlé en ces termes de l’obligation de fiduciaire de la Couronne à l’égard des réserves « créées » :

Le contenu de l’obligation fiduciaire change quelque peu après la création de la réserve, moment où la bande acquiert un « intérêt en common law » dans la réserve, même si celle-ci est créée sur des terres ne faisant pas l’objet de droits visés au par. 35(1) . Dans l’arrêt Guerin, p. 382, le juge Dickson a affirmé que cet intérêt, « lorsqu’il est cédé, a pour effet d’imposer à Sa Majesté [une] obligation de fiduciaire particulière ».  Il ne faut pas interpréter trop strictement ces affirmations.  Le juge Dickson parlait de cession parce qu’il s’agissait de la situation en cause dans Guerin.  Comme notre Cour a jugé récemment, l’expropriation d’une réserve existante donne également naissance à une obligation de fiduciaire (Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), [2001] 3 R.C.S. 746, 2001 CSC 85; voir également Kruger c. La Reine, [1986] 1 C.F. 3 (C.A.)). [Souligné dans l’original; au para 98.]

[67]  Dans Guerin, qui constitue l’arrêt de principe en matière d’application du droit des fiducies à l’administration des terres de réserve, la Cour suprême du Canada s’est prononcée en faveur d’une restitution, dans cette affaire où des promesses faites par des fonctionnaires fédéraux quant à l’utilisation économique de terres cédées à des fins de location n’avaient pas été respectées. La restitution est un concept fondamental qui intervient lorsqu’un intérêt — à l’égard duquel un fiduciaire exerce un pouvoir — est touché par un manquement (application de l’arrêt Hodgkinson).

[68]  Il a été jugé que la même réparation s’appliquait dans des affaires où des représentants du ministère des Affaires indiennes avaient autorisé l’expropriation d’intérêts sur des terres de réserve (Bande indienne de Semiahmoo c Canada (C.A.) (1997), [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CAF) [Semiahmoo]; Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746 [Osoyoos]).

[69]  La jurisprudence canadienne relative aux intérêts autochtones sur des terres de réserve confirme que, dans le cas où un manquement à une obligation de fiduciaire est à l’origine de la perte d’un bien (p. ex. terres, ou perte de possibilités en ce qui les concerne) qui ne peut être restitué en nature, il existe des mesures de réparation permettant de placer le bénéficiaire dans « une position aussi bonne que celle dans laquelle il se serait trouvé en l’absence du manquement » (Hodgkinson, au para 73; Guerin, à la p 362; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, au para 103, [1996] 2 CNLR 25).

[70]  Selon la jurisprudence, lorsqu’un manquement à une obligation de fiduciaire donne lieu à une perte d’occasion d’utiliser des terres, le demandeur a le droit d’être indemnisé pour cette occasion ratée, en fonction de la présomption selon laquelle les terres auraient été utilisées de la façon « la plus avantageuse possible ». Dans Guerin, la Cour suprême a ainsi déterminé le montant des dommages-intérêts en fonction de la perte de la possibilité, pour la bande, d’aménager ses terres à des fins résidentielles, comme il s’agissait là de l’utilisation « la plus avantageuse possible » au moment du manquement (Guerin, aux pp 362 et 363; Semiahmoo, au para 112; Huu Ay-Aht, au para 140).

[71]  La restitution est une réparation en equity. En l’espèce, la seule réparation possible est une indemnité pécuniaire (alinéa 20(1)a) de la LTRP).

D.  L’interprétation de la loi

[72]  L’approche moderne en matière d’interprétation législative nécessite de « lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au para 21, 154 DLR (4th) 193 [Rizzo & Rizzo], citant Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statues, 3e éd., 1994, à la p 87).

[73]  Qui plus est, l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21 [Loi d’interprétation] dispose que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[74]  La LTRP a pour objet de constituer « un tribunal indépendant capable, compte tenu de la nature particulière de ces revendications, de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais » et ce, conformément au droit (« in accordance with law »; version anglaise seulement) (je souligne; préambule). Le droit applicable au moment de l’adoption de la LTRP était les règles de droit tirées de l’equity. Les réparations possibles étaient donc des réparations fondées sur l’equity.

[75]  La règle générale régissant l’indemnisation est énoncée à l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, qui relie le terme « juste » aux principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[...]

c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires; [...] [Je souligne.]

[76]  L’intimée convient que l’alinéa 20(1)c) de la LTRP appelle une indemnité en equity. Cette conclusion est conforme à la common law fédérale applicable aux intérêts autochtones qui sont sous le contrôle de la Couronne.

