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DOSSIER: SCT-7006-11

RÉFÉRENCE: 2016 TRPC 14

DATE: 20161212

TRADUCTION OFFICIELLE

 

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRES NATIONS HUU-AY-AHT

Revendicatrice

 

Me Kate M Blomfield et Me Emma K. Hume, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Anusha Aruliah, Me James M. Mackenzie, Me Gloria Chao et Me Erin Tully, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE: Du 8 au 12 février 2016, et du 19 au 21 avril 2016.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable W.L. Whalen


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Premières Nations Huu-ay-aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 7; Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129; Banque d'Amérique du Canada c Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 RCS 601; Cadbury Schweppes Inc. c Aliments FBI Ltée, [1999] 1 RCS 142, 167 DLR (4th) 577; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Bande Beardy’s & Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3; Bande indienne de Blueberry River c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2001 CAF 67, [2001] 3 CNLR 72; Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CAF); Bande indienne de Lower Kootenay c Canada (1991), [1992] 2 CNLR 54 (sub nom Luke c R), 42 FTR 241 (CFPI), 1991 CarswellNat 226; Roberts c Canada (1995), 99 FTR 1 (CFPI); AIB Group (UK) Plc c Mark Redler & Co Solicitors, [2014] UKSC 58; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2006 CAF 415, [2007] 3 RCF 245, conf. par 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, 117 DLR (4th) 161; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Guerin et al. c La Reine (1981), [1982] 2 CF 385, [1982] 2 CNLR 83 (CFPI), 1981 CarswellNat 13; Pro Swing Inc. c Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 RCS 612.

Lois et règlements cités :

Loi des Indiens, SRC 1927, c 98, art 90 à 95.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, préambule, art 13, 20 et 36.

Loi sur les Indiens, SC 1951, c 29, art 61 et 68.

Doctrine cité :

John McGhee, c.r., Snell’s Equity, 33e éd. (Londres, Sweet & Maxwell, 2015).

Sommaire :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières – Alinéa 20(1)c) de la LTRP – Manquement à l’obligation de fiduciaire relativement à une cession de bois – Évaluation de l’indemnité en equity – Perte d’occasion – Éventualités réalistes – Indemnité relative à la consommation sacrifiée

Les présents motifs de décision concernent le montant de l’indemnité à verser à la revendicatrice en raison des manquements de l’intimée à son obligation de fiduciaire. Dans la décision Premières Nations Huu-ay-aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 7, la revendicatrice a établi la validité de la présente revendication ainsi que le montant de la perte qu’elle a subie.

En 1938, la revendicatrice a cédé à l’intimée tout le bois marchand qui se trouvait sur sa plus importante réserve indienne afin qu’il soit vendu « aux conditions [...] les plus favorables pour [son] bien-être ». Les parties se sont entendues sur la valeur, en dollars, de la perte historique des revenus du bois que la revendicatrice aurait dû percevoir entre 1948 et 1953. La question était alors de savoir à quel montant s’élevait aujourd’hui l’indemnité à verser en ce qui concerne ces revenus perdus.

Les parties ont convenu qu’une indemnité en equity devrait être accordée pour les manquements à l’obligation de fiduciaire. Compte tenu de la nature même du rapport de fiduciaire qui est en jeu, l’arrêt Guerin et les décisions qui l’ont suivi ont fait en sorte d’astreindre la Couronne à une norme élevée.

L’indemnisation en equity doit être juste. Pour permettre l’atteinte de cet objectif, l’évaluation de l’indemnité repose sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire; elle nécessite une certaine souplesse, de même qu’un examen minutieux des faits. En plus d’avoir un caractère restitutoire, l’indemnité en equity doit être évaluée au moyen d’une analyse rétrospective, et ne pas tenir compte du facteur de l’éloignement du dommage. La perte doit avoir un lien avec le manquement, mais les exigences relatives au lien de causalité diffèrent de celles qui s’appliquent aux dommages-intérêts en common law. La partie lésée bénéficie de la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse possible ou à la restitution la plus favorable possible.

La revendicatrice a soutenu avoir le droit de recevoir un montant d’indemnité correspondant à la valeur actuelle des occasions qu’elle a perdues d’épargner, d’investir et de consommer l’argent du manque à gagner. Les dépenses de consommation ont une valeur, et le fait d’en être privée constitue une perte.

L’intimée a soutenu que la consommation sacrifiée n’aurait procuré aucun avantage à long terme à la revendicatrice, et qu’elle n’aurait pas contribué à la placer dans la position où elle se retrouverait aujourd’hui, n’eût été le manquement. Les dépenses de consommation présumées constituaient un impondérable qu’il fallait retrancher du calcul. Par ailleurs, la consommation sacrifiée se rapportait aux membres en tant qu’individus, et non à la revendicatrice en tant que collectivité.

Les rapports respectifs des deux experts contenaient des scénarios hypothétiques, de même que des estimations de la valeur des diverses utilisations présumées du manque à gagner. Les estimations finales des experts quant aux occasions d’investissement manquées étaient à peu près équivalentes. La principale différence entre leurs estimations tenait au fait que l’expert de la revendicatrice avait intégré la consommation sacrifiée à son analyse, alors que l’expert de l’intimée l’avait exclue de la sienne.

Il n’a pas été décidé, dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321 [Whitefish], que les dépenses de consommation ne pourraient jamais faire l’objet d’une indemnisation en equity. Dans cet arrêt, il a plutôt été conclu que le juge de première instance avait réduit, à tort, le montant de l’indemnité à verser en se fondant sur des conjectures. Or on ne saurait calculer un montant d’indemnité en fonction d’hypothèses si cela va à l’encontre de la présomption en faveur du bénéficiaire qui existe en equity. En renvoyant l’affaire aux fins d’un nouvel examen, la Cour d’appel a formulé des recommandations non exécutoires au sujet d’éléments de preuve qu’il pourrait être pertinent de prendre en compte.

Rien, dans l’arrêt Whitefish, ne laisse croire que la Cour d’appel a pu prendre connaissance d’importants éléments de fond concernant la manière dont la Première Nation a dépensé ses fonds. La Cour d’appel ne semble pas davantage avoir été saisie d’éléments de preuve théoriques démontrant de quelle façon les différents types de dépenses, y compris les dépenses de consommation, devraient être évalués. Elle n’avait pas non plus à apprécier les effets et le caractère équitable de ces éléments de preuve théoriques, ni à se pencher sur l’élaboration et l’application à la preuve, par des témoins experts, de concepts et théories complexes.

Les suggestions faites dans l’arrêt Whitefish au sujet des éléments de preuve ne visaient pas à exclure tout autre élément de preuve potentiellement pertinent susceptible d’être présenté. Il pourrait fort bien exister d’autres éléments probants qui seraient susceptibles d’avoir une incidence sur l’interprétation des habitudes de consommation révélées par les comptes en fiducie, ou de mener l’analyse dans une autre direction. Il pourrait également y avoir d’autres revendications dans le cadre desquelles la preuve présentée militera en faveur d’une approche différente à l’égard du calcul de l’indemnité en equity.

Le Tribunal a accordé sa préférence à l’approche privilégiée par la revendicatrice à l’égard de l’indemnisation. L’acte de cession indiquait que tous les revenus perdus étaient censés bénéficier à l’ensemble de la bande des Premières Nations Huu-ay-aht. S’il avait été perçu, l’argent du manque à gagner aurait été déposé au crédit de la bande en tant que groupe. Le cadre législatif en place exigeait que toutes les décisions en matière de dépenses soient prises dans l’intérêt de la bande. La revendicatrice a perdu la possibilité de prendre des décisions en matière de dépenses destinées à bénéficier à la bande en ce qui a trait au manque à gagner. Sans égard à la question de savoir si les dépenses auraient été consacrées à des éléments catégorisés comme des « investissements » ou des « dépenses de consommation », tout transfert de fonds à des individus aurait été fait à l’intérieur de ce cadre. Les membres individuels n’ont reçu des paiements qu’en raison de leur appartenance à la bande, et parce que la PNH, prise dans son ensemble, avait décidé de dépenser les fonds de cette manière. D’autre part, une Première Nation n’a pas d’identité juridique distincte de celle de ses membres.

À titre de mesure de réparation fondée sur l’equity, l’indemnisation en equity doit permettre non seulement de garantir l’équité, mais aussi de rendre une justice plus complète, qui repose sur la conscience et comporte une qualité morale. Il faut également qu’elle tienne compte de l’importance primordiale des obligations de fiduciaire de la Couronne à l’égard des Premières Nations, ainsi que de l’objectif de parvenir à une réconciliation.

La preuve présentée à la première étape de la présente instance indiquait que la décision de la revendicatrice de céder son bois à des fins de vente était motivée par des besoins financiers, ce qui comprenait la nécessité, pour la revendicatrice, de combler des besoins essentiels considérés par les experts comme des dépenses de consommation. Le fait de ne pas avoir pu répondre à ces besoins a représenté une grande perte pour la revendicatrice. Il serait fort injuste de ne pas reconnaître les dépenses de consommation comme un élément important de la perte d’occasion globale qu’elle a subie. Agir ainsi équivaudrait à faire fi de l’objectif visé par la cession et la vente.

Tous les témoins experts s’accordaient sur le fait que les habitudes de dépense historiques de la revendicatrice révélaient la situation économique très difficile dans laquelle elle vivait. Plus des trois quarts des fonds correspondant au manque à gagner auraient vraisemblablement été utilisés pour consommer, s’ils avaient été reçus. Et pourtant, le rapport d’expert de la revendicatrice ne prévoyait aucune indemnité de quelque sorte que ce soit pour ce type de perte, même pas une seule fois, pour tenir compte des fonds qu’elle aurait dû percevoir à l’époque.

Les dépenses de consommation peuvent avoir des effets importants en dépit de leur courte durée de vie. Par exemple, la nourriture a une courte durée de vie, mais elle peut avoir des conséquences durables pour une personne affamée. Des niveaux de revenu très peu élevés sont susceptibles d’avoir une incidence à long terme sur la vie des enfants. Une grande partie des fonds qui n’ont pas été versés auraient sans doute servi à dépenser pour de la nourriture, des médicaments et d’autres biens non durables qui auraient eu des répercussions importantes sur le plan des moyens de subsistance et du bien-être de chacun des membres de la bande et, par conséquent, de la bande à titre collectif. La valeur que revêtent les dépenses de consommation sacrifiées pour la revendicatrice devrait donc être prise en compte dans le calcul du montant de l’indemnité.

Le fait d’exclure les dépenses de consommation présumées du calcul de l’indemnité est également inéquitable à un autre égard. Étant donné que la part des revenus qui est consacrée aux dépenses de consommation est plus importante chez les populations à faible revenu, l’historique de dépenses d’un bénéficiaire lésé, mais plus fortuné, fera état d’une plus grande part de dépenses consacrées à l’investissement et à l’épargne que celui d’une revendicatrice moins bien nantie. Par conséquent, pour des manquements à une obligation de fiduciaire et des pertes historiques comparables, les revendicatrices moins fortunées tendront à recevoir un montant d’indemnité inférieur à celui auquel auront droit les revendicatrices plus riches. En outre, un bénéficiaire mieux nanti pourra profiter de multiplicateurs plus élevés qu’un bénéficiaire moins nanti, et ce, pour une perte historique équivalente. Il s’agit là d’une situation profondément injuste. Elle heurte la conscience.

Le fait d’interpréter les principes de l’indemnisation en equity d’une manière qui donne lieu à pareils résultats est non seulement injuste, mais elle risque d’avoir des effets indésirables. L’un des objectifs de principe inhérents à l’indemnisation en equity est la dissuasion. L’indemnisation en equity et les principes juridiques qui la distinguent des dommages-intérêts de common law visent à inciter le fiduciaire à s’acquitter de ses obligations avec le plus haut niveau de diligence et d’intégrité. Cette mesure incitative, tout comme l’objectif de principe qui la sous-tend, existe indépendamment des moyens du bénéficiaire ou de son niveau de développement, qui ne devraient pas fournir au fiduciaire un moyen de se soustraire à ses obligations.

L’intimée a plaidé que l’effet de capitalisation produit par l’approche de la revendicatrice avait eu pour résultat de gonfler le montant de la perte dans une mesure qui ne saurait être attribuée au manquement de la Couronne. Or, c’est l’intimée qui a fait en sorte que la revendicatrice soit privée des revenus dont les parties ont convenu. Pour la revendicatrice, la consommation sacrifiée représentait une perte, qui était directement liée au manquement commis par l’intimée. Pour être raisonnable et équitable, l’évaluation du montant de la perte d’occasion de consommer doit être suffisamment liée au manquement commis par l’intimée pour satisfaire à l’exigence prévue par l’equity en ce qui a trait au lien de causalité, ou à la notion de « conception normale du lien de causalité ».

L’estimation de l’expert de la revendicatrice comportait une fourchette de montants d’indemnité établie en tenant compte de légères variations dans le traitement accordé à certaines catégories d’éléments de preuve. Ces montants ont tous été calculés en date du 31 décembre 2014. La valeur qui a été retenue correspond à la moyenne des montants de cette fourchette, soit un montant de 13 884 000 $.

 Les parties ont demandé au Tribunal de préciser à quelle méthode il convenait de recourir pour rajuster cette somme en fonction de la date des présents motifs. La moyenne des taux des obligations à court terme (c.-à-d. d’un à trois ans) du gouvernement du Canada, composés annuellement, devraient être appliqués à la période allant du 31 décembre 2014 à la date des présents motifs.

 


 

TABLE DES MATIÈRES

I. introduction  11

II. historique des procédures  12

III. question en litige  13

IV. les faits  13

A. Le contexte établi à la première étape  13

B. Faits convenus à la deuxième étape  14

C. Témoignage du chef Robert Denis  16

D. Rapports et témoignages des experts  18

1. Qualifications  18

2. Similitudes entres les approches des experts  20

3. Rapport et témoignage de l’expert de la revendication, le professeur Arthur Hosios  25

4. Rapport et témoignages des experts de l’intimée, les professeurs Eric Kirzner et Laurence Booth  35

5. Points de désaccord entre les experts  43

a) Opinions divergentes au sujet des indications fournies dans l’arrêt Whitefish  43

b) Divergences théoriques concernant les facteurs d’influence non financiers et la prise de décision collective  53

c) Divergences entre les experts quant à leurs choix en matière de calculs mathématiques et de modélisation  58

i) Différences sur le plan des historiques hypothétiques des dépenses  59

· La question de savoir s’il y a eu lieu de réunir les comptes en capital et de revenu ou de les maintenir séparés  59

· Classification des dépenses  61

ii) Différences concernant le calcul des taux de rendement sur l’investissement, notamment en ce qui a trait à l’amortissement, au risque d’investissement et à l’inflation  63

iii) La question de savoir si, pour la la PNH, le fait de percevoir les revenus présumés en temps opportun aurait eu une incidence importante sur ses habitudes de dépense  64

V. positions des parties à l’égard de l’indemnisation en equity  66

A. Points d’entente entre les parties au sujet des principes généraux  66

B. Nature de la relation de fiduciaire entre la PNH et le Canada  66

C. Le sens des notions de restitution, d’analyse rétrospective et d’évaluation à la date du procès  69

1. Les occasions manquées à titre collectif plutôt qu’à titre individuel  70

2. La différence entre les occasions perdues comportant des avantages ou des effets à long terme et celles qui en supposent à court terme  71

3. Détermination de la valeur de la perte d’occasion à l’aide du coût d’option et des taux marginaux de substitution  76

D. Qu’a-t-il été décidé dans l’arrêt Whitefish?  81

E. Le principe du lien de causalité et l’exigence que les pertes découlent du manquement  87

F. Les notions de dissuasion et d’intention  88

G. Présomptions reconnues en equity  89

H. Les propositions de rechange de l’intimée quant à la détermination des dépenses de consommation présumées  93

I. Les positions des parties au sujet du montant définitif et de l’ajustement des montants estimés par les experts en 2014 en fonction de la valeur actuelle  96

VI. aperçu du droit  97

VII. analyse  113


 

I.  introduction

[1]  Les présents motifs se rapportent à l’indemnisation relative aux pertes subies par les Premières Nations Huu-ay-aht (« la revendicatrice » ou « la PNH ») en raison de manquements du Canada (l’« intimée » ou la « Couronne ») à son obligation de fiduciaire. La revendication concerne la cession au Canada, faite par la revendicatrice en 1938, de ce qui était à l’époque la réserve indienne Numukamis no 1 (la RI1), laquelle était administrée conformément à la Loi des Indiens, SRC 1927, c 98, (Loi des Indiens de 1927). En 1882, le Canada a mis de côté la RI1 pour la PNH. La RI1, qui était située dans la région du détroit de Barkley, sur la côte ouest de l'île de Vancouver, constituait la plus grande réserve indienne de la PNH. Le 1er avril 2011, la PNH a donné effet à l’Entente définitive avec les Premières Nations Maa-nulthaa-nulth (le « traité »), en vertu de laquelle la PNH détient désormais un titre en fief simple et peut exercer certains pouvoirs législatifs définis sur une vaste assise territoriale comprenant l’ancienne RI1.

[2]  Les parties ont consenti à une ordonnance portant que la revendication soit divisée en deux étapes, soit une première visant à trancher la question de la validité de la revendication (la « première étape »), et une deuxième concernant l’indemnisation à accorder (la « deuxième étape »), le cas échéant. Dans sa conclusion, à la première étape, le Tribunal a établi que l’intimée avait manqué à son obligation de fiduciaire envers la revendicatrice en vendant le bois qui lui avait été cédé et en délivrant des permis en ce qui le concerne : Premières Nations Huu-ay-aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 7 (décision concernant la validité). La première étape a également permis de dégager les deux composantes de la perte subie par la revendicatrice, soit, d’une part, le montant de l’indemnité à verser pour la valeur réduite de la RI1 par suite du manquement (1 510 000 $ en dollars de 2012) — à l’égard duquel le Tribunal a rendu, le 11 février 2016, une ordonnance sur consentement prévoyant une indemnité de 1 563 042 $ en dollars de 2016 —; et, d’autre part, la valeur historique, en dollars de 1948, de la perte de revenus provenant du bois. Le Tribunal a conclu que cette valeur en 1948 s’élevait à 279 597,50 $. Cependant, d’autres éléments de preuve soumis au cours de l’instance ayant mené aux présents motifs ont conduit les parties à s’entendre sur des ajustements à apporter aux montants et aux dates correspondant aux revenus perdus. Les ajustements consentis figurent à l’Annexe A jointe aux présents motifs (exposé conjoint des faits – Étape 2 (ECF no 2), au para 4). L’alinéa 20(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP], exige que la perte de la revendicatrice soit évaluée en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires. Afin de déterminer l’indemnité en equity due à la revendicatrice pour les revenus dont elle a été privée, et qui ont été reconnus, le Tribunal doit maintenant établir à combien s’élève la valeur actuelle de la perte d’occasion de percevoir ces revenus pendant les périodes où ils auraient dû l’être — comme convenu par les parties—, n’eût été le manquement. Les présents motifs traitent donc de l’indemnité à payer aujourd’hui pour les revenus du bois perdus. 

II.  historique des procédures

[3]  La décision concernant la validité retraçait l’historique des procédures relatives à la revendication, depuis le moment de son dépôt auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien par la revendicatrice, en 2005, jusqu’à la conclusion de la première étape, le 15 juillet 2014. Je ne reprendrai pas cet historique ici. 

[4]  Dans la décision concernant la validité, le Tribunal a souligné que certains fonds réellement perçus par la PNH restaient à déterminer afin d’éviter une double indemnisation (aux para 181 à 189). Les parties ont obtenu une analyse comptable portant sur les documents relatifs aux comptes en fiducie de la revendicatrice, et elles ont convenu des montants que le Canada a réellement payés à la PNH entre 1942 et 1970 en ce qui a trait au bois cédé (voir l’annexe A aux présents motifs).

[5]  Les parties ont retenu les services d’experts (les « experts ») afin qu’ils rendent une opinion sur la valeur actuelle de la perte de la revendicatrice. Les parties ont échangé les rapports de ces experts entre septembre et décembre 2015.

[6]  Le 25 novembre 2015, la revendicatrice a fait savoir au Canada qu’à la lumière des grands livres des fonds en fiducie ayant été produits à la première étape, elle contestait une distribution de fonds qui aurait été faite à ses membres, et dont faisait état l’exposé conjoint des faits relatifs à la première étape. Le 19 janvier 2016, la revendicatrice a présenté une demande de retrait de ce renseignement maintenant contesté. Le 27 janvier 2016, l’intimée a admis que la revendicatrice n’était plus d’accord sur le fait que ces versements avaient eu lieu; par conséquent, le Tribunal n’a pas tenu d’audience sur la question.

[7]  Au cours de l’audience qui s’est tenue du 8 au 12 février 2016 à Vancouver, en Colombie Britannique, le Tribunal a pris connaissance de la preuve produite par les experts de chacune des parties.

[8]  Lors d’une audience ultérieure, qui s’est déroulée du 19 au 21 avril 2016 à Anacla, en Colombie-Britannique, le Tribunal a entendu les observations des parties au sujet des rapports et témoignages des experts et du droit applicable à l’indemnité en equity.

III.  question en litige

[9]  Quel est le montant de l’indemnité en equity devant être versée à la revendicatrice par l’intimée?

IV.  les faits

A.  Le contexte établi à la première étape

[10]  La décision concernant la validité expose en détail les faits relatifs aux différents manquements à l’obligation de fiduciaire, de même que l’évaluation à laquelle on a procédé pour déterminer la perte historique subie en l’espèce. En guise de survol, précisions qu’en 1938, la PNH a cédé au Canada, sous certaines conditions, l’ensemble du bois marchand se trouvant sur la RI1 afin qu’il l’utilise au profit de la PNH. La cession, dont voici le libellé, prévoyait que la PNH :

[traduction]

[...] c[ède], transf[ère], abandonn[e] et transm[ette] à [son] SOUVERAIN LE ROI [...] le BOIS marchand se trouvant sur [sa] réserve connue sous le nom de Numukamis no 1 [...], qui recouvre une superficie de plus ou moins 1 100 acres

  [...] POUR QUE SA MAJESTÉ LE ROI DÉTIENNE ledit bois [...] EN FIDUCIE aux fins de VENDRE à la personne ou aux personnes et aux conditions que le gouvernement du Dominion du Canada jugera les plus favorables pour [son] bien-être, et à la condition que la totalité du produit de la vente soit versée au crédit de la bande et que l’intérêt sur cette somme [lui] soit versé de la manière habituelle;

SOUS RÉSERVE TOUTEFOIS qu’une somme n’excédant pas cinquante pour cent du produit de la vente dudit BOIS nous soit versée conformément aux dispositions de l’article 92 de la Loi des Indiens. [Recueil commun de documents modifié (RCDM), vol 1, onglet 49]

[11]  Dans la décision concernant la validité, le Tribunal a conclu que le Canada avait consenti à la cession et exigé que le « bois soit mis en vente conformément au Règlement concernant l’aliénation du bois dans les réserves indiennes de la province de la Colombie-Britannique, pris en application des dispositions de l’article 76 de ladite Loi » (souligné dans la décision concernant la validité, au para 20). La loi mentionnée dans ce passage est la Loi des Indiens de 1927. La décision concernant la validité précisait également que la cession avait été rédigée sous la forme d’une fiducie (au para 20).

[12]  Le Canada a évalué le bois, pour ensuite lancer un appel d’offres public. En 1942, il a accepté une offre, puis délivré un permis. En janvier 1948, le titulaire du permis n’avait encore effectué aucune récolte de bois. C’est alors que la PNH a demandé officiellement au Canada de révoquer le permis et de protéger ses intérêts. Le Canada n’a pas résilié le permis; l’exploitation forestière a finalement commencé, pour se poursuivre jusqu’en 1970.

[13]  À la première étape de l’instance, l’intimée a admis avoir manqué à son obligation de fiduciaire. Cependant, la revendicatrice a soutenu que les manquements commis avaient une portée plus large que ce qui avait été admis. Le Tribunal a estimé que le Canada avait manqué aux obligations mentionnées ci-après :

Compte tenu des règles de droit et des événements que je viens d’analyser, j’estime que le Canada a manqué, à maintes reprises, à son obligation fiduciaire envers la PNH, notamment en acceptant la condition spéciale relative au renouvellement à long terme, en vendant le bois à des conditions différentes de celles de la cession, et en omettant continuellement de consulter la bande après 1939, surtout après avoir reçu, en 1948, la demande de la PNH qui soulevait expressément les questions de l’illégalité et de la fixation déraisonnable des prix. [Décision concernant la validité, au para 100.]

[14]  Par ailleurs, les parties ne s’entendaient pas sur le moment auquel « le manquement a[vait] eu lieu, sur le fait qu’une perte a[vait] été subie, ni sur le montant de la perte, le cas échéant » (décision concernant la validité, au para 15). Le Tribunal a conclu que « l’année 1948 [étai]t le point de départ qu’il conv[enai]t d’adopter pour établir l’indemnité » (décision concernant la validité, au para 150).

B.  Faits convenus à la deuxième étape

[15]  Entre 1942 et 1970, la PNH a reçu certains fonds ayant trait à la cession du bois de la RI1. Les parties ont fait référence aux sommes touchées par la revendicatrice en tant que « revenus réels », et aux sommes qu’elle aurait dû toucher, en tant que « revenus présumés » (ECF no 2, aux para 2 et 3). Ceux-ci comprennent les revenus qui auraient dû être perçus pour le bois, mais aussi pour le loyer foncier (ECF no2, au para 2). Les parties ont convenu des montants particuliers correspondant aux revenus présumés et aux revenus réels pour les années pertinentes, soit les années 1942 à 1970 (annexe A aux présents motifs). Là où il y aura lieu de distinguer précisément entre les revenus présumés et les revenus réels, j’utiliserai l’un ou l’autre de ces termes. Mais étant donné qu’ils entraînent une certaine lourdeur, j’emploierai plutôt le terme « manque à gagner » lorsqu’il suffira de parler plus simplement de ce que la PNH aurait dû recevoir, mais n’a pas reçu.

[16]  Avant la mise en œuvre du Traité, en 2011, les comptes en fiducie de la PNH étaient détenus par le Canada conformément à la loi sur les Indiens qui était en vigueur au cours des périodes pertinentes. Les parties se sont entendues sur les taux d’intérêt applicables à ces comptes, même si, dans les faits, les sommes étaient conservées dans le Trésor. Les fonds placés dans les comptes en fiducie de la PNH étaient composés annuellement avant 1980 et semestriellement à partir d’avril 1980, conformément au décret applicable (ECF no 2, au para 6). De 1861 à mars 1969, le taux d’intérêt s’établissait à 6 % pour les sommes détenues en fiducie en 1861, et à 5 % pour les nouvelles sommes touchées (ECF no 2, au para 7). En 1969, le Canada a appliqué un taux d’intérêt variable lié au rendement, sur le marché, des obligations du gouvernement ayant une échéance de dix ans ou plus (décret fédéral C.P. 1969 1934; ECF no 2, au para 8).

[17]  À compter du 15 avril 1969, la PNH a acquis des pouvoirs accrus à l’égard de la gestion et de l’utilisation de son compte de revenu en fiducie, en vertu de l’article 69 de la Loi sur les Indiens et de son règlement d’application (ECF no 2, au para 9).

[18]  La méthode utilisée pour calculer les taux d’intérêt applicables aux comptes en fiducie en application du Règlement de 1969 a varié au fil du temps. Entre le 1er avril 1969 et le 31 mars 1974, l’intérêt était calculé et porté au crédit de la revendicatrice d’après le solde d’ouverture du compte (le premier avril de chaque année). Du 1er avril 1974 au 31 mars 1980, l’intérêt était crédité à l’avance au début de chaque exercice financier, puis ajusté à la fin de celui-ci, suivant la formule prévue par la loi (ECF no 2, aux para 10 et 11). Puis, entre 1981 et 2011, l’intérêt était calculé en fonction de la moyenne trimestrielle du rendement, sur le marché, des obligations du gouvernement du Canada assorties d’une échéance de dix ans ou plus (ECF no 2, aux para 12 à 14). Je le souligne, car dans le cadre de leurs modèles hypothétiques respectifs, les experts ont adopté des approches fort différentes quant au mode de calcul des intérêts.

[19]  À compter de l’entrée en vigueur du traité, le 1er avril 2011, la PNH a assumé un plein droit de regard sur ses fonds, lesquels ont été transférés dans ses propres comptes le 15 avril 2011 (ECF no 2, au para 13).

C.  Témoignage du chef Robert Denis

[20]  En plus des témoignages des experts des parties, le Tribunal a également entendu celui du chef Robert Dennis, le conseiller en chef élu de la PNH (laquelle compte également un chef héréditaire). Le chef Dennis a d’abord été élu en tant que conseiller de bande au cours des années 1970. Il a agi comme conseiller en chef élu de 1995 à 2011, poste auquel il a été réélu en 2015. En 1985, le chef Dennis a agi comme planificateur de bande stagiaire, puis, de 1987 à 1989, comme administrateur de la bande. Ensuite, de 1993 à 2011, il a été élu au sein du comité relatif au traité de la PNH (transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 132 et 139). Il participe de près aux affaires de la Première Nation depuis plus de 40 ans. 

[21]  Le chef Dennis a qualifié de « [d]éplorables, en lettres majuscules » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 148) les conditions dans lesquelles vivaient les membres de la PNH au cours des années 1980 au sein des réserves appartenant à celle-ci. Il a décrit comment la maigreur des ressources dont disposait la bande avait suscité des divisions en son sein. Par exemple, [traduction] « [s]i 20 personnes avaient besoin d’une maison, mais qu’il n’y avait d’argent que pour une seule, cela finissait par créer de nombreuses dissensions au sein de la communauté » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 148). Selon son souvenir, il avait eu la surprise de découvrir, lors de sa première élection à titre de conseiller en chef, que signer une épaisse pile de chèques d’aide sociale faisait partie de ses responsabilités. C’est alors qu’il avait décidé de faire de la création de richesse et de revenus d’emplois sa principale priorité (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 157). Le chef Dennis a donné des exemples illustrant les efforts déployés par la PNH durant cette période afin de reconstituer ses traditions et sa culture. Il a expliqué qu’au fil du temps, la situation s’était améliorée dans la communauté, même si le taux de chômage continuait de fluctuer [traduction] « pour atteindre des niveaux tout aussi dangereusement élevés qu’avant à certains moments dans l’année » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 159).

[22]  Le chef a mentionné l’amélioration de la qualité de l’eau comme un enjeu particulièrement difficile de longue date pour la communauté d’Anacla. Il a décrit l’eau qu’il y avait à Anacla au milieu des années 1980 et [traduction] « [d]’aussi loin qu[’il s’en] souvienne », comme :

[traduction]

[...] la pire eau que j’aie vue, vous savez, parmi tous les endroits où je suis allé. C’était une eau très mauvaise — de très mauvaise qualité. Nous étions soumis en permanence à un ordre d’ébullition de l’eau. D’aussi loin que je me souvienne. L’eau était toujours couverte d’une pellicule huileuse. C’était — une odeur vraiment très, très nauséabonde se dégageait des robinets lorsqu’on faisait couler l’eau. [Transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 140]

[23]  Le chef Dennis a expliqué les diverses options examinées en vue de l’utilisation d’une nouvelle source d’approvisionnement en eau. La PNH accordait sa préférence au prélèvement de l’eau d’un lac qui se trouvait à 3 kilomètres de là, et à partir duquel on pourrait s’alimenter en eau plus saine par effet de gravité. Or le ministère des Affaires indiennes (le « ministère ») [traduction] « a opté pour le projet le moins coûteux, c’est-à-dire un puits situé directement dans le village » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 142). Le chef a qualifié de [traduction] « tout aussi mauvais » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 143) les résultats obtenus. Le problème était que la bande souffrait d’un manque de financement et ne pouvait, de son propre chef, décider de la façon de dépenser des fonds au profit de ses membres. Son point de vue n’était pas toujours pris en compte, et la participation et l’approbation du Canada étaient nécessaires. La communauté en est maintenant à son troisième puits; elle continue d’utiliser de l’eau embouteillée ou bouillie, et elle examine encore une fois des moyens de mettre en place un système d’alimentation en eau amélioré (transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 143 et 144).

[24]  En ce qui a trait aux politiques en matière de dépenses, le chef Dennis a précisé que les fonds du compte de revenu de la bande pouvaient être dépensés par le chef et le conseil. En revanche, pour dépenser des fonds du compte en capital, un vote des membres était nécessaire, bien que, comme l’a déclaré le chef Dennis, [traduction] « nous consultions quand même les membres pour dépenser des fonds du compte de revenu » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 160). Selon ses explications, [traduction] « chaque fois qu’il nous fallait envisager de dépenser de l’argent de notre compte de revenu ou de notre compte en capital, nous convoquions une réunion des membres, et c’était là le seul point à l’ordre du jour qu’il était permis d’aborder » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 161). Cette pratique de la bande a cours depuis longtemps. Faisant référence à un compte rendu de réunion du conseil de bande datant de 1996, le chef Dennis a souligné que les problèmes liés aux lignes directrices financières imposées par le ministère étaient [traduction] « monnaie courante », et qu’en outre, [traduction] « c’était la principale raison ayant poussé la communauté à chercher activement à conclure un traité, car en vertu d’un tel instrument, nous pourrions établir nos propres dispositions législatives en matière de finances » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 165).

[25]  Le chef a également parlé de la décision de construire la Maison des Huu-Ay-Aht, la salle communautaire d’Anacla, en racontant combien son ouverture en 2000 avait été un événement d’une grande importance pour la communauté (transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 165 à 168). Comme il l’a expliqué en détail et à l’aide d’exemples, pour la communauté, cela avait representé un grand pas vers la réappropriation et la préservation de ses traditions et de sa culture.

[26]  S’agissant des fonds liés au règlement reçus en 1998, le chef Dennis a observé que [traduction] « certains de [ses] concitoyens souhaitaient s’assurer que [la communauté] dispos[ait] de fonds pour les générations futures », si bien que la PNH a voté à l’unanimité en faveur de la conservation [traduction] « à perpétuité » de près de la moitié de ces fonds (transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 169 et 70).

[27]  L’intimée n’a pas contesté le témoignage du chef Dennis.

D.  Rapports et témoignages des experts

1.  Qualifications

[28]  Monsieur Arthur J. Hosios est professeur titulaire en économie à l’Université de Toronto (« U de T »), où il occupe un poste depuis 1981. En 1982, le professeur Hosios a obtenu son doctorat en économie à l’Université de Princeton. Il a été directeur du département d’économie de l’U de T pendant une dizaine d’années, jusqu’en juillet 2015, et il agit actuellement comme conseiller principal en éducation auprès du doyen en matière de stratégie financière et de projets. Ses domaines de recherche portent principalement sur la microéconomie, l’économie du travail et l’économie des biens immobiliers. Il compte de nombreuses publications à son actif, notamment des articles concernant la méthodologie qu’il emploie pour calculer les indemnités à verser aux Premières Nationsrelativement à des sommes d’argent qui leur sont dues d’un point de vue historique, comme en l’espèce. Le professeur Hosios a fourni des services de consultation et des rapports d’expert à diverses Premières Nations, en plus d’avoir agi en qualité d’expert dont le Canada a retenu les services dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321 [Whitefish] (rapport d’expert de la revendicatrice établi par Arthur Hosios, Pièce 7, à la p 1 (rapport d’Hosios)).

[29]  Le rapport d’expert de l’intimée a été produit conjointement par les professeurs Laurence Booth et Eric Kirzner. Le professeur Booth est titulaire de la chaire CIT en financement structuré à l’École de gestion Rotman de l’U de T. Il a obtenu en 1978 un doctorat de l’Université de l’Indiana en administration des affaires. Ses travaux de recherche sont axés sur la théorie financière et économique, le financement des sociétés et les industries réglementées. Outre ses nombreuses publications, il a comparu en tant que témoin expert en finances dans le cadre d’instances civiles ainsi que devant des commissions de réglementation. Les Premières Nationsde Samson et d’Ermineskin ont retenu ses services à titre de témoin expert dans la décision Ermineskin c Canada, 2005 CF 1623, 269 FTR 188 (rapport d’expert de l’intimée établi par Laurence Booth et Eric Kirzner, Pièce 22, à la p 5 (« rapport de Booth Kirzner »)).

[30]  Eric Kirzner est à la fois professeur de finances et titulaire de la chaire John H. Watson sur les placements de valeur à l’École de gestion Rotman de l’U de T. Le professeur Kirzner a obtenu en 1970 une maîtrise en administration des affaires de l’U de T. Il cumule une variété d’autres fonctions, notamment en qualité de directeur de la Banque équitable et président du comité de gestion du risque et du capital de celle-ci; de membre du Comité de placements du Conseil des Arts du Canada; et, enfin, de principal conseiller externe pour le Régime de rentes des hôpitaux de l’Ontario. Le professeur Kirzner a déjà siégé à de nombreux comités consultatifs sur les investissements, en plus d’être l’auteur de quantité de publications. Il a été appelé à comparaître comme témoin expert devant des tribunaux de l’Ontario et de la Colombie-Britannique, ainsi que devant la Cour canadienne de l’impôt, en plus d’avoir émis des opinions d’expert dans de nombreuses affaires ayant trait au calcul de pertes subies. Il possède une expertise en ce qui concerne l’[traduction] « adéquation des placements, la répartition des actifs, la répartition des risques, la connaissance des produits de placement, le calcul des pertes, l’évaluation des titres, la gestion des comptes de courtage et la façon dont les investisseurs prennent des décisions » (rapport de Booth Kirzner, aux pp 6 et 7).