[77]  Les alinéas 20(1)e) et h) de la LTRP répètent l’énoncé « conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires » mentionné précédemment afin de moduler respectivement les expressions « ajustée à la valeur actuelle des pertes » et « la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes ».

[78]  L’intimée affirme effectivement que l’absence du terme « juste » dans le libellé des alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP, de même que le fait que l’énoncé « conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires » côtoie les expressions « ajustée à la valeur actuelle des pertes » et « la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes », ont pour effet d’exclure l’application des principes d’indemnisation en equity. Néanmoins, l’intimée ne précise pas les « principes sur lesquels se fondent les tribunaux » qu’elle estime applicables.

[79]  L’intimée passe outre aux conclusions tirées dans Guerin, Osoyoos, Wewaykum et autres décisions citées précédemment, selon lesquelles la Couronne est liée par des obligations de fiduciaire en ce qui a trait à son administration des terres de réserve.

[80]  Le paragraphe suivant, qui est tiré de l’arrêt Lac Minerals Ltd. c International Corona Resources Ltd., [1989] 2 RCS 574, 61 DLR (4th) 14, fait ressortir le lien inextricable qui existe entre les concepts relatifs à la responsabilité en droit des fiducies et la réparation qu’est la restitution :

  Selon moi, les faits en l’espèce démontrent qu’il y a lieu à restitution ou, ce qui revient au même, qu’il y a eu enrichissement sans cause.  Lorsqu’on parle de restitution, on parle généralement de rendre à autrui ce qu’on lui a pris (restitution du bien) ou l’équivalent de sa valeur (indemnisation).  Comme l’a souligné la Cour d’appel en l’espèce, Corona n’ayant en fait jamais été propriétaire du bien fonds Williams, celuici ne peut lui être « rendu ». Toutefois, les deux juridictions inférieures ont conclu que si Lac ne l’avait pas intercepté, Corona aurait acquis ce bienfonds. Dans l’arrêt Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161, à la p. 1203, j’ai dit que le droit en matière de restitution « sert plutôt à garantir que, dans le cas où un demandeur a été privé d’une richesse qu’il avait en sa possession ou qui lui revenait, cette richesse lui sera rendue […] » [Je souligne; à la p 669.] 

[81]  Dans cette affaire, une demande de restitution a donné lieu à l’imposition d’une fiducie par interprétation. Si cette mesure de réparation n’avait pas été possible, le demandeur se serait vu accorder la valeur qui lui revenait. C’est ainsi que l’equity permet d’indemniser pour une perte.

[82]  L’ajustement de la valeur de la perte est une mesure de restitution, qui suppose davantage que l’application d’intérêts simples ou qu’un rajustement en fonction de la valeur temporelle du dollar : il vise à placer la partie revendicatrice dans une position aussi avantageuse que s’il n’y avait pas eu de manquement. Les exigences des alinéas 20(1)e), g) et h) de la LTRP voulant que la valeur des pertes soit « ajustée » à la valeur actuelle de ces pertes commande l’application, et non l’exclusion, des principes donnant lieu à une indemnité en equity.

[83]  Une interprétation contraire irait à l’encontre des principes d’interprétation établis par la Loi d’interprétation et l’arrêt Rizzo & Rizzo, puisqu’elle contrecarrerait et minerait les objectifs de la LTRP. Il serait également incompatible avec le principe de l’honneur de la Couronne que de suivre une interprétation selon laquelle le législateur a eu l’intention, en adoptant le paragraphe 20(1) de la LTRP, de circonscrire la portée des réparations pouvant être obtenues du Tribunal de façon aussi marquée par rapport aux réparations offertes par les tribunaux judiciaires. L’objectif du législateur était de permettre la résolution rapide des revendications, et non d’immuniser la Couronne contre des mesures de réparation autrement accessibles. 

IX.  la réattribuation des terres était-elle assimilable à une « PRISE »?

[84]  Si, en l’espèce, la réattribution des terres de la réserve ne constituait pas une « prise » au sens du terme « prises » employé aux alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP, aucun de ces alinéas ne peut servir de fondement au calcul de l’indemnité. L’alinéa 20(1)c) est plutôt celui qui s’appliquerait. Cette disposition commande une indemnité que le Tribunal « estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». Contrairement aux alinéas 20(1)e) et g), l’alinéa 20(1)c) ne prévoit pas l’obligation, pour le Tribunal, d’ordonner le paiement d’une indemnité calculée en fonction de la valeur marchande des terres visées par la revendication.