[31]  Les professeurs Hosios, Booth et Kirzner étaient tous dûment qualifiés en tant qu’experts capables de livrer un témoignage d’opinion en l’espèce. En plus d’être d’éminentes figures de proue dans leurs domaines respectifs au Canada, ils ont une expérience dans l’analyse de questions liées aux comptes en fiducie et à l’indemnisation des Premières Nations.

2.  Similitudes entres les approches des experts

[32]  Les experts des deux parties ont reçu comme instruction de procéder à une estimation du montant de l’indemnité à accorder pour la perte subie par la PNH en date du 31 décembre 2014. Dans leurs estimations finales, tous ont tenu compte des revenus que la bande aurait perçus n’eût été le manquement de la Couronne, mais aussi des revenus qu’elle a réellement perçus.

[33]  Les experts se sont servis du jugement rendu par le juge Laskin dans l’arrêt Whitefish pour guider leurs approches respectives, bien que leurs interprétations divergentes de cette décision aient soulevé des questions fondamentales qu’il nous faut résoudre à cette étape-ci de la présente revendication. Étant donné que, dans l’arrêt Whitefish, le juge Laskin avait recommandé que les parties examinent les habitudes de dépense à même le compte en fiducie de la bande indienne de Whitefish Lake pour évaluer l’indemnité en equity à verser, les experts, en l’espèce, ont analysé minutieusement les habitudes de dépense de la PNH à partir de son compte en fiducie entre 1942 et 2011, l’année où les fonds de la bande ont été retirés des comptes en fiducie conformément au nouveau traité.

[34]  Les experts ont présumé que les fonds que la PNH aurait dû percevoir auraient été déposés dans ses comptes en fiducie. Pour pouvoir produire leurs estimations de la valeur actuelle de la perte de la revendicatrice, ils ont créé des scénarios hypothétiques quant à la façon dont la PNH aurait vraisemblablement utilisé ces fonds jusqu’en décembre 2014 si la Couronne n’avait pas manqué à ses obligations. Puisque ces scénarios étaient tous les deux basés sur l’historique hypothétique des dépenses de la PNH, ils étaient à de nombreux égards similaires. Cela dit, les analyses présentaient également des différences notables, que je me dois d’examiner.

[35]  En se fondant sur leurs scénarios hypothétiques, les experts ont fait appel à leur expertise économique et financière pour estimer la valeur actuelle de la perte d’occasion pour la PNH. À cette fin, ils ont employé le concept du coût d’option. Bien qu’ils se soient finalement entendus sur la définition économique de ce concept, ils en ont fait une application différente dans leurs rapports.

[36]  Plus précisément, le Pr Hosios a défini le coût d’option comme étant [traduction] « ce à quoi renonce un individu ou un groupe en choisissant de consommer plutôt que de placer son argent » et [traduction] « ce à quoi une bande renonce en choisissant d’entreprendre un projet d’investissement » (transcription de l’audience, le 8 février 2016, à la p 55).

[37]  Dans leur rapport, les Prs Booth et Kirzner ont décrit le coût d’option comme se rapportant aux investissements de capitaux :

[traduction]

Coût d’option : Le taux de rendement d’une autre option d’investissement en capital que celle retenue, ou, autrement dit, ce qu’on aurait pu faire d’autre avec l’argent ». [Rapport de Booth Kirzner, à la p 10.]

[38]  Dans son témoignage, le Pr Kirzner a également décrit le coût d’option comme consistant en « ce que l’on aurait pu faire avec l’argent » (transcription de l’audience, le 10 février 2016, à la p 112). En contre interrogatoire, le Pr Booth a concédé qu’en économie, le coût d’option recouvrait un sens plus large, qui allait au-delà des placements de capitaux et qui renvoyait à « ce qu’on aurait pu faire d’autre avec l’argent » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 180) :

[traduction]

Q   [...] j’aimerais simplement obtenir une précision au sujet du coût d’option, que vous avez défini ici comme :

« Le taux de rendement d’une autre option d’investissement de capitaux que celle retenue. »

Autrement dit, il s’agit de ce qu’on aurait pu faire d’autre avec l’argent? Ici, vous avez mis l’accent sur le choix entre deux possibilités d’investissement financier, n’est-ce pas?

A  Eh bien, le coût d’option est toujours – en économie, il correspond à ce que l’on aurait pu faire d’autre avec l’argent. Supposons que je vienne de prendre mon repas du midi. J’aurais pu sauter ce repas, et avoir – m’être acheté une cravate. Ainsi, le coût du repas ne se résume pas vraiment aux dollars dépensés, mais à ce que j’aurais pu acheter d’autre avec cet argent. Je me suis dit que manger était préférable à une cravate de plus. Mais en économie, c’est l’unique chose à laquelle nous pensons : à quel autre usage aurait-on pu consacrer l’argent?

Q  Et pour résumer à l’aide d’un exemple, si on a devant soi deux options, à savoir dépenser de l’argent ou le placer à un taux d’intérêt de 5 pour cent, le coût d’option de cette dépense correspond au taux d’intérêt de 5 pour cent; est-ce exact?

A  C’est juste. Et pour en revenir à l’exemple du type affamé, le coût d’option qui est associé à son choix d’utiliser l’argent pour acheter un repas plutôt que de le placer dans un compte d’épargne, c’est le fait qu’il aura un repas. C’est – comme nous l’avons dit – pour quelqu’un d’affamé, c’est un taux de rendement très élevé. J’entends par là que, lorsqu’il est question de taux de rendement, comme le professeur Hosios l’a mentionné, il ne s’agit pas réellement de taux de rendement, mais de ce qu’on appelle les taux de rendement implicites, les coûts d’option, la valeur que l’on accorde aux autres solutions. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 179 à 181.]

[39]  Ainsi, le Pr Booth a semblé convenir que la notion de coût d’option pouvait s’appliquer à l’égard de la consommation, même si cela ne signifiait pas pour autant qu’un taux de rendement était réellement appliqué. Si j’ai bien compris son explication, le coût d’option a trait à la façon dont les économistes attribuent une valeur en dollars à d’autres utilisations de fonds possibles, puis comparent ces valeurs entre elles. Bien qu’ayant reconnu que les deux rapports d’experts suivaient une approche fondée sur le coût d’option, le Pr Booth a toutefois insisté sur le fait qu’on avait procédé différemment (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 82; rapport de Booth Kirzner, à la p 22).

[40]  Les experts ont recouru à la même analyse comptable des comptes en fiducie de la PNH pour les années 1941 à 2012 (RCDM, vol. 3, onglet 335 (analyse comptable du compte en fiducie de la PNH réalisée par MNP SENCRL s.r.l.); rapport de Booth-Kirzner, à la p 31; transcription de l’audience, le 10 février 2016, aux pp 140 et 141). La firme de juricomptabilité MNP SENCRL s.r.l. (MNP) a procédé à l’examen des comptes en fiducie à compter de 1942, par année et par compte (compte de revenu ou compte en capital) et dressé le compte rendu du solde initial, ainsi que de chacun des dépôts et des retraits effectués au cours de l’année. Les données sur une année couvraient la période des exercices financiers, lesquels allaient du 1er avril au 31 mars. La firme MNP a classé les dépenses faites à partir des comptes en fiducie dans 17 [traduction] « sous-catégories », selon la désignation employée par les experts.

[41]  Les démarches adoptées par les experts pour établir les diverses « sous-catégories » de dépenses composant l’historique réel des dépenses de la PNH présentaient de nombreuses différences ayant une incidence relativement faible. Les experts des deux parties ont classé les dossiers financiers de la revendicatrice dans trois grandes catégories : les fonds placés dans le compte en fiducie, les autres placements et les dépenses de consommation. Au sujet des placements, leurs points de vue divergeaient à plusieurs égards importants, même si leurs rapports respectifs s’appuyaient sur le principe selon lequel les « placements » ne se limitent pas aux investissements financiers et commerciaux. En effet, tous les experts s’accordaient pour dire qu’en termes économiques, les placements comprennent aussi, entre autres, les dépenses au titre des infrastructures, de la santé et de l’éducation. Encore une fois, le contenu de ces grandes catégories n’était pas le même pour les deux parties, dans la mesure où les « sous catégories » de dépenses inscrites sous chaque catégorie différaient. 

[42]  Les experts ont également convenu du fait que les dépenses de consommation n’étaient pas des dépenses permettant d’accumuler des revenus, du moins pas directement. Les Pr Booth et Kirzner les ont décrites en tant que dépenses [traduction] « ne procurant aucun profit au-delà d’une année » (rapport de Booth-Kirzner, à la p 21). Quant au professeur Hosios, il a concédé que les dépenses de consommation ne présentaient aucun potentiel de revenus, ni aucun avantage de nature concrète à long terme, comme dans le cas d’une route ou d’un autre type d’infrastructure (rapport d’Hosios, à la p 10). Il a également admis que [traduction] « la consommation ne procure pas de taux de rendement comme un compte d’épargne peut porter intérêt », et qu’en ce qui a trait aux dépenses alimentaires, par exemple, [traduction] « [i]l n’y a[vait] aucun rendement : on a mangé les aliments, et il ne reste plus rien » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 11 et 97). Toutefois, le Pr Hosios a également précisé, dans son témoignage, que les dépenses de consommation pouvaient produire des avantages à long terme pour ce qui est de leur incidence sur la communauté (voir les paragraphes 108 à 110 ci-dessous). En d’autres termes, il a reconnu que la consommation ne produisait pas d’intérêts, sans toutefois s’arrêter là. Il a cherché à déterminer comment estimer la valeur des possibilités de consommation perdues en recourant au coût d’option et à des principes économiques connexes (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 97). La question des opinions divergentes des experts au sujet de la consommation sera abordée plus loin, mais, pour l’heure, il importe de retenir qu’ils ont convenu que les dépenses de consommation constituaient une catégorie de dépenses ne générant aucun revenu de façon directe.

[43]  Pour créer leurs scénarios hypothétiques respectifs, les experts ont appliqué les habitudes de dépense relevées dans l’historique réel de dépenses de la PNH aux revenus présumés (les produits de la vente de bois que la PNH aurait dû percevoir) et aux revenus réels (les sommes réellement touchées par la revendicatrice relativement à la vente de bois). Même si leurs historiques de dépenses différaient, les experts des deux parties étaient d’accord pour dire que les éléments entrant dans la catégorie des « fonds placés dans le compte en fiducie » devraient se voir attribuer les taux du compte en fiducie indiqués au dossier. Ils ont aussi convenu qu’il fallait appliquer aux éléments classés comme « placements » des taux de rendement reliés au coût d’option, et que ces taux de rendement devraient être basés sur des éléments de preuve historiques. Leurs opinions différaient toutefois quant à savoir sur lesquels de ces éléments de preuve historiques on pouvait s’appuyer, et de quelle manière calculer les taux de rendement applicables aux investissements présumés.

[44]  Malgré certaines différences concernant le taux de rendement sur les investissements, la part de l’indemnité calculée à partir des hypothèses sur les investissements et les fonds placés dans le compte en fiducie était à peu près équivalente chez les deux experts. La différence entre les montants de leurs estimations finales était en grande partie attribuable à leur traitement différent des fonds classés en tant que dépenses de consommation présumées. Dans le modèle de Booth et Kirzner, qui ne prévoyait pas d’indemnisation pour la perte d’utilisation, on recommandait un montant net de 2 942 383,45 $ à titre d’indemnisation en date du 31 décembre 2014. Le professeur Hosios, pour sa part, a accordé une indemnité relative à l’utilisation, en recommandant un montant d’indemnisation net se situant entre 12 842 514 $ et 14 848 282 $, selon les différents scénarios de taux de rendement utilisés. Et, advenant qu’aucune indemnité au titre des dépenses de consommation ne soit accordée, son modèle permettrait d’obtenir un montant d’indemnisation net s’établissant entre 2 791 189,00 $ et 3 732 595,00 $, l’argent mis de côté n’ayant alors, au final, que peu d’incidence (ventilation de l’indemnisation en equity de la PNH en fonction des investissements, des dépenses de consommation et des placements, à la p 1, déposée par la revendicatrice le 7 juin 2016 comme suite à la requête du Tribunal; transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 1 à 3). Bien que les experts de part et d’autre s’y soient pris différemment pour estimer l’indemnité à accorder relativement aux investissements manqués, l’estimation de Booth-Kirzner se situait dans la même fourchette que celle établie par le Pr Hosios pour cette composante de son estimation. La principale différence entre les opinions des experts tenait à la façon dont ils avaient traité les dépenses de consommation.

[45]  Au sujet des habitudes de dépense et de la prise de décisions financières, les experts ont également reconnu que, de façon générale, les gens pauvres avaient tendance à consacrer une plus forte proportion de leur revenu à des dépenses de consommation immédiate que d’autres personnes plus prospères qui, elles, étaient enclines à épargner davantage et à consacrer une part plus importante de leur revenu à des investissements (rapport de Booth-Kirzner, aux pp 20 et 25 à 29; transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 6 et 7; transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 164). Ils se sont également entendus pour dire que les comptes en fiducie de la revendicatrice révélaient la situation économique très difficile dans laquelle vivait la Première Nation (transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 5 et 6; transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 160). Le témoignage du chef Dennis est également venu confirmer ce point de vue (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 148). Malgré leurs façons différentes de regrouper les dépenses effectuées à partir des comptes en fiducie de la PNH, les experts des deux parties ont concédé que la grande majorité des dépenses faites par la revendicatrice au cours des années de référence avaient été allouées à des éléments inscrits par chacun d’entre eux dans la catégorie des dépenses de consommation (rapport d’Hosios, à la p 12; transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 77).

3.  Rapport et témoignage de l’expert de la revendication, le professeur Arthur Hosios

[46]  Puisque les méthodologies employées par les experts sont à la fois complexes et différentes, et compte tenu de la rareté de la jurisprudence en matière de détermination de la valeur actuelle d’une perte historique dans le contexte des revendications particulières, il vaut la peine d’examiner en profondeur les approches suivies par les experts.

[47]  Le Pr Hosios a déclaré qu’on lui avait demandé de [traduction] « déterminer la valeur actuelle de [...] la perte des revenus que la PNH aurait dû percevoir » (rapport d’Hosios, à la p 1). En s’appuyant sur les indications contenues dans l’arrêt Whitefish, il a conclu que sa tâche consistait à user de son expertise économique pour estimer la valeur de la perte de la possibilité, pour la PNH, de percevoir et d’utiliser les revenus déterminés, en tenant compte de l’historique réel des dépenses de la PNH ainsi que des données historiques sur les taux de rendement pertinents (rapport d’Hosios, aux pp 5 à 6). À son avis, la consommation sacrifiée est un type d’occasion perdue que l’on peut évaluer au moyen de principes économiques.

[48]  Pour procéder à son estimation, le Pr Hosios a analysé les données de MNP concernant les comptes en fiducie, pour ensuite calculer les proportions des fonds dépensés et des fonds conservés chaque année. Il a également calculé la proportion des dépenses totales pour chaque année, lesquelles étaient réparties entre cinq catégories de dépenses différentes : les dépenses de consommation; les placements; les versements aux membres ayant quitté la communauté (en raison d’émancipations, de mariages et de transferts de statuts de membre); les virements dans le compte non en fiducie de la PNH, effectués conformément au traité avec le Canada; et les dépenses résiduelles (rapport d’Hosios, aux pp 10 à 12, 31 à 32 et 41 à 42). En ce qui a trait aux catégories des [traduction] « [v]ersements aux membres ayant quitté la communauté », des [traduction] « [v]irements dans le compte non en fiducie de la bande » et des [traduction] [d]épenses résiduelles », le Pr Hosios a élaboré divers scénarios dans le cadre desquels ces catégories étaient traitées tour à tour comme de l’épargne, des investissements et des dépenses de consommation, ou encore étaient exclues du calcul de l’indemnité (rapport d’Hosios, aux pp 33 à 36). Le but de cet exercice était de créer des propositions de rechange à soumettre à l’examen du Tribunal, car : (1) ce qui se serait véritablement produit si, par le passé, la PNH avait perçu les revenus du bois n’est pas un fait connu ni observable; et (2) il ne savait pas exactement dans quelle catégorie il convenait de ranger les sommes versées aux membres ayant quitté la communauté (rapport d’Hosios, à la p 32). Le Pr Hosios a appliqué au manque à gagner les parts de dépenses entrant dans chaque catégorie de l’historique réel de dépenses afin d’établir un historique présumé des dépenses au titre de l’épargne, de l’investissement et de la consommation qui équivalait à l’historique réel des dépenses de la PNH.

[49]  Le professeur Hosios a recensé les taux d’intérêt historiques appliqués par le Canada aux comptes en fiducie de la PNH afin de les reporter sur la valeur actuelle des fonds hypothétiquement conservés dans le compte en fiducie. En ce qui a trait aux investissements présumés, il a déterminé des taux de rendement minimaux de référence fondés sur ce que la PNH aurait pu faire d’autre avec les fonds en question ou, autrement dit, sur le coût d’option :

[traduction]

Si le taux de rendement attendu pour un dollar investi excède celui d’un dollar mis de côté dans le compte en fiducie, alors le dollar sera investi; sinon, il sera mis de côté. Ainsi, chaque fois que les données indiquent que la PNH a consacré des ressources à des investissements, cela veut dire que le taux de rendement attendu du projet concerné était supérieur au taux de rendement prévu pour le compte en fiducie. [Rapport d’Hosios, à la p 28.]

[50]  Dans la mesure où l’indemnisation en equity suppose une analyse rétrospective, le Pr Hosios a utilisé les taux d’épargne historiques réels pour déterminer le coût d’option associé aux occasions d’investissement manquées (par opposition aux taux de rendement qui auraient raisonnablement pu être projetés dans l’avenir au moment où les décisions concernant les dépenses ont été prises). Il a comparé deux taux de rendement différents utilisés comme valeurs de référence afin de produire des estimations des montants d’indemnité à verser pour les occasions d’investissement perdues, à savoir : (1) le taux de rendement des obligations à long terme du gouvernement du Canada; et (2) les taux d’intérêt du compte en fiducie de la PNH (rapport d’Hosios, à la p 28). Le taux des obligations à long terme correspondait à un taux d’intérêt autre que ceux offerts par les comptes en fiducie de la PNH. Le professeur Hosios a fait observer que, dans les manuels d’économie, on utilisait les taux de rendement des obligations à long terme pour illustrer le coût d’option lié aux investissements dans l’économie canadienne (rapport de réfutation d’Hosios, à la p 28). Le taux des obligations à long terme du gouvernement du Canada était inférieur aux taux d’intérêt offerts par les comptes en fiducie de la PNH avant 1969 (ce qui reflétait l’économie réelle du Canada), et il était [traduction] « essentiellement le même » après 1969 (rapport d’Hosios, à la p 28). Le Pr Hosios a expliqué que le rendement de ces obligations à long terme était [traduction] « considérablement moindre que le taux de rendement des capitaux propres au Canada (lequel taux est souvent utilisé comme valeur de référence en ce qui a trait au rendement des investissements commerciaux). Ainsi, le rendement des obligations à long terme du gouvernement fournit une estimation prudente [du] rendement des investissements de la PNH » (rapport d’Hosios, à la p 28).

[51]  Le professeur Hosios était d’avis que le taux d’intérêt du compte en fiducie et le taux des obligations à long terme constituaient tous deux des valeurs à la fois crédibles et prudentes, car, selon son analyse, la PNH n’aurait été susceptible d’investir les revenus dont elle a été privée que dans le cas où, suivant le scénario hypothétique, elle aurait conclu que procéder à des dépenses d’investissement la placerait dans une meilleure situation que de simplement garder cet argent de côté (rapport d’Hosios, à la p 28). Pour que la PNH ait pu en arriver à cette conclusion, il aurait fallu que le rendement des investissements soit plus élevé que les taux d’intérêt des comptes en fiducie ou des obligations du gouvernement du Canada. Les investissements que la PNH aurait réellement faits, ainsi que leurs taux de rendement, étaient inconnus; c’est pourquoi, en appliquant les taux d’intérêt implicitement plus bas aux comptes en fiducie et aux obligations du gouvernement, on obtenait des valeurs prudentes.

[52]  Le Pr Hosios considérait également ses taux de rendement d’investissement établis en tant que valeurs de référence comme des rendements nets après amortissement et frais d’entretien. Il s’agissait là d’un subtil point de divergence entre les méthodologies respectives des experts, mais, au bout du compte, cela ne semblait pas avoir changé grand-chose à leurs estimations de l’indemnité à accorder quant aux investissements. En définissant le coût d’option comme équivalant au rendement net, le Pr Hosios a écarté l’idée selon laquelle l’amortissement devrait être examiné séparément ou faire l’objet d’un calcul distinct :

[traduction]

Un classement des projets d’investissement en fonction de leurs taux de rendement net permet d’établir que les projets affichant un taux de rendement supérieur ou égal au rendement du compte en fiducie peuvent être entrepris de manière profitable [...] De cette façon, l’amortissement est pleinement, bien qu’implicitement, pris en compte. [Rapport de réfutation d’Hosios, à la p 18.]

[53]  Le Pr Hosios a déclaré que son approche axée sur le rendement net était généralement admise en sciences économiques; en témoignait le fait qu’elle était expliquée de manière très détaillée dans des ouvrages universitaires utilisés au premier cycle et aux cycles supérieurs. Il a critiqué le traitement réservé à l’amortissement par les Prs Booth et Kirzner. Ceux-ci ont créé une « valeur comptable » attribuable à des actifs, comme cela se fait en comptabilité, et ils ont ensuite réduit cette valeur comptable pour chaque année selon la méthode de l’amortissement dégressif, comme le veut la pratique qui a cours dans le domaine de la comptabilité relative à l’impôt sur le revenu. Or, ainsi que le Pr Hosios l’a fait remarquer, la PNH ne payait pas d’impôt sur le revenu. Il a donc mis en doute la pertinence de cette méthode, de même que la clarté de ses effets (rapport de réfutation d’Hosios, à la p 19).

[54]  Parmi les « sous-catégories » de dépenses, on trouvait celle intitulée « construction et entretien ». La question qui se posait était de savoir comment traiter cette sous-catégorie particulière de l’historique hypothétique des dépenses, et quel était son lien avec les coûts liés à l’entretien des actifs ou au maintien des projets d’investissement. Les experts n’ont pas traité cette sous-catégorie de la même manière, et chacun désapprouvait la façon de faire de l’autre. Les experts de part et d’autre avaient des explications théoriques à présenter pour justifier leur approche à cet égard. Les montants relatifs à cette sous-catégorie n’étant pas considérables, ils ont sans doute eu peu d’incidence sur les estimations finales. En conséquence, il ne vaut pas la peine de discuter plus à fond de cette question.

[55]  Le Pr Hosios n’a procédé à aucun rajustement particulier en ce qui a trait aux risques liés aux investissements, car selon lui, les taux de rendement minimaux qu’il avait proposés relativement aux investissements présumés étaient déjà suffisamment bas pour tenir compte des risques d'investissement. Tout en concédant que les investissements présumés de la PNH étaient susceptibles de comporter davantage de risques que le compte en fiducie ou les obligations à long terme du gouvernement du Canada, il a insisté sur le fait que, dans l’éventualité où les taux de rendement prévus pour des investissements auraient été supérieurs à ceux attendus des deux autres options, la PNH aurait arrêté son choix sur les investissements. En tenant compte des nombreux investissements choisis selon ce principe, la probabilité que ceux-ci offrent un rendement supérieur à celui du compte en fiducie et des obligations demeurait plus forte que la probabilité que l’inverse se produise (rapport d'Hosios, à la p 29; les calculs mathématiques applicables à cet égard sont précisés par l’expert dans son ouvrage Whitefish: An Economic Primer (2010), 35 Queen’s LJ 679, aux pp 721 et 722 (Pièce 10); transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 21 et 22).

[56]  Comme il l’a fait pour les investissements, le Pr Hosios a recouru au concept du coût d’option afin d’estimer la partie du manque à gagner composée des revenus traités en tant que dépenses de consommation présumées. Il est parti du constat que toute décision de consommer était prise lorsque les avantages perçus d’une consommation immédiate étaient plus importants que les avantages pouvant être tirés de l’épargne. Donc, suivant ce scénario hypothétique, le conseil de bande de la PNH n’aurait autorisé des dépenses de consommation que s’il avait jugé qu’une consommation immédiate était plus avantageuse pour la bande que l’épargne :

[traduction]

[...] Un individu ou un groupe ne prendra délibérément aucune décision ni aucune mesure qui le placerait dans une situation pire que celle où il pourrait se trouver autrement. Par conséquent, s’il a le choix entre les options A et B, l’individu ou le groupe choisira l’option A si elle lui procure un bien-être supérieur à l’option B. Par conséquent, si nous constatons qu’entre ces deux options, le groupe ou l’individu a retenu l’option A, nous pouvons en déduire que son bien-être est plus grand qu’il ne l’aurait été avec l’option B. [Renvoi omis.]

Dans le cas qui nous occupe, si nous constatons que la bande a choisi de consacrer à des biens de consommation une partie des revenus et des actifs dont elle disposait au cours d’une année donnée (option A) et de mettre le reste des fonds de côté (option B), nous pouvons suivre la même logique que celle utilisée précédemment, et conclure que le gain de bien-être résultant des dépenses de consommation surpassait celui qu’on aurait pu obtenir en gardant cet argent dans le compte. [Rapport d’Hosios, à la p 5.]

[57]  Comme dans le cas des investissements manqués, le gain de bien-être qui aurait vraisemblablement pu découler de la consommation sacrifiée ne peut être mesuré directement. En revanche, en se reportant aux éléments de preuve existants, il est possible de procéder à une estimation des valeurs de référence minimales en dollars relativement aux gains qui auraient pu être tirés de l’épargne. Prenons l’exemple d’un groupe X qui aurait fait une dépense de consommation d’un montant de 80 $ un an plus tôt : les avantages procurés par cette dépense devaient avoir été supérieurs au gain de bien-être attendu de cette même somme que l’on aurait épargnée, et à laquelle les taux d’intérêt offerts à l’époque se seraient appliqués (rapport d’Hosios, à la p 6). Le taux d’épargne offert équivaut au coût d’option associé à la consommation ou, autrement dit, à ce qu’on aurait pu faire d’autre avec l’argent.

[58]  Le professeur Hosios a précisé que la valeur réelle des dépenses de consommation qu’aurait faites la PNH — eût elle perçu le manque à gagner, dont elle aurait consacré certaines parties à la consommation — aurait pu être bien plus élevée dans les faits. La valeur que l’on obtiendra au moyen de calculs fondés sur les taux d’épargne offerts sera inévitablement une valeur « minimale », car tout ce que l’on peut inférer d’une décision de consommer, c’est que le gain de bien-être susceptible d’être obtenu en reportant la consommation à une date ultérieure, c’est à dire en épargnant, était alors moins important que le gain attendu d’une consommation immédiate (rapport d’Hosios, aux pp 24 à 27). Dans l’exemple de l’homme affamé, la nourriture peut avoir une valeur incommensurablement élevée; la valeur de quelque chose qui sauve la vie. Quoi qu’il en soit, le Pr Hosios a soutenu que les taux d’intérêt historiques offerts pour les comptes d’épargne étaient des taux de référence à la fois mesurables et prudents dont on pouvait se servir pour estimer la valeur réelle de la consommation sacrifiée, car, en tout temps, ils auraient fait partie des options envisageables pour la PNH en ce qui a trait à l’utilisation de ses fonds (transcription de l’audience, le 8 février 2016, aux pp 55 et 168).

[59]  Les économistes utilisent le terme « taux marginal de substitution », ou « TMS », pour désigner le taux correspondant à la valeur subjective accordée au choix de consommer par le consommateur. Le professeur Hosios a défini le TMS comme un [traduction] « taux de rendement sur l’épargne qui est tel que, par rapport à certains niveaux de consommation — présente et future —, il sera tout simplement indifférent à l’individu ou au groupe concerné d’épargner ou de dépenser une certaine somme d’argent » (rapport d’Hosios, à la p 20). Autrement dit, il y aurait une équivalence parfaite entre les avantages à tirer du placement d’une somme à un certain taux et ceux que l’on obtiendrait en dépensant cette somme, de telle sorte que l’une ou l’autre option procurerait des avantages égaux à l’intéressé, quoique de manière différente. En appliquant le concept de TMS aux habitudes de consommation, le Pr Hosios a souligné encore une fois qu’il s’agissait là d’un modèle économique standard considéré comme un « outil de travail fondamental » dans la profession (rapport d’Hosios, à la p 19). Il a expliqué que l’historique des dépenses de la PNH ne révélait pas le TMS réel pour chaque année. Néanmoins, lorsque le dossier faisait état de dépenses de consommation pour certaines années, le Pr Hosios pouvait en déduire que le TMS de la PNH était supérieur aux options d’épargne qui s’offraient à elle à ce moment-là (rapport d’Hosios, aux pp 26 et 27). Dans le cas contraire, la PNH aurait mis l’argent de côté.

[60]  De l’avis du Pr Hosios, les taux d’intérêt annuels sur l’épargne constituaient donc des approximations prudentes des limites inférieures de la valeur réelle du TMS pour la PNH relativement à chaque année où, à en croire l’historique réel des dépenses, les fonds des comptes en fiducie avaient servi à financer des dépenses de consommation. Quant aux années pour lesquelles le dossier n’indiquait aucune dépense de consommation à partir des comptes en fiducie, le Pr Hosios devait tout de même reporter sur elles les dépenses de consommation relevées pour les années précédentes. Le professeur a tenu pour acquis que des dépenses de consommation devaient tout de même avoir été faites au cours des années visées, mais à partir de revenus ou de ressources autres que les comptes en fiducie. À ses yeux, il n’était pas juste d’appliquer les taux d’intérêt du compte en fiducie à ces années-là aux fins d’un rajustement. Il a donc déterminé que les taux d’intérêt plus faibles généralement offerts aux Canadiens pour les obligations à court terme du gouvernement du Canada représentaient la meilleure valeur de référence de rechange, puis il a appliqué les taux en question (rapport d’Hosios, aux pp 27 et 33). Étant donné que le calcul d’une indemnité en equity nécessite une analyse rétrospective, le Pr Hosios a utilisé les taux d’intérêt réels du compte en fiducie ainsi que le taux de rendement réel des obligations à court terme du gouvernement du Canada pour chaque année donnée (rapport d’Hosios, aux pp 21, 24 et 25).

[61]  Suivant son approche axée sur le TMS, le Pr Hosios a posé l’hypothèse que les décisions présumées en matière de dépenses de la PNH ou du ministère des Affaires indiennes auraient été prises de façon à servir au mieux les intérêts de la PNH. Cette hypothèse tenait compte aussi bien du cadre institutionnel que des principes économiques établis :

[traduction]

Mon appréciation des décisions de la bande en matière d’épargne, de consommation et d’investissement repose sur les prémisses suivantes : (i) ces décisions ont été prises dans l’intérêt de la bande (c’est le principe directeur appliqué par AANC en ce qui concerne l’approbation des dépenses de fonds détenus en fiducie); et (ii) elles sont conformes à ce que nous savons des décisions réelles prises par la bande au fil des ans en matière d’épargne, de consommation et d’investissement. [Rapport d’Hosios, à la p 8.]

[62]  Ainsi que nous le verrons un peu plus loin, les Prs Booth et Kirzner ont adopté la position (basée sur les travaux universitaires de l’économiste et professeur Ken Arrow) voulant que l’approche axée sur le TMS ne fonctionne que pour la prise de décisions individuelles et ne puisse s’appliquer aux décisions prises collectivement par un groupe. Lorsque contre-interrogé au sujet de son hypothèse, laquelle constituait un élément fondamental de sa méthodologie, Pr Hosios a répondu ce qui suit :

[traduction]

Nous savons que la bande a pris, avec succès, des décisions collectives pendant la période allant de 1942 à 2016, soit la période qui nous intéresse. J’ai également décrit hier certaines contraintes, tant de nature financière qu’en matière de gouvernance, qui sont imposées à l’égard des décisions de la bande et qui remettent en question la pertinence des conclusions d’Arrow. Les rapports des experts ne contiennent aucun élément de preuve permettant de croire que les décisions de la bande n’ont pas été prises dans son intérêt et dans celui de ses membres, comme y est tenu le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien ainsi que le chef et le conseil de la bande. Par conséquent, je suis convaincu que la méthode utilisée pour estimer l’indemnité relative aux possibilités de consommation manquées, que j’ai décrite hier, est tout à fait appropriée. [Transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 3 et 4.]

[63]  Le Pr Hosios était également d’avis que, lorsqu’elle était calculée de cette manière, la valeur de l’indemnité estimée, qui augmentait au fil du temps, était conforme aux principes économiques. Il a expliqué que la théorie économique accordait à la consommation différée une valeur qui allait au-delà du simple ratio de remplacement de 1:1. Le report d’une occasion de consommer représente en effet une perte de telle nature qu’un individu doit pouvoir s’attendre à la réalisation d’un gain futur pour être prêt à l’accepter :

[traduction]

Le principe qui sous-tend l'arbitrage entre consommation immédiate et consommation future est que, toutes choses étant égales par ailleurs, les individus préféreront consommer une unité supplémentaire d’un bien aujourd’hui plutôt que de consommer cette même unité supplémentaire dans l’avenir. En d’autres termes, les individus sont généralement impatients, de sorte que, s’ils se voient contraints de reporter la consommation, ils se retrouveront dans une situation moins avantageuse. La perte de bien-être découlant de la consommation reportée peut toutefois être compensée par une augmentation du volume de consommation future. [Rapport d’Hosios, à la p 14.]

[64]  Le Pr Hosios a justifié l’approche axée sur le TMS en tant que méthode pouvant vraisemblablement permettre de définir la perte supplémentaire causée par le fait d’avoir à différer les bénéfices associés à la consommation :

[TRADUCTION]

En ce qui a trait à des niveaux de consommation actuelle et future donnés, le taux marginal de substitution nous renseigne sur la proportion dans laquelle le volume des dépenses de consommation futures doit être augmenté pour compenser exactement chaque dollar de consommation non dépensé aujourd’hui. [Italiques dans l’original; rapport d’Hosios, à la p 20]

[65]  Pour chaque année de la période comprise entre 1942 et 2014, le Pr Hosios a déterminé des valeurs « minimales » de TMS pour la PNH en se fondant sur les données historiques concernant les taux d’intérêt que celle-ci aurait pu percevoir sur les fonds placés dans ses comptes en fiducie. Pour en arriver à ses estimations finales, il s’est servi des taux de rendement sur l’investissement qu’il avait déterminés ainsi que des valeurs des TMS liés aux dépenses de consommation en tant qu’indicateurs du coût d’option associé, année après année, aux hypothétiques investissements et dépenses de consommation sacrifiés. Il a appliqué les taux d’intérêt réels offerts chaque année par le compte en fiducie aux sommes hypothétiquement placées dans celui-ci, après quoi il a additionné les valeurs obtenues pour l’ensemble des sommes placées dans le compte, des investissements et des dépenses de consommation sacrifiés afin de parvenir à ses estimations de la valeur actuelle de l’indemnité à accorder.

[66]  En effectuant des calculs au moyen de son modèle et à l’aide des montants mis à jour figurant dans l’annexe A aux présents motifs, le Pr Hosios a recouru à 24 différentes hypothèses de départ liées à diverses façons de traiter les investissements, les versements aux membres ayant quitté la communauté, les retraits « résiduels » et le moment où les opérations avaient eu lieu au cours de l’exercice (rapport d’Hosios, aux pp 33 à 36 et 43 à 47, et dans les tableaux B 2 et B-3). Il souhaitait ainsi démontrer l’adaptabilité de son modèle à diverses hypothèses. Pour ce qui est des investissements, il a comparé les résultats en utilisant deux différents taux de rendement de référence, à savoir les taux d’intérêt connus des obligations à long terme (10 ans ou plus) du gouvernement du Canada (c.-à-d. le rendement généralement offert aux épargnants canadiens); et les taux d’intérêt connus du compte en fiducie de la PNH (rapport d’Hosios, aux pp 33 et 46 à 47).

[67]  Quant aux différents modes de traitement possibles des montants hypothétiquement plus élevés qui auraient pu avoir été versés aux « membres ayant quitté la communauté » si la PNH avait perçu le manque à gagner au moment voulu, le Pr Hosios a comparé les résultats obtenus en fonction de prémisses selon lesquelles : a) un ratio présumé de 80/20 entre les dépenses de consommation et l’épargne s’appliquerait aux hausses des montants en question (rapport d’Hosios, aux pp 3 et 33; ratio fondé sur une méthode utilisée dans d’autres affaires relatives à des Premières Nations); b) les montants correspondant à ces hausses n’auraient pas été versés aux membres ayant quitté la communauté, mais auraient plutôt été répartis de façon proportionnelle dans les autres catégories de dépenses; et c) aucune indemnité ne serait accordée pour ces présumés montants de versements augmentés (rapport d’Hosios, aux pp 33, 34, 46 et 47).

[68]  Pour ce qui est des dépenses « résiduelles », le Pr Hosios a proposé deux scénarios divergents suivant lesquels toutes les dépenses « résiduelles » étaient présumées : a) avoir été consacrées à des investissements; ou b) avoir consisté en des dépenses de consommation (rapport d’Hosios, aux pp 35, 46 et 47). Enfin, le professeur a appliqué un taux de rendement des investissements (soit le taux de rendement des obligations à court terme du gouvernement du Canada) à tous les fonds transférés au moment de la mise en œuvre du traité, en 2011.

[69]  Les montants des indemnités estimées au moyen de ces 24 scénarios se situaient dans une fourchette de 12 842 514 $ à 14 848 282 $ (rapport d’Hosios, aux pp 44, 46 et 47).

[70]  Pour parer à la critique voulant que son approche ait donné les mêmes résultats que ceux que l’on aurait obtenus en appliquant au manque à gagner les taux d’intérêt du compte en fiducie, le Pr Hosios a précisé que les montants de la fourchette qu’il avait définie étaient moins élevés que ceux que l’on aurait obtenus en se bornant à appliquer les taux des comptes en fiducie. Cela s’expliquait par le fait qu’il avait procédé à son analyse des habitudes de consommation de la PNH et des occasions manquées qui y étaient associées, en tenant compte non seulement des taux d’intérêt du compte en fiducie, mais aussi des taux d’intérêt — pour la plupart moins élevés — des obligations à court et à long terme du gouvernement du Canada en tant qu’indicateurs des valeurs de TMS et des taux d’investissement (rapport de réfutation d’Hosios, à la p 21; voir également les paragraphes 50 et 60 ci-dessus). Il a également employé certains scénarios où les versements faits aux membres ayant quitté la communauté avaient été traités de telle manière à exclure une partie du manque à gagner du calcul de l’indemnité.

4.  Rapport et témoignages des experts de l’intimée, les professeurs Eric Kirzner et Laurence Booth

[71]  Les Prs Booth et Kirzner ont reçu comme instruction d’interpréter l’arrêt Whitefish d’un point de vue économique afin de réaliser une estimation des pertes subies par la PNH (rapport de Booth-Kirzner, à la p 4). Ils ont donc entrepris d’estimer la situation dans laquelle la PNH se retrouverait aujourd’hui si la Couronne n’avait pas commis de manquement, en se fondant pour cela sur les éléments de preuve historiques attestant des activités d’investissement de la PNH. Le Pr Booth a exposé les choses ainsi :

[TRADUCTION]

[...] les impondérables constituent selon moi le thème prédominant qui ressort de la décision du juge Laskin. Qu’ont-elles fait? Quelles sont les données à utiliser? Je vous prie de bien vouloir me dire ce que les bandes ont fait. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 27.]

[72]  Les professeurs ont conclu que le juge Laskin [traduction] « a donné des indications sur ce qui, à son avis, était important », dont l’Acte des Sauvages de 1886, les dispositions de la cession portant sur la distribution immédiate des fonds, et les dépenses consacrées à des éléments qui constituaient des [traduction] « investissements de capitaux » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 98 à 102). Ils en ont conclu qu’il fallait exclure les dépenses de consommation présumées du calcul de l’indemnité. Leur modèle prévoyait une indemnité pour les dépenses en immobilisations présumées. Cet aspect sera approfondi plus loin dans les présents motifs.

[73]  Ensuite, usant de leur expertise, les deux experts sont allés plus loin que les exemples d’investissement mentionnés dans l’arrêt Whitefish, pour considérer comme des [traduction] « investissements » toutes les dépenses figurant dans l’historique des dépenses de la PNH qui auraient, selon eux, généré des profits dans l’avenir. Ils ont utilisé l’expression [traduction] « investissement social » afin de recouvrir cette conception plus large des investissements. À l’instar du Pr Hosios, ils ont créé un historique hypothétique des dépenses et de l’épargne en fonction des éléments de preuve relatifs aux dépenses faites à partir des comptes en fiducie réels de la PNH et des sommes placées dans ceux-ci au cours des années visées (transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 103 à 106). 

[74]  Les professeurs ont eu soin d’expliquer certaines difficultés qu’ils avaient rencontrées au moment de déterminer ce qui a aurait vraisemblablement pu se produire n’eût été le manquement. Ils ont précisé qu’en règle générale, les décisions des individus en matière de dépenses étaient prises d’une façon qui n’était pas entièrement rationnelle ni judicieuse sur le plan financier. Par exemple, ils étaient enclins à ne pas tenir suffisamment compte des effets de l’inflation (un phénomène désigné en tant qu’[traduction] « illusion monétaire »; rapport de Booth Kirzner, aux pp 15 à 20). Ainsi que le Pr Booth l’a précisé dans son témoignage, [traduction] « [...]  si de l’argent est transféré dans leur compte en vue d’être dépensé, ô surprise, les gens auront tendance à le dépenser » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 40). En somme, on avait tendance à traiter les intérêts gagnés comme s’ils étaient pleinement disponibles pour dépenser, et à dépenser tout l’argent. Pour corriger le problème, une partie des revenus du capital ayant produit des intérêts devait être mise de côté chaque année ou réinvestie pour que l’on puisse maintenir son pouvoir d’achat. Les professeurs ont toutefois observé que la Loi sur les Indiens exigeait que tous les intérêts accumulés dans le compte en capital soient transférés dans le compte de revenu. En réalité, cela amplifiait l’effet d’illusion monétaire en encourageant les dépenses (dont la plupart auraient été des dépenses de consommation, vu la pauvreté de la bande), plutôt que de préserver la valeur monétaire du compte en capital. Leur conclusion était la suivante :

[traduction]

Déterminer le coût d’option en ayant à tenir compte de l’illusion monétaire, de la catégorisation erronée du revenu et de la variété d’options possibles en matière de véhicules d’épargne exige la sagesse de Salomon. [Rapport de Booth-Kirzner, à la p 20.]

[75]  Cela dit, les deux professeurs ont soutenu que [traduction] « l’application des principes économiques de base [leur] permet[tait] de venir à bout d’une partie des problèmes » (rapport de Booth Kirzner, à la p 20). Ils ont souligné que, selon un principe économique (appuyé par les statistiques canadiennes), à mesure que leur revenu augmente, les gens ont tendance à consacrer une plus grande proportion de leur revenu à l’épargne et aux investissements, l’inverse étant que [traduction] « les personnes désespérément démunies dépensent une plus grande part de chaque dollar de revenu supplémentaire que les milliardaires » (rapport de Booth Kirzner, aux pp 23 à 29). En d’autres termes, les personnes pauvres consacrent aux dépenses de consommation une plus grande part de chaque dollar de revenu supplémentaire que les personnes ayant des niveaux supérieurs de revenu discrétionnaire.

[76]  Le Pr Kirzner a fait remarquer que, dans le cas des dépenses de consommation, les multiplicateurs utilisés dans leurs calculs de l’indemnité en equity fonctionnaient à l’inverse; c’est à-dire que, chez les Premières Nationsenregistrant des niveaux de consommation plus élevés, les multiplicateurs étaient inférieurs, alors que chez celles dont les niveaux de consommation étaient moins élevés, les multiplicateurs étaient supérieurs :

[traduction]

Pour ce qui est des bandes qui obtiennent des multiplicateurs moins élevés, cela s’explique notamment par le fait qu’elles avaient — le pourcentage de leurs dépenses de consommation était plus élevé, ce qui signifie que les bandes les plus pauvres à l’époque du manquement recevront un multiplicateur moins élevé que les bandes plus riches. Maintenant, j’ignore si c’est — on pourrait voir cela comme un paradoxe. Je m’en tiens seulement à mes observations, voyez-vous, et c’est la réalité : en fonction des impondérables, il est possible que des bandes — les bandes moins nanties se voient attribuer des multiplicateurs inférieurs à ceux des bandes plus riches. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 5.]

[77]  Il a souligné qu’après analyse des bilans du compte de revenu et du compte en capital pour toute la période visée, il s’était avéré que les dépenses de consommation de la PNH comptaient pour environ 85 % de ses dépenses (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 6). Ce pourcentage était conforme à la tendance économique selon laquelle, en situation de pauvreté, une part proportionnellement plus élevée des dépenses allait à la consommation.

[78]  Les professeurs ont expliqué qu’aux yeux des économistes, l’investissement ne se limitait pas aux investissements financiers traditionnels, mais comprenait également les investissements dans les infrastructures, dans les entreprises ou dans le capital humain ou social, qui seraient susceptibles de procurer à la PNH des avantages à plus long terme :

[traduction]

[...] nous incluons non seulement l’épargne classique, qui correspond à des investissements dans des obligations du gouvernement ou d’autres valeurs mobilières, mais aussi d’autres formes d’investissements, par exemple l’achat de biens durables comme des maisons; l’investissement réel dans des actifs productifs comme de la machinerie et de l’équipement; et l’investissement dans le capital humain.

[79]  Dans le cadre de leur analyse des comptes en fiducie, les Prs Booth et Kirzner ont défini les investissements autres que le [traduction] « [c]ompte en capital ou les investissements traditionnels » en tant qu’« investissements sociaux ou économiques » (caractères gras dans l’original; rapport de Booth-Kirzner, aux pp 10 et 21; par souci de simplicité, j’utiliserai « investissement social » pour faire référence à l’« investissement social ou économique »). Ils ont défini trois sous-catégories d’investissement social : l’investissement dans les infrastructures, l’investissement commercial et l’investissement dans le capital humain. Ils ont ensuite conclu que [traduction] « [c]es trois types de dépenses d’investissement [étaient] considérés comme ajoutant au capital productif de la bande » (rapport de Booth-Kirzner, aux pp 10, 11 et 21). Pour illustrer à quel point ils avaient accordé une large portée à l’investissement social, le Pr Booth a cité quelques exemples, parmi lesquels l’encaustique pour planchers, car elle améliorait la qualité d’une maison; et les achats de lunettes et les visites médicales, car ils contribuaient à [traduction] « une main-d’œuvre en santé, motivée et instruite » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 105).

[80]  Ils ont précisé comme suit la distinction à faire entre les investissements et la consommation :

[traduction]

En principe, tout ce qui génère des profits au-delà d’un simple horizon d’un an est capitalisé ou traité comme un investissement créant un élément d’actif. Nous distinguons donc entre la consommation, qui ne procure aucun profit au-delà d’une année, et les dépenses, qui en génèrent. [Rapport de Booth-Kirzner, à la p 21.]

[81]  Dans une note de bas de page accompagnant cette déclaration, on pouvait lire :

[traduction]

9 Même cette définition n’est pas si catégorique, dans la mesure où, pour un homme affamé, de l’argent supplémentaire à dépenser pour de la nourriture représente un investissement, puisque celle-ci lui permettra de vivre et que, de ce point de vue, elle génère une valeur future. Quoi qu’il en soit, il s’agit là de la catégorisation normalisée. [Rapport de Booth-Kirzner, à la p 21.]

[82]  Au cours de son témoignage, le Pr Booth a également fourni les explications suivantes :

[traduction]

[...] pour un économiste ou un comptable, le capital est tout élément dont on tirera des services dans l’avenir, par opposition aux dépenses ou à la consommation, qui ne génèrent aucune valeur future pour une entité. Techniquement parlant, voilà où réside la différence. Certains y trouveront à redire. Je me reporte à ce que nous avons dit dans notre témoignage — pour l’homme affamé, un repas ne représente pas une dépense de consommation. C’est en fait [un] investissement, car si on ne mange pas, on mourra. Et, exactement comme vous le disiez, l’économie de subsistance est le lamentable lot de certaines bandes. Parfois, cela tient davantage du capital. Mais, en tant que comptables, c’est la définition que nous utilisons. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 107.]

[83]  En contre-interrogatoire, le Pr Booth a apporté des précisions au sujet de l’approche [traduction] « libérale » adoptée par son collaborateur, le Pr Kirzner, et lui-même au moment de déterminer les éléments constituant des dépenses d’investissement, et du caractère potentiellement problématique d’un recours à la définition technique courante du terme « consommation » :

[traduction]

[...] nous avons adopté une approche extrêmement libérale pour tenter de dégager des éléments qui auraient peut-être pu générer des gains futurs, mais nous sommes limités par les habitudes de consommation réelles de la bande.

Q    Au sujet de votre approche libérale pour trouver quoi que ce soit qui aurait pu produire des gains futurs, vous avez précisé, dans votre témoignage direct, que pour une personne qui meurt de faim, la nourriture peut être considérée comme un investissement?

R    C’est exact. Car autrement, on meurt. Voilà l’aspect problématique. C’est – je ne prétends pas que la définition courante de la consommation et des investissements est bonne, mais elle constitue la norme. L’épargne donne lieu à des avantages futurs. Et vous avez tout à fait raison : si vous êtes absolument affamé, un repas prolongera essentiellement votre vie, et des gains futurs en découleront. Mais vous avez quand même dépensé l’argent; c’est-à-dire que vous ne l’avez plus. Telle est la consommation.

[...] Il nous faut classer les données dans des catégories pour pouvoir comprendre de quelle manière les individus fonctionnent dans une économie. Ce sont les extrêmes qui posent problème. Et dans un cas extrême, nous pouvons considérer un repas pour un homme affamé, ou un verre d’eau pour une personne qui meurt de soif, comme étant — comme un investissement, en pratique. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 177 à 179.]

[84]  Les professeurs ont aussi déterminé que 15 % de certains paiements ayant été faits à des individus à partir du compte en fiducie (c.-à-d. 15 % des [traduction] « [v]ersements », « [v]ersements d’intérêts », « [d]ivers » et « [s]alaires et traitements ») auraient été investis de manière avantageuse pour la PNH dans son ensemble. Ils ont donc attribué ces 15 % à l’investissement social, et traité les 85 % restants comme des dépenses de consommation (rapport de Booth Kirzner, aux pp 32 et 34). Les deux professeurs ont justifié ces pourcentages par les statistiques canadiennes concernant les groupes à faible revenu (rapport de Booth-Kirzner, aux pp 24 à 28 et 34). Ils ont traité les « mariages et transferts de statuts de membre », les « émancipation[s] » et les [traduction] « [a]ctivités de loisirs et fête[s] » comme des dépenses de consommation, qui n’étaient donc pas indemnisables (transcription de l’audience, le 12 février 2016, à la p 28).

[85]  Au moment d’établir les taux de rendement sur les investissements sociaux et l’épargne, les Prs Booth et Kirzner ont appliqué le principe du coût d’option, avec quelques réserves toutefois. Comme ils le mentionnaient dans leur rapport : [traduction] « [...] sur ce point, nous sommes généralement d’accord avec le professeur Hosios », si ce n’est du fait qu’ils n’avaient attribué aucune valeur future à la consommation (rapport de Booth-Kirzner, à la p 22). Bien qu’étant favorables à l’application du coût d’option aussi bien à la consommation qu’à l’investissement, ils ont accordé une indemnité uniquement pour l’investissement, car celui-ci aurait pu rapporter des gains pendant une période plus longue qu’un an, alors que, par définition, ce n’était pas le cas pour la consommation. Ainsi qu’ils l’ont expliqué : 

[TRADUCTION]

Si le taux d’intérêt sur l’épargne est de 5 %, et que nous ne relevons aucune épargne, mais 100 % de dépenses de consommation, la conclusion qui s’impose est qu’une valeur plus grande est associée à la consommation immédiate qu’à l’épargne, de telle sorte que le coût d’option est supérieur au taux d’intérêt du marché de 5 %. Bien que nous n’ayons attribué aucune valeur future à cette consommation, la même logique s’applique de façon générale à ces autres formes d’investissement. [Rapport de Booth-Kirzner, à la p 22.]

[86]  Ainsi, les Prs Booth et Kirzner ont conclu que, pour que la PNH ait investi ailleurs que dans les comptes en fiducie, la valeur d’un tel choix d’investissement devait [traduction] « généralement » être plus importante que le rendement sur l’épargne :

[traduction]

Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’absence d’épargne classique au moyen d’un compte d’investissement offrant un taux de rendement de 5 % suppose que le coût d’option associé à ces autres formes d’investissement est supérieur à 5 %.

En utilisant ainsi le taux d’intérêt objectif, on obtient généralement un taux de rendement minimal qui nous permet d’ajuster les valeurs d’autrefois à la valeur d’aujourd’hui. [Italiques dans l’original; rapport de Booth-Kirzner, à la p 22.]

[87]  Les professeurs ont également appliqué certaines restrictions au principe général du coût d'option (leur opinion divergeait ici de celle du Pr Hosios). En effet, ils ont souligné la nécessité d'examiner de façon plus approfondie : (1) les facteurs d'amortissement et de détérioration; (2) les dépenses qui permettent d’entretenir les immobilisations, mais ne génèrent aucune valeur future supplémentaire (par exemple l’entretien); et (3) les motivations « non financières » (rapport de Booth-Kirzner, à la p 22).

[88]  S’agissant de l’amortissement, les deux experts ont déclaré avoir recouru à la méthode dite de l’« amortissement dégressif» (rapport de Booth-Kirzner, à la p 35), sans toutefois donner de détails sur la manière dont ils avaient intégré les trois précédentes restrictions à leur calcul des taux de rendement des dépenses d’investissement social présumées. Ils ont indiqué avoir usé de leur expertise de la manière suivante : 

[TRADUCTION]

[...] nous avons passé en revue et analysé des ouvrages économiques, financiers ou portant sur le bien-être ou d’autres décisions judiciaires et d’autres sources en ce qui a trait aux taux de rendement appropriés relativement aux dépenses d’investissement social. Nous avons également élaboré un modèle pour l’application des taux de croissance appropriés aux différentes catégories d’investissements sociaux. [Rapport de Booth-Kirzner, à la p 31.]

[89]  Les Prs Booth et Kirzner ont relevé trois sous-catégories d’investissement social et estimé les taux de rendement « réels » (c.-à-d. après érosion attribuable à l'inflation) associés à chacune d’entre elles : 4,5% pour les investissements dans les infrastructures; 8,2 % pour les investissements commerciaux; et 8 % pour l’investissement dans le capital humain (rapport de Booth-Kirzner, à la p 34). Ils ont ensuite ajusté ces taux réels à l’aide des données historiques sur l’inflation (dont l’indice des prix à la consommation) pour en arriver à des taux d’intérêt nominaux à utiliser dans le cadre de leur modèle (rapport de Booth-Kirzner, à la p 34). C’est ainsi qu’ils ont pu déterminer les [traduction] « taux de croissance de la valeur sociale » précisés à l’annexe F de leur rapport (rapport de Booth-Kirzner, aux pp 81 et 82). Pour ce qui est des 15 % des fonds transférés à des individus ayant été traités comme des investissements, les deux professeurs ont appliqué à leur égard la moyenne des trois taux de rendement établis pour les trois sous-catégories d’investissement social (rapport de Booth-Kirzner, à la p 36).

[90]  Les deux professeurs ont également attribué les taux d'amortissement correspondants (selon la méthode de l’amortissement dégressif) de la manière suivante : amortissement des investissements dans les infrastructures : 3,0 % (durée de vie de 33,3 ans); amortissement des investissements commerciaux : 10 % (durée de vie de 10 ans); et amortissement de l’investissement dans le capital humain : 8 % (durée de vie de 12,5 ans) (rapport de Booth-Kirzner, à la p 35).

[91]  Pour élaborer leur modèle, les Prs Booth et Kirzner ont commencé par calculer les habitudes historiques de dépenses de la PNH entre 1942 et 2014 au chapitre de la consommation, de l’investissement social, de l’argent transféré à des individus et des fonds placés dans le compte en fiducie. Pour chaque année, ils ont ensuite calculé la part des dépenses consacrées à chacune de ces catégories par la PNH, puis ils s’en sont servi afin de créer un historique hypothétique des dépenses consacrées à l'épargne, aux investissements et à la consommation pour ce qui est des revenus présumés et des revenus réels (rapport de Booth Kirzner, à la p 34). Ils ont réalisé leurs calculs en se fondant sur un dollar pour chaque date d’enregistrement des revenus présumés ou réels, pour ensuite générer des multiplicateurs afin d’obtenir les montants réels. Dans la section suivante, il sera question des différences entre la façon dont les deux professeurs et le Pr Hosios ont respectivement traité les comptes en fiducie et calculé les pourcentages des dépenses.

[92]  En ce qui concerne les investissements présumés, les professeurs ont appliqué les taux de rendement et d’amortissement qu’ils avaient calculés (rapport de Booth-Kirzner, aux pp 34 et 35). Et pour ce qui est de l’épargne présumée, c’est-à-dire les fonds placés dans les comptes en capital et de revenu présumés, ils ont appliqué les taux de rendement historiques des comptes en fiducie (rapport de Booth-Kirzner, à la p 33). Ils ont exclu toutes les dépenses de consommation présumées de leur estimation de l’indemnité (rapport de Booth-Kirzner, aux pp 33 et 36). En mettant en application leur modèle et en combinant les valeurs calculées pour chaque catégorie d’investissements et d’épargne présumés, les Prs Booth et Kirzner ont été en mesure de calculer la valeur nette cumulative des revenus présumés et des revenus réels en date du 31 décembre 2014, pour, au final, recommander un montant d’indemnité de 2 942 383,45 $ (rapport de Booth Kirzner, aux pp 36 à 39).

5.  Points de désaccord entre les experts

a)  Opinions divergentes au sujet des indications fournies dans l’arrêt Whitefish

[93]  Le plus important point de désaccord entre les deux parties expertes avait trait à la question de savoir si l’arrêt Whitefish contenait des directives qui les appelaient à inclure les dépenses de consommation présumées dans le calcul de l’indemnité pour la période visée ou, au contraire, à les en exclure. Cette divergence expliquait également en très grande partie les écarts entre leurs estimations finales de l’indemnité à accorder.

[94]  Les Prs Booth et Kirzner ont conclu qu’ils étaient tenus, aux fins de l’évaluation de l’indemnité à accorder pour la perte d’occasion, d’examiner l’historique des dépenses de la PN, les conditions de la cession et les dispositions de la Loi sur les Indiens afin de tenir compte des éventualités réalistes qui pouvaient en découler. Le Pr Booth a également conclu que, d’après les indications du juge Laskin, les dépenses de consommation ne devaient pas entrer dans le calcul de l’indemnité (transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 98 à 102). Il a expliqué ce qui suit :

[traduction]

[...] [le juge Laskin], dans sa décision, n’aurait pas attiré l’attention sur le fait que la Loi sur les Indiens et la cession prévoyaient qu’au plus 10 pour cent des fonds pouvaient être distribués aux membres, pour ensuite affirmer que les experts auraient dû se fonder sur les 90 pour cent restants, et non sur la valeur du manquement. S’il a jugé cette précision importante, c’est uniquement en raison du fait qu’à son avis, les 10 % des fonds ayant été distribués ne devaient pas être inclus dans le calcul de l’indemnité.

Donc, nous en avons tenu compte. Nous avons également examiné d’autres déclarations du juge qui reprenaient presque textuellement les dispositions de la Loi sur les Indiens :

« Le gouverneur général peut prescrire quel pourcentage devra être mis de côté pour faire face aux frais occasionnés par l'administration des réserves, terres, propriétés et deniers, et par la confection ou la réparation des chemins, et pour acquitter la contribution payable aux écoles. »

Le juge Laskin a également reproché aux avocats de la Couronne leur affirmation selon laquelle l’argent aurait été dilapidé. Et je pense que c’est -- et il a dit plutôt : écoutez, il est parfaitement raisonnable de tenir compte du fait qu’au fil des ans, la bande aurait dépensé au moins une partie des intérêts gagnés sur ses placements en capital [...]

[Après une référence au paragraphe 110 de Whitefish :] [...] nous avons interprété cela comme une déclaration selon laquelle les arguments du ministère public — à savoir que l’argent avait été dilapidé et n’avait dès lors aucune valeur — n’étaient pas réalistes. Une partie des dépenses aurait plutôt été consacrée à des éléments qui auraient généré une valeur future pour la bande [...] donc, selon notre interprétation, le sens à donner à ces deux passages de l’arrêt Whitefish est qu’il ne fallait accorder aucune valeur aux dépenses de consommation. Mais nous devons tenir compte de ce à quoi la bande a véritablement consacré ces sommes, et surtout, comme le juge l’a affirmé, de ces autres éléments tels que l’investissement en capital. [Aux pp 100 à 102.]

[95]  Les professeurs ont pris note du fait que le juge Laskin a rejeté les positions extrêmes et diamétralement opposées des parties à l’instance, à savoir : que les fonds qui auraient dû être perçus seraient demeurés intacts dans le compte en fiducie de la bande, où ils auraient rapporté des intérêts composés jusqu’à la date du procès (soit la position de la bande de Whitefish Lake); et que l’argent « aurait probablement été dilapidé dans un délai raisonnable » (soit la position de la Couronne en tant que défenderesse; Whitefish, aux para 101 à 103). Les Prs Booth et Kirzner ont trouvé particulièrement éclairant le paragraphe 106 de l’arrêt Whitefish, où le juge Laskin a formulé les observations suivantes :

[traduction]

La Couronne nous demande également de tenir pour acquis que, l’eût-elle perçu, Whitefish aurait « utilisé à des fins de consommation » le montant de 31 600 $, ce qui voudrait dire, d’après ce que j’en déduis, qu’elle aurait dépensé cet argent pour des articles d’usage courant ne présentant aucun potentiel de revenus et n’entraînant aucun avantage à long terme pour la bande et ses membres. Néanmoins, il semble tout aussi vraisemblable que Whitefish ait pu utiliser une partie de l’argent pour acheter de l’équipement agricole, ou pour construire des routes, des ponts ou encore des maisons et des écoles sur la réserve. En ce qui concerne ces dépenses en immobilisations, il peut s’avérer nécessaire de recourir à l’intérêt composé comme valeur de référence pour déterminer la juste valeur de l’indemnité à accorder à Whitefish.

Dans ce paragraphe, la Cour d’appel a semblé faire référence aux dépenses de consommation en tant que dépenses consacrées aux besoins courants de la vie quotidienne, qui ne présentent aucun potentiel de revenus ni ne procurent aucun avantage à long terme. Le juge Laskin a ensuite fait valoir la possibilité, tout aussi vraisemblable, qu’une partie des fonds puissent être consacrés à des actifs immobilisés comme de l’équipement agricole, des routes, des ponts, des maisons et des écoles, qui justifiaient une indemnisation en equity tenant compte de l’intérêt composé. La conclusion que les professeurs ont tirée de cette interprétation du juge était qu’il n’y avait pas lieu d’accorder une indemnité fondée sur l’equity pour les dépenses de consommation. Ils en ont également déduit que la Cour mettait en opposition les dépenses en immobilisations, qui procuraient des avantages à long terme, et rapportaient par conséquent de l'intérêt composé, et les dépenses de consommation, dont ce n’était pas le cas.

[96]  Les professeurs ont également trouvé matière à appuyer leur interprétation aux paragraphes 103, 110, 111 et 132 de l’arrêt Whitefish, où le juge Laskin a employé le terme « réduction » en ce qui a trait aux « éventualités réalistes » :

[traduction]

Toutefois, il ne s’ensuit pas pour autant que Whitefish a droit au capital et à l’intérêt accumulés pendant 120 ans. Cela ne serait pas non plus justifié. Je ferais plutôt mienne l’approche que le juge Collier a adoptée dans la décision Guerin, et que la Cour suprême du Canada a plus tard approuvée, et je réduirais le montant accordé à Whitefish afin de prendre en compte les éventualités réalistes.

[...]

Deuxièmement, pour la détermination du montant de l’indemnité en equity auquel a droit Whitefish, j’estime qu’il est tout à fait approprié de tenir compte du fait qu’au fil des ans, la bande aurait probablement dépensé au moins une partie des intérêts gagnés sur son investissement en capital d’un montant de 28 440 $ [renvoi omis], et peut-être même une partie du capital lui-même. Il s’agit là d’une des éventualités réalistes devant être prises en compte si l’indemnité accordée doit effectivement être « juste et proportionnée », ainsi que Whitefish a admis qu’elle devait l’être. Le montant — d’environ 23 millions de dollars — que Whitefish demande à la Cour de lui accorder devra inévitablement être réduit de manière à tenir compte des éventualités réalistes.

Encore une fois, la décision rendue dans Guerin est éclairante. Dans cette affaire, le juge de première instance avait tranché qu’un lotissement résidentiel représentait l’utilisation la plus avantageuse possible des terres cédées de la bande. Or, au moment de déterminer le montant de l’indemnité en equity qu’il convenait d’accorder, le juge de première instance n’a pas présumé que la bande aurait voulu aménager ces terres de la façon la plus avantageuse possible. Il a plutôt réduit ce montant afin de tenir compte des éventualités réalistes qu’aurait supposées cet aménagement en lotissement. [...]

[...]

À mon avis, le juge de première instance a commis une erreur de principe en n’accordant à Whitefish aucune indemnité en equity pour la perte de possibilités d’investissement qu’elle a subie en raison du manquement de la Couronne à son obligation de fiduciaire. Whitefish a droit à une indemnité qui soit mesurée en fonction du montant des revenus que la juste valeur de ses droits de coupe aurait générés dans le compte en fiducie administré à son profit par le gouvernement, mais qui soit également réduite de façon à tenir compte des éventualités réalistes. [Italiques ajoutés.]

[97]  Bien que le juge Laskin n'ait pas précisé le sens qu’il donnait au terme « réduction », l'intimée et ses experts ont utilisé celui-ci afin d’étayer leur interprétation voulant que la part du manque à gagner qui serait consacrée à des dépenses de consommation présumées ne doive donner lieu à aucune indemnité. En effet, les dépenses ouvrant droit à indemnisation se limitaient aux investissements susceptibles de générer une valeur future. Le montant de l’indemnité en equity à verser serait par conséquent « réduit » du fait de l'exclusion des dépenses de consommation présumées.

[98]  Étant donné que, dans l’affaire Whitefish, le dossier d’instruction ne contenait pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre à la Cour d'appel de déterminer le montant de l’indemnité en equity qui convenait, le juge Laskin a renvoyé l’affaire devant le tribunal de première instance afin que celui-ci tienne compte des « éventualités réalistes » en ce qui a trait aux comptes en fiducie de la bande de Whitefish Lake (Whitefish, aux para 129 et 132). Ainsi que le professeur Kirzner le résume ci-après, les Prs Booth et Kirzner ont vu dans cette conclusion des directives à suivre :

[traduction]

D’après l’interprétation que j’en fais, il s’agit de se demander à quoi ressemblerait la situation de la bande aujourd'hui si ces paiements lui avaient été versés, et donc, dans quelle situation elle se trouverait. Elle disposerait d’un plus grand nombre de logements et d’infrastructures, et bénéficierait de traitements médicaux. Les membres de la bande recevraient une partie — auraient investi une partie des fonds qu’ils auraient reçus. On trouverait divers autres investissements socialement utiles réalisés dans l’intérêt de la bande. Mais, à notre avis, les sommes du compte en capital et du compte de revenu ayant été consacrées à des dépenses de consommation ne sauraient être considérées comme ayant eu une incidence sur la situation dans laquelle la bande se trouverait aujourd'hui n’eût été le manquement. Cette déclaration m’apparaît d’une grande importance, car l’approche que nous avons adoptée en découle. [Transcription de l’audience, le 10 février 2016, aux pp 147 et 148.]

[99]  Les Prs Booth et Kirzner ont également traité les investissements comme étant, par présomption, plus avantageux que les dépenses de consommation. Au sujet de la déclaration faite dans l’arrêt Whitefish selon laquelle [traduction] « en equity, on présume que les fonds du compte en fiducie auraient été investis de la manière la plus rentable ou encore utilisés de la façon la plus avantageuse possible » (italiques ajoutés; au para 49), le Pr Booth a dit, au sujet des énoncés « investis de la manière la plus rentable » et « utilisés de la façon la plus avantageuse possible », qu’ils étaient [traduction] « du pareil au même » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 190). En contre-interrogatoire, à la question qui lui était posée quant à savoir si, dans le cadre de son approche, les dépenses de consommation étaient considérées comme une utilisation avantageuse, le Pr Booth a répondu ce qui suit :

[traduction]

Il ne s’agit pas de quelque chose qui génère — qui est de nature à placer la bande dans la position où elle se trouverait s’il n’y avait pas eu de manquement.

[...] Je dirais que la notion d’utilisation avantageuse doit être entendue dans le contexte où il s’agit de placer la bande dans la situation où elle se serait trouvée n’eût été le manquement, ce qui suppose, en l’occurrence, d’examiner les investissements possibles. Et dans la mesure où le juge Laskin a expressément mentionné les investissements, les infrastructures et tout le reste, et où il fallait essentiellement les examiner dans la perspective la plus libérale possible, ce que nous avons tenté de faire [...] vous avez raison, en ce sens que, pour un homme affamé, recevoir de la nourriture représente une utilisation très avantageuse. Mais le fait de donner aux gens de meilleures denrées alimentaires ne change rien à la situation dans laquelle la bande se serait trouvée. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 191 et 192.]

[100]  Le Pr Booth a affirmé que les dépenses de consommation représentaient une part très importante des habitudes de dépense :

[traduction]

[...] la plus grande part de cet argent a été versée sur une base per capita. Vous pouvez ensuite en examiner le détail : secours et rations, activités de loisirs et fêtes, salaires et traitements, administration de la bande; la plupart constituent aussi des dépenses, pour l’essentiel. Ce sont des dépenses, des sommes qui ont été dépensées, mais qui n’entraînent aucune valeur future. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 43.]

[101]  Ce qui a amené le professeur à exprimer des préoccupations au sujet des conséquences éthiques de l’interprétation que son collaborateur et lui avaient faite de l’arrêt Whitefish, et à prendre acte de l’insuffisance de la preuve dont disposait le juge Laskin dans sa décision :

[traduction]

[...] [le juge Laskin] s'est rendu compte qu’il y avait certaines difficultés, et les preuves respectives de l'un et l'autre camp ne le satisfaisaient pas. Il a donc dit : pourquoi n’avez-vous pas fait ceci, ou cela? Seulement, lorsqu’on tente d’agir ainsi, en toute honnêteté et dans les règles de l’art, en essayant de mener à bien cette tâche conformément à ses recommandations, on obtient des résultats qui, je dirais, sont contraires à l'éthique. Donc, notre rapport est fondé sur notre interprétation économique de la décision du juge Laskin; par contre, ne me demandez pas si j’estime que cela donne des résultats qui me paraissent justes, car là n'est pas la question. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 76]

[102]  Le professeur Booth a ajouté ce qui suit :

[traduction]

[...] nous n’avons porté aucun jugement moral, ni fait aucune déclaration d’ordre éthique quant à ce qui constitue une juste indemnisation. Nous affirmons seulement que, pour peu que nous ayons mis en application les indications du juge Laskin, notre estimation sera, selon nous, conforme à la définition donnée à l’indemnisation en equity par le juge. Il incombe au tribunal de déterminer, d’une part, si nous avons eu tort ou raison, et d’autre part, ce qui est juste. Il ne nous appartient pas d’en juger. Mais cela renvoie au fait fondamental que cette bande, contrairement à certaines autres, est probablement davantage exposée à des problèmes sur le plan de sa subsistance, et que, en fonction de la définition de l’indemnisation en equity proposée par le juge, elle est susceptible de recevoir une indemnité moins élevée. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 151.]

[103]  Le Pr Kirzner a également pris soin de souligner les conséquences que peut avoir l’exclusion des dépenses de consommation présumées pour des revendicatrices pauvres par rapport à d’autres mieux nanties (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 5, tel que cité précédemment, au paragraphe 76). Afin d’atténuer cette préoccupation, et comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, le Pr Booth a insisté sur le fait que son collaborateur et lui-même avaient interprété de façon large et libérale la définition du terme « investissements », en procédant par analogie à partir des éléments proposés dans Whitefish (au para 106) de manière à inclure dans le calcul de l’indemnité une plus grande variété de dépenses d’investissement que les seuls exemples mentionnés par le juge Laskin. Fait important, ils ont également vu dans cet exercice un moyen de respecter le principe d’equity qu’est la présomption relative à la meilleure utilisation possible.

[104]  Dans son interprétation divergente de l’arrêt Whitefish, le Pr Hosios a conclu qu’en ce qui a trait à l’estimation de l’indemnité à accorder, les conditions suivantes devaient être réunies :

[traduction]

1)  [...] l’estimation doit viser à restituer à la bande ce dont elle a été privée en conséquence des dommages qu’elle a subis [...];

2)  [...] l’indemnité doit être évaluée au moment du procès (ou à la date de l’audience), plutôt qu’au moment où les dommages se sont produits;

3)  la question de savoir si la bande aurait dépensé les fonds qu’elle aurait dû percevoir, et, le cas échéant, de quelle manière elle l’aurait fait, doit être tranchée au vu du dossier de preuve pertinent (c.-à-d. en se fondant sur la preuve contenue dans les documents relatifs aux comptes en fiducie de la bande, qui faisaient état des habitudes de dépense annuelles de la bande pour toute la période visée). [Rapport d’Hosios, à la p 7.]

[105]  En ce qui a trait au concept des éventualités réalistes, il a précisé ce qui suit :

[traduction]

[...] [le juge Laskin] entendait par là — étant donné qu’on proposait une indemnité fondée sur l’hypothèse qu’une somme d’argent aurait été déposée dans un compte pour y rester jusqu’à la période actuelle — qu’il fallait tenir compte du fait qu’au fil du temps, l’argent aurait été retiré du compte pour être consacré à toutes sortes de dépenses : des dépenses de consommation, des investissements, et ainsi de suite. Et donc, ces éventualités réalistes transparaissent dans les données concernant les comptes en fiducie. Ces données nous montrent exactement ce que la bande faisait, et comment elle réagissait aux circonstances changeantes de l’époque.

  Donc, nous — j’utilise littéralement ces mêmes données de façon à rendre compte de ces éventualités, des retraits — des éventualités qui sont à l’origine des retraits du compte en fiducie.