[85]  Il ressort des conclusions du juge de la validité que la ministre est censée avoir procédé à la réattribution dans le cadre de l’exercice du pouvoir qui lui était conféré par le paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956.

[86]  Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir si la nouvelle répartition des terres de réserve entre les différentes bandes effectuée en vertu du paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956 équivaut à une « prise » de ces terres. En somme, il s’agit de savoir si les terres, pour reprendre les termes de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP, ont été « prises par autorisation légale » ou si, selon l’alinéa 20(1)g), elles n’ont « jamais été [...] prises par autorisation légale » (je souligne).

A.  Positions des parties

1.  La revendicatrice

[87]  La revendicatrice fait valoir que le terme « prises » s’applique lorsque des terres d’une réserve sont aliénées par suite d’une cession à la Couronne ou d’une expropriation d’intérêts sur ces terres autorisée par la Couronne. Dans le cas d’une cession, les terres — ou un intérêt dans celles-ci — peuvent légalement être attribuées à une personne qui n’est pas membre d’une bande. De la même façon, une expropriation conduit à l’acquisition d’un intérêt propriétal par une personne autre qu’un membre d’une bande. Dans les deux cas, et dans la mesure de l’intérêt accordé, les terres sont « prises ». La réattribution de terres de réserve d’une bande à une autre ne change rien aux intérêts autochtones sur ces terres : elle ne fait que les placer dans d’autres mains.

2.  L’intimée

[88]  L’intimée soutient que la LTRP codifie les motifs pouvant servir de fondement au dépôt d’une revendication particulière devant le Tribunal, de même que les principes ou les facteurs d’indemnisation applicables par celui-ci pour chaque scénario de responsabilité visé au paragraphe 20(1). Lorsque des terres de réserve sont en jeu, il faut se borner à déterminer si la revendicatrice a perdu l’usage de ses terres ou si celles-ci ont été perdues ou endommagées. Dans l’affirmative, la seule question qui se pose est celle de savoir si un pouvoir d’origine législative autorisait cette perte ou ces dommages. Pousser plus loin l’analyse en interprétant le terme « prises » reviendrait à faire fi du sens ordinaire de ce mot.

3.  Analyse

[89]  L’interprétation du terme « prises » mentionné aux alinéas 20(1)e) et g) de la LTRP requiert une analyse contextuelle. En l’occurrence, ce contexte consiste en la nature juridique du droit des autochtones sur les terres de réserve. Dans Guerin, ce droit est décrit en ces termes :

Le droit des Indiens se distingue donc surtout par son inaliénabilité générale et par le fait que Sa Majesté est tenue d’administrer les terres pour le compte des Indiens lorsqu’il y a eu cession de ce droit. Toute description du titre indien qui va plus loin que ces deux éléments est superflue et risque d’induire en erreur. [À la p 382.]

[90]  Les terres de réserve sont administrées par la Couronne conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens, qui précise la façon dont les terres d’une réserve peuvent être « vendues, aliénées, louées, ou [dont il peut] en être autrement disposé » ou, autrement dit, par quels moyens elles peuvent être acquises par quelqu’un d’autre que la Couronne (Guerin, à la p 365) :

Avant d’aborder les faits, mentionnons quelques articles pertinents de la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1952, chap. 149, et ses modifications. Le paragraphe 18(1) dispose notamment que Sa Majesté détient des réserves à l’usage des bandes indiennes respectives pour lesquelles elles ont été mises de côté. De manière générale, les terres d’une réserve ne doivent être vendues, aliénées ou louées, ou il ne doit en être autrement disposé, que si elles ont été cédées à Sa Majesté par la bande à l’usage et au profit communs de laquelle la réserve a été mise de côté (art. 37). Une cession peut être absolue ou restreinte, conditionnelle ou sans condition (par. 38(2)). Pour être valide, une cession doit être faite à Sa Majesté, sanctionnée par une majorité des électeurs de la bande et acceptée par le gouverneur en conseil (par. 39(1)).

[91]  Les dispositions relatives aux cessions de la Loi sur les Indiens, dont l’arrêt Guerin faisait état, étaient en vigueur en 1959, au moment de la réattribution. 

[92]  La Loi sur les Indiens prévoit un autre moyen d’acquérir un intérêt dans des terres de réserve. En effet, l’article 35 de la Loi sur les Indiens, SRC 1952, c 149, qui était en vigueur en 1959, permettait la prise de terres de réserve à des fins d’intérêt public par voie d’expropriation :

35.  (1) Lorsque, par une loi du Parlement du Canada ou d’une législature provinciale, Sa Majesté du chef d’une province, une autorité municipale ou locale, ou une corporation, a le pouvoir de prendre ou d’utiliser des terres ou tout droit y afférent sans le consentement du propriétaire, ce pouvoir peut, avec le consentement du gouverneur en conseil et aux conditions qu’il est loisible à ce dernier de prescrire, être exercé relativement aux terres dans une réserve ou à tout intérêt y afférent.