[...]

[...] ainsi, les éventualités réalistes supposent que l’on tienne compte autant que possible des comportements en matière de dépenses — de ce que l’on comprend des habitudes de dépense. [Transcription de l’audience, le 8 février 2016, aux pp 72 à 74.]

[106]  Au sujet de l’emploi du terme « réduction », le Pr Hosios a expliqué que le fait de prendre en considération les comportements en matière de dépenses ne se traduira pas automatiquement par une « réduction » ou, autrement dit, par un montant d’indemnité finale réduit par rapport au montant qui aurait été obtenu si la totalité des fonds avaient été mis de côté. Selon les éléments de preuve, des investissements très fructueux ou encore un choix de consommation ayant d’importantes répercussions auraient très bien pu offrir un rendement supérieur au taux du compte en fiducie. Son argument était qu’il était nécessaire d’apprécier les éléments de preuve factuels :

[traduction]

La notion de réduction laisse entendre que l’on serait censé obtenir un montant moins élevé. Voilà véritablement une question empirique. Et dans le cas d’investissements très fructueux, on pourrait théoriquement obtenir un montant plus élevé, car ne serait-ce que — mais il faut, autant que possible, prendre en compte les retraits du compte en fiducie. [Transcription de l’audience, le 8 février 2016, à la p 74].

[107]  Cela dit, le Pr Hosios n’a nullement laissé entendre qu’en l’espèce, des éléments de preuve indiquaient que la PNH avait fait des investissements lui ayant procuré un meilleur rendement que ne l’aurait fait le compte en fiducie. De fait, les experts ont tous appliqué des taux de rendement moins élevés que ceux des comptes en fiducie à certains éléments, dans certaines circonstances. Donc, en termes concrets, l’on pourrait s’attendre, en l’espèce, à obtenir un montant d’indemnité moins élevé que si les fonds avaient été déposés dans les comptes en fiducie sans que l’on y touche pendant toute la période de référence.

[108]  Le Pr Hosios s’est dit fermement convaincu que la consommation sacrifiée avait une valeur. Elle avait certes une [traduction] « courte durée de vie », mais, à son avis, [traduction] « il n’exist[ait] aucune règle manifeste voulant que la consommation, par essence, ne s’inscrive pas dans le long terme ». Il a expliqué en ces termes la façon dont il a interprété la description de la consommation faite par le juge Laskin :

[traduction]

Dans mon rapport principal, j'ai suivi le raisonnement du juge Laskin. Il a une grande intuition, mais il n'est pas économiste, et il a décrit la « consommation » comme consistant en des articles d'usage quotidien, qui ne présentent aucun potentiel de génération de revenus, ni aucun avantage à long terme pour la bande ou ses membres. Ce n'est pas vraiment ainsi qu’un économiste décrirait la « consommation ». Je reviens sur cette question dans mon rapport en réponse, mais j’estime qu'il est bon de souligner que la « consommation » désigne les biens et services achetés par des particuliers. Il peut s’agir de biens durables ou non durables. En ce qui concerne les biens non durables, par exemple la nourriture, les divertissements et certains médicaments, il faut être en mesure d’établir une distinction entre les articles qui ont une courte durée de vie et ceux qui génèrent des retombées et des revenus à long terme. Je pense qu'un exemple facile à retenir est celui de l’individu privé de vivres. Si on lui fournit de la nourriture, cela aura des répercussions importantes du point de vue de sa survie et de sa santé. Et les conséquences seront à long terme. Certes, d'autres types de dépenses de consommation offrent des avantages à très court terme, mais il n'existe aucune règle évidente selon laquelle les dépenses de consommation supposent intrinsèquement une courte durée de vie. Tout dépend de la classe sociale à laquelle on appartient, de sa situation et de ce dont il s’agit. [Transcription de l’audience, le 8 février 2016, aux pp 80 et 81.]

[109]  En d’autres termes, certains types de dépenses de consommation peuvent offrir des avantages à très court terme, alors que d’autres peuvent avoir une incidence importante sur le bien être d’une personne, notamment en ce qui a trait au potentiel de gains pour le consommateur. Dans le cadre de l’analyse du Pr Hosios, la classe socio-économique ou les circonstances particulières du consommateur étaient des facteurs pertinents quant aux types de choix qu’il était susceptible de faire. C’est donc dire que les « dépenses de consommation » forment une catégorie regroupant un large éventail de choix de dépenses, qui vont des éléments essentiels comme la nourriture de base aux articles moins importants, et dont les effets pour le consommateur sont profondément différents. Comme l'a souligné le professeur Booth au sujet de la définition de la consommation, « ce sont les extrêmes qui posent problème »; ainsi, pour les plus démunis, la consommation prend des allures d’investissement (transcription de l'audience, le 11 février 2016, aux pp 178 et 179). Cet aspect de la définition des dépenses de consommation renvoie également à l'observation faite par les experts des deux parties, à savoir que les personnes défavorisées consacrent généralement une plus grande partie de leur revenu à des dépenses de consommation — c'est-à-dire qu’ils dépensent pour répondre à leurs besoins fondamentaux — que les personnes ayant un revenu discrétionnaire plus élevé. Or en tant que peuple, la PNH était très démunie sur le plan financier.

[110]  S’agissant du paragraphe 106 de l’arrêt Whitefish et de la notion d’avantages à long terme et à court terme, le Pr Hosios a formulé l’observation suivante en contre-interrogatoire :

[traduction]

La notion d'achat d'un bien — qu'il s'agisse d'équipement agricole ou d’autre chose, par exemple de l’équipement de chasse — qui génère des revenus dans l'avenir est décrite par [le juge Laskin] comme parfaitement raisonnable. Comme je l'ai déjà précisé dans mon témoignage, on peut consommer des biens non durables. Les articles ayant une courte durée de vie peuvent avoir énormément — pensons seulement à l’achat d’antibiotiques. Ils serviront pendant deux semaines, mais ils sont susceptibles d’avoir un effet considérable et à très, très long terme sur votre bien être. Par conséquent, l’idée du bien en soi et de sa courte durée de vie, d’une part, et la notion des répercussions que peut avoir un bien, d’autre part, sont deux concepts différents. En l’occurrence, le juge les a amalgamés. Je pense que nous voyons tous où il voulait en venir, mais cette idée d’absence d'avantages à long terme pose un problème définitionnel, et elle est incorrecte. En particulier, si l’on se place dans la perspective où une dépense de consommation de 31 000 [$] inscrite en 1886 a été faite parce qu’on frôlait la famine, et que c'est le seul choix qu’on avait ou qu’on aurait eu si on avait reçu l'argent, alors on s’apercevra que les conséquences d’une telle dépense sont énormes.

[...]

Je comprends l’intuition du juge. Seulement, je ne crois pas qu’elle soit juste. [Italiques ajoutés; transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 89 et 90.]

[111]  Le Pr Hosios en a donc conclu que la décision rendue dans Whitefish ne signifiait pas qu’il fallait ignorer ou exclure les dépenses destinées à la consommation; au contraire, il s’est servi du dossier historique comme guide pour déterminer ce qui se serait probablement produit, et il a rendu son opinion sur la valeur actuelle de chaque type d'occasion perdue, tant sur le plan des dépenses que de l'épargne. À son avis, la théorie économique offre les moyens nécessaires pour pouvoir attribuer une valeur à toutes ces pertes historiques grâce aux principes du coût d'option et du taux marginal de substitution.

[112]  Le Pr Booth a préféré recourir à la définition des dépenses de consommation couramment utilisée en théorie économique, à savoir qu’il s’agit de dépenses ne procurant pas d'avantages au-delà d'un an. En s’appuyant sur son interprétation de l’arrêt Whitefish (suivant laquelle la consommation devait être exclue du calcul de l'indemnité en equity), il a conclu que la décision du juge Laskin s’accordait avec la définition économique standard, voire même qu’elle la confortait. Il a reconnu que le fait de n’attribuer aucune valeur à la consommation était quelque peu arbitraire (transcription de l'audience, le 11 février 2016, aux pp 177 à 179, citées au paragraphe 83 ci-dessus). Il a également admis que le coût d'option était reconnu par les économistes comme comportant un « taux de rendement implicite » (transcription de l'audience, le 11 février 2016, à la p 181). Par exemple, à supposer qu’une personne décide de retirer de l'argent d'un compte bancaire offrant un taux d’intérêt de 5 % afin de s’acheter un repas, le coût d'option de ce repas serait de 5 %. Toutefois, étant donné son acceptation de la définition standard de la consommation, conjuguée à son interprétation de l’arrêt Whitefish, il était en désaccord avec le Pr Hosios quant à la possibilité d’utiliser ce taux de rendement implicite aux fins d’un rajustement pour le calcul de l’indemnité en equity à accorder relativement aux dépenses de consommation.

b)  Divergences théoriques concernant les facteurs d’influence non financiers et la prise de décision collective

[113]  Afin d’établir leurs scénarios hypothétiques des dépenses de la PNH, et pour estimer le montant de l’indemnité en fonction de ceux-ci, les experts ont rendu des opinions sur la manière dont les individus et les groupes prenaient des décisions en matière de dépenses. Les Prs Booth et Kirzner ont mis l’accent sur le fait que des facteurs non financiers, entre autres influences irrationnelles, étaient susceptibles d’avoir un effet sur les décisions collectives concernant les dépenses.

[114]  Ainsi, il était mentionné, dans le rapport de Booth-Kirzner, qu’[traduction]« une part importante de l’investissement social est motivée par des considérations non financières; aussi peut-on mettre en doute l’hypothèse [du Pr Hosios] selon laquelle le taux de rendement de ce type d’investissement est supérieur à celui des investissements financiers » (à la p 22). Cette question a déjà été abordée précédemment, lorsqu’il a été question d’ « illusion monétaire » (voir paragraphe 74 ci-dessus).

[115]  En exposant leur approche, les Prs Booth et Kirzner ont semble-t-il renvoyé aux notions d’illusion monétaire et de facteurs d’influence non financiers pour les diverses fins suivantes : (1) afin de décrire certaines difficultés rencontrées au moment de déterminer ce qui aurait vraisemblablement pu se produire, n’eût été le manquement; (2) afin d’expliquer, en partie, pourquoi l’historique des dépenses de la PNH révélait des niveaux de consommation aussi élevés; (3) pour évoquer de façon générale les considérations qu’ils avaient à l’esprit lorsqu’ils ont usé de leur jugement professionnel pour établir les taux de rendement sur les investissements, bien que les détails à cet égard soient demeurés flous; et (4) afin d’expliquer les raisons pour lesquelles ils avaient choisi de tenir compte d’indicateurs basés sur les taux d’épargne au Canada pour la partie de leur évaluation qui concernait les 15 % des fonds transférés à des individus qu’ils ont classés en tant qu’investissements. À leur avis, la manière dont les comptes en capital et de revenu étaient constitués sous le régime de la Loi sur les Indiens, et dont celle-ci prévoyait le virement de tous les intérêts gagnés dans le compte de revenu, aurait fait en sorte de favoriser des dépenses excessives.

[116]  S’agissant des facteurs d’influence non financiers, les Prs Booth et Kirzner se sont particulièrement opposés à l’application de la théorie économique axée sur les individus à la prise de décisions collectives par la PNH. Ils ont cité la définition du taux marginal de substitution faite par le Pr Hosios, de même que sa description du processus décisionnel individuel comme consistant en un arbitrage fait en vue d’améliorer son bien-être. Ils ont ensuite fourni les explications suivantes :

[traduction]

Cette description générale du processus décisionnel individuel ne nous pose pas de problème majeur, puisqu'il s'agit d'un modèle d’arbitrage qui constitue la norme, et qui tient compte du fait que, lorsqu’une décision est prise de façon rationnelle, un coût d'option se rattache à l’option que l’on retient, quelle qu’elle soit. Toutefois, même au niveau individuel, des problèmes se posent, puisque certaines des dépenses décrites par le juge Laskin ne se prêtent pas à une analyse sous l’angle d’un tel arbitrage. Cela dit, dans le cas des groupes, la formulation d’hypothèses nécessaire à une telle analyse tient de l’héroïsme, puisqu'en général, il est très difficile de procéder à une agrégation des préférences individuelles pour arriver à définir une fonction d'utilité collective ou un compromis. [Rapport de Booth Kirzner, à la p 45.]

Dans son témoignage, le Pr Booth a ajouté :

[traduction]

Le problème est que les agrégats — les gouvernements, ne se comportent pas de cette façon.  Et il y a deux côtés à la médaille. L’un d’eux est ce problème conceptuel dont le Pr Hosios a parlé, à savoir que nous avons tous des préférences. Pouvons-nous faire l’agrégation de nos préférences? Le fait est que, non, ce n’est pas possible. Ou plutôt, il est incroyablement difficile de le faire. Il faudrait formuler de nombreuses hypothèses simplificatrices. [Transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 88 et 89.]

[117]  Il a aussi fait référence au [traduction] « problème de Néron », [traduction] « c’est à dire le problème qui se pose lorsque le décideur n’est pas quelqu’un qui fait une agrégation des préférences » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 91). En effet, les décisions d’un dirigeant peuvent représenter ses propres intérêts plutôt que ceux du groupe. Par exemple, un dirigeant ou un représentant peut faire un choix motivé par le désir de recueillir des appuis, notamment afin d’être réélu, pour transiger ou pour toute autre raison qui n’est pas purement dans l’intérêt du groupe.

[118]  Le Pr Hosios a réfuté les critiques des Prs Booth et Kirzner de plusieurs manières. D’abord, il a fourni au Tribunal un exposé détaillé sur les ouvrages théoriques appuyant le point de vue selon lequel sa méthodologie pouvait s’appliquer à des groupes (rapport de réfutation d’Hosios, aux pp 20 et 23 à 29). Dans ses observations, la revendicatrice a reproché aux Prs Booth et Kirzner d’avoir omis de répondre en ce qui a trait aux ouvrages cités par le Pr Hosios. Celui-ci a dit convenir que les travaux d’Arrow avaient permis de démontrer que la prise de décisions individuelles différait de la prise de décisions en groupe, mais, à son avis, il s’ensuivait que l’on devait porter attention à la manière dont les groupes, en particulier la PNH, prenaient des décisions :

[traduction]

Sauf dans le cas d’une dictature, le théorème d’Arrow montre que l’on ne doit pas s’attendre à ce qu’un regroupement d’individus fasse preuve du même type de cohérence que l’on peut espérer de la part d’un individu. Il importe toutefois de faire observer qu’en pratique, des jugements collectifs sont posés et des décisions sont prises. Ce que le théorème d’Arrow nous dit, en somme, c’est que l’on ne saurait négliger les particularités et les procédures institutionnelles inhérentes au processus politique d’une collectivité. [Rapport de réfutation d’Hosios, à la p 25, citant Andreu Mas-Colell, Michael D. Whinston et Jerry R. Green, Microeconomic Theory (Oxford: Oxford U Press, 1995).]

[119]  Le Pr Hosios s’est ensuite penché sur ce qui caractérisait l’environnement et l’historique de la prise de décisions par la PNH, pour conclure qu’une fois pris en compte, les éléments de preuve indiquaient que sa méthodologie pouvait être appliquée sans risque de se tromper. Il a invoqué les éléments de preuve qui, selon lui, révélaient que la PNH avait probablement pris des décisions en matière de dépenses en fonction du meilleur intérêt de son peuple. À titre d’exemple, le professeur a cité le processus décisionnel dans le contexte institutionnel, et en particulier, l’exigence prévue dans la Loi sur les Indiens selon laquelle les décisions en matière de dépenses sont assujetties à la supervision du ministre et devaient être prises au mieux des intérêts de la bande. Il a par ailleurs relevé l’absence, dans l’historique réel des dépenses de la PNH, d’éléments de preuve laissant croire que des décisions de dépenser ont été prises de façon despotique ou inappropriée. À son avis, les structures, les procédures et la supervision prévues dans la loi venaient tempérer certaines préoccupations soulevées par le théorème d’Arrow. Par conséquent, [traduction] « la collectivité ne disposait pas d’une gamme de possibilités aussi diversifiée que celle prévue dans le modèle d’Arrow, car toutes les comparaisons bilatérales possibles n’étaient pas disponibles » (transcription de l’audience, le 8 février 2016, à la p 165). Les choix d’un conseil de bande étaient également limités du fait que, chaque année, c’est le solde précis des comptes en fiducie qui constituait le point de départ de la comptabilité; ainsi, toutes les décisions en matière de dépenses étaient prises à l’intérieur de cette période précise, et elles étaient irréversibles. Cela venait réduire l’étendue du processus de prise de décisions, qui faisait partie de la préoccupation soulevée par le théorème d’Arrow. Le Pr Hosios a également souligné que l’analyse rétrospective effectuée en l’espèce permettait également de profiter d’un avantage qui ferait défaut autrement, c’est-à-dire qu’il était possible de conclure que les décisions prises par le passé témoignaient du fait que les avantages associés au choix de consommer étaient supérieurs à ceux associés à l’épargne (rapport de réfutation d’Hosios, aux pp 23 à 29; transcription de l’audience, le 8 février 2016, aux pp 154 à 70).

[120]  Le professeur Hosios a résumé ainsi son argument :

[traduction]

Hier, je vous ai parlé de l’importance que revêt le théorème d’impossibilité d’Arrow au plan théorique relativement à la prise de décisions sociales par un groupe. Mais ici, nous avons affaire à une question d’ordre pratique. Nous savons que la bande a pris, avec succès, des décisions collectives pendant la période allant de 1942 à 2016, soit la période qui nous intéresse. J’ai également décrit hier certaines contraintes, tant de nature financière qu’en matière de gouvernance, qui sont imposées à l’égard des décisions de la bande et qui remettent en question la pertinence des conclusions d’Arrow. Les rapports des experts ne contiennent aucun élément de preuve permettant de croire que les décisions de la bande n’ont pas été prises dans son intérêt et dans celui de ses membres, comme y est tenu le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien ainsi que le chef et le conseil de la bande. Par conséquent, je suis convaincu que la méthode utilisée pour estimer l’indemnité relative aux possibilités de consommation manquées, que j’ai décrite hier, est tout à fait appropriée. [Transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 3 et 4.]

[121]  Dans ses observations, la revendicatrice a rappelé le pouvoir d’exercer un contrôle sur les décisions en matière de dépenses que la loi conférait à l’intimée, de même que la règle législative qui prévoyait que les fonds devaient être dépensés au mieux des intérêts de la bande. Jusqu’en 1951, la Couronne était habilitée à dépenser l’argent de la PNH sans son consentement. Mais à compter de 1951 et jusqu’à 1969, [traduction] « le ministre conservait le pouvoir de déterminer si les dépenses proposées étaient permises aux termes de la Loi sur les Indiens et si elles profitaient aux membres de la bande » (observations écrites de la revendicatrice, au para 24, citant la publication de la Direction générale de l’évaluation, de la mesure du rendement et de l’examen — Secteur de la vérification et de l’évaluation du gouvernement du Canada, intitulée Évaluation de Fonds des Indiens, successions et annuités découlant des traités (Ottawa : Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, avril 2013), Pièce 28, aux pp 8 et 9, et la Loi sur les Indiens, SC 1951, c 29 (Loi sur les Indiens de 1951), au paragraphe 61(1)). Lorsque la PNH a acquis un contrôle accru sur ses fonds, en 1969, ses dépenses devaient toujours respecter les exigences de la Loi sur les Indiens, y compris celle qui prévoyait que l’argent de la bande ne pouvait être dépensé qu’au bénéfice de celle-ci (observations écrites de la revendicatrice, aux para 24 et 25). La revendicatrice n’a invoqué aucun manquement à une obligation en ce qui a trait aux dépenses. De fait, elle a soutenu que, suivant le cadre législatif applicable, les dépenses en immobilisations devaient porter sur des éléments ayant une [traduction] « valeur permanente » et servir à l’avancement de la PNH (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, à la p 36).

[122]  La revendicatrice a également renvoyé au témoignage livré par le chef Dennis au sujet de la manière dont la PNH avait réellement pris ses décisions en matière de dépenses (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, aux pp 33 à 44 et 75). De l’avis de la revendicatrice, ce témoignage tendait également à démontrer que la PNH avait suivi une [traduction] « approche prudente et réfléchie à l’égard des dépenses », et [traduction] « fait preuve d’un désir de veiller à servir "les intérêts à long terme de la communauté et des futures générations des Huu-ay-aht" » (observations écrites de la revendicatrice, aux para 27 et 28; Pièce 18, à la p 4, mémoire des Premières NationsHuu-ay-aht, 12 novembre 1998, au sujet de la réunion spéciale des membres du 15 novembre 1998 – Fonds en fiducie à Ottawa; transcription de l’audience, le 19 avril 2016, aux pp 43 et 44).

[123]  Le dernier argument de réfutation du Pr Hosios était que, même en admettant qu’il y avait peut-être eu des prises de décision imparfaites au cours de l’historique présumé, cela ne signifiait pas pour autant qu’il était impossible d’évaluer l’indemnité, ni qu’il fallait s’en abstenir. La question était de savoir comment procéder à cette évaluation de manière équitable (rapport de réfutation d’Hosios, à la p 26). Car s’il était probable qu’il y ait eu des prises de décision imparfaites, alors il fallait en tenir compte, non pas en refusant d’accorder une indemnité, mais en recourant à une méthodologie d’évaluation : « [...] les professeurs Booth et Kirzner n’ont pas fait de distinction entre, d’une part, l’à-propos d’accorder une indemnité pour les possibilités de consommation manquées, et, d’autre part, les difficultés qui pouvaient se poser au moment de calculer une telle indemnité [...]; en outre, « [...] les choix socialement inefficaces qui auraient été faits s’il n’y avait pas eu de manquement méritaient également une indemnisation » (rapport de réfutation d’Hosios, aux pp 24 et 26). Le Pr Hosios estimait que son approche d’évaluation dite de la « valeur minimale » répondait à cette préoccupation de façon satisfaisante (rapport de réfutation d’Hosios, aux pp 26 et 27).

c)  Divergences entre les experts quant à leurs choix en matière de calculs mathématiques et de modélisation

[124]  D'autres divergences entre les experts avaient trait à des choix de calculs mathématiques et de modélisation dont l’effet sur les estimations finales était moins important que celui induit par le traitement réservé aux dépenses de consommation présumées. Ces divergences tenaient aux aspects suivants : (1) la façon dont les experts ont établi leurs historiques hypothétiques des dépenses relativement au manque à gagner; (2) leurs modes respectifs de calcul du rendement sur l’investissement; (3) la question de savoir si la perception des revenus par la PNH en temps voulu aurait eu un effet important sur ses habitudes de dépense. Dans la mesure où ces choix divergents n’ont sans doute pas beaucoup influé sur les estimations finales des experts, je n’aborderai brièvement que certains d’entre eux.

i)  Différences sur le plan des historiques hypothétiques des dépenses
·  La question de savoir s’il y a eu lieu de réunir les comptes en capital et de revenu ou de les maintenir séparés

[125]  Pour analyser l’historique réel des dépenses et répartir en diverses catégories les dépenses qui auraient hypothétiquement été faites à partir du manque à gagner, les experts ont procédé de façon différente. Ainsi, au moment d’analyser les habitudes de dépense historiques de la PNH, le Pr Hosios a mis en commun les données des comptes en capital et de revenu de manière à créer un seul compte combiné à partir duquel il pourrait générer son historique. Quant aux experts de l’intimée, ils ont maintenu séparées les données originales concernant le compte en capital et le compte de revenu, et créé des comptes en capital et de revenu hypothétiques distincts.

[126]  Les experts n’ont pas non plus procédé de la même façon pour calculer les parts des dépenses qui tombaient sous chacune des catégories de l’historique réel des dépenses. Afin de calculer les proportions de dépenses dans les comptes en capital et de revenu réels de la PNH, les Prs Booth et Kirzner ont divisé le total des dépenses enregistrées pour l’un et l’autre compte au cours de chaque exercice par le solde de chacun de ces comptes au début de l’année ou, autrement dit, par le  «solde d’ouverture » du compte (transcription de l’audience, le 12 février 2016, aux pp 47 et 51). Néanmoins, d’après l’historique réel des dépenses de la PNH, les dépenses étaient parfois financées par des dépôts effectués en cours d’exercice. En conséquence, les pourcentages de dépenses obtenus par les Prs Booth et Kirzner pour une année dépassaient parfois les 100 %. En pareils cas, les deux experts ont maintenu le pourcentage de dépenses à 100 % du solde d’ouverture, puis ils ont déterminé en conséquence et au prorata les proportions consacrées aux dépenses de consommation, à l’investissement social et aux paiements à des individus. Lorsqu’un pourcentage de 100 % de dépenses était enregistré dans l’historique hypothétique des dépenses, le solde du compte hypothétique était réduit à zéro.

[127]  Par conséquent, les fonds du compte en capital hypothétique étaient épuisés, de telle sorte que celui-ci enregistrait un solde nul dès 1969 1970, et que, par conséquent, aucun nouvel investissement ne pouvait être inféré à partir du compte à compter de cette date. L’autre conséquence était qu’aucun intérêt ne pouvait être crédité au compte de revenu pour ces années où le solde de clôture du compte en capital ou du compte de revenu était de zéro.

[128]  Les Prs Booth et Kirzner ont invoqué les motifs suivants pour justifier leur approche : (1) ils ont suivi une pratique comptable courante dite du « premier entré, premier sorti »; (2) le dossier de preuve indiquait qu’il existait effectivement deux comptes, de sorte qu’il devait également y avoir deux comptes hypothétiques; (3) différentes politiques s’appliquaient aux deux comptes sous le régime de la Loi sur les Indiens; et, (4) cette méthode était la seule qui permettrait de découvrir à quel moment les fonds du compte en capital hypothétique correspondant au manque à gagner avaient été pleinement dépensés, ce qui signifiait qu’aucun investissement supplémentaire présumé n’aurait pu être fait.

[129]  Pour sa part, le Pr Hosios a plutôt calculé le pourcentage du total des fonds regroupés ayant été dépensés au cours d’une année donnée en combinant les dépenses faites à partir des comptes en capital et de revenu, pour ensuite diviser ce total par le solde d’ouverture, auquel s’ajoutaient les revenus accumulés tout au long de l’année. Cette approche donnait à tout coup des pourcentages de dépenses inférieurs à 100 %, et, de fait, la PNH n’a jamais épuisé au cours de quelque année que ce soit le solde de son compte en capital réel.

[130]  Le Pr Hosios a justifié son approche en expliquant que son objectif était de créer un historique hypothétique des dépenses qui représentait ce que la PNH aurait vraisemblablement fait de ses fonds. Il a précisé que, lorsqu’un décideur étudiait la possibilité de faire une dépense, il le faisait en ayant connaissance des soldes de tous ces comptes bancaires, c’est-à-dire qu’il prenait des décisions en fonction du portrait d’ensemble. Les éléments de preuve existants démontraient également que la plupart des types de dépenses avaient été réalisées à partir des deux comptes, et que, en dépit du fait que la politique officielle prévoyait une différence à cet égard, la PNH avait réservé un traitement similaire aux décisions en matière de dépenses relatives à l’un et l’autre compte. Qui plus est, la PNH ne pouvait retirer davantage de fonds qu’elle n’en détenait réellement, et elle aurait eu connaissance des revenus gagnés au cours de l’année lorsqu’elle aurait pris des décisions concernant les dépenses. De l’avis du Pr Hosios, il était plus réaliste de calculer les pourcentages des dépenses de manière à prendre en compte les revenus perçus au cours de l’année (rapport de réfutation d’Hosios, aux pp 14 à 17).

[131]  Dans ses observations, la revendicatrice a soutenu que l’approche retenue par Booth Kirzner avait pour effet de faire disparaître indûment les fonds, en plus de ne pas refléter adéquatement l’historique réel des dépenses, ce qui donnait lieu à une sous-estimation de l’épargne et des investissements (observations écrites de la revendicatrice, aux para 113 et 130). La revendicatrice a également fait valoir que le juge Laskin avait précisément rejeté la thèse du juge de première instance voulant que, « selon le principe du "premier entré, premier sorti", l’argent "aurait probablement été dilapidé dans un délai raisonnable" » (Whitefish, au para 101). Car, outre sa nature spéculative et le fait qu’elle ne concordait pas avec les conditions de la cession, l’approche dite du premier entré, premier sorti était contraire à la présomption relative à la meilleure utilisation possible, un principe reconnu en equity (Whitefish, au para 102). La revendicatrice a souligné l’observation faite par le juge Laskin dans le même passage de sa décision, à savoir que l’equity présumait que le fiduciaire en faute était tenu à la restitution la plus favorable envers le bénéficiaire, ce que, de l’avis de la revendicatrice, la méthode du premier entré, premier sorti ne permettait pas (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, à la p 59; transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 19 à 22; observations écrites de la revendicatrice, annexe C, aux para 4 à 14).

[132]  Dans sa réplique, l’intimée a affirmé que la méthode dite du « premier entré, premier sorti » était solide du point de vue méthodologique, en plus d’être cohérente et de constituer la pratique généralement admise. L’épuisement du compte en capital hypothétique était également un fait confirmé par l’historique des dépenses, et il fallait en tenir compte (observations écrites de l’intimée, au para 88).

[133]  L’effet quantitatif des différentes méthodes de calcul employées par les experts n’a pu être déterminé sur la base des éléments de preuve disponibles.

·  Classification des dépenses

[134]  Les experts ont également procédé différemment pour ce qui est du traitement de certaines catégories de dépenses, notamment : les versements à des membres de la bande; les paiements à des individus ayant obtenu une émancipation (c.-à-d. une renonciation à l'appartenance à la PNH au sens de la Loi sur les Indiens); les paiements de transfert à une autre bande au titre du transfert d’un membre à cette autre bande en raison d’un mariage (ou pour une autre raison); et les virements des comptes en fiducie de la PNH à ses comptes non en fiducie, tant avant qu’après l’entrée en vigueur du traité, en 2011 (rapport d’Hosios, aux pp 11 et 12; rapport de Booth-Kirzner, aux pp 21 et 32; transcription de l’audience, le 12 février 2016, aux pp 23 à 32 et 76 à 82). Dans son rapport, le Pr Hosios a soumis un certain nombre d’options quant à différentes façons pour lui d’évaluer ces éléments, ce qui a fait en sorte que son estimation comporte une fourchette de montants. Dans son rapport principal, il a traité en tant que dépenses de consommation les éléments désignés comme « paiements à des individus » par les Prs Booth et Kirzner. Il a également proposé différentes options d’évaluation suivant lesquelles les versements au titre des émancipations, des mariages et des transferts du statut de membre étaient tantôt susceptibles d’indemnisation, tantôt exclues du calcul de l’indemnité (rapport d’Hosios, aux pp 12 et 33 à 35).

[135]  Le Pr Hosios a déclaré avoir proposé ces diverses options afin : (1) de démontrer l’adaptabilité de son modèle; 2) de reconnaître qu’une certaine incertitude entourait la question de savoir comment la PNH aurait dépensé les fonds s'il n'y avait pas eu de manquement; et (3) d’offrir différentes options au Tribunal. L'intimée a reproché au Pr Hosios d’avoir émis des jugements sur la question de l’équité et sur les facteurs incitatifs qui avaient pu jouer un rôle, ce qui revenait à substituer sa propre opinion à celle du Tribunal au sujet des versements aux membres qui ont cessé de faire partie de la communauté (observations écrites de l'intimée, au para 73).

[136]   Les Prs Booth et Kirzner ont considéré les sommes versées aux membres ayant quitté la communauté — pour des raisons d’émancipation, de mariage ou de transfert du statut de membre — comme ayant été retranchées des comptes de la communauté, aussi les-ont-ils exclues de leur estimation de l’indemnité (observations écrites de l’intimée, au para 73). Pour ce qui est des paiements faits à des individus, ils ont exclu 85 % de ceux-ci de leur estimation, et traité les 15 % restants en tant qu’« investissement social ». Comme il a été précisé plus tôt, ces proportions étaient fondées sur les moyennes statistiques canadiennes concernant les personnes à faible revenu. Cette proportion de 15 % des paiements a été traitée par les deux professeurs comme présentant certains avantages à long terme pour la bande. Ils ont précisé qu’ainsi, ils appliquaient la présomption, en equity, de l'utilisation la plus avantageuse possible.

[137]  Les virements de fonds des comptes en fiducie de la PNH à ses autres comptes bancaires non en fiducie, virements effectués après l’entrée en vigueur du traité, ont été traités par le Pr Hosios comme des fonds placés dans des comptes non en fiducie, qui offraient un taux de rendement correspondant au rendement des obligations à court terme du gouvernement du Canada (rapport d’Hosios, aux pp 12 et 34). Il a jugé cette manière de faire appropriée, car la preuve montrait que, de fait, les fonds avaient été transférés dans de vrais comptes offrant des taux d’intérêt crédibles et facilement accessibles. Même en admettant qu’une partie des fonds aient pu avoir été été consacrés à des dépenses de consommation plutôt que transférés dans le compte, il a estimé que cette approche ne créerait aucune distorsion importante. L’indemnité atteindrait des niveaux comparables, que l’argent soit allé à des dépenses de consommation ou qu’il ait été transféré dans un compte bancaire portant intérêt, compte tenu de de la façon dont il avait traité la consommation dans le cadre de son modèle (rapport d’Hosios, aux pp 30 et 34). En ce qui a trait aux autres [traduction] « Virements budgétaires - Compte du Conseil de la bande OHIAHT », le Pr Hosios a fourni deux scénarios de rechange possibles, en les modélisant de telle sorte que les dépenses consistaient soit en des investissements, soit en des dépenses de consommation (rapport d’Hosios, aux pp 12, 35 et 46 à 47).

[138]  Les Prs Booth et Kirzner ont exclu de leur modèle les virements de fonds effectués avant et après l’entrée en vigueur du traité. À leurs yeux, ces virements d’un compte à l’autre n’avaient eu aucune conséquence sur les investissements, c’est pourquoi ils les ont ignorés (observations écrites de l’intimée, au para 87; transcription de l’audience, le 12 février 2016, aux pp 76 à 82 et 130).

ii)  Différences concernant le calcul des taux de rendement sur l’investissement, notamment en ce qui a trait à l’amortissement, au risque d’investissement et à l’inflation

[139]  Bien que les experts de part et d’autre aient traité de l’amortissement et du risque, ils l’ont fait de manière bien différente. Cette question a déjà été abordée précédemment (voir les paragraphes 52 à 55 et 88 à 90, ci-dessus). Le Pr Hosios jugeait que l’amortissement et le risque étaient pris en compte de manière implicite dans son modèle, étant donné que les occasions d’investissement ne pouvaient être intéressantes que si le rendement net de ces investissements était supérieur au rendement des autres utilisations possibles des fonds. Une évaluation des diverses options envisageables pour améliorer sa situation ne sera valable que dans la mesure où on aura pris en considération les coûts associés à un élément donné, notamment les frais d’entretien et de réparation. Le Pr Hosios a également souligné qu’afin de tenir compte de la part d’erreur ou d’irrationalité liée à ces préoccupations, son analyse axée sur les valeurs « minimales » de TMS avait déjà pour effet de sous-estimer les véritables gains de bien-être dont aurait joui la PNH (rapport d’Hosios, à la p 29; rapport de réfutation d’Hosios, aux pp 17 à 20).

[140]  Par contraste, les Prs Booth et Kirzner ont traité l’amortissement comme un élément essentiel de leur calcul du rendement des investissements (rapport de Booth-Kirzner, aux pp 31, 35, 36 et 49 à 51). Toutefois, ils ont fourni très peu de détails concernant la façon dont ils étaient parvenus au taux et aux réductions qu’ils ont utilisés dans leurs calculs.

[141]  S’agissant de l’inflation, les experts de part et d’autre ont précisé s’être servis de valeurs en dollars ainsi que de taux de rendement historiques qui tenaient compte de l’inflation. Malgré un certain désaccord au sujet d’un exemple cité par le Pr Hosios dans son rapport, exemple qui, selon ses explications, était purement à titre indicatif et ne touchait pas au fond, ce point n’a pas semblé être source de controverse (rapport de Booth Kirzner, aux pp 42 à 44; rapport de réfutation d’Hosios, aux pp 11 à 12 et 14).

[142]  L’intimée a fait valoir que, dans la mesure où les taux de rendement sur l’investissement calculés par les Prs Booth et Kirzner pouvaient s’ajuster à différentes sortes d’investissement, d’inflation et d’amortissement, ils étaient préférables à ceux du Pr Hosios, dont les taux de rendement étaient basés sur les taux des comptes en fiducie et sur les taux des obligations à court et à long terme du gouvernement du Canada (observations écrites de l’intimée, aux para 90 à 94). Quant à la revendicatrice, elle a soutenu que, comme les Prs Booth et Kirzner n’avaient fourni aucun élément de preuve à l’appui des taux de rendement et d’amortissement qu’ils avaient établis pour les investissements présumés, il fallait les considérer comme arbitraires, et les rejeter (observations en réplique de la revendicatrice, au para 45; observations écrites de la revendicatrice, au para 130 et à l’annexe C, aux para 25 à 32).

iii)  La question de savoir si, pour la la PNH, le fait de percevoir les revenus présumés en temps opportun aurait eu une incidence importante sur ses habitudes de dépense

[143]  Comme nous l’avons déjà précisé, les experts ont convenu du fait que, lorsqu’ils disposent de fonds plus importants, les gens sont enclins à changer de comportement en matière de dépenses, et à épargner ou investir davantage. Le Pr Hosios appuyant ses dires, la revendicatrice a soutenu que, eussent-ils été perçus, les revenus perdus seraient venus augmenter les fonds disponibles pour dépenser, de sorte que la PNH aurait dépensé autrement que ce qu’indiquait l’historique réel des dépenses. 

[144]  La revendicatrice a par conséquent fait valoir que l’application directe des habitudes de dépense réelles avait généré des résultats invraisemblables, pour les raisons suivantes : (1) ces résultats sous-estimaient les investissements et l’épargne probables de la revendicatrice; et (2) ils postulaient des niveaux élevés de consommation, que le Canada n’aurait sans doute pas approuvés. Le fait de percevoir une ou plusieurs sommes importantes aurait entraîné, pour la revendicatrice, des changements dans ses habitudes de dépense dont l’historique hypothétique basé sur les habitudes de dépense réelles ne rendait pas compte. La revendicatrice a formulé des critiques à l’encontre du rapport Booth Kirzner, au motif qu’il ne prenait pas en considération ces effets (observations écrites de la revendicatrice, au para 113). Pour sa part, le Pr Hosios a élaboré plusieurs scénarios de rechange afin d’offrir au Tribunal différentes options tenant compte de cette part d’incertitude.

[145]  Même s’ils étaient généralement d’accord pour dire que des habitudes de dépense étaient susceptibles de changer avec des rentrées de fonds plus importantes, les Prs Booth et Kirzner ont témoigné qu’en l’espèce, sous l’effet d’une telle rentrée d’argent, les habitudes de dépense de la PNH [traduction] « n’auraient pas changé de façon prononcée, ni selon un ordre de grandeur » (observations écrites de l’intimée, au para 66). En effet, le montant historique en jeu n’aurait pas eu d’effet marqué sur la richesse générale relative de cette bande très pauvre. L’intimée a également fait valoir que l’historique réel des dépenses comprenait les rentrées de fonds provenant d’autres sources, et que les sommes en question étaient relativement plus importantes que celles placées dans le compte hypothétique. Ainsi, les habitudes de dépense associées à un afflux d’argent accru étaient déjà prises en compte, puisque l’on s’était servi des habitudes de dépense réelles pour créer l’historique hypothétique.

V.  positions des parties à l’égard de l’indemnisation en equity

A.  Points d’entente entre les parties au sujet des principes généraux

[146]  Les parties ont reconnu que l’indemnisation en equity était la mesure de réparation appropriée en l’espèce. Elles étaient aussi d’accord, de manière très générale, sur la plupart des principes directeurs de l’indemnisation en equity, mais ne s’entendaient pas sur d’importants aspects de l’application de ces principes aux faits de l’espèce. Les parties, qui convenaient toutes les deux du caractère restitutoire de l’indemnisation en equity, ont également dit de cette mesure de réparation qu’elle nécessitait un examen attentif de la nature de l’obligation de fiduciaire et du manquement en cause. Elles ont reconnu que les principes d’equity guidaient les tribunaux dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, et ont précisé que, dans le cadre de leur analyse, ceux ci devaient soupeser attentivement les faits, ou, selon l’expression employée par l’intimée, procéder à un « examen méticuleux des faits  (observations écrites de l’intimée, au para 29, citant Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, au para 37, 117 DLR (4th) 161 [Hodgkinson]). Les deux parties s’accordaient pour dire que les tribunaux devaient effectuer une analyse rétrospective, mais ne pas tenir compte des considérations liées à la prévisibilité et à l’éloignement du dommage (quoique l’intimée ait souligné que, dans certaines circonstances, la question de l’éloignement pouvait se poser : observations écrites de l’intimée, au para 42) et calculer l’indemnité au moment du procès; que la perte devait découler du manquement, mais que l’analyse à effectuer pour déterminer le lien de causalité entre le préjudice subi et la perte en ayant découlé se distinguait de l’analyse applicable à des dommages-intérêts en common law; et, enfin, que le montant accordé devait être juste et réaliste.

[147]  Au sujet des principes en question, les désaccords les plus importants portaient sur le sens à donner aux notions de restitution, d’analyse rétrospective et d’évaluation à la date du procès — dans la mesure de leur application à la présente revendication — et en particulier sur l’interprétation et l’application de l’arrêt Whitefish Je me pencherai sur ces divergences de vues, ainsi que sur plusieurs autres points de désaccord, en commençant par la façon dont les parties ont décrit la nature particulière de la relation de fiduciaire en l'espèce.

B.  Nature de la relation de fiduciaire entre la PNH et le Canada

[148]  La revendicatrice a rappelé que l’équité exigeait que l’on tienne compte de la relation spéciale qui existe entre la Couronne et la PNH, ainsi que des objectifs poursuivis par la LTRP, y compris le « rapprochement », le « développement [des Premières Nations] » et « l’autosuffisance de celles-ci » (observations écrites de la revendicatrice, au para 107; LTRP, préambule). Vu l’ampleur des possibilités de consommation manquées en l’espèce, la revendicatrice a fait valoir que non seulement l’approche de l’intimée ne permettrait pas d’atteindre ces objectifs, mais qu’elle était aussi injuste (observations écrites de la revendicatrice, aux para 108 à 109).

[149]  La revendicatrice a insisté sur la situation de vulnérabilité dans laquelle elle s’était retrouvée face à la Couronne après la cession, ainsi que sur l’ampleur des conséquences du manque à gagner pour la PNH, surtout en considération des très maigres ressources financières dont elle disposait à l’époque du manquement. Elle a souligné qu’en acceptant la cession, la Couronne avait aussi accepté d’assumer le plein contrôle du bien de la PNH, de telle sorte qu’en l’espèce, l’obligation de fiduciaire plus élevée mentionnée dans l’arrêt Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129 [Canson] devrait trouver application (observations écrites de la revendicatrice, au para 86; Canson aux para 3, 24, 27 et 72; Whitefish, aux para 54 et 55). L’intimée n’a pas contesté ce point.

[150]  La revendicatrice a affirmé que si, sur le plan des principes d’equity, il y avait lieu d’établir une distinction particulière entre les bénéficiaires membres des Premières Nations et d’autres bénéficiaires, [traduction] « le résultat devait être davantage favorable aux Premières Nations, eu égard aux circonstances historiques et à la relation entre les parties au moment du manquement et à la suite de celui-ci » (observations écrites de la revendicatrice, au para 108; transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 53, au sujet de la distinction à faire entre des cas d’abus de confiance et d’autres affaires liées au manquement d’un avocat à une obligation de fiduciaire dans un contexte commercial, par exemple dans Canson, où l’indemnité a été partiellement limitée en raison de la nature des rapports existant entre les deux parties).

[151]  Étant donné la relation spéciale de fiduciaire qui existe entre elle et l’intimée, la revendicatrice a en outre soutenu que les Premières Nations ne devraient pas se voir accorder un traitement moins favorable que les sociétés. Elle répliquait en cela à la proposition subsidiaire de l’intimée, qui consistait à accorder, pour les dépenses de consommation présumées, une indemnité calculée en fonction des intérêts simples (cette question sera abordée plus loin, au paragraphe 215). Or dans l’arrêt Banque d'Amérique du Canada c Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 RCS [Banque d'Amérique], la Cour suprême du Canada a reconnu les lacunes que présentent les intérêts simples comparativement aux intérêts composés, de même que l’utilisation très répandue de ceux-ci. La revendicatrice a également attiré l’attention sur l’arrêt Wallersteiner c Moir (No 2), [1975] 1 All ER 849 (CA) [Wallersteiner], dans lequel lord Denning a affirmé que la société visée avait le droit de recevoir une indemnité en equity [traduction] « pour la perte d’occasion d’utiliser l’argent dont elle avait besoin, que ce soit pour l’utiliser "dans ses propres opérations commerciales" ou pour "venir en aide à ses filiales" » (observations écrites de la revendicatrice, à l’alinéa 83c)). Au-delà de la question de l’intérêt simple par rapport à l’intérêt composé, l’argument plus général de la revendicatrice était, selon mon interprétation, que le principe énoncé dans Wallersteiner accordait à la société le droit de consacrer les fonds sacrifiés à toute une gamme — non limitative — d’usages, que ceux-ci visent « ses propres opérations commerciales » ou une « aide à ses filiales », l’intérêt composé servant alors de valeur de référence. La revendicatrice a adopté une position tout aussi large selon laquelle l’éventail complet des utilisations auxquelles la PNH aurait pu consacrer le manque à gagner, y compris les dépenses de consommation sacrifiée, devrait être susceptible d’indemnisation. En effet, de l’avis de la revendicatrice, l’interprétation ainsi que l’application de l’arrêt Whitefish par l’intimée auraient pour effet de restreindre injustement et indûment les types d’occasions manquées ouvrant droit à une indemnisation et, par voie de conséquence, de limiter également le redressement ouvert aux Premières Nations qui font face à un manquement de la Couronne à son obligation de fiduciaire.

[152]  L’intimée a convenu que le Tribunal devrait tenir compte des objectifs de principe sous-jacents et des dommages subis en raison du manquement (observations écrites de l’intimée, au para 30, citant Whitefish, au para 51; Canson, au para 84; Cadbury Schweppes Inc. c Aliments FBI Ltée, [1999] 1 RCS 142, au para 26, 167 DLR (4th) 577 [Cadbury Schweppes]). Elle a également reconnu qu’en dépit du fait que de nombreux « principes fondamentaux » de l’indemnisation en equity tiraient leur origine d’affaires en matière commerciale, le courant jurisprudentiel présidant à l’analyse du Tribunal portait précisément sur les règles de droit tirées de l’equity et s’inscrivant dans le contexte des peuples autochtones ou, selon la description de l’intimée, sur l’ [TRADUCTION] « obligation de fiduciaire, complétée par le contexte autochtone » :

Le rapprochement, en termes très larges, s’entend de la conciliation entre la préexistence des peuples autochtones ici et l’affirmation, ou l’imposition, de la souveraineté de Sa Majesté. Ces affaires portaient sur la Loi sur les Indiens, les terres de réserve et le contexte fiduciaire, très réel, en fonction duquel la Couronne est astreinte à la norme la plus élevée, sans égard aux bonnes intentions que l’on pouvait avoir. En somme, il est question ici d’une obligation de fiduciaire, complétée par le contexte autochtone. [Italiques ajoutés; transcription de l’audience, le 21avril 2016, à la p 44.]

[153]  L’intimée a soutenu que l’arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321 [Guerin], de même que le courant jurisprudentiel qui s’en est suivi, et qui a mené à l’arrêt Whitefish « intégraient cette analyse» (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, à la p  44). L’intimée a également déclaré que « [c]es affaires portent sur la Loi sur les Indiens, les terres de réserve et le contexte fiduciaire, très réel, en fonction duquel la Couronne est astreinte à la norme la plus élevée, sans égard aux bonnes intentions que l’on pouvait avoir » (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, à la p 44). Les experts de l’intimée ont admis les répercussions possibles de leur interprétation de l’arrêt Whitefish ainsi que du modèle en résultant pour les Premières Nations qui, selon leurs historiques de dépenses, ont des niveaux de consommation élevés. Aux yeux de l’intimée, son interprétation tenait dûment compte non seulement de la relation spéciale de fiduciaire existant entre la Couronne et les Premières Nations, mais encore de l’objectif de rapprochement (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, à la p 44).

C.  Le sens des notions de restitution, d’analyse rétrospective et d’évaluation à la date du procès

[154]  Pour la revendicatrice, l’indemnisation en equity avait pour objet de lui restituer ce dont elle avait été privée, ce qui supposait l’octroi d’une indemnité pécuniaire pour la perte d’occasion de percevoir, mais aussi d’utiliser les revenus (observations écrites de la revendicatrice, aux para 6 et 7). Sa position était que sa [traduction] « perte et les occasions qu’elle avait perdues form[ai]ent un seul et même tout » (observations en réplique de la revendicatrice, au para 6). L’intimée s’est dite d’accord sur le fait que l’objectif de l’indemnisation en equity était de rétablir la revendicatrice dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement. Toutefois, elle a souligné qu’il s’agissait de rétablir la situation de la revendicatrice, et non la perte subie (observations écrites de l’intimée, aux para 4, 5 et 11). Les divergences de vues des parties à cet égard comportaient plusieurs dimensions.

1.  Les occasions manquées à titre collectif plutôt qu’à titre individuel

[155]  D’abord, l’intimée a souligné que, pour ce qui était de rétablir la revendicatrice dans sa situation d’origine, seules les pertes subies par la PNH en tant que collectivité étaient indemnisables, et non les occasions manquées dont ses membres auraient pu profiter individuellement (observations écrites de l’intimée, au para 71; transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 78 à 81). Les versements faits à des membres individuels à partir des revenus sacrifiés devaient donc être exclus du calcul de l’indemnité, sauf dans la mesure où la PNH aurait pu bénéficier collectivement de tels versements. C’est à ce titre que, par exemple, les Prs Booth et Kirzner ont estimé que 15 % les versements faits à des individus devraient être considérés comme des investissements faits au bénéfice de la communauté, les 85 % restants étant constitués de dépenses de consommation non indemnisables.

[156]  La revendicatrice a répondu que la PNH n’avait « pas d’identité juridique distincte de celle de ses membres, et [qu’elle était] en fait et en droit la somme de ses membres », si bien que « [...] les versements de sommes à chacun des membres équivalaient [...] à un versement à la communauté » (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 64; Bande Beardy’s & Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3, au para 305 [Beardy’s]). Qui plus est, une bande n’était pas une entité dotée de la personnalité morale, mais plutôt « un regroupement d'Indiens à l'usage et au profit communs desquels une réserve a été mise de côté par Sa Majesté » (observations en réplique de la revendicatrice, au para  32; Blueberry River c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2001 CAF 67, au para  15, [2001] 3 CNLR 72 [Blueberry River CAF]; voir également les définitions contenues dans les versions successives de la Loi sur les Indiens, de 1927 à aujourd’hui). Les pertes subies par la communauté et celles subies par chacun de ses membres n’étaient pas deux choses distinctes, mais étroitement liées (observations en réplique de la revendicatrice, au para 32). À titre d’exemple, [traduction] « le fait d’être privée de la possibilité d’effectuer davantage de distributions de fonds aux membres et d’embaucher un plus grand nombre de personnes, qui représentent des pertes subies par les membres individuels, sont aussi des pertes pour la communauté dans son ensemble » (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 63).

2.  La différence entre les occasions perdues comportant des avantages ou des effets à long terme et celles qui en supposent à court terme

[157]  Les parties ont convenu que le recours à une analyse rétrospective en vue de parvenir à une indemnisation réparatrice nécessitait d’examiner les éléments de preuve qui témoignaient de ce qui aurait pu se produire s’il n’y avait pas eu de manquement, et que cet examen pouvait se faire grâce à l’élaboration d’un historique hypothétique. Toutefois, leurs avis divergeaient sur la question de savoir si les principes d’analyse rétrospective et d’évaluation à la date du procès signifiaient qu’il fallait prendre en compte l’ensemble des pertes (soit la position de la revendicatrice), ou uniquement les sommes correspondant au manque à gagner et aux revenus d’investissements qui n’auraient probablement pas été consacrées à des dépenses de consommation ou perdues entre le moment présumé de leur perception et la date de l’évaluation judiciaire (soit la position de l’intimée).

[158]  Dans le droit fil de sa définition des dépenses de consommation, l’intimée a soutenu que seuls les [traduction] « éléments présentant des avantages à long terme pour la PNH, et dont la valeur serait à sa disposition aujourd’hui » devraient être pris en compte aux fins d’une indemnisation (observations écrites de l’intimée, au para 4). L’intimée a soutenu que les dépenses hypothétiquement consacrées à des éléments qui présentaient des avantages à court terme (c. à d. des éléments considérés comme des dépenses de consommation) n’auraient pas contribué à la position dans laquelle la revendicatrice se trouverait aujourd’hui, n’eût été le manquement :

[traduction]

[...] l’equity vous demande de tenir compte de deux choses : les avantages à court terme et les avantages à long terme.

Si une dépense procure des avantages à court terme, on n’en tiendra pas compte dans l’analyse visant à déterminer quelle serait la situation de la Première Nation aujourd’hui, car, de par sa nature même, la somme d’argent correspondante n’existe plus. En revanche, si cette même somme a été utilisée pour une dépense qui a rapporté des avantages à long terme, elle entrera en ligne de compte dans l’analyse, puisque, par définition, elle a eu un effet sur la situation dans laquelle la Première Nation se trouve aujourd’hui. [Transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 82.]

Pour l’intimée, la notion d’avantages à long terme était implicitement contenue dans les principes de l’analyse rétrospective, de l’évaluation à la date du procès et des éventualités réalistes, dont il était question dans Whitefish (observations écrites de l’intimée, aux para 76 et 77). Par conséquent, l’« [i]ndemnité doit être évaluée en fonction de la valeur des biens au moment de la restitution, c’est-à-dire à la date du procès » (observations écrites de l’intimée, au para 42, citant Guerin, au para 50). Lorsqu’elle a présenté les principes d’indemnité en equity, l’intimée a renvoyé à l’ouvrage Snell’s Equity, où l’on pouvait lire que : [traduction] « [c]es principes étaient toujours en cours d’élaboration », et dans lequel on faisait référence à une affaire australienne (McNally c Harris, (No 3), [2008] NSWSC 861 [McNally]), où la valeur d’actions avait chuté à la date du procès, et où l’indemnité avait été évaluée en fonction de cette valeur inférieure (observations écrites de l’intimée, au para 27, renvoi n° 22; John McGhee, c.r., Snell’s Equity, 33e éd. (Londres, Sweet & Maxwell, premier supplément cumulatif à la 33e édition, à jour en date du 16 septembre 2015), aux para 20 à 28).

[159]  La revendicatrice a souligné qu’une évaluation rétrospective était un exercice [traduction] « complexe », mais que la clé était de se concentrer sur la perte d’occasion — ce qui pouvait nécessiter de tenir compte d’éléments de preuve se rapportant à [traduction] « toute la période visée » —, et non pas seulement sur le moment du procès (observations en réplique de la revendicatrice, aux para 11 et 12; Boreta Estate c McRory, 2014 ABQB 498, au para 98; Donovan W.M. Waters, c.r., Waters’ Law of Trusts in Canada, 4e éd. (Toronto : Carswell 2012), à la p 1289; McNally, aux para 25 et 43, où la Cour a déclaré que, eût-il existé des éléments de preuve attestant que les actions en cause [traduction] « auraient été, ou auraient pu avoir été » vendues à un prix plus élevé, l’issue aurait été différente). L’intimée n’a pas donné de précisions au sujet des renvois qu’elle a faits à l’ouvrage Snell’s Equity et au jugement McNally, pas plus qu’elle n’a fourni de détails pour expliquer leur lien avec ses arguments en l’espèce. Le Tribunal n’est donc pas certain de saisir quels arguments la Couronne cherchait à faire valoir, si ce n’est que, dans ce domaine, le droit est nébuleux et demeure en cours d’élaboration, et qu’une analyse rétrospective doit se limiter à ce qui s’était véritablement produit; que, dans l’affaire australienne, les actions avaient perdu de la valeur au moment du procès, alors qu’en l’espèce, les dépenses de consommation ont eu pour effet de réduire la valeur du montant à verser; et que l’arrêt Whitefish fournissait des éclaircissements sur l’analyse rétrospective applicable dans des cas comme celui de l’espèce. À mon avis, tels étaient sans doute les arguments que l’intimée tentait de mettre en avant.

[160]  La revendicatrice a soutenu que le Tribunal devrait lui accorder une indemnité pour [traduction] « tout ce qui était susceptible d’avoir été perdu en raison du manquement à l’obligation de fiduciaire, et de faire en sorte qu’il s’agisse d’une indemnisation globale » (observations écrites de la revendicatrice, au para 87), indépendamment de la question de savoir si les fonds auraient vraisemblablement pu avoir été utilisés pour des dépenses qui auraient généré des revenus d’investissements conventionnels. Les pertes subies par la PNH englobaient les occasions manquées d’utiliser les revenus perdus pour épargner, investir et consommer, ce qui aurait permis d’accroître le bien-être de la communauté et de ses descendants. Ces pertes devraient donc faire l’objet d’une indemnisation.

[161]  La revendicatrice s’est inscrite en faux contre l’idée voulant que le droit exige qu’une occasion manquée comporte des avantages à long terme pour être susceptible d’indemnisation. En effet, selon le principe de droit applicable, l’indemnisation à caractère restitutoire comprend une indemnité générale pour la perte d’occasion découlant du manquement, que les tribunaux évaluent du mieux qu’ils peuvent en fonction d’une analyse rétrospective et des éléments de preuve révélant ce qui aurait vraisemblablement pu se produire. La revendicatrice a soutenu que l’intimée n’avait cité aucune règle de droit voulant qu’il faille établir qu’une occasion perdue aurait procuré des avantages à long terme pour que celle-ci puisse donner lieu à une indemnité. La revendicatrice a souligné que, lorsque les tribunaux recouraient à une analyse rétrospective, ils prenaient en considération l’ensemble des éléments de preuve, en adoptant une approche plus nuancée que de se borner à examiner la valeur des éléments d’actif au moment du procès (observations en réplique de la revendicatrice, aux para 11 à 12).

[162]  La revendicatrice a avancé que [traduction] « la preuve démontre que les dépenses de consommation ont une valeur, et qu’à l’inverse, la privation de possibilités de consommer constitue une perte » (observations écrites de la revendicatrice, au para 56). Elle a fait observer que l’épargne, l’investissement et la consommation étaient tous des activités interreliées qui tendaient vers l’amélioration du bien-être. Citant le témoignage du Pr Hosios, elle a ajouté que « [l]’objectif qui sous-tend l’épargne ainsi que l’investissement est d’accroître la consommation, mais dans l’avenir » (observations écrites de la revendicatrice, au para 58; transcription de l’audience, le 8 février 2016, à la p 66). La perte d’occasion de consommer de la PNH devrait par conséquent être reconnue comme un type de perte indemnisable, sans égard à la question des avantages à long terme ou à court terme.

[163]  En tout état de cause, la revendicatrice a fait valoir qu’en réalité, d’après les éléments de preuve, les dépenses de consommation entraînaient aussi bien des avantages que des effets à long terme, ce qui justifiait une indemnité (observations écrites de la revendicatrice, au para 59). La revendicatrice a ainsi établi une distinction entre la courte durée de vie d’une dépense de consommation et les effets d’une telle dépense. Citant la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996, la revendicatrice a évoqué en ces termes les effets qu’ont de faibles niveaux de consommation (c.-à-d. la pauvreté) — de même que les politiques les perpétuant — sur le bien être à long terme :

[traduction]

[...] Les iniquités du présent tirent leur origine des politiques et pratiques du passé, ainsi que des situations désavantageuses qui, une fois commencé [sic], tendent à se perpétuer d’une génération à l’autre. Les enfants dont les parents sont des prestataires d’aide sociale de longue date sont moins susceptibles d’être en santé et d’obtenir de bons résultats à l’école, et risquent davantage d’être eux mêmes sans emploi que des enfants nés dans un contexte plus favorisé. [Observations écrites de la revendicatrice, au para 62; transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 154.]

[164]  La revendicatrice a soutenu qu’il ressortait des éléments de preuve que le manquement de la Couronne avait entraîné l’appauvrissement de la PNH [traduction] « en amoindrissant notamment son épargne, ses investissements, l’expression de sa culture, ses possibilités de développement économique, sa santé, son éducation et sa qualité de vie » (renvoi omis; observations en réplique de la revendicatrice, au para 35). Parmi ces éléments de preuve, la revendicatrice a cité : les données indiquant que des dépenses accrues auraient probablement été consacrées aux salaires, aux mesures de secours et aux rations, ainsi qu’à des potlatchs et à d’autres éléments de « consommation »; les témoignages des experts concernant l’importance à long terme que pouvaient avoir des articles comme de la nourriture et des médicaments dans une situation d’extrême pauvreté; et des éléments de preuve attestant la situation économique très difficile de la PNH au cours de la période de référence. Le chef Dennis a également souligné l'importance d'avoir disposé des ressources nécessaires à la construction du centre communautaire (la Maison des Huu ay aht), qui a ouvert ses portes en 2000. Ce bâtiment a permis d’accueillir de grands rassemblements dans le cadre d’une foule d'activités culturelles, notamment des cérémonies traditionnelles d’attribution d’un nom, auxquelles ont souvent pris part des bandes des environs (autrement dit, des « activités de rapprochement intercommunautaire »). Ces dépenses ont joué un rôle déterminant pour la viabilité culturelle de la bande. Et tout cela exigeait des ressources financières.

[165]  La revendicatrice a aussi soutenu qu’adopter une approche à l’indemnisation en equity tenant compte uniquement des avantages à court terme liés aux dépenses de consommation revenait à faire preuve d’insensibilité aux différences culturelles, dans la mesure où cette approche était employée à l’égard de la PNH (observations écrites de la revendicatrice, au para 31). Le chef Dennis a fourni l’explication suivante : [traduction] « [d]ans notre culture, la richesse de quelqu’un n’est pas déterminée par ce qu’il possède, mais par ce qu’il donne » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 168). La revendicatrice a maintenu que l’indemnisation en equity devait suivre une « démarche objective ». Elle a ajouté que l’analyse du Pr Hosios proposait un traitement objectif des dépenses de consommation, car son approche avait permis de tenir compte de la valeur qu’auraient eue les dépenses de consommation présumées pour la PNH et de déterminer cette valeur à l’aide de données historiques objectives et mesurables (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, à la p 44). Par comparaison, l’intimée a retenu une approche propre à une culture en particulier, et inspirée de conventions comptables et financières. Il en est résulté une analyse des éléments de preuve sur les habitudes de dépense et une approche à l’indemnisation qui omettaient de reconnaître la valeur qu’auraient eue les dépenses de consommation pour la PNH en tant que Première Nation. Or pareil résultat ne saurait donner lieu à une indemnisation à la fois réparatrice et équitable.

[166]  En somme, la revendicatrice a souligné le caractère profondément inéquitable d’une interprétation des principes d’indemnisation en equity qui ne tiendrait pas compte de l’appauvrissement découlant de la perte de possibilités de consommer les revenus sacrifiés. En effet, les experts ont convenu du fait que les personnes pauvres consacraient une plus grande part de leur revenu à la satisfaction de leurs besoins essentiels que les gens plus fortunés, et que les habitudes de consommation de la PNH concordaient avec ce phénomène économique plus général. Or, l’approche de l’intimée ferait en sorte que des revendicatrices démunies reçoivent une indemnité inférieure à celles des revendicatrices mieux nanties pour des préjudices similaires, en plus de faire abstraction de la valeur des dépenses de consommation pour les groupes défavorisés. Mais on ne pourrait parvenir à un rapprochement et à une indemnisation réparatrice qu’en tenant véritablement compte des occasions manquées d’utiliser les fonds qui, selon les experts, tombaient dans la catégorie des dépenses de consommation. La revendicatrice a insisté sur le fait qu’elle n’avait jamais eu la possibilité de percevoir les revenus perdus, non plus que de décider quel usage en faire ou de tirer quelque avantage de leur consommation :

[traduction]

L’approche de Booth/Kirzner a pour conséquence d’effacer tout bonnement des portions importantes de ce qui est dû à la PNH. Celle-ci n’a jamais perçu les revenus qui lui étaient dus : elle n’en a donc tiré aucun avantage, que ce soit à court ou à long terme. Mais voilà qu’on informe la PNH qu’il sera tenu pour acquis qu’elle a touché ces revenus; qu’elle en aurait dépensé des parts importantes pour des articles ou des services qui, d’après les experts du Canada, ne présentent aucun avantage à long terme; et qu’en conséquence, elle ne devrait recevoir aucune indemnité pour les parts de ces revenus perdus qui auraient hypothétiquement été consacrées à des dépenses de consommation. [Observations écrites de la revendicatrice, au para 78.]

[167]  En guise de conclusion, la revendicatrice a fait l’affirmation suivante : [traduction] « [...] il n’y a pas lieu d’appliquer un historique hypothétique là où [des dépenses de consommation présumées] ont procuré des avantages. Or tel n’est pas le cas ». (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, à la p 72).

3.  Détermination de la valeur de la perte d’occasion à l’aide du coût d’option et des taux marginaux de substitution

[168]  L’intimée a soutenu que l’utilisation de taux marginaux de substitution par le Pr Hosios afin d’attribuer une valeur à la perte d’occasions de consommer le manque à gagner était contraire aux principes de l’analyse rétrospective et de l’évaluation de l’indemnité au moment du procès. Effectuant un rapprochement entre les taux marginaux de substitution employés par le Pr Hosios et l’intérêt composé, l’intimée a fait valoir que la revendicatrice avait tenté de déterminer le montant des pertes qu’elle avait subies au moment où celles-ci avaient eu lieu, pour ensuite y appliquer des intérêts composés. Ainsi, l’approche de la revendicatrice ne prenait en considération ni l’historique hypothétique, ni les éventualités réalistes qui l’accompagnaient et, de ce fait, elle n’était pas conforme à la règle voulant que l’on évalue le montant de l’indemnité en equity à la date du procès, en remontant dans le temps pour déterminer ce qui aurait pu vraisemblablementse produire.

[169]  L’intimée a soutenu que l’application d’un taux de croissance composé à des éléments procurant des avantages à court terme placerait la revendicatrice dans une position plus avantageuse que celle dans laquelle elle se serait retrouvée, n’eût été le manquement (observations écrites de l’intimée, aux para 5 et 6). Lorsqu’il s’agissait d’évaluer le montant de l’indemnité à accorder à l’aide d’un historique hypothétique rendant compte d’une perte d’occasion, l’intérêt composé constituait une valeur de référence adéquate seulement dans le cas de dépenses présumées qui auraient été susceptibles de procurer des avantages à long terme, et à seule fin de prendre en compte de tels avantages (observations écrites de l’intimée, aux para 77 et 78; transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 106 à 108, citant Whitefish).

[170]  La revendicatrice a pour sa part affirmé que l’intimée avait décrit de façon erronée la méthodologie du Pr Hosios. Après avoir concédé que les dépenses de consommation n’étaient assorties d’aucun taux de rendement, elle a nié que son expert ait appliqué un tel taux à celles-ci. Le traitement des dépenses de consommation par la revendicatrice était basé sur son estimation la plus exacte possible de la valeur de la perte subie par la PNH, estimation qui avait été réalisée à l’aide du concept du taux marginal de substitution. Le taux de rendement du compte en fiducie avait servi de base de référence au Pr Hosios pour l’attribution d’une valeur à la perte découlant du manquement de la Couronne, étant donné qu’en tout temps, les placements aux taux de rendement historiques étaient une option qui s’offrait à la PNH. La revendicatrice a rappelé que les experts de l’intimée avaient reconnu que les taux d’épargne équivalaient au coût d’option des dépenses de consommation, et qu’il s’agissait là d’un concept généralement admis en économie.

[171]  La revendicatrice a par ailleurs soutenu que son approche était conforme au droit relatif à l’indemnisation en equity, puisqu’elle consistait à estimer la valeur des occasions perdues en examinant ce que le bénéficiaire aurait pu faire des éléments d’actif concernés s’il n’y avait pas eu de manquement. La revendicatrice a souligné que, pour pouvoir déterminer ce dont la partie victime du manquement a été privée, les tribunaux considéraient les occasions manquées d’un point de vue large et souple (observations écrites de la revendicatrice, aux para 83 et 86; transcription de l’audience, le 19 avril 2016, aux pp 38 et 39.) Dans l’arrêt Guerin, la Cour suprême du Canada a entériné l’analyse non limitative suivie par le juge de première instance pour établir ce que la bande indienne Musqueam aurait pu faire de ses terres. En effet, celui-ci a écarté complètement les hypothèses liées à une utilisation en tant que terrain de golf, en cherchant plutôt à déterminer quelle aurait été l’utilisation la plus avantageuse, laquelle, selon sa conclusion, aurait consisté en un aménagement résidentiel. Dans l’arrêt Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, au para 116, [1998] 1 CNLR 250 (CAF) [Semiahmoo], la Cour d’appel du Canada a tenu compte non seulement des diverses utilisations qui auraient pu être faites des terres expropriées en cause, mais aussi des dommages résultant de la privation d’un stimulant économique pour la réserve (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, aux pp 123 à 128).

[172]  Traçant un parallèle entre la notion de perte d’occasion prise dans le contexte de l’indemnisation en equity et le concept de coût d’option appartenant au domaine économique, la revendicatrice a souligné que, dans la décision Bande indienne de Lower Kootenay c Canada (1991), [1992] 2 CNLR 54 (sub nom Luke c R), 42 FTR 241 (CFPI), 1991 CarswellNat 226, avec renvois au CNLR et à CarswellNat [Lower Kootenay], le coût d’option associé au manquement correspondait à ce que la partie demanderesse aurait pu faire d’autre avec des terres assujetties à un bail prévoyant un loyer inférieur à la valeur locative de celles-ci sur le marché. La revendicatrice a poursuivi en citant le paragraphe ci-après, tiré de la décision Lower Kootenay (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, aux pp 116 et 117), dans lequel le juge Dubé a analysé la preuve d’expert privilégiée par la Cour :

[traduction]

Quant à la période qui commence en 1974, M. Nilsen a calculé jusqu'en 1982 le montant total cumulatif qu'aurait rapporté le placement de la différence entre la valeur locative du marché et le loyer réellement reçu par les demandeurs aux termes du bail. Il a également posé un certain nombre d'autres hypothèses, savoir que le loyer est présumé avoir été payé annuellement à l'avance conformément aux modalités du bail existant et que la bande avait la possession des terres et était en mesure soit de les louer, soit de les utiliser elle-même (la mesure de cet avantage est la valeur locative des terres sur le marché, défalcation faite des déductions appropriées). [Italiques ajoutés; CNLR, aux pp 11920, CarswellNat au para 269.]

[173]  Le scénario de remplacement ayant servi de point de départ à l’évaluation du juge dans l’affaire Lower Kootenay était un bail dont le loyer était fixé au prix du marché, moins les déductions appropriées, jusqu’à la date d’expiration prévue du bail, c’est-à-dire en 1982. Selon ce qu’a fait valoir la revendicatrice, le juge Dubé a reconnu qu’indépendamment de la question de savoir si la bande indienne de Lower Kootenay aurait utilisé elle-même les terres ou les aurait louées, la mesure de la perte d’occasion équivalait à la valeur locative sur le marché, défalcation faite des déductions relatives aux dépenses liées à la location. La revendicatrice a tiré la conclusion suivante : [traduction] « [j]’affirme donc qu’il s’agit là d’un exemple d’une situation où l’on recourt à une valeur de référence, et où le coût d’option constitue la mesure appropriée de la valeur d’une utilisation des terres par la bande elle-même. Car c’est de cela dont elle a été privée » (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, à la p 116).

[174]  La revendicatrice a fait valoir que les tribunaux admettaient des indicateurs axés sur le marché et fondés sur le coût d’option pour établir la valeur des pertes présumées. Elle a souligné que son expert avait, de façon similaire, utilisé les taux de rendement historiques offerts — lesquels reposaient sur des données factuelles (c.-à-d. le rendement du compte en fiducie et les taux d’intérêt des obligations du gouvernement du Canada) — afin d’établir des valeurs de référence pour les occasions manquées de la PNH.

[175]  La revendicatrice a ajouté que l’effet de capitalisation créé par l’approche du Pr Hosios était tout aussi raisonnable qu’approprié. Au besoin, les tribunaux recouraient eux-mêmes à l’intérêt composé afin d’accorder une indemnité réparatrice (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 15 à 19; Whitefish, aux para 85 et 90). Sur la question de l’intérêt composé utilisé en tant que valeur de référence pour des dépenses consacrées à des actifs immobilisés comme des écoles, des routes et de l’équipement agricole, le juge Laskin a admis que l’intérêt composé pouvait constituer une base de référence appropriée pour mesurer la valeur d’un avantage perdu par la communauté en raison de la perte de possibilité d’effectuer une dépense, lorsque celle-ci ne devait entraîner aucun taux de rendement d’ordre financier ni produire aucun intérêt de façon directe (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 26, 41 et 42). En renvoyant aux types de dépenses mentionnées au paragraphe 106 de l’arrêt Whitefish, la revendicatrice a expliqué ce qui suit :

[traduction]

Il n’y a pas de véritable rendement au plan pécuniaire.  Aucun de ces éléments ne s’accompagne d’un taux de rendement réel. Il s’agit de dépenses qui procurent des avantages.  Et on peut retenir l’intérêt composé en tant que valeur de référence pouvant servir à déterminer la juste valeur de la perte.  Et, dans le cas qui nous occupe, l’approche consistant à utiliser le coût d’option comme valeur de référence pour la consommation sacrifiée est, je dirais, équivalente. [Transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 26.]