[...]

(4)  Tout montant dont il est convenu ou qui est accordé à l’égard de la prise ou de l’utilisation obligatoire de terrains sous le régime du présent article ou qui est payé pour un transfert ou octroi de terre selon le présent article, doit être versé au Receveur général du Canada à l’usage et au profit de la bande ou à l’usage et au profit de tout Indien qui a droit à l’indemnité ou au paiement du fait de l’exercice des pouvoirs mentionnés au paragraphe premier (1).

[93]  Les terres visées en l’espèce n’ont pas été cédées ni expropriées. Le juge de la validité a déterminé qu’en 1959, la ministre avait recouru à l’article 17 de la Loi sur les Indiens de 1956 pour réattribuer la réserve de Seabird Island, détenue par les sept bandes — dont Popkum — pour lesquelles elle avait été créée, à la nouvelle bande de Seabird Island.

[94]  L’article 17 de la Loi sur les Indiens de 1956, prévoit ce qui suit :

17. (1) Le Ministre peut, chaque fois qu’il l’estime opportun,

 a) constituer de nouvelles bandes et établir à leur égard des listes de bande en se servant des listes de bande ou des listes générales existantes, ou des deux à la fois, et,

[...]

(2) Si, conformément au paragraphe (1), une nouvelle bande a été constituée à même une bande existante ou quelque partie de cette dernière, on doit détenir à l’usage et au profit de la nouvelle bande telle fraction des terres de réserve et des fonds de la bande existante que le Ministre détermine […]

[95]  Un transfert de terres de réserves en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Indiens de 1956 n’a pas le même objectif ni le même effet qu’une cession ou une expropriation fondées sur la Loi sur les Indiens (soient, respectivement, les articles 38 et 35). En l’espèce, on ne peut parler d’une « prise » au sens où des intérêts autochtones sur des terres sont aliénés au profit de la Couronne afin que ces terres puissent être « vendues, aliénées ou louées, ou [qu’il en soit] autrement disposé » (Guerin, à la p 365). Nous ne sommes pas non plus en présence de la prise, totale ou partielle, d’intérêts autochtones du fait d’une expropriation. Les mesures prises par la ministre en vertu de l’article 17 ne portent pas atteinte aux intérêts autochtones dans les terres : elles ont pour effet de réattribuer les intérêts d’une bande à une autre bande lorsque les deux partagent, en tout ou en partie, une même affiliation.

X.  conclusion

[96]  Si, en l’espèce, les alinéas 20(1)e), g) ou h) de la LTRP étaient applicables en ce qui a trait à la réattribution des intérêts de Popkum dans la réserve de Seabird Island à la bande de SI, les principes de l’indemnité en equity, en particulier ceux ayant trait à la restitution, s’appliqueraient à l’évaluation de l’indemnité à accorder pour le manquement de la Couronne à ses obligations de fiduciaire. Or, la réattribution des terres fondée sur le paragraphe 17(2) de la Loi sur les Indiens de 1956 ne s’est pas traduite par une « prise » de ces terres au sens des alinéas e), g) et h) du paragraphe 20(1) de la LTRP. Par conséquent, la LTRP n’exige pas que l’on détermine la valeur en 1959 des terres réattribuées, ni leur valeur actuelle.

[97]  Le juge de la validité a déclaré la revendication valide en raison d’un manquement à l’obligation de fiduciaire lié à l’application de l’article 17 de la Loi sur les Indiens de 1956, et non sur le fondement d’une « prise », qu’elle soit légale ou illégale. Par conséquent, suivant l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, l’indemnité doit être évaluée conformément aux principes de l’indemnité en equity prescrits par la common law et, plus précisément, en conformité avec les principes de la restitution appliqués par les tribunaux judiciaires.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade, président

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20160722

Dossier : SCT-7005-11

OTTAWA (ONTARIO), le 22 juillet 2016

En présence de l’honorable Harry Slade

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DE POPKUM

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DE POPKUM

Représentée par Me Allan Donovan, Me John Burns et Me Amy Jo Scherman

Donovan & Company

ET AUX:

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Rosemarie Schipizky et Me Aneil Singh

Ministère de la Justice

 

 

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