[176]  La revendicatrice a aussi fait observer que, dans la décision Lower Kootenay, le juge Dubé a conclu que « la différence entre le loyer du marché (défalcation faite des déductions) et le loyer reçu aux termes du bail aurait pu être placée et aurait rapporté des intérêts composés » (CNLR, à la p 120, CarswellNat, au para 270). Ce facteur a été pris en compte dans le montant calculé jusqu'en 1982, année où le bail imprévoyant a pris fin. La question de savoir si la partie demanderesse aurait consommé une partie de cette différence avant la date du jugement n’a nullement été évoquée. Le juge Dubé a également appliqué au montant accordé les intérêts courus entre 1982 et la date du jugement, en 1991 (Lower Kootenay, CNLR, à la p 121, CarswellNat, au para 274). La revendicatrice a souligné que, même si le juge Dubé n’avait précisé ni les raisons qui justifiaient d’accorder des intérêts sur le montant de la valeur de 1982 en dollars, ni le calcul utilisé pour les obtenir, il n’en restait pas moins que la Couronne avait manqué à une obligation de fiduciaire, et que la Cour avait analysé la perte d’occasion. De façon analogue, dans la décision Roberts c Canada (1995), 99 FTR 1 (CFPI) (sub nom Bande indienne Wewayakum c Canada et Bande indienne Wewayakai) [Roberts], le juge Teitelbaum a parlé de l’indemnité qu’il aurait jugée appropriée si la validité de l’action intentée pour manquement à une obligation de fiduciaire avait été établie dans cette affaire, pour conclure qu’il y avait lieu d’appliquer des intérêts composés aux revenus qui auraient dû avoir été perçus à certains moments dans le passé, n’eût été le manquement allégué (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 19, citant Whitefish, au para 94, où le juge Laskin a également cité Roberts, au para 645). La revendicatrice a conclu qu’il était loisible au Tribunal d’évaluer l’indemnité de telle manière qu’elle comprenne un élément ou un effet de capitalisation, dès lors que cela était nécessaire pour parvenir à une indemnisation réparatrice.

[177]  L’intimée a établi une distinction entre l’approche retenue par la revendicatrice et celles adoptées dans les arrêts Guerin et Lower Kootenay. L’intimée a affirmé que les pertes indemnisables devaient être des [traduction] « pertes réalisables ayant un caractère concret », par opposition au coût d’option qui, lui, était abstrait (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 89). L’intimée a décrit la perte « réalisable » comme étant :

[traduction]

[...] une chose ancrée dans la réalité, une chose qui aurait véritablement pu se produire.  C’est un scénario de rechange très concret. Il ne s’agit pas simplement d’une idée, d’une possibilité abstraite : c’est plutôt ce que la PNH aurait pu faire si elle avait disposé des terres concernées. [Transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 89.]

[178]  Afin d’expliquer davantage ce point, l’intimée a fait valoir que, dans Guerin et Lower Kootenay, les demandeurs avaient obtenu une indemnisation pour des pertes d’un genre différent de celle faisant l’objet de la présente revendication :

[traduction]

Si la bande de Lower Kootenay avait disposé de ces terres, elle aurait pu les louer. Donc, ce que j’essaie de faire valoir, ici, c’est que ce n’est pas la même chose qu’un taux d’intérêt inventé, que l’on attribuerait à des dépenses de consommation ou à des avantages à court terme qui n’existent tout simplement pas. Nous savons que si la bande de Lower Kootenay avait eu les... les terres, à la place, elle aurait pu les louer.  Nous avons une idée de ce que ces taux peuvent être. [Transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 92 et 93.]

[179]  Tout en concédant que les avantages à court terme associés aux dépenses de consommation étaient bien réels, elle a soutenu qu’il n’était pas réaliste de leur appliquer un taux de rendement. Le taux marginal de substitution utilisé par le Pr Hosios était [traduction] « un taux de rendement qui n’existe pas en réalité » (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 101). En revanche, les investissements étaient de véritables véhicules financiers qui « produisent des intérêts, lesquels s’additionneront » (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 102).

[180]  Selon la revendicatrice, le manque à gagner, ainsi que l’appauvrissement dans lequel elle s’était retrouvée en raison de la perte de possibilités de consommer, était bien réel et avait eu des répercussions durables pour la PNH. La revendicatrice a concédé qu’il était difficile d’estimer le montant de l’indemnité à verser pour l’ensemble des pertes d’occasion causées par le manquement, mais elle a souligné que l’approche du Pr Hosios était juste, proportionnée et fondée sur des éléments de preuve et des principes d’évaluation bien établis en économie (observations en réplique de la revendicatrice, au para 38). Il appartenait au Tribunal de se fonder sur la preuve dont il disposait pour estimer, du mieux qu’il le pouvait, la valeur approximative de la perte d’occasion subie par la revendicatrice.

D.  Qu’a-t-il été décidé dans l’arrêt Whitefish?

[181]  Les parties n’étaient pas du même avis au sujet de la décision rendue dans l’arrêt Whitefish et de son importance en tant que précédent judiciaire. L’intimée, qui a présenté l’arrêt Whitefish comme un jugement de principe, y voyait des lignes directrices pour l’évaluation de l’indemnité en equity à accorder en l’espèce. Elle a soutenu que les éventualités réalistes particulières mentionnées dans Whitefish devaient être prises en compte, étant donné la ressemblance des faits de cette affaire avec ceux de la présente revendication. À son avis, dans Whitefish, il était clairement précisé que les dépenses de la revendicatrice dont faisait état l’historique constituaient des éventualités réalistes, et que les fonds qui auraient probablement été consacrés à des dépenses de consommation avant la date de l’évaluation ne devraient pas faire l’objet d’une indemnité.

[182]  L’intimée a insisté sur le fait que l’arrêt Whitefish portait sur la distinction à faire entre les éléments présentant un potentiel de génération de revenus et ceux qui en étaient dénués. L’intimée a fait ressortir le passage suivant du paragraphe 106 de Whitefish en tant que [traduction] « définition des dépenses de consommation établie dans Whitefish » (observations écrites de l’intimée, au para 70) :

La Couronne nous demande également de tenir pour acquis que, l’eût-elle perçu, Whitefish aurait « utilisé à des fins de consommation » le montant de 31 600 $, ce qui voudrait dire, d’après ce que j’en déduis, qu’elle aurait dépensé cet argent pour des articles d’usage courant ne présentant aucun potentiel de revenus et n’entraînant aucun avantage à long terme pour la bande et ses membres. [Italiques dans l’original; observations écrites de l’intimée, au para 69.]

[183]  L’intimée a pressé le Tribunal d’accepter le témoignage du Pr Booth selon lequel les [traduction] « principes comptables généralement reconnus » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, à la p 63) définissaient les dépenses de consommation en tant que dépenses dont la durée de vie ne dépasse pas une année (observations écrites de l’intimée, au para 70; transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 63 et 64). L’intimée a également rappelé que le Pr Hosios s’était dit d’accord sur le fait que les dépenses de consommation ne rapportaient pas de revenus. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait recouru à la théorie du TMS pour définir une valeur de référence (observations écrites de l’intimée, au para 70; transcription de l’audience, le 9 février 2016, aux pp 114 à 118). L’intimée a ainsi conclu que [traduction] « [l]e témoignage des experts [était] conforme à la définition des dépenses de consommation établie dans Whitefish, à savoir que les dépenses de consommation ne présentent aucun potentiel de génération de revenus, car elles n’en génèrent pas, et ne peuvent pas en générer. Une fois qu’il est dépensé, l’argent n’existe plus » (observations écrites de l’intimée, au para 70).

[184]  L’intimée a par ailleurs conclu que le fait de tenir compte des dépenses hypothétiques assorties d’avantages à long terme tout en excluant les dépenses de consommation présumées s’accordait davantage avec le reste du paragraphe 106 de Whitefish (observations écrites de l’intimée, aux para 76 et 77) :

Néanmoins, il semble tout aussi vraisemblable que Whitefish ait pu utiliser une partie de l’argent pour acheter de l’équipement agricole, ou pour construire des routes, des ponts ou encore des maisons et des écoles sur la réserve. En ce qui concerne ces dépenses en immobilisations, il peut s’avérer nécessaire de recourir à l’intérêt composé comme valeur de référence pour déterminer la juste valeur de l’indemnité à accorder à Whitefish.

[185]  L’intimée a avancé que l’équipement agricole et les routes, ponts, maisons et écoles cités comme exemples, de même que leur désignation en tant que « dépenses en immobilisations », établissaient clairement qu’il s’agissait là d’éléments voués à une durée de vie prolongée et destinés à procurer des avantages à long terme. Les actifs immobilisés pouvaient se voir attribuer des valeurs de référence correspondant aux taux d’intérêt composés, mais tel n’était pas le cas des « articles d’usage courant ne présentant aucun potentiel de revenus et n’entraînant aucun avantage à long terme » (Whitefish, au para 106) ou, autrement dit, des dépenses de consommation.

[186]  L’intimée a qualifié l’approche retenue par les Prs Booth et Kirzner d’interprétation « littérale » de la décision rendue dans Whitefish (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 7 et 33). Prise en son sens littéral, la notion de rétablissement de la revendicatrice dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement, suppose que l’on ne tienne pas compte des éléments comportant des avantages à court terme.

[187]  Pour sa part, la revendicatrice a soutenu que rien dans l’arrêt Whitefish ne venait étayer la thèse voulant que la perte d’occasion de consommer ne soit pas susceptible d’indemnisation. La Cour d’appel n’a pas été appelée à se prononcer sur cette question, pas plus qu’elle n’a manifestement eu l’occasion d’entendre des experts sur ce point (observations en réplique de la revendicatrice, aux para 19 à 21). Le juge de première instance a tenu pour acquis que les fonds auraient été dilapidés au fil du temps. Il a accordé le montant de la perte historique, calculé en date de 1992 et comprenant un rajustement pour tenir compte de l’inflation, montant auquel s’ajoutaient les intérêts avant jugement (Whitefish, au para 34). Selon l’affirmation de la revendicatrice, le motif déterminant de la décision de la Cour d’appel était que la supposition du juge de première instance quant à la dilapidation des fonds, non seulement n’était pas appuyée par la preuve, mais allait à l’encontre de la présomption relative à une utilisation avantageuse :

[traduction]

Le juge de première instance a conclu que la revendication de Whitefish n’était pas justifiée, puisque la bande avait supposé de façon déraisonnable que l’argent correspondant à la juste valeur de ses droits de coupe aurait été déposé dans le compte en fiducie pour y demeurer et rapporter des intérêts composés jusqu’en 2005. Il a déclaré, au para 29, que « selon le principe du "premier entré, premier sorti" », l’argent « aurait probablement été dilapidé dans un délai raisonnable ». La Couronne a fait valoir le même argument devant la Cour. Elle a soutenu que la revendication de Whitefish ne tenait pas compte de la « quasi‑certitude » que le paiement supplémentaire ne serait pas demeuré dans le compte de la bande pendant 120 ans sans que l’on y touche.

Je ne suis pas du même avis. La conclusion du juge de première instance, que la Couronne a reprise, n’est pas justifiée, car en plus d’aller à l’encontre de l’une des présomptions reconnues en equity, elle avait un caractère entièrement spéculatif et ne concordait pas avec les conditions de la cession. En l’absence d’éléments de preuve indiquant le contraire — et, en l’espèce, il n’y en a pratiquement aucun — , l’equity présume que le fiduciaire en faute est tenu à la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire. Or, la conclusion du juge de première instance présuppose exactement le contraire, c’est-à-dire que la Couronne doit restituer Whitefish de la manière la plus favorable possible pour la Couronne. Voir Oosterhoff, précité, à la p 1047.

[...]

Je conclurai cette partie de mes motifs par trois observations. D’abord, j’estime que la conclusion du juge de première instance, ainsi que la position de la Couronne à l’égard de la « dilapidation », n’est pas étayée par la preuve, pas plus qu’elle n’est conforme aux principes de l’indemnité en equity et aux conditions de la cession. [Whitefish, aux para 101 à 102 et 109.]

[188]  La revendicatrice a indiqué que le juge Laskin avait mentionné [traduction] « un certain nombre de questions sur lesquelles les parties pourraient vouloir se pencher lors de la nouvelle audience » (Whitefish, au para 46), et [traduction] « recommandé » que les parties examinent l’historique des dépenses de la bande indienne de Whitefish Lake (observations écrites de la revendicatrice, au para 91), mais qu’il s’agissait là de propositions, et non d’un précédent ayant un effet contraignant. La revendicatrice a conclu ce qui suit : [traduction] « le juge Laskin ne s’est pas prononcé, et ne pouvait pas se prononcer sur des éléments de preuve dont la Cour ne disposait pas, notamment en ce qui a trait à l’indemnité à accorder pour la consommation sacrifiée » (observations écrites de la revendicatrice, au para 117).

[189]  En soulignant que le paragraphe 106 constituait l’élément central de l’interprétation restrictive faite par l’intimée du jugement rendu dans Whitefish, la revendicatrice a avancé que les observations du juge Laskin qui y figuraient avaient valeur d’illustration, et non de prescription :

[traduction]

Et le Canada attache beaucoup d’importance à ce paragraphe, dont il a fait l’élément central de son approche concernant les dépenses de consommation. Je dirais que le juge Laskin répète cet argument de la Couronne en donnant sa propre interprétation de ce que peuvent signifier des dépenses de consommation dans une affaire qui porte principalement sur les investissements, et où l’on ne dispose d’aucun témoignage d’expert traitant explicitement des conséquences des dépenses de consommation sur la revendication. Telle n’était tout simplement pas la question examinée par la Cour. 

[...]

C’est également incompatible avec la preuve produite en l’espèce. Et M. Hosios a discuté de ce passage en particulier, que les dépenses de consommation peuvent produire [et] produisent effectivement des avantages à long terme. Voilà ce que la preuve démontre en l’espèce.

L’accent mis sur le potentiel de génération de revenus était nécessaire dans le contexte de l’arrêt Whitefish, qui portait surtout sur les fonds à investir. Mais il s’agit d’une réflexion et, plus important encore, le juge Laskin désapprouve l’argument mis de l’avant par la Couronne, en déclarant :

« [...] il semble tout aussi vraisemblable que Whitefish ait pu utiliser une partie de l’argent pour acheter de l’équipement agricole, ou pour construire des routes, des ponts ou encore des maisons et des écoles sur la réserve. »

Alors, cette idée même, cette conception que la Couronne se fait des dépenses de consommation, cet argument qu’elle avance, le juge Laskin les accepte difficilement. [Transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 24 et 25.]

[190]  Ainsi donc, le juge Laskin n’a pas déterminé que seules les dépenses qui auraient hypothétiquement été consacrées à des éléments procurant des avantages à long terme pouvaient donner lieu à une indemnisation. La Cour n’était pas appelée à trancher ce point; elle ne disposait d’aucun élément de preuve le concernant, et aucune opinion d’expert n’avait été formulée ni exposée là-dessus. Par ailleurs, il n’existait guère d’autre décision judiciaire limitant l’indemnisation en equity aux seules occasions comportant des avantages à long terme (observations en réplique de la revendicatrice, aux para 14, 23 et 24). La revendicatrice a conclu que l’indemnisation en equity constituait un moyen de remédier aux pertes découlant du manquement concerné, car elle mettait l’accent [traduction] « sur la perte d’occasion, et permettait d’accorder une indemnisation pour cette perte » (observations en réplique de la revendicatrice, au para 24, citant Canson, au para 27), sur le fondement d’éléments de preuve raisonnables et selon ce qui était jugé approprié dans les circonstances.

[191]  Enfin, la revendicatrice a affirmé que, bien que le juge Laskin ait mentionné les éventualités réalistes comme pouvant potentiellement donner lieu à une « réduction », la décision rendue dans Whitefish ne saurait constituer un précédent qui permette d’appuyer la proposition selon laquelle les facteurs et considérations de ce genre entraîneront immanquablement une « réduction » du montant de l’indemnité. En effet, au moment d’évaluer le montant à accorder, les éventualités réalistes ressortant des éléments de preuve pouvaient tout aussi bien aller dans le sens d’une augmentation que d’une diminution de ce montant (observations écrites de la revendicatrice, aux para 93 à 98, où l’on mentionne la valeur croissante du bien-fonds dans Guerin et la hausse progressive des taux de location dans Lower Kootenay). Car, qu’elles se traduisent par une augmentation ou par une diminution, de telles considérations ont pour fonction d’assurer l’octroi d’[traduction] « une indemnité juste et proportionnée reposant sur la preuve et sur des facteurs réalistes permettant de déterminer ce que le bénéficiaire est susceptible d’avoir perdu en raison du manquement commis par le fiduciaire » (observations écrites de la revendicatrice, au para 97).

[192]  La revendicatrice a insisté sur le fait que son interprétation des principes d’indemnité en equity, de même que l’estimation de son expert, concordait parfaitement avec l’arrêt Whitefish et les éventualités réalistes qui y étaient précisées. L’approche de la revendicatrice s’appuyait sur la preuve, et tenait compte des habitudes de dépense de la PNH, des conditions de la cession et du contexte législatif. Cette façon de procéder a permis de dégager des éléments de preuve révélant : que la PNH s’était vue privée d’occasions d’épargner, d’investir et de consommer; que les possibilités de consommation ainsi perdues auraient eu de la valeur pour la PNH; que cette perte avait entraîné un appauvrissement important; que ce type d’appauvrissement pouvait avoir des répercussions durables; et, enfin, qu’il existait une méthode d’évaluation rigoureuse pouvant servir à estimer la valeur de ces occasions perdues pour la PNH à l’aide des données historiques et de principes économiques reconnus.

E.  Le principe du lien de causalité et l’exigence que les pertes découlent du manquement

[193]  L’intimée, pour sa part, a fait valoir que seules les pertes qui, « selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement » pouvaient faire l’objet d’une indemnisation (observations écrites de l’intimée, au para 32, citant Canson, au para 27, Cadbury Schweppes, au para 93, et AIB Group (UK) Plc c Mark Redler & Co Solicitors, [2014] UKSC 58, aux para 92 à 94 et 133 à 137 [AIB]). L’intimée a affirmé que, puisque les dépenses de consommation ne produisaient pas de revenus, et qu’elles avaient une valeur à court terme, l’approche de la revendicatrice à l’égard de l’indemnisation, qui consistait à attribuer des taux de rendement aux dépenses de consommation, avait pour effet de gonfler le montant de la perte dans une mesure qui ne saurait être attribuée au manquement de la Couronne (observations écrites de l’intimée, au para 74).

[194]  La revendicatrice a souscrit à l’affirmation selon laquelle la notion de « conception normale du lien de causalité » s’appliquait à l’indemnité en equity (Canson au para 27, la juge McLachlin, maintenant juge en chef; confirmé dans AIB), mais elle a nié que l’arrêt Canson appuyait la thèse selon laquelle seules les dépenses hypothétiques comportant des avantages à long terme devraient donner droit à une indemnité (observations en réplique de la revendicatrice, au para 23). La revendicatrice a rappelé que les parties ont convenu du fait qu’en manquant à son obligation de fiduciaire, l’intimée a causé la perte historique de revenus. En outre, les experts ont reconnu que, de ce fait, la revendicatrice avait [traduction] « perdu toute possibilité de placer ces fonds, de les investir ou de les consacrer à des dépenses de consommation dans l’intérêt de la communauté » (observations en réplique de la revendicatrice, au para 35). La revendicatrice a souligné que, dans les arrêts Canson et AIB, il était question d’obligations et de pertes d’un genre différent de ceux de l’espèce. Car, à la différence de ces deux affaires, la PNH ne réclamait que la valeur de sa perte d’occasion de recevoir et d’utiliser l’argent qu’elle aurait perçu si la Couronne n’avait pas manqué à son obligation (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, aux pp 103 à 110). La revendicatrice a mis l’accent sur le fait que la perte de possibilités de consommer lui avait occasionné des dommages et un appauvrissement que la preuve venait confirmer, et qui étaient directement attribuables au manquement de l’intimée. Donc, la question n’était pas de savoir si la perte d’occasion de consommer avait été causée par le manquement, mais comment procéder pour déterminer la valeur de cette perte (observations en réplique de la revendicatrice, aux para 34 à 36).

[195]  Dans l’arrêt AIB du Royaume-Uni, lord Toulson cite le scénario suivant, tiré de l’affaire Magnus c Queensland National Bank, (1888) 37 Ch D, au para 480 : [traduction] « [u]n homme me renverse sur Pall Mall; lorsque je me plains du vol de mon sac à main, le type me répond : "Ah, mais si je vous le rendais, quelqu’un d’autre vous le déroberait de nouveau dans la rue voisine" » (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, à la p 111, citant AIB, au para 58). La revendicatrice a fait valoir que lord Toulson avait jugée inapplicable aux faits de l’affaire, puis écartée, la notion voulant que le fiduciaire défendeur puisse échapper au paiement d’une indemnité en plaidant que le bénéficiaire aurait perdu l’argent d’une manière ou d’une autre. Par analogie, en l’espèce, l’intimée ne peut se soustraire au paiement d’une indemnité pour l’essentiel des pertes découlant du manque à gagner en alléguant que la revendicatrice aurait perdu la plus grande partie des fonds concernés en les dépensant pour des produits non durables (transcription de l’audience, le 19 avril 2016, à la p 112).

[196]  La revendicatrice a ajouté que, selon le bon sens, les dépenses de consommation produisaient des avantages, et que le fait d’en être privé équivalait à une perte. En revanche, il était contraire au bon sens d’affirmer que les dépenses de consommation ne sauraient produire des avantages à long terme, ou même que les avantages pouvaient être mesurés en fonction du temps.

F.  Les notions de dissuasion et d’intention

[197]  La revendicatrice a fait remarquer que la dissuasion était l’un des objectifs de principe qui sous-tendent l’indemnisation en equity (observations écrites de la revendicatrice, aux para 103 à 105, citant Canson, Hodgkinson et Whitefish).

[198]  L’intimée à pour sa part renvoyé à la conclusion tirée par le Tribunal dans la décision concernant la validité, à savoir que, bien que le Canada ait manqué à son obligation à l’égard de la PNH, il s’était montré soucieux du meilleur intérêt de celle-ci. Par exemple, la preuve documentaire révélait qu’il était sensible à la nécessité d’obtenir un prix juste pour le bois de la PNH. En effet, le Canada était conscient de son obligation de fiduciaire, et s’en souciait (observations écrites de l’intimée, au para 19). Par ailleurs, le Tribunal a estimé que rien n’indiquait que le Canada ait pu agir à son avantage ou faire preuve de turpitude morale (décision concernant la validité, au para 104). L’intimée a en outre allégué que les intentions de la Couronne et le fait que celle-ci n’ait réalisé aucun profit étaient des facteurs pertinents pour évaluer la réparation à accorder, suivant le principe de l’indemnité en equity dont l’application a été définie dans la série de décisions découlant de l’arrêt Guerin (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 77). Quoi qu’il en soit, l’intimée a convenu qu’elle serait astreinte à la norme la plus élevée en matière d’obligation de fiduciaire, peu importe les bonnes intentions qu’elle pourrait avoir (voir le paragraphe 152, ci-dessus).

[199]  La revendicatrice a répliqué que l’indemnisation en equity ne nécessitait nullement que la Couronne ait réalisé des profits ou qu’elle ait mal agi. La revendicatrice sollicitait une réparation compensatoire, et non une mesure de redressement à caractère punitif; aussi les intentions du Canada étaient-elles dénuées de pertinence (observations en réplique de la revendicatrice, aux para 1 et 2).

G.  Présomptions reconnues en equity

[200]  La revendicatrice a signalé que l’equity permettait de dissiper les incertitudes sur le plan de la preuve grâce à l’application de présomptions. Selon elle, l’equity présupposait qu’[traduction] « un bien irrégulièrement détenu par le fiduciaire aurait été consacré à l’usage le plus rentable possible ou utilisé de la façon la plus avantageuse possible s’il avait été entre les mains du bénéficiaire » (observations écrites de la revendicatrice, au para 101; Whitefish au para 49). Dans l’arrêt Whitefish, le juge Laskin a également décrit la présomption de la manière suivante : « [e]n l’absence d’éléments de preuve indiquant le contraire — et, en l’espèce, il n’y en a pratiquement aucun —, l’equity présume que le fiduciaire en faute est tenu à la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire » (au para 102). La revendicatrice s’est également reportée au passage suivant de l’arrêt Wallersteiner:

[TRADUCTION]

Selon les principes généraux, je pense qu’il faudrait présumer que la compagnie (si elle n’avait pas été privée de l’argent) en aurait fait le meilleur usage possible [citation omise.] Elle aurait pu l’utiliser dans ses propres opérations commerciales, ou pour venir en aide à ses filiales. Subsidiairement, il faudrait présumer que l’auteur de la faute en a fait le meilleur usage. [À la p 856, cité par le juge Laskin dans Whitefish, au para 106.]

[201]  La revendicatrice a souligné que la présente revendication comportait effectivement des incertitudes sur le plan de la preuve. Le manque à gagner aurait été déposé dans les comptes en fiducie de la PNH, comptes qui révélaient d’ailleurs de quelle manière la PNH avait réellement dépensé les fonds dont elle disposait entre 1948 et 2014. Cependant, on ne pouvait que se livrer à des suppositions quant à savoir comment la PNH aurait dépensé les sommes correspondant au manque à gagner si elle avait pu les percevoir. Les habitudes de dépense réelles de la PNH pouvaient uniquement servir de guide au Tribunal, et ne constituaient pas une preuve de ce qui se serait produit dans les faits si la PNH avait reçu cet argent.

[202]  La revendicatrice a fait valoir que les sommes qu’elle aurait dû toucher pour chaque année de 1948 à 1953 — et dont le montant se situait entre 15 879 $ et 85 592 $ en dollars historiques — auraient modifié ses habitudes de consommation de façon importante. Elle a relevé que ce manque à gagner atteignait environ dix fois les sommes détenues par la PNH dans ses comptes à l’époque. À supposer que l’on y applique directement les pourcentages attribués aux dépenses de consommation, on obtiendra des niveaux de dépenses de consommation à ce point élevés que le Ministère n’y aurait pas consenti. Ces dépenses n’auraient pas non plus cadré avec le soin que la PNH mettait à prendre ses propres décisions en matière de dépenses, ni avec son souci manifeste d’assurer le bien-être à long terme de la communauté. Sur ce point relatif à la preuve, l’intimée a nié que le manque à gagner puisse être d’une telle ampleur qu’il avait produit des conséquences non négligeables sur les habitudes de consommation de la revendicatrice. En effet, sur une base per capita, les sommes en jeu n’auraient représenté que quelques centaines de dollars par membre. D’autre part, les Prs Booth et Kirzner étaient d’avis que l’argent du manque à gagner n’aurait pas suffi à sortir la PNH de la pauvreté qui était la sienne au cours de la période visée.

[203]  La revendicatrice a soutenu qu’elle avait droit au bénéfice de la présomption selon laquelle elle aurait utilisé les fonds de la façon la plus avantageuse possible, compte tenu des éventualités réalistes fondées sur la preuve disponible (observations écrites de la revendicatrice, au para 102 et à l’al 122f)). Car des dépenses de consommation auraient pu constituer le meilleur usage possible dans les circonstances; il était également tout à fait plausible qu’une plus grande part de cet argent aurait été placé, ou encore consacré aux infrastructures ou à d’autres investissements envisageables à l’époque.

[204]  La revendicatrice a conclu en affirmant que les pertes de la PNH [traduction] « [n’étaient] pas faciles à quantifier, car elles consistaient en des occasions manquées et en une perte de qualité de vie » (observations écrites de la revendicatrice, au para 120). Car la notion d’occasion n’est pas caractérisée par la certitude. Ainsi que la revendicatrice l’a exprimé :

[traduction]

La communauté et les familles qui la composaient auraient pu tenir un plus grand nombre de potlatchs; s’acheter des aliments de meilleure qualité; investir dans des solutions aux problèmes liés à la qualité de l’eau; investir davantage et de façon plus précoce dans le développement économique; et s’assurer de pouvoir disposer d’une installation communautaire comme la Maison des of Huu-Ay-Aht chez elles, dans leur milieu de vie. [Renvoi omis.] Si les citoyens de la PNH avaient été mieux nantis il y a de cela 68 ans, leurs enfants auraient pu avoir une meilleure santé; ils auraient aussi été plus susceptibles d’avoir de bons résultats à l’école et d’occuper un emploi aujourd’hui. [Renvoi omis.] Définir et quantifier ces pertes n’est pas chose facile. La PNH a tout simplement perdu la possibilité de vivre une vie meilleure. [Observations écrites de la revendicatrice, au para 139.]

[205]  Il n’en restait pas moins que, pour déterminer l’indemnité en equity à verser, il fallait s’efforcer d’estimer au mieux la valeur de la perte d’occasion.

[206]  L’intimée a convenu des présomptions qui existaient en equity, mais elle a cependant fait valoir que [traduction] « [i]ndépendamment de la présomption relative à la meilleure utilisation possible [...] en equity, le demandeur reste tenu de prouver ce qui s’est véritablement produit en rapport avec la perte d’occasion » (observations écrites de l’intimée, au para 51, citant Whitefish, au para 82). Au paragraphe 82 de l’arrêt Whitefish, le juge Laskin a conclu que la situation en question n’était pas la même que celle de l’affaire Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2006 CAF 415, [2007] 3 RCF 245 [Ermineskin CAF], conf. par 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222, dans laquelle le litige portait sur les choix faits par la Couronne relativement à la manière de gérer et d’investir les fonds des comptes en fiducie de la Première Nation. Dans Whitefish, l’utilisation initiale des fonds était connue, de sorte que la question de la présomption ne se posait pas : 90 % des fonds auraient été déposés dans les comptes en fiducie de Whitefish, alors que la part de 10 % restante aurait été distribuée aux membres de la bande (observations écrites de l’intimée, au para 51; transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 90 à 92). L’intimée a fait valoir que la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse trouvait application dans les cas où plus d’une possibilité était offerte (observations écrites de l’intimée, au para 52). En l’espèce, l’intimée a affirmé : [traduction] « en réalité, nous savons ce qu’il serait advenu de l’argent » (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 90). Elle a ajouté que, d’après les éléments de preuve, les fonds auraient été versés dans les comptes en fiducie de la PNH, puis auraient été dépensés d’une façon similaire à celle dont faisait état l’historique réel des dépenses de la PNH (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 92).

[207]  L’intimée a fait valoir qu’en l’espèce, c’est au moment d’évaluer l’historique des dépenses et de déterminer si une dépense devait être considérée comme un «  investissement » ou une « dépense de consommation » qu'il y avait lieu de tenir compte de la présomption relative à la meilleure utilisation possible. Les Prs Booth et Kirzner ont soutenu qu’ils avaient appliqué cette présomption, puisqu’ils avaient adopté une approche libérale et classé certains éléments en tant qu’investissements plutôt qu’en tant que dépenses de consommation (observations écrites de l’intimée, aux para 78 à 79 et 86). Ils avaient également procédé de la sorte en traitant les fonds transférés à des individus comme étant composés à 85 % de dépenses de consommation, et à 15 % d’investissements (observations écrites de l’intimée, au para 89).

[208]  Citant les observations faites par la juge McLachlin au sujet des présomptions, au paragraphe 8 de l’arrêt Canson, la revendicatrice a avancé qu’il était possible de démontrer que l’estimation finale de l’indemnité en equity établie par le Pr Hosios était équitable, si on la comparait avec l’avantage que le Canada avait retiré du fait de ne pas avoir eu à verser, à même le Trésor, les revenus qui, autrement, auraient été payables à la PNH. La revendicatrice a souligné que c’était en accumulant des intérêts, ou encore en n’ayant pas à payer des intérêts sur des fonds empruntés dont on se serait servi pour verser à la PNH l’argent du manque à gagner, que le Canada avait pu réaliser un tel gain. Elle a estimé, après application des taux d’intérêt des obligations à long terme du gouvernement du Canada au manque à gagner, que cet avantage se chiffrait à environ 14,57 millions de dollars (observations écrites de la revendicatrice, aux para 131 à 135). Dans ses observations orales, la revendicatrice a parlé de cette mesure comme d’un [traduction] « contrôle du caractère raisonnable », qui démontrait que l’estimation du Pr Hosios n’était pas de nature punitive (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 54 à 58).

[209]  L’intimée a nié qu’on l’on puisse s’y prendre ainsi pour estimer la valeur de pareils avantages obtenus à compter de 1948. Dans son témoignage, le Pr Booth a indiqué qu’une évaluation juste exigeait une analyse plus complexe, qui nécessiterait de remonter en arrière pour trouver quels fonds on aurait utilisés, et à quel coût, pour payer ce qui était dû à la PNH entre 1948 et 1953. Le Pr Booth estimait qu’on était plus susceptible d’avoir recouru à [traduction] « une combinaison de taux d’emprunt du gouvernement », mais qu’[traduction] « il [aurait été] ardu d’en retrouver la trace » (transcription de l’audience, le 11 février 2016, aux pp 224 à 225; transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 14 à 21).

H.  Les propositions de rechange de l’intimée quant à la détermination des dépenses de consommation présumées

[210]  J’ai déjà discuté de la position générale de l’intimée selon laquelle le Tribunal, dans son évaluation de l’indemnité, ne devait attribuer aucune valeur d’indemnisation à la portion du manque à gagner qui, selon les hypothèses émises, aurait vraisemblablement été consacrée à des dépenses de consommation. Lors de l’audience où les parties ont présenté leurs observations de vive voix, j’ai posé la question de savoir si la PNH ne devrait pas avoir la possibilité de percevoir, ne serait-ce qu’une seule fois, la portion du montant de la perte historique attribuée aux dépenses de consommation (pour qu’elle puisse réellement l’utiliser à des fins de consommation), même si l’intimée avait rejeté l’utilisation de l’approche du Pr Hosios aux fins de l’exercice d’ajustement du montant. Car après tout, les revenus perdus étaient une réalité, mais leur consommation hypothétique n’avait jamais eu lieu dans les faits.

[211]  En réponse, l’intimée a fait remarquer que la totalité du manque à gagner avait été prise en compte dans le modèle utilisé par les Prs Booth et Kirzner afin d’élaborer le scénario hypothétique. Ainsi, dans le cadre du rapport de ces derniers, tous les éléments du manque à gagner avaient été retenus pour servir de base au calcul de l’indemnité. Néanmoins, suivant ce modèle, seules l’épargne et les dépenses comportant des avantages à long terme avaient fait l’objet d’une indemnisation.

[212]  Au reste, l’intimée a défendu son approche en soulignant qu’en l’espèce, il ne s’agissait pas d’une situation où il était probable que la totalité des fonds du manque à gagner soit allée à des dépenses de consommation immédiate. Selon le modèle de Booth-Kirzner, aucune indemnité n’était prévue pour les cas où les revenus perdus auraient été entièrement consommés sur le champ. L’intimée a concédé que l’equity ne permettrait pas une telle façon de procéder (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 108 à 109). Toutefois, en l’espèce, l’argent du manque à gagner n’avait pas été entièrement utilisé pour consommer, de telle sorte qu’au final, la méthode de Booth-Kirzner était valable; de fait, elle avait produit un résultat équitable et proportionnel (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 109; observations écrites de l’intimée, au para 107).

[213]  L’intimée a également admis qu’une absence complète d’indemnité pour la part du manque à gagner susceptible d’avoir été consacrée à des dépenses de consommation n’était peut-être pas acceptable selon les règles d’equity (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 23 à 27). Dans l’éventualité où le Tribunal jugerait nécessaire d’appliquer les règles d’equity pour garantir un résultat équitable, l’intimée a proposé deux façons différentes d’assurer une indemnisation pour cette partie du manque à gagner.

[214]  D’abord, elle a avancé que tous les éléments qui avaient été classés comme des dépenses de consommation présumées, mais qui, selon le Tribunal, auraient rapporté des avantages à long terme, pouvaient être considérés comme des « investissements » et, à ce titre, donner lieu à une indemnité (observations écrites de l’intimée, au para 80). À mon avis, cela voulait dire que, si le Tribunal estimait qu’une dépense inscrite par les Prs Booth et Kirzner dans la catégorie des dépenses de consommation devrait plutôt être considérée comme une forme d’investissement, il pourrait estimer le montant de cette somme supplémentaire appartenant à l’« investissement social » et l’ajouter au montant de l’indemnité calculé par les Prs Booth et Kirzner. Ou encore, il pourrait demander aux experts de l’intimée d’exécuter de nouveau leur modèle en tenant compte de cette nouvelle catégorisation. L’intimée a fait valoir que, si l’equity devait entrer en jeu, il s’agirait là de la meilleure approche possible, car ainsi, on ne dérogerait pas au principe consistant à accorder aujourd’hui une indemnité pour des occasions manquées qui auraient supposé des avantages à long terme.

[215]  Ensuite, pour ce qui est de la seconde option, l’intimée a invité le Tribunal à se servir des [traduction] « [t]aux d’inflation et [d’un] multiplicateur fondé sur l’intérêt simple » afin de déterminer l’indemnité à accorder pour les dépenses de consommation présumées (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, à la p 39). L’intimée a proposé d’établir la moyenne des taux de l’indice des prix à la consommation (IPC) pour les 66 années en cause; mais au lieu d’appliquer des intérêts composés à ces taux, on recourrait plutôt à l’intérêt simple (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 39 à 43). L’intimée a fait remarquer que, dans Whitefish, le juge Laskin a rejeté une approche fondée sur un ajustement du montant de la perte initiale en fonction de l’inflation, au motif que certaines dépenses auraient produit des avantages à long terme (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, à la p 25), mais qu’il ne l’a pas écartée pour ce qui est des dépenses représentant des avantages à court terme uniquement. L’intimée a ajouté que, grâce à la façon dont les Prs Booth Kirzner avaient défini et traité les investissements, leur rapport répondait aux préoccupations soulevées par le juge Laskin à l’égard des éléments comportant des avantages à long terme. Par conséquent, l’intimée a avancé qu’on pourrait calculer une indemnité équitable pour les dépenses présumées assorties d’avantages à court terme en se servant des taux de l’IPC, que l’on appliquerait en tant que taux d’intérêt simples. Un montant calculé de cette manière pourrait s’insérer dans une évaluation globale de l’indemnité. L’intimée a relevé que, dans l’arrêt Guerin, le juge de première instance avait tenu compte de nombreux facteurs avant de parvenir à une estimation globale. Elle a en outre souligné que, dans l’arrêt Banque d'Amérique, la Cour suprême du Canada avait déclaré que l’intérêt simple ou l’intérêt composé constituaient des moyens de tenir compte de la valeur temporelle de l’argent (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, à la p 41; transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 117 à 118).

[216]  En réponse, la revendicatrice a réitéré que le droit relatif à l’indemnisation en equity avait un objectif clair, à savoir indemniser pour la perte d’occasion. Or en reclassant quelques éléments de « consommation » en tant qu’éléments d’« investissement », on faisait l’impasse sur la part restante des éléments de « consommation ». En effet, le fait de calculer l’indemnité à verser pour les dépenses de consommation présumées selon une méthode tenant compte uniquement du pouvoir d’achat (ajusté en fonction de l’inflation) revenait à ignorer la perte d’occasion (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 61 à 62).

[217]  La revendicatrice s’est opposée avec véhémence à ce que l’intimée puisse présenter, le dernier jour de l’audience, des propositions d’indemnisation de rechange pour les dépenses de consommation présumées, d’autant plus que cette dernière avait jusque-là refusé d’accorder quelque indemnité que ce soit pour ce type de dépenses. La revendicatrice a également soutenu que, pour que le pouvoir d’achat puisse être maintenu, il fallait appliquer à l’IPC des intérêts composés, et non de l’intérêt simple (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 59 à 61). D’autre part, dans Banque d'Amérique, la Cour suprême du Canada avait observé que l’intérêt composé « [traduisait] plus précisément la valeur » de la possession d’une somme pendant une période donnée et constituait « la norme dans les systèmes bancaires et financiers au Canada et dans le monde occidental » (au para 24).

I.  Les positions des parties au sujet du montant définitif et de l’ajustement des montants estimés par les experts en 2014 en fonction de la valeur actuelle

[218]  La revendicatrice a sollicité l’octroi d’une indemnité de 14 500 000 $, montant sujet à un rajustement ultérieur en fonction des taux d’intérêt des obligations à long terme du gouvernement du Canada, de la date des estimations des experts à la date de la décision du Tribunal (observations écrites de la revendicatrice, aux para 70 et 142).

[219]  L’intimée a quant à elle demandé au Tribunal de rendre une ordonnance prévoyant le paiement d’une indemnité de 2 942 385 $, montant devant être rajusté à la date de la décision, de la manière qu’il jugerait appropriée (observations écrites de l’intimée, aux para 106 et 110). Elle a fait valoir que les modèles des experts ne pouvaient être mis à jour avec exactitude sans qu’on les mette de nouveau à exécution, en fixant une nouvelle date de fin. L’intimée a aussi fait observer que rien, en droit, ne justifiait l’application des taux d’intérêt des obligations à court terme du gouvernement du Canada et que, de toute manière, le dossier ne contenait aucun élément de preuve précisant les taux d’intérêt à court terme offerts à partir de 2014 (observations écrites de l’intimée, au para 105). Elle a fait remarquer que, dans la décision Lower Kootenay, la Cour avait recouru au « taux bancaire » pour résoudre ce problème (observations écrites de l’intimée, au para 105). L’intimée a ajouté qu’il était loisible aux tribunaux de retenir l’estimation d’un expert, ou encore de procéder à une estimation globale, comme cela avait été le cas dans Guerin : par conséquent, le choix du rajustement à effectuer dépendrait de l’approche d’évaluation retenue par le Tribunal (observations écrites de l’intimée, aux para 48 à 49, 106). L’intimée a également rappelé au Tribunal que, suivant le paragraphe 13(2) de la LTRP, les sommes versées par l’intimée à la revendicatrice pour lui permettre de saisir le Tribunal de sa revendication devront être soustraites de tous dépens que l’intimée pourrait être condamnée à payer à cette dernière (observations écrites de l’intimée, au para 110).

VI.  aperçu du droit

[220]  La présente revendication compte parmi les premières à porter sur le montant définitif de l’indemnité à verser à l’égard d’une revendication particulière présentée en vertu de la LTRP. Elle tombe sous l’application de l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, qui dispose que le Tribunal doit : « accorde[r] une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». Au nombre des principes d’indemnisation en question, on trouve celui fondé sur l’equity, qui consiste à accorder une indemnité pécuniaire dans le cas d’un manquement à une obligation de fiduciaire (Canson, au para 11).

[221]  À l’instar des autres redressements en equity, l’indemnisation en equity relève d’un pouvoir discrétionnaire (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, au para 107, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]). Dans l’arrêt Canson, où la Cour suprême du Canada s’est penchée sur les principes directeurs régissant l’indemnisation en equity, le juge La Forest a prononcé le jugement majoritaire, et la juge McLachlin y a souscrit, bien que pour des motifs différents. Par la suite, dans l’arrêt britannique AIB, la Cour suprême du Royaume-Uni a retenu l’analyse faite par la juge McLachlin dans Canson, lord Reed invoquant l’influence qu’elle avait pu avoir dans d’autres pays de common law (AIB, aux para 79 et 133).

[222]  Dans l’affaire Canson, il était question d’un avocat ayant omis de révéler des renseignements relatifs à des bénéfices secrets réalisés dans le cadre d’une transaction immobilière. La négligence dont a par la suite fait preuve une tierce partie a entraîné des pertes supplémentaires, et la question à trancher était de savoir dans quelle mesure les demanderesses pouvaient recouvrer leurs pertes auprès de l’avocat. En dépit du fait que le type d’obligation fiduciaire et la situation factuelle en cause soulevaient des questions de principe à propos desquelles les juges La Forest et McLachlin était en désaccord, le juge La Forest a tout de même convenu que, dans les cas où une obligation de fiduciaire était en jeu, et où le fiduciaire détenait un bien appartenant à un tiers ou dont il assumait la garde au profit de ce tiers, l’ensemble des principes et des redressements prévus par le droit des fiducies s’appliquaient (Canson, au para 72).

[223]  Dans les motifs de jugement qu’elle a énoncés dans Canson, la juge McLachlin a exprimé ce qui constitue désormais une description marquante de ces principes. Elle a d’abord fait ressortir le caractère distinct du fondement et des objectifs de l’equity :

Ma première préoccupation en ce qui concerne la façon de procéder par analogie avec le droit en matière de responsabilité délictuelle tient au fait qu'elle fait abstraction du fondement et des objectifs uniques de l'equity.  Le fondement de l'obligation fiduciaire et la raison d'être de l'indemnité fondée sur l'equity se distinguent du délit civil de négligence et du domaine contractuel.  Dans les cas de négligence et en matière contractuelle, les parties sont considérées comme des acteurs égaux et indépendants, soucieux principalement de leur propre intérêt personnel.  Par conséquent, la loi recherche l'équilibre entre faire respecter des obligations en accordant une indemnité et préserver une liberté optimale pour ceux qui sont impliqués dans le rapport en question, qu'il soit collectif ou autre.  Par contre, le rapport fiduciaire réside essentiellement dans le fait que l'une des parties s'engage à agir dans le meilleur intérêt de l'autre.  Le rapport fiduciaire repose sur la confiance et non sur l'intérêt personnel, et lorsqu'il y a manquement, la balance penche en faveur de la personne lésée.  La personne soumise à une obligation fiduciaire voit sa liberté restreinte par la nature de l'obligation qu'elle a assumée, savoir une obligation qui "commande [. . .] la loyauté, la bonne foi et l'absence de conflits d'intérêts et d'obligations":  Canadian Aero Service Ltd. c. O'Malley, [1974] R.C.S. 592, à la p. 606.  En résumé, l'equity se préoccupe non seulement d'indemniser l[e] demandeur, mais encore de faire respecter la confiance qui est au coeur de ce système. [Au para 3.]

[224]  Elle a ensuite précisé que l’indemnisation en equity tirait son origine de la notion de restitution au patrimoine confié en fiducie :

Quelle est l'étendue de l'indemnisation en tant que redressement d'equity?  En matière de fiducie, nous partons de l'obligation traditionnelle d'un fiduciaire en défaut, qui est de restituer les biens au patrimoine.  Mais la restitution en nature n'est pas toujours possible.  Ainsi l'equity accorde une indemnité au lieu de la restitution en nature, par analogie, dans le cas d'un manquement à une obligation fiduciaire, avec l'idéal de retourner au patrimoine concerné ce qui a été perdu en raison du manquement.

Le fondement restitutoire de l'indemnisation pour manquement aux obligations du fiduciaire a été décrit dans l'arrêt Ex parte Adamson (1878), 8 Ch. D. 807, à la p. 819 :

[traduction] La Cour de la chancellerie ne connaissait jamais d'une action en dommagesintérêts fondée sur une conduite dolosive ou sur le manquement aux obligations du fiduciaire.  Il s'agissait toujours d'une action en recouvrement d'une dette en equity ou en exécution d'une obligation de la nature d'une dette.  L'action tendait à la restitution de l'argent ou de l'article escroqué à la partie lésée ou au recouvrement de la valeur de cet article.

Il a toujours été largement admis depuis.  Comme le dit Davidson dans son article très utile "The Equitable Remedy of Compensation" (1982), 13 Melbourne U.L.Rev. 349, à la p. 351:  [traduction] "la méthode de calcul [de l'indemnité] sera celle qui effectue la restitution pour la valeur de la perte subie par suite du manquement". [Canson, aux para 11 à 12.]

[225]  La juge McLachlin a ensuite relevé que, s’il était parfois facile de définir ce qui devait être restitué, tel n’était pas toujours le cas :

Dans les cas où la fiducie comporte des biens ou des fonds dans un placement stable, "l'argent ou l'article" qui doit être restitué à la partie lésée est relativement bien défini.  La question devient plus difficile lorsque le redressement est étendu des fiducies traditionnelles aux manquements à une obligation fiduciaire où non seulement la valeur mais encore la nature de l'article perdu peuvent être difficiles à déterminer.  L'application du principe de l'indemnisation au lieu de la restitution en pareil cas est bien illustrée dans le seul arrêt que notre Cour a rendu récemment à ce propos:  Guerin c. La Reine, précité.  Dans l'arrêt Guerin, notre Cour a rejeté la thèse selon laquelle les principes applicables en matière de responsabilité délictuelle devraient régir l'évaluation de l'indemnité et elle [sic] tenu compte du fait que les demandeurs avaient droit à une indemnité fondée sur les principes du droit des fiducies. [Canson, au para 14.]

[226]  En passant en revue l’affaire Guerin, la juge a repris l’analogie relative à la restitution en nature, et cité quelques décisions judiciaires où l’on avait accordé une indemnité tenant compte des fluctuations imprévues de la valeur sur le marché. Elle a ensuite énoncé la règle voulant que, pour déterminer la valeur d’une possibilité perdue, il faille examiner « ce qui [était] vraiment arrivé [...] au cours des années ultérieures » :

En se fondant sur la nature personnelle du manquement à une obligation fiduciaire et sur le refus historique de limiter l'indemnité en equity par des considérations pertinentes en matière de responsabilité délictuelle et de droit des contrats, elle a conclu que l'objectif sous‑jacent de l'indemnisation pour manquement à une obligation fiduciaire était d'indemniser la personne qui a subi une perte par suite du manquement par analogie avec la restitution en nature, compte tenu des fluctuations imprévues du marché jusqu'à la date du procès.  Elle a cité en l'approuvant (à la p. 361) l'extrait suivant des motifs rendus par le juge Street dans l'affaire Re Dawson; Union Fidelity Trustee Co. v. Perpetual Trustee Co. (1966), 84 W.N. (Pt. 1) (N.S.W.) 399 :

[traduction] Le raisonnement adopté par la Chambre des lords dans l'arrêt Tomkinson tient pour acquis qu'en common law, ordinairement, ni les fluctuations subséquentes des taux de change ni celles de la valeur marchande n'influent sur les dommages‑intérêts.  Ce raisonnement ne s'applique pas à une réclamation contre un fiduciaire en défaut parce que son obligation a toujours été considérée comme équivalant à l'obligation de restituer en nature; une telle obligation doit nécessairement s'évaluer en fonction des fluctuations du marché depuis le manquement aux obligations de fiduciaire; et à mon sens, elle doit nécessairement être modifiée par les fluctuations de monnaie depuis le manquement aux obligations de fiduciaire, s'il y a lieu. [Je souligne.]

En appliquant le raisonnement de la restitution, le juge Wilson a conclu que Sa Majesté, en omettant de consulter la bande pour obtenir d'autres directives au sujet du bail, avait commis un manquement aux obligations du fiduciaire. Sa Majesté était tenue d'indemniser la bande pour la valeur de ce qu'elle avait perdu en raison du manquement, à savoir la possibilité de conclure un arrangement plus favorable.  La valeur de cette possibilité perdue était fondée non pas sur le montant qui aurait pu être raisonnablement prévu à l'époque, suivant la common law en matière de responsabilité délictuelle ou contractuelle, mais sur la méthode d'equity qui consiste à examiner ce qui est vraiment arrivé aux valeurs au cours des années ultérieures. [Canson, au para 17.]

[227]  La juge McLachlin a résumé en ces termes les principes généralement applicables :

En résumé, l'indemnisation est une mesure de redressement pécuniaire fondée sur l'equity à laquelle on peut avoir recours lorsque les redressements d'equity que sont la restitution et la reddition de comptes ne conviennent pas.  Par analogie avec la restitution, elle tente de rendre au demandeur ce qu'il a perdu par suite du manquement, c'estàdire la possibilité qu'il a perdue.  La perte réelle du demandeur par suite du manquement doit être évaluée en bénéficiant pleinement de la rétrospective.  La prévisibilité n'intervient pas dans le calcul de l'indemnité, mais il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement.  Le demandeur n'est pas tenu de limiter le dommage, selon l'expression utilisée en droit, mais les pertes résultant d'un comportement manifestement déraisonnable de la part du demandeur seront considérées comme découlant de ce comportement, et non pas du manquement.  Lorsque le manquement commis par le fiduciaire permet à des tiers d'accomplir des actes préjudiciables ou négligents, ce qui a ainsi pour effet d'établir un lien direct entre le manquement et la perte, la perte en résultant pourra être recouvrée. [Canson, au para 27.]

[228]  Dans l’arrêt AIB, la Cour suprême du Royaume-Uni a souscrit à cet énoncé de principes de la juge McLachlin. Tout comme l’affaire Canson, AIB mettait directement en litige la question de savoir dans quelle mesure la perte subie était attribuable à l’avocat. Après avoir souligné que l’approche adoptée par la juge McLachlin dans Canson faisait l’objet d’un [traduction] « vaste consensus » (AIB, au para 133), lord Reed a fait la déclaration suivante :

[traduction]

Suivant cette approche — que j’ai exposée en plus grand détail aux para 90 à 94 —, dans les cas où des biens détenus en fiducie ont été détournés, la formule de l’indemnité en equity permet d’exiger du fiduciaire qu’il rétablisse les fonds en fiducie dans l’état où ils se seraient trouvés si le fiduciaire avait respecté son obligation. Et, à supposer que la fiducie ait pris fin, il est possible d’ordonner au fiduciaire d’indemniser directement le bénéficiaire. Dans une telle situation, l’indemnité à accorder est évaluée selon les mêmes critères, puisque, par essence, elle équivaut à une distribution des fonds en fiducie. Advenant que les fonds en fiducie aient été réduits par suite de quelque autre manquement aux obligations du fiduciaire, la même méthode s'appliquera normalement, avec les adaptations nécessaires.

L’indemnité devrait donc, en principe, être calculée à la date du procès, en bénéficiant de la rétrospective. Le caractère prévisible de la perte n'est généralement pas une considération pertinente, mais la perte en question doit avoir été causée par le manquement, en ce sens qu’elle doit en découler directement. [Aux para 134 à 135.]

[229]  Aux paragraphes 90, 91, 93 et 94 de l’arrêt AIB, lord Reed a également fait la déclaration qui suit :

[traduction]

Advenant que des biens aient été détournés, l’inscription comptable correspondante sera invalidée, et le fiduciaire devra rendre le bien. Si celui‑ci ne peut être restitué en nature, le fiduciaire est tenu de rétablir les fonds en fiducie dans l’état où ils se seraient trouvés si le fiduciaire n’avait pas commis le manquement, au moyen du versement au compte d’une indemnité pécuniaire suffisante pour parvenir à cet objectif [...] Subsidiairement, et de façon plus répandue en pratique, il est possible d’intenter une action en vue de l’obtention d’une telle mesure de redressement pécuniaire.

Je me dois de préciser que, si la fiducie n’existe plus, il est possible de solliciter une autre mesure de réparation sous forme d’une indemnité versée directement au bénéficiaire détenant un titre absolu sur le fonds en fiducie. Dans ce cas de figure, l’obligation consistera à indemniser le bénéficiaire pour la diminution de la valeur des fonds en fiducie découlant du manquement, dans la mesure de l’intérêt du bénéficiaire. L’indemnité ainsi calculée sera pareille à celle que l’on obtiendra au moyen d’une reddition de comptes, bien que la procédure suivie soit différente.

[...]

En termes très généraux, l’indemnisation pour manquement à une obligation vise habituellement à rétablir le demandeur dans la position où il se serait trouvé si l’obligation avait été honorée. L’indemnisation en equity pour manquement à l’obligation de fiduciaire n’est, en principe, pas différente : encore une fois, de façon générale, elle a pour objectif d’accorder l’équivalent pécuniaire de ce qui aurait été obtenu si le fiduciaire s’était acquitté de ses obligations.

Certaines des obligations qui incombent normalement au fiduciaire chargé d’administrer un fonds en fiducie sont strictes, notamment celle qui consiste à distribuer les fonds conformément à l’objet de la fiducie. D’autres ont trait au devoir de faire preuve de diligence raisonnable. [...] la responsabilité d’un fiduciaire à l’égard du manquement à son obligation dépendra — encore une fois, pour exprimer les choses de façon très générale — de l’incidence du manquement sur le fonds en question. La mesure de l’indemnité sera donc généralement fondée sur la diminution de la valeur du fonds causée par le manquement du fiduciaire.

[230]  Dans son jugement concordant, lord Toulson a souligné que [traduction] « [t]ous s’entend[aient] sur le droit fondamental du bénéficiaire à ce que la fiducie soit dûment administrée conformément aux dispositions de l’acte de fiducie et, s’il y a lieu, aux règles de droit général » (AIB au para 64). En conséquence, la réparation aura pour objet de remettre les fonds de la fiducie en tant que tels, si possible; sinon, elle consistera à verser au bénéficiaire une indemnité pécuniaire équivalente. Pour en revenir à l’opinion formulée par la juge McLachlin dans l’arrêt Canson, la valeur d’une telle indemnité correspond à la valeur de « la possibilité [que le demandeur] a perdue » (italiques ajoutés; au para 27).

[231]  La juge McLachlin a par ailleurs fait remarquer que les redressements fondés sur l’equity ne visaient pas seulement l’indemnisation, mais qu’ils avaient également un caractère dissuasif : Canson aux para 3, 10 et 30; voir également Hodgkinson, au para 93; Semiahmoo, au para 97; aussi certaines présomptions reconnues en equity reflètent-elles le souci de l’equity envers la réparation et la dissuasion. S’agissant de la détermination de la valeur de la perte d’occasion, la juge McLachlin a formulé une mise en garde contre le fait que les présomptions propres à l’equity risquaient de se retrouver affaiblies par l’application des principes de common law.

[232]  En particulier, elle a confirmé la présomption voulant « que les fonds en fiducie s[oient] utilisés de la façon la plus profitable » (Canson au para 8). Dans l’arrêt Guerin, la juge Wilson a défini comme suit cette notion de présomption :

La bande a ainsi été privée de ses terres et de toute utilisation qu'elle aurait pu vouloir en faire. Tout comme il faut présumer qu'un bénéficiaire aurait voulu vendre ses valeurs mobilières au meilleur prix possible pendant la période où le fiduciaire les détenait illégitimement (voir McNeill v. Fultz (1906), 38 R.C.S. 1981)1 de même il faut présumer que la bande aurait voulu aménager ses terres de la façon la plus avantageuse possible pendant la période visée par le bail non autorisé. À cet égard aussi, les principes applicables à la détermination des dommages-intérêts pour le manquement à des obligations de fiduciaire doivent être différenciés de ceux applicables à la détermination des dommages-intérêts pour l'inexécution d'un contrat. En droit des contrats, la bande aurait dû prouver qu'elle aurait aménagé les terres; en equity, il y a présomption qu'elle l'aurait fait [...] [Au para 52.]

[233]  Dans l’arrêt Whitefish, le juge Laskin a déclaré, au sujet des profits ou des avantages : [traduction] « en equity, on présume que les fonds du compte en fiducie auraient été investis de la manière la plus rentable ou encore utilisés de la façon la plus avantageuse possible. Voir Oosterhoff, précité » (au para 49). Il a ensuite conclu que, contrairement à ce qui avait été décidé dans l’arrêt Ermineskin CAF (confirmé par la Cour suprême), cette présomption [traduction] « ne trouv[ait] pas application » pour ce qui est de déterminer comment les fonds en question auraient été investis en premier lieu, étant donné que la preuve démontrait que 90 % des fonds auraient été déposés dans les comptes en fiducie de la bande, alors que les 10 % restants auraient été distribués à ses membres :

[traduction]

Cette présomption, toutefois, ne trouve pas application en l’espèce, car nous savons ce que la Couronne aurait fait de l’argent correspondant à la juste valeur des droits de coupe. Elle aurait investi 90 pour cent de ces fonds dans le compte qu’elle détenait en fiducie pour la bande, et distribué le reste aux membres de celle‑ci. Et c’est là tout ce que Whitefish réclame. Dès lors, nous n’avons pas à nous prononcer sur la question qui se posait à la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada (2006), [2007] 3 R.C.F. 245 (C.A.F.). [Whitefish, au para 82]

[234]  Toujours dans Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario a ensuite traité de nouveau des présomptions reconnues en equity, cette fois pour examiner la question de la « dilapidation » alléguée des fonds des comptes en fiducie, de même que les suggestions du tribunal concernant les éventualités réalistes liées à ce type d’investissement. Le juge Laskin a estimé que la conclusion du juge de première instance — à savoir que la bande indienne de Whitefish Lake aurait dilapidé l’argent de son compte en fiducie — était de nature spéculative, en plus d’aller à l’encontre de la présomption selon laquelle, en présence d’éléments de preuve imprécis, le fiduciaire en faute est tenu à la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire :

La conclusion du juge de première instance, que la Couronne a reprise, n’est pas justifiée, car en plus d’aller à l’encontre de l’une des présomptions reconnues en equity, elle avait un caractère entièrement spéculatif et ne concordait pas avec les conditions de la cession. En l’absence d’éléments de preuve indiquant le contraire — et, en l’espèce, il n’y en a pratiquement aucun —, l’equity présume que le fiduciaire en faute est tenu à la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire. Or, la conclusion du juge de première instance présuppose exactement le contraire, c’est-à-dire que la Couronne doit restituer Whitefish de la manière la plus favorable possible pour la Couronne. Voir Oosterhoff, précité, à la p 1047. [Au para 102.]

[235]  Au moment d’évaluer l’étendue des pertes et d’examiner les scénarios hypothétiques, une autre présomption entre en jeu, selon laquelle le fiduciaire est présumé s’être acquitté de ses obligations conformément à la loi (Whitefish, au para 69).

[236]  En ce qui concerne la relation spéciale de fiduciaire qui existe en l’espèce, la Cour suprême du Canada a souligné à maintes reprises l’importance des obligations de fiduciaire à l’endroit d’une Première Nation qui incombent à la Couronne à la suite d’une cession (Guerin, aux para 22 à 38, 83 à 85 et 98 à 112; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, aux para 16 à 17, 45 à 46 et 64, [1996] 2 CNLR 25; et, de manière implicite, Wewaykum, aux para 98 à 100). Il est possible d’accorder une indemnisation en equity pour la perte d’occasion découlant d’un manquement à ce genre d’obligation de fiduciaire : Guerin, aux para 42 à 54, où l’on recourt au langage propre aux « dommages‑intérêts », en appliquant toutefois une approche reconnue dans l’arrêt Canson (aux para 14 à 21 et 24) comme étant une indemnisation en equity; Whitefish aux para 40, 47 à 62. Dans l’arrêt Whitefish, le juge Laskin a énoncé ce qui suit :

[TRADUCTION]

L’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays. Une façon de reconnaître son importance est d’accorder une indemnité en equity dans les cas de manquement. L’indemnisation en equity facilite l’atteinte des objectifs d’application de la loi et de dissuasion. Elle confirme l’importance que la cour accorde à l’obligation continue de la Couronne de respecter son obligation fiduciaire et à la nécessité de la dissuader de commettre d’autres manquements. [Au para 57.]

[237]  Les obligations de fiduciaire en cause dans les affaires Guerin et Whitefish, qui concernaient des cessions réalisées en vertu de la Loi sur les Indiens, n’étaient pas de même nature que celles qui s’inscrivaient dans le contexte fiduciaire propre aux arrêts Canson et AIB. Néanmoins, en l’espèce, nul ne conteste que la Couronne avait sous son contrôle direct le bois et les sommes générées par celui-ci, qui font l’objet du litige. L’indemnisation en equity constituerait dès lors une réparation appropriée, conformément aux opinions — majoritaires ou minoritaires — formulées dans Canson.

[238]  En l’espèce, les parties ne parviennent pas à s’entendre sur la question de savoir comment interpréter les principes d’indemnisation en equity afin de déterminer la valeur de ce type de perte d’occasion. À cet égard, plusieurs précédents jurisprudentiels qui avaient précisément pour contexte la relation entre la Couronne et les Premières Nationsfournissent des repères. Dans Guerin, la bande indienne Musqueam avait cédé des terres de réserve afin qu’elles soient louées à son profit, et il avait été conclu que la Couronne avait manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait aux termes de la cession. Approuvant la décision du juge de première instance, la Cour suprême du Canada a appliqué les concepts de perte d’occasion et de présomption relative à la meilleure utilisation possible (Guerin aux para 48, 52). En recourant à une analyse rétrospective, le juge de première instance a appliqué au montant de l’indemnité une déduction pour les coûts et éventualités liés aux utilisations hypothétiques et réelles des terres, dont : les retards qui auraient probablement été associés à une utilisation des terres à des fins de lotissement résidentiel; les avantages procurés à la bande indienne Musqueam par le secteur adjacent qui, dans les faits, avait déjà été aménagé en club de golf; et, enfin, la possibilité que le club de golf ait exercé son droit de résilier le bail avant son échéance, en 2033 (Guerin et al. c La Reine (1981), [1982] 2 CF 385, [1982] 2 CNLR 83 (CFPI), 1981 CarswellNat 13, avec renvois à CF et CarswellNat [Guerin CFPI], CF, aux para 206, 207, 228, CarswellNat, aux para 219 à 220 et 240; Guerin, au para 46). La juge Wilson de la Cour suprême du Canada a confirmé la justesse de l’approche adoptée par le juge de première instance à l’égard des déductions pour éventualités (Guerin, aux para 43 à 54).

[239]  Dans l’affaire Lower Kootenay, le juge Dubé a examiné la perte d’occasion, pour la bande indienne de Lower Kootenay, de louer ses terres selon la valeur locative sur le marché. Il a tenu compte de toutes les éventualités qui allaient de pair avec un tel usage des terres, et qui pouvaient être déduites des éléments de preuve. Les loyers du marché devaient être déterminés en fonction d’autres comparables de la région, si les données pertinentes étaient disponibles, ou, dans le cas contraire, en fonction des meilleures données possibles obtenues grâce à une « évaluation équitable et réaliste » (Lower Kootenay, CNLR, à la p 121, CarswellNat, au para 273). L’expert dont le juge Dubé a privilégié l’opinion avait présumé que les loyers augmenteraient annuellement en suivant l'évolution de l'indice des prix à la consommation. Il importe de noter que cette éventualité avait pour effet d’augmenter le montant plutôt que de le réduire. L’expert a par ailleurs soustrait des loyers bruts les coûts liés à un usage locatif, notamment une provision de 20 % des loyers annuels au titre des frais d’entretien, dont la responsabilité revenait à la bande indienne de Lower Kootenay (CNLR, aux pp 119 et 120, CarswellNat, aux para 269 à 270). Ces éventualités se traduisaient également par une réduction. Au demeurant, le juge Dubé a souscrit à l’opinion de l’expert selon laquelle « la différence entre le loyer du marché (défalcation faite des déductions) et le loyer reçu aux termes du bail aurait pu être placée et aurait rapporté des intérêts composés » (CNLR, à la p 120, CarswellNat, au para 270).

[240]  Dans l’arrêt Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario a également renvoyé à la décision Roberts, où le juge Teitelbaum avait approuvé le point de vue du juge Dubé à l’égard des intérêts composés (Roberts au para 603; Whitefish au para 94). Dans cette affaire, même s’il avait conclu à l’absence de manquement à l’obligation de fiduciaire, et déterminé qu’un manque de diligence ou certains délais de prescription avaient rendu la demande irrecevable, le juge Teitelbaum considérait tout de même que la question de l’indemnisation pouvait servir de fondement à un contrôle par une cour de révision, advenant que la décision de première instance soit portée en appel. Dans l’affaire Roberts, qui ne portait pas sur une cession, le juge Teitelbaum a déclaré : « [j]e tends à préférer l'opinion suivant laquelle la présente affaire tombe sous le coup de la seconde catégorie énoncée par le juge La Forest dans l'arrêt Canson » (c.-à-dire la situation où une personne est tenue de s’acquitter d’une tâche honnêtement, plutôt que celle où une personne a sous son contrôle un bien qui lui a été confié : Roberts, au para 598; Canson, au para 72). Au moment d’examiner la décision Roberts, il est nécessaire de garder à l’esprit cet aspect, qui la différencie de l’espèce.

[241]  En ce qui a trait à la possibilité manquée de percevoir certaines sommes par le passé, le juge Teitelbaum a conclu qu’il y avait lieu d’appliquer des intérêts composés :

En ce qui concerne le mode de calcul de l'indemnisation, j'estime, d'une part, qu'il faut tenir compte du revenu de placement non réalisé et, d'autre part, que la Couronne obtiendrait le meilleur prix légal raisonnable en plaçant l'argent de la location des réserves dans le compte en fiducie de la bande. Il s'agirait là à mon avis d'une méthode prudente de traiter l'argent reçu. [...]

Je souhaite également signaler que, dans l'arrêt Luke [Lower Kootenay], le juge Dubé a calculé l'indemnité que devait la Couronne à la bande indienne au moyen de la méthode adoptée par M. Nilsen (un expert également en l'espèce), qui a tenu pour acquis que la différence entre le loyer du marché, défalcation faite des déductions, et le loyer reçu aux termes du bail, aurait pu être placée et aurait rapporté des intérêts composés. Le juge Dubé était d'avis, et je le suis aussi, qu'il s'agit d'une façon équitable et réaliste de calculer l'indemnité. [Roberts, aux para 602 à 603.]

[242]  Les jugements rendus dans Lower Kootenay et Roberts ne donnaient aucune indication quant à savoir si les habitudes de consommation de la partie réclamant une indemnisation — et en particulier la probabilité que le manque à gagner ait été consacré à des « dépenses de consommation » — constituaient des facteurs pertinents pour la détermination de la valeur de la perte d’occasion en cause. La question n’a pas été analysée dans ces deux décisions.

[243]  J’en arrive maintenant à l’arrêt Whitefish. Les faits de cette affaire, par ailleurs fort simples, présentaient des similitudes frappantes avec ceux de l’espèce. En 1886, la bande indienne de Whitefish Lake a cédé des droits de coupe à la Couronne, qui les a vendus pour 316 $. Whitefish a poursuivi la Couronne pour vente déraisonnable. Le juge de première instance a tranché en faveur de la bande sur cette question, et évalué le bois à 31 600 $, en se fondant sur la valeur attribuée à du bois comparable vendu aux enchères. La bande a soutenu que ces fonds auraient été placés dans ses comptes en fiducie administrés par le gouvernement, où ils auraient rapporté des intérêts composés selon les taux d’intérêt en vigueur applicables à ces comptes. Le Canada a pour sa part fait valoir que les fonds auraient été dilapidés dans un délai raisonnable, suivant le principe dit du « premier entré, premier sorti ». Alors que des experts avaient présenté des témoignages au sujet des intérêts à appliquer, il n’y avait que très peu d’éléments de preuve attestant les habitudes de dépense réelles de la bande. Quant à la décision rendue en première instance, elle ne traitait pas des dépenses réelles de la bande au cours de la période visée, et la question des dépenses de consommation ou des types d’investissement n’y était pas davantage analysée. Après avoir rejeté la demande d’indemnisation en equity de la bande, le juge de première instance lui a accordé un montant correspondant à la valeur du bois, montant ajusté en fonction de l’inflation jusqu’en 1992, plus les intérêts simples courus entre 1992 et la date du procès (voir le paragraphe 33 de la décision de première instance et le paragraphe 34 de la décision de la Cour d’appel). L’analyse de la Cour d’appel était axée sur les paramètres factuels et juridiques du jugement de première instance, chose que l’on doit garder à l’esprit en lisant la décision prononcée par le juge Laskin au nom de la Cour d’appel.

[244]  Le juge Laskin a analysé l’arrêt Guerin, et conclu que l’usage initial auquel les revenus  du bois auraient pu être consacrés était déterminé par les conditions de la cession et les obligations prévues par la loi :

Pour indemniser Whitefish pour perte d’occasions, la question fondamentale que doit trancher le tribunal est de savoir ce qui serait vraisemblablement arrivé si la Couronne avait agi comme elle aurait dû et qu’elle n’avait pas manqué à son obligation fiduciaire. [Renvoi omis.] Une partie de la réponse réside dans les obligations imposées à la Couronne par la loi et par l’acte de cession, dans la manière dont la Couronne a géré les revenus tirés de la vente des terres de la réserve ou des droits de coupe sur celles-ci et dans les principes d’indemnisation en equity.

Ce sont en effet les obligations de la Couronne prévues par la loi et par l’acte de cession qui établissent les bases du calcul de l’indemnité à accorder à Whitefish. La Couronne était ainsi tenue d’investir quatre-vingt-dix pour cent des 31 600 $ au profit de Whitefish et des membres de la bande. La Cour doit présumer que la Couronne aurait honoré ses obligations légales. [Whitefish aux para 68 à 69]

[245]  Le juge a également conclu que les 31 600 $, [traduction] « ou, plus vraisemblablement, 90 % de cette somme », auraient été placés dans les comptes en fiducie de Whitefish, où ils auraient produit des intérêts selon les taux applicables (Whitefish, aux para 72 et 73). Il a ensuite expliqué qu’au cours des 120 années en question, la bande aurait dépensé de diverses manières une partie, mais non la totalité des fonds (Whitefish, aux para 107 à 110). Étant donné que le dossier ne renfermait pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre à la Cour d'appel de se prononcer sur les deux questions en litige, il a ordonné la tenue d’un nouveau procès.

[246]  Pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel les fonds en question auraient été complètement « dilapidés » (Whitefish, au para 109). Le juge Laskin a estimé que cet argument était de nature spéculative, qu’il allait à l’encontre de la présomption suivant laquelle « le fiduciaire en faute est tenu à la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire » (au para 102), et qu’en outre, il ne concordait pas avec les conditions de la cession. Ainsi, il a noté que :

Cette obligation consistait à investir la juste valeur des droits de coupe, non seulement pour les membres de la bande, mais également pour leurs descendants. La cession traduisait une vision à long terme des investissements. Elle prévoyait qu’au moins une partie de l’argent accumulé dans les comptes en fiducie y serait conservé, pour le bénéfice des futures générations de membres de la bande. [Whitefish, au para 107.]

[247]  Le juge s’est également appuyé sur l’arrêt Guerin pour conclure qu’il ne convenait pas d’appliquer des intérêts composés à la totalité du montant de la perte historique pour les 120 années concernées :

[...] il ne s’ensuit pas pour autant que Whitefish a droit au capital et à l’intérêt accumulés pendant 120 ans. Cela ne serait pas non plus justifié. Je ferais plutôt mienne l’approche que le juge Collier a adoptée dans la décision Guerin, et que la Cour suprême du Canada a plus tard approuvée, et je réduirais le montant accordé à Whitefish afin de prendre en compte les éventualités réalistes. [Whitefish, au para 103]

[248]  Il a ajouté que les habitudes de dépense de Whitefish au fil du temps étaient assimilables aux éventualités réalistes mentionnées dans l’arrêt Guerin, et que la Cour devait par conséquent en tenir compte pour pouvoir en arriver à une évaluation juste et proportionnée de la valeur de la perte d’occasion :

[...] pour la détermination du montant de l’indemnité en equity auquel a droit Whitefish, j’estime qu’il est tout à fait approprié de tenir compte du fait qu’au fil des ans, la bande aurait probablement dépensé au moins une partie des intérêts gagnés sur son investissement en capital d’un montant de 28 440 $ [renvoi omis], et peut-être même une partie du capital lui-même. Il s’agit là d’une des éventualités réalistes devant être prises en compte si l’indemnité accordée doit effectivement être « juste et proportionnée », ainsi que Whitefish a admis qu’elle devait l’être. Le montant — d’environ 23 millions de dollars — que Whitefish demande à la Cour de lui accorder devra inévitablement être réduit de manière à tenir compte des éventualités réalistes.

Encore une fois, la décision rendue dans Guerin est éclairante. Dans cette affaire, le juge de première instance avait tranché qu’un lotissement résidentiel représentait l’utilisation la plus avantageuse possible des terres cédées de la bande. Or, au moment de déterminer le montant de l’indemnité en equity qu’il convenait d’accorder, le juge de première instance n’a pas présumé que la bande aurait voulu aménager ces terres de la façon la plus avantageuse possible. Il a plutôt réduit ce montant afin de tenir compte des éventualités réalistes qu’aurait supposées cet aménagement en lotissement. [Whitefish, aux para 110 à 111.]

[249]  En ordonnant un nouveau procès, le juge Laskin a formulé des observations au sujet de certains éléments de preuve qui pourraient se révéler pertinents pour la détermination de l’indemnité à accorder. Quoique longues, ces observations méritent qu’on les reproduise ici, car elles forment un élément important de ce domaine du droit encore largement inexploré :

[traduction]

Malheureusement, le dossier de preuve dont nous disposons est par trop incomplet pour que nous puissions nous former une opinion éclairée au sujet des dépenses annuelles de Whitefish, que celles-ci aient été faites à partir de son compte de revenu ou de son compte en capital. C’est principalement en raison de cette insuffisance que la tenue d’une nouvelle audience s’impose aux fins de la détermination d’une indemnité en equity qui soit juste et proportionnée. Par exemple, nous disposons de très peu d’éléments de preuve concernant les habitudes de dépense annuelles de Whitefish, notamment à savoir combien d’argent du compte en capital et quelle part des intérêts elle a dépensés, ainsi que quel usage elle a fait de cet argent. Nous ne disposons d’aucun témoignage d’expert qui traite de l’incidence des dépenses de Whitefish sur sa revendication. La Couronne, qui selon toute vraisemblance tenait des relevés annuels concernant les comptes en capital et de revenu de Whitefish, a choisi de ne déposer en preuve que les documents correspondant à quatre exercices s’étant terminés le 30 juin des années 1887, 1888, 1889 et 1890. Aucun document n’a toutefois été produit en ce qui concerne les années 1891 à 2005.

L’absence de dossier suffisamment étayé signifie que les arguments avancés par les parties quant aux conclusions du juge de première instance en ce qui a trait à la dilapidation des fonds sont fondées non pas sur des éléments de preuve, mais sur des hypothèses. À titre d’exemple, la Couronne nous demande de tenir pour acquis que Whitefish aurait dépensé sur-le-champ les intérêts accumulés sur un placement de 31 600 $. Certes, les relevés pour les années 1887 à 1890 indiquent que, chaque année, Whitefish dépensait la plus grande partie, sinon la totalité de l’argent de son compte d’intérêts. Mais les sommes en question n’étaient pas élevées. Les 31 600 $ (ou quatre-vingt dix pour cent de cette somme) auraient de toute évidence généré des intérêts d’un montant largement supérieur. Mais au lieu de présumer que l’argent des intérêts aurait été entièrement dépensé, on aurait tout aussi bien pu supposer que les besoins financiers annuels de Whitefish en matière de dépenses étaient demeurés modestes, et que, par conséquent, une partie des intérêts serait demeurée dans le compte pour être réinvestie.

La Couronne nous demande également de tenir pour acquis que, l’eût-elle perçu, Whitefish aurait « utilisé à des fins de consommation » le montant de 31 600 $, ce qui voudrait dire, d’après ce que j’en déduis, qu’elle aurait dépensé cet argent pour des articles d’usage courant ne présentant aucun potentiel de revenus et n’entraînant aucun avantage à long terme pour la bande et ses membres. Néanmoins, il semble tout aussi vraisemblable que Whitefish ait pu utiliser une partie de l’argent pour acheter de l’équipement agricole, ou pour construire des routes, des ponts ou encore des maisons et des écoles sur la réserve. En ce qui concerne ces dépenses en immobilisations, il peut s’avérer nécessaire de recourir à l’intérêt composé comme valeur de référence pour déterminer la juste valeur de l’indemnité à accorder à Whitefish. Tel était d’ailleurs l’argument mis en avant par lord Denning, dans le contexte commercial où s’inscrivait l’affaire Wallersteiner c Moir (No 2), [1975] 1 All ER 849 (CA), à la p 856 :

[traduction]

Qui plus est, en équité, des intérêts sont attribués lorsque l'auteur de l’acte fautif prive une entreprise de l'argent dont elle a besoin pour exercer ses activités. Il est manifeste que l'entreprise doit être dédommagée pour la perte ainsi subie. Le simple remplacement de l'argent — des années plus tard — ne constitue en aucun cas un dédommagement suffisant, tout particulièrement en période inflationniste. L'entreprise devrait donc avoir droit à l’attribution d’intérêts à titre d’indemnité [...] Se pose dès lors la question suivante : faut-il appliquer des intérêts simples, ou composés? Selon les principes généraux, je pense qu’il faudrait présumer que la compagnie (si elle n’avait pas été privée de l’argent) en aurait fait le meilleur usage possible [citation omise.] Elle aurait pu l’utiliser dans ses propres opérations commerciales, ou pour venir en aide à ses filiales. Subsidiairement, il faudrait présumer que l’auteur de la faute en a fait le meilleur usage. Mais, quel que soit le cas, pour qu’il y ait indemnisation suffisante, l’argent devrait être remplacé avec intérêts en sus des reliquats annuels, c.‑à‑d. avec intérêts composés.

Il faudra dissiper toutes ces incertitudes sur le plan des faits dans le cadre d’une nouvelle audience, à l’aide d’un dossier de preuve approprié. [Whitefish, aux para 104 à 106.]

[250]  À la différence de Whitefish, les passages des affaires Guerin, Lower Kootenay et Roberts qui portaient sur la question des éventualités avaient principalement trait à l’utilisation des terres; on n’y traitait guère de l’usage qui aurait pu avoir été fait de sommes reçues avant le procès par chacune des parties demanderesses. L’arrêt Whitefish constitue la première affaire soumise au Tribunal où l’on aborde de manière détaillée les utilisations que la partie demanderesse aurait hypothétiquement pu faire des produits d’une vente qui lui étaient dus, mais dont elle a été privée, en faisant également référence à l’historique réel des dépenses de celle-ci. Il faut également reconnaître que la Cour d’appel a surtout traité de ces questions dans le cadre de remarques incidentes, en formulant à l’intention des parties quelques suggestions à prendre en compte en prévision d’une nouvelle audience, dans le contexte où elle ne pouvait compter sur le secours d’une preuve d’expert concernant les habitudes de dépense réelles de la demanderesse, et où l’insuffisance de la preuve ne lui permettait pas de trancher l’affaire. Ce caractère incident ne diminue en rien la valeur de l’approche générale suivie; toutefois, il vient en compliquer l’application.

[251]  Pour ce qui est de la proposition de l’intimée quant à un éventuel recours à l’intérêt simple pour calculer le montant de l’indemnité en equity à verser en l’espèce, la Cour suprême du Canada a fait les remarques générales qui suivent à propos de la valeur temporelle de l’argent ainsi que des intérêts simples et des intérêts composés, dans le contexte d’une affaire relevant du domaine contractuel (Banque d'Amérique, citée par les parties et mentionnée dans l’arrrêt Whitefish, au para 64):

La valeur de l’argent diminue avec le temps.  Un dollar vaut davantage aujourd’hui que demain.  La dépréciation de l’argent est imputable à trois facteurs : (i) le coût de renonciation, (ii) le risque et (iii) l’inflation.

Le premier facteur, le coût de renonciation, correspond aux occasions manquées d’utiliser la somme dont on attend le versement.  La valeur de la somme diminue à cause de l’impossibilité de l’utiliser.  Le deuxième facteur, le risque, traduit l’incertitude inhérente au report de la possession de la somme.  La possession d’une somme aujourd’hui est certaine, mais son versement ultérieur ne l’est pas.  La somme dont on prévoit le versement ultérieur pourrait ne jamais être touchée.  Le troisième facteur, l’inflation, reflète la fluctuation des prix.  À cause de l’inflation, un dollar permet d’acheter plus de biens ou de services aujourd’hui que demain  (G. H. Sorter, M. J. Ingberman et H. M. Maximon, Financial Accounting : An Events and Cash Flow Approach (1990), p. 14).  La valeur temporelle de l’argent est un fait notoire et constitue l’une des pierres angulaires de tous les systèmes bancaires et financiers.

L’intérêt simple et l’intérêt composé traduisent chacun la valeur temporelle de la somme d’argent initiale, le capital.  La différence entre les deux réside dans le fait que, contrairement à l’intérêt simple, l’intérêt composé tient compte de la valeur temporelle des versements d’intérêts.  Comme dans l’exemple du dollar cité aux par. 21 et 22, l’intérêt exigible aujourd’hui, mais payé plus tard, voit sa valeur diminuer dans l’intervalle.  L’intérêt composé indemnise le prêteur de la dépréciation de tout l’argent qui lui est dû et qui demeure impayé, l’intérêt en souffrance étant assimilé au capital dû.

L’intérêt simple crée une distinction artificielle entre la somme exigible à titre de capital et celle payable à titre d’intérêt.  Dans le calcul de l’intérêt composé, chaque dollar est considéré comme un dollar; ce type d’intérêt traduit donc plus précisément la valeur de la possession d’une somme pendant une période donnée.  L’intérêt composé est la norme dans les systèmes bancaires et financiers au Canada et dans le monde occidental, et tant l’appelante que l’intimée en exigent couramment le paiement. [Banque d'Amérique, aux para 21 à 24.]

[252]  Ainsi, la Cour suprême du Canada a admis que l’intérêt composé constituait un moyen de mesurer le coût d’option, en plus d’être généralement la meilleure méthode permettant de rendre compte des effets du temps sur l’argent. La Cour suprême a précisé plus loin que si, d’un point de vue historique, les intérêts composés étaient considérés comme ayant un rôle punitif, on pouvait désormais estimer qu’ils jouaient un rôle compensatoire lorsqu’il s’agissait de calculer des dommages-intérêts en common law (Banque d'Amérique, aux para 36 à 38). La Cour suprême a également souligné qu’en equity, la possibilité de recourir de façon discrétionnaire à l’intérêt composé était reconnue depuis longtemps (Banque d'Amérique, au para 41).

VII.  analyse

[253]  En l’espèce, les parties se sont entendues sur de nombreux points. Elles ont toutes les deux reconnu que l’indemnité à accorder devait être déterminée en fonction des principes d’indemnisation en equity, qui eux-mêmes étaient fondés sur les principes du droit des fiducies. Par ailleurs, la nature fiduciaire de la relation qui existe en l’espèce a été reconnue et appliquée de manière constante : Guerin, aux para 23, 83 à 85 et 100 à 108. Dans l’arrêt Wewaykum, au paragraphe 80, le juge Binnie a souligné en ces termes la dimension de vulnérabilité qui participe des rapports de fiduciaire entre la Couronne et les Premières Nations:

L’aspect positif de l’établissement de ces rapports sui generis fut, historiquement, la protection des intérêts des peuples autochtones [...] mais l’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne à l’égard des populations autochtones sur les plans économique, social et foncier a également eu pour effet d’exposer ces populations aux risques de faute et d’ineptie de la part de la Couronne.  L’importance de cette autorité et de ces pouvoirs en tant qu’ingrédients fondamentaux de relations fiduciaires a été soulignée par le professeur E. J. Weinrib dans la phrase suivante, citée dans l’arrêt Guerin, précité, p. 384 : [traduction] « la marque distinctive d’un rapport fiduciaire réside dans le fait que la situation juridique relative des parties est telle que l’une d’elles se trouve à la merci du pouvoir discrétionnaire de l’autre » [...] L’obligation de préserver [traduction] « l’honneur de l’État » est liée d’une certaine façon aux normes éthiques que doit respecter un fiduciaire dans le contexte des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones [...]

[254]  Les parties ont aussi reconnu la distinction, établie par la majorité dans l’arrêt Canson (au para 72), suivant laquelle il est possible d’accorder une indemnité en equity fondée sur les principes du droit des fiducies dans les cas où le fiduciaire a sous son contrôle les biens du bénéficiaire. Or en l’espèce, il était indubitable que le Canada avait assumé le plein contrôle du bois cédé par la PNH, et que celle-ci avait droit à une indemnité en equity fondée sur les principes du droit des fiducies.

[255]  Du reste, les parties sont tombées d’accord sur bon nombre des principes d’equity applicables en l’espèce, à savoir notamment : le caractère restitutoire d’une telle réparation; l’accent mis sur la perte d’occasion; l’objectif de rétablir la revendicatrice dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement; la nécessité d’analyser soigneusement les faits; l’exigence concernant l’existence d’un lien de causalité entre le manquement du fiduciaire et la perte subie; la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse possible ou à la restitution la plus favorable possible; et les caractéristiques qui distinguent l’indemnité en equity des dommages-intérêts de common law, particulièrement en ce qui concerne les considérations liées à la prévisibilité et à l’éloignement du dommage, de même que l’évaluation à la date du procès, en utilisant une analyse rétrospective plutôt que prospective pour déterminer ce qui aurait raisonnablement pu se produire.

[256]  Les parties ont aussi admis l’importance de la nature fiduciaire des rapports qui existent entre elles pour ce qui est de la détermination de la réparation en equity qu’il convient d’appliquer. La jurisprudence canadienne a insisté sur l’importance de la relation de fiduciaire entre le Canada et les Premières Nations, compte tenu de la façon dont, historiquement, cette relation a pris naissance, mais aussi des titres autochtones ancestraux et de leur caractère inaliénable, sauf dans le cas d’une cession à la Couronne; de l'importance du principe de l’honneur de la Couronne; du contrôle exercé par le Canada sur la vie des peuples autochtones; des préoccupations relatives à la vulnérabilité des Premières Nations et au risque d’exploitation auquel elles sont exposées; et enfin, l’objectif de parvenir à une réconciliation, qui demeure toujours aussi important. La LTRP témoigne en outre du souci du Parlement à l’égard de ces questions. Ainsi, l’un des objectifs poursuivis par le règlement des revendications particulières est de « contribue[r] au rapprochement entre Sa Majesté et les Premières Nationset au développement et à l’autosuffisance de celles-ci » (LTRP, préambule). L’intimée a, du reste, reconnu l’importance de cette relation particulière qui est en jeu, lorsqu’elle a déclaré, dans ses observations orales : [traduction] « [e]n somme, il est question ici d’une obligation de fiduciaire, complétée par le contexte autochtone » (transcription de l’audience, le 21 avril 2016, à la p 44). Le juge Laskin a fait valoir le même argument dans l’arrêt Whitefish, lorsqu’il a déclaré : « [l]’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays » (au para 57). Le Tribunal doit être attentif aux objectifs de sa loi habilitante, de même qu’au poids de l’histoire et au point de vue des Autochtones.

[257]  Cependant, bien qu’ayant admis ces considérations, l’intimée a adopté, à l’égard de l’arrêt Whitefish, une interprétation ayant pour effet de limiter considérablement le montant de l’indemnité. La revendicatrice a fait valoir que, suivant cette interprétation, elle se verrait accorder une protection moindre que celle conférée par les principes de l’equity à des demandeurs non autochtones dans un contexte commercial (voir le paragraphe 151, ci-dessus). Même si nous n’en avons pas discuté en plus grand détail, cette observation de la revendicatrice soulève un argument valable, à savoir qu’il faut veiller à ne pas laisser le caractère sui generis de la relation entre les Premières Nations et le Canada donner lieu à des résultats aberrants et inéquitables.

[258]  Les parties sont également convenues du fait que l’indemnité en equity « tente de rendre au demandeur ce qu'il a perdu par suite du manquement, c'est‑à‑dire la possibilité qu'il a perdue » (Canson au para 27, repris dans AIB, aux para 89 et 133). Ainsi, dans l’arrêt Guerin et les décisions qui lui ont succédé, et qui ont été citées au cours des plaidoiries, la perte d’occasion a été reconnue comme étant visée par l’objectif de restitution qui sous-tend l’indemnité en equity. Dans chacune de ces affaires, on précisait en outre de quelle perte d’occasion il s’agissait exactement, par exemple : la perte d’occasion d’aménager des terres (Guerin, au para 52; Semiahmoo, au para 95); ou encore de les louer ou de les utiliser (Lower Kootenay, CNLR, à la p 120, CarswelNat, au para 269). Le juge Laskin a aussi reconnu ce principe dans Whitefish (aux para 50 et 51; la question a également été abordée ci-dessus, au paragraphe 244). En l’espèce, la PNH a perdu la possibilité d’utiliser les fonds qu’elle aurait dû percevoir s’il n’y avait pas eu de manquement. 

[259]  Enfin, les parties étaient d’accord pour dire que, dans les cas où le principe d’indemnité en equity intervenait, la perte subie devait être évaluée, mais que cette évaluation ne passait pas nécessairement par l’application d’un raisonnement mathématique, un principe qui, là encore, a été reconnu dans l’arrêt Whitefish, où le juge Laskin a fait observer que cet exercice [traduction] « ne s’appu[yait] pas nécessairement sur un calcul mathématique » (au para 90). L’arrêt Guerin a confirmé l’évaluation globale faite par le juge de première instance, cependant que, dans Lower Kootenay, la Cour a accepté les calculs mathématiques d’un expert (CNLR, à la p 121, CarswellNat, aux para 273 à 274). Ainsi donc, le montant de l’indemnité en equity peut être déterminé au moyen d’une évaluation globale ou par l’élaboration d’un raisonnement mathématique, y compris avec le concours d’experts. Cela dit, quelle que soit la méthode utilisée par le tribunal, celle-ci doit reposer sur la preuve et sur des principes, en plus d’être juste et proportionnée.

[260]  À un tel niveau de généralité, les principes soulevés ne prêtent pas tellement à controverse. La difficulté réside dans l’incertitude du droit quant à la façon d’appliquer ces principes au moment d’évaluer l’indemnité en equity à accorder. Les interprétations de l’arrêt Whitefish faites par les experts, et les lignes directrices qu’ils ont retenues en conséquence, étaient une importante source de conflit.

[261]  S’il y a une chose qui ressort clairement de l’arrêt rendu dans l’affaire Whitefish, c'est qu'il était le produit des faits et du contexte juridique qui lui étaient propres. Il est facile de surinterpréter cet arrêt, ainsi que, je le crains, cela s’est produit en l’espèce, quoique je reconnaisse que la combinaison du système accusatoire et des déclarations faites par une Cour très respectée et faisant autorité ont probablement rendu la chose inévitable. Il ne faut pas non plus perdre de vue que la Cour d’appel n’a pas été en mesure de parvenir à une pleine résolution du litige, toute contrainte qu’elle était de s’en tenir aux faits dont elle disposait et de respecter le cadre juridique de la décision de première instance, qui était elle-même le résultat de la façon dont les parties avaient présenté les questions juridiques soulevées ainsi que leurs arguments. Le juge Laskin a d’ailleurs déploré les lacunes que présentaient les éléments de preuve dont il était saisi. Après s’être clairement exprimé au sujet des failles de la décision de première instance, il a renvoyé l’affaire en vue de la tenue d’une nouvelle audience. Le juge Laskin ne pouvait inventer des faits, ni exposer une analyse juridique contraignante sur la base d’éléments de preuve dont il ne disposait pas. 

[262]  À plusieurs reprises, le juge a fait des observations sur les faiblesses que comportait la décision rendue en première instance sur le plan de la preuve et de l’analyse suivie. J’ai la certitude qu’il était conscient aussi bien de la complexité de l’affaire que de la perte de temps et d’argent causée par cette procédure judiciaire inaboutie. Il ne souhaitait pas voir cela se reproduire. J’en déduis qu’il a formulé un grand nombre de ses observations et suggestions dans le but de faciliter le procès à venir. Lorsqu’il a conclu qu’il n’était pas en mesure de fixer le montant de l’indemnité à verser à Whitefish, le juge Laskin y est allé de quelques suggestions dans l’espoir qu’elles s’avèrent utiles dans le cadre du nouveau procès. C’est pour cette raison qu’il a déclaré : [traduction] « [i]ci, je ne ferai rien de plus que de mentionner certains éléments de preuve qui pourraient se révéler utiles, et certaines des considérations qui pourraient être prises en compte aux fins de la détermination d’une indemnité en equity "juste et proportionnée" lors de la nouvelle audience » (italiques ajoutés; au para 113). Cette déclaration était immédiatement suivie par le sous‑titre : [traduction] « f) Certaines considérations pertinentes pour la détermination d’une indemnité en equity "juste et proportionnée" (italiques ajoutés). Puis, au paragraphe 114, il a poursuivi en affirmant : « J’énonce ces considérations sans chercher de quelque manière que ce soit à lier le juge de fond qui présidera la nouvelle audience » (italiques ajoutés). Il ne fait aucun doute que le juge a voulu dire ce qu’il a dit, à savoir qu’il n’émettait pas ainsi des directives contraignantes et faisant autorité, mais plutôt des suggestions non exécutoires visant à faciliter la tâche du tribunal appelé à réentendre l’affaire.

[263]  Le juge Laskin a conclu que les [traduction] « deux principales lacunes » étaient l’insuffisance de la preuve concernant les habitudes de dépense annuelles de Whitefish, et la pratique du gouvernement fédéral consistant à payer à la bande les intérêts produits par les comptes en fiducie de celle-ci (au para 115). Il a ensuite avancé qu’il faudrait étudier les comportements réels de la bande en matière de dépenses pour être en mesure de déterminer de quelle manière celle-ci aurait été susceptible de dépenser les fonds qu’elle aurait dû percevoir. Quant aux taux d’intérêt, le juge a examiné le traitement réservé à ceux-ci par les experts au stade de la première instance, pour conclure qu’il laissait à désirer. En effet, selon la conclusion du juge Laskin, on ne saurait — comme cela avait été le cas en première instance — calculer un montant d’indemnité en fonction d’hypothèses, si cela allait à l’encontre de la présomption en faveur du bénéficiaire qui existe en equity. Cette conclusion du juge, qui avait force jurisprudentielle, constituait le « motif déterminant » de la décision de la Cour d’appel. Le juge Laskin n’était pas convaincu que le résultat atteint au procès était fondé sur des éléments de preuve suffisants. À ce titre, il a rejeté la déclaration du juge de première instance, « au para 29, [qui voulait] que « selon le principe du "premier entré, premier sorti", l’argent "aurait probablement été dilapidé dans un délai raisonnable" » (au para 101). Il a estimé que cette conclusion [traduction] « avait un caractère entièrement spéculatif » (au para 102). Il a poursuivi en disant :

En l’absence d’éléments de preuve indiquant le contraire — et, en l’espèce, il n’y en a pratiquement aucun —, l’equity présume que le fiduciaire en faute est tenu à la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire. Or, la conclusion du juge de première instance présuppose exactement le contraire, c’est-à-dire que la Couronne doit restituer Whitefish de la manière la plus favorable possible pour la Couronne.

J’en arrive à la conclusion que ces déclarations avaient pour idée maîtresse le caractère insuffisant des éléments de preuve appuyant les conclusions du juge de première instance.

[264]  Il appert également que le juge Laskin n’approuvait pas le recours à la méthode dite du « premier entré, premier sorti », car il la jugeait contraire au principe d’equity que constitue la présomption relative à la meilleure utilisation possible. Cependant, il faut se montrer prudent pour ce qui est d’appliquer cette conclusion à l’égard de l’usage qu’on fait les Prs Booth et Kirzner de cette méthode du « premier entré, premier sorti » dans le cadre de leur traitement des comptes en fiducie de la revendicatrice. Dans l’arrêt Whitefish, on n’a nullement décrit de quelle façon la Couronne avait appliqué cette méthode pour en arriver à la conclusion que les fonds auraient rapidement été dilapidés. À mon avis, il est tout aussi prudent que nécessaire de disposer d’éléments de preuve suffisants, puis de les examiner et de voir quel traitement on leur a réservé avant de se prononcer sur pareille divergence entre les experts au plan technique, de même que sur son caractère approprié et ses effets sur la présomption applicable. Car en effet, la présomption concernant la restitution la plus favorable possible envers le bénéficiaire intervient à tout coup dans les cas où le principe d’indemnité en equity entre en jeu. Toutefois, son application doit se fonder sur des éléments probants (c.-à-d. les éventualités réalistes).

[265]  Selon l’interprétation qu’ont faite les Prs Booth et Kirzner de l’arrêt Whitefish, celui-ci posait comme exigence que l’on applique uniquement la présomption relative à la meilleure utilisation possible au montant de la perte historique qui restait après déduction des dépenses de consommation présumées. Au paragraphe 49 de Whitefish, on peut lire ce qui suit : « [...] en equity, on présume que les fonds du compte en fiducie auraient été investis de la manière la plus rentable ou encore utilisés de la façon la plus avantageuse possible » (italiques ajoutés). Les deux experts ont retenu l’énoncé « investis de la manière la plus rentable » pour appuyer leur conclusion voulant que, s’il existait des éléments de preuve laissant croire qu’une partie des fonds — en admettant qu’ils aient été perçus — n’aurait pas été investie, il ne fallait pas tenir compte de cette partie des revenus perdus aux fins du calcul de l’indemnité. Certes, le juge Laskin a bel et bien parlé de fonds investis de la manière la plus profitable possible. Mais il a également mentionné cette autre possibilité plus générale, à savoir que les fonds pourraient être « utilisés de la façon la plus avantageuse possible » (italiques ajoutés; au para 49). Ainsi, l’utilisation la plus avantageuse possible ne prenait donc pas uniquement la forme d’investissements. La présomption renvoie à toute utilisation, quelle qu’elle soit, qui aurait été la plus avantageuse pour la revendicatrice. L’argument mis en avant par le juge Laskin, au paragraphe 49, était que la bande indienne de Whitefish Lake avait droit au bénéfice de la présomption, et non que les investissements historiques au sens traditionnel (y compris les tendances historiques) constituaient le seul et unique facteur que l’on puisse considérer au moment de déterminer la valeur d’une perte d’occasion. La formulation utilisée par le juge Laskin pour décrire cette présomption supposait une certaine souplesse. Je ne puis par conséquent accepter l’interprétation plus restrictive qu’en a faite l’intimée sans que la Cour d’appel ait tranché clairement en ce sens, motifs convaincants à l’appui.

[266]  Aux paragraphes 103, 104 et 106 du jugement, le juge Laskin a critiqué la thèse suivant laquelle l’argent serait demeuré dans les comptes en fiducie pour y accumuler des intérêts pendant 120 ans. Cela l’a amené à faire certaines observations sur le manque d’éléments de preuve indiquant combien d’« argent du compte en capital » détenu en fiducie et combien des intérêts sur son compte de revenu en fiducie la bande aurait dépensé. Son argument à ce sujet était qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve attestant de dépenses effectuées à partir de l’un et l’autre de ces deux comptes. Au paragraphe 106, le juge Laskin a décrit l’argument de la Couronne situé à l’autre extrémité, à savoir que la bande aurait « utilisé à des fins de consommation » les fonds concernés. Il a ensuite précisé de la manière suivante ce que, d’après lui, la Couronne entendait par là (bien que l’on puisse se demander si, en réalité, des explications à ce sujet avaient été fournies dans le cadre de l’argumentation) : « [...] ce qui voudrait dire, d’après ce que j’en déduis, qu’elle aurait dépensé cet argent pour des articles d’usage courant ne présentant aucun potentiel de revenus et n’entraînant aucun avantage à long terme pour la bande et ses membres ». Le juge Laskin faisait ainsi allusion à l’utilisation, par le juge de première instance, du terme « dilapidation ». Il n’a pas souscrit à cette position de la Couronne à l’égard des dépenses de consommation, mais il a fait observer qu’il était « tout aussi vraisemblable » que la bande ait pu utiliser une partie de l’argent pour acheter de l’équipement ou pour construire des infrastructures ou des édifices qui auraient profité à la bande. L’argent ainsi dépensé aurait, comme de juste, été prélevé du compte de capital en fiducie où, autrement, il aurait généré des intérêts, ainsi que le soutenait la bande. Pareilles dépenses auraient également bénéficié à la bande, mais d’une manière différente des intérêts tirés de l’épargne. Le juge Laskin a rejeté la position de la Couronne et a proposé un autre scénario crédible; mais le point essentiel à retenir, c’est qu’aucune preuve ne soutenait les prétentions des deux parties.

[267]  En résumé, la revendicatrice a invoqué les paragraphes 101 et 102 de Whitefish (à lire conjointement avec les remarques du juge Laskin concernant les éventualités réalistes, aux para 108 à 117; observations écrites de la revendicatrice, aux para 91, 92 et 112) au soutien de son interprétation juridique et économique de cet arrêt, alors que, de son côté, l’intimée a utilisé les paragraphes 103, 104 et 106 pour étayer sa propre interprétation juridique et économique de l’arrêt (observations écrites de l’intimée, aux para 51 à 55). Toutefois, d’après ma compréhension des passages en question, ceux-ci avaient pour objet de justifier le rejet, par la Cour d’appel, des thèses opposées situées aux deux extrêmes, tout en expliquant pourquoi les décisions devaient se fonder sur des éléments de preuve. Je souscris à l’argument soulevé en l’espèce par la revendicatrice quant au fait que les paragraphes 103, 104 et 106 étaient représentatifs de la position de la Couronne dans Whitefish. Néanmoins, je conclus également que les paragraphes 101 et 102 reflétaient l’opinion située à l’autre extrême. Le juge Laskin s’est attardé sur les positions antagonistes des parties dans le but de démontrer qu’aucun élément de preuve ne les appuyait. J’estime que ses remarques concernant l’accumulation d’intérêts, les dépenses en immobilisations, les dépenses de consommation et des dépenses en capital n’équivalaient pas à des conclusions, mais plutôt à des descriptions ou à des analyses portant sur les arguments soulevés et sur d’autres thèses susceptibles d’être avancées, pourvu qu’il y ait des éléments de preuve dans ce sens. Je relève également que, dans la décision de première instance, la question était présentée sous l’angle de l’épargne et des investissements; autrement dit, il s’agissait de savoir si les fonds auraient été placés ou dépensés. Les dépenses de consommation n’étaient pas clairement visées par cette analyse. En effet, on ne précisait pas quel traitement on leur réserverait, ni de quelle manière on les évaluerait, tant d’un point de vue économique que juridique. La Cour d’appel répondait aux questions qui lui étaient soumises, telles qu’elles avaient été présentées au juge de première instance. Le juge Laskin ne pouvait tirer de conclusions sur la foi d’éléments de preuve qui n’avaient pas été portés à sa connaissance, ni sur la base d’une méthode d’analyse non appuyée par une preuve suffisante, à plus forte raison que le manque d’éléments de preuve au soutien des thèses opposées était au cœur de sa décision. 

[268]  Rien, dans l’arrêt Whitefish, ne laisse croire que la Cour d’appel a pu prendre connaissance d’importants éléments de fond concernant la manière dont la Première Nation a dépensé ses fonds, que ceux-ci aient été consacrés à des dépenses de consommation, à des biens non durables et à des services, ou encore à des investissements. La Cour d’appel ne semble pas davantage avoir été saisie d’éléments de preuve théoriques démontrant de quelle façon les différents types de dépenses, y compris les dépenses de consommation, devraient être évalués et modélisés en vue de la création d’un historique hypothétique des dépenses. Elle n’avait pas non plus à apprécier les effets et le caractère équitable de ces éléments de preuve théoriques, ni à se pencher sur l’élaboration et l’application à la preuve, par des témoins experts, de concepts et théories complexes. Les décisions de cette nature ne sauraient être rendues dans le vide. Pour toutes les raisons qui précèdent, je conclus que, dans l’arrêt Whitefish, il n’a pas été décidé que les dépenses de consommation ne pourraient jamais faire l’objet d’une indemnisation en equity. 

[269]  À n’en pas douter, le juge Laskin a rendu une conclusion convaincante et décisive lorsqu’il a tranché que l’octroi d’une indemnité en equity devait s’appuyer sur des éléments de preuve. Il a utilement résumé et analysé des principes d’equity bien établis. Il a également fait valoir que les habitudes de dépense réelles de la bande — attestées par ses comptes en fiducie — pourraient fournir les éléments de preuve nécessaires, que le juge a décrits comme étant « [l]’une des éventualités réalistes devant être prises en compte si l’indemnité accordée doit effectivement être "juste et proportionnée" » (Whitefish au para 110). Encore une fois, c’est compte tenu du cadre établi par l’évaluation réalisée en première instance, évaluation axée sur l’épargne et les dépenses, que cette suggestion a été faite. Et elle était valable. Cependant, je ne crois pas qu’elle ait nécessairement pour effet d’exclure tout autre élément de preuve peut-être pertinent que l’on pourrait présenter et invoquer. Nulle part ne trouve-t-on une affirmation en ce sens de la part du juge. Il pourrait fort bien exister d’autres éléments probants qui seraient susceptibles d’avoir une incidence sur l’interprétation des habitudes de consommation révélées par les comptes en fiducie, ou de mener l’analyse dans une autre direction.

[270]  Ce n’était pas la première fois que, dans la jurisprudence canadienne portant sur les revendications des Premières Nations, l’on recourait à la notion d’« éventualités réalistes » aux fins de l’évaluation d’une indemnité en equity. Ainsi, dans l’affaire Guerin CFPI, le juge Collier a tranché qu’il était nécessaire de tenir compte de ce qui se serait produit si le bail en question n’avait pas été conclu. Dans cette décision, les experts ont déterminé qu’un lotissement résidentiel aurait constitué l’utilisation la plus avantageuse possible des terres, même si un seul d’entre eux était d’avis qu’un tel usage était possible (CF et CarswellNat, aux para 183 et 186). Le juge Collier a examiné certains des facteurs utilisés par les experts pour parvenir à leurs conclusions, puis il a fait référence à une « éventualité des plus plausibles » (CF, au para 216, CarswellNat, au para 228) dont ceux-ci n’avaient pas tenu compte, c’est-à-dire la résiliation anticipée du bail existant. En définitive, le juge Collier ne pouvait souscrire entièrement à aucune des évaluations des experts, en raison de facteurs qui, selon lui, n’avaient pas été dûment pris en compte (CF, aux para 218 et 219, CarswellNat, aux para 228 et 229). Certains de ces facteurs avaient pour effet d’augmenter le montant (p. ex. la hausse importante du prix des terres), et d’autres, de le diminuer (p. ex. les coûts liés à l’entretien). N’étant pas arrivé à trouver le raisonnement mathématique qu’il convenait de suivre pour parvenir à un règlement, le juge de première instance a fixé une somme globale. La Cour suprême du Canada a par la suite accepté l’approche globale qu’il avait retenue.

[271]  Dans l’affaire Lower Kootenay, le juge Dubé a examiné la preuve et les calculs soumis par les experts. Il a traité des « facteurs » pris en considération, notamment les valeurs locatives de base des terres sur le marché pour la période visée, qui provenaient d’un certain nombre de sources différentes, l’effet de l’indice des prix à la consommation, et les frais d’entretien que la bande aurait eu à assumer — en d’autres termes, les éventualités réalistes (CNLR, aux pp 118 à 121, CarswellNat, aux para 266 à 74). L’expert dont le juge Dubé a retenu l’opinion avait appliqué des intérêts composés aux revenus de location perdus : « [i]l a aussi tenu pour acquis que la différence entre le loyer du marché (défalcation faite des déductions) et le loyer reçu aux termes du bail aurait pu être placée et aurait rapporté des intérêts composés » (Lower Kootenay, CNLR, à la p 120, CarswellNat, au para 270). Ces intérêts composés ont été pris en compte dans l’évaluation du montant de 969 166 $ accordé, qui a été calculé jusqu'en 1982, année où le bail a pris fin. Afin de rajuster ce montant pour tenir compte de la valeur à la date du jugement, en 1991, le juge Dubé a en outre octroyé « les intérêts courus (aux taux bancaires appropriés) à compter de 1982 » (Lower Kootenay, CNLR, à la p 121, CarswellNat, au para 274).

[272]  À la première étape de la présente revendication, les experts ont exposé les différents facteurs (soit les « éventualités réalistes ») les ayant amenés à tirer leurs conclusions au sujet de la valeur historique des revenus du bois perdus. Le Tribunal en a cité quelques-uns, par exemple l’effet des marchés d’exportation et la hausse rapide des prix au cours de l’après-guerre (décision concernant la validité, à partir du para 151).

[273]  L’arrêt Whitefish a créé un précédent jurisprudentiel, en ce que, pour la première fois, on y présentait les habitudes de dépense à même le compte en fiducie d’une Première Nation comme étant assimilables à une éventualité réaliste, en proposant de les prendre en compte. On peut comprendre ce qui a conduit la Cour d’appel à formuler une telle proposition, à la lumière de sa conclusion selon laquelle les revenus présumés ne seraient pas restés dans le compte de la bande pendant près de 120 ans, à y accumuler des intérêts, sans que l’on y touche le moindrement. La Cour d’appel s’interrogeait à savoir de quelle manière la bande avait réellement dépensé ses fonds, car elle voyait là un moyen de déterminer approximativement ce qui se serait vraisemblablement produit si la bande avait reçu les fonds au moment voulu. Je réitère cependant qu’à mon avis, la suggestion d’examiner les habitudes de dépense à partir du compte en fiducie n’était que cela, une suggestion : elle n’avait pas pour effet d’écarter d’éventuels autres éléments de preuve susceptibles de fournir des indications supplémentaires.

[274]  Pour ce qui est du genre de perte subie, la situation factuelle de l’espèce présente des similitudes avec celle de l’affaire Whitefish; aussi n’est-il pas étonnant que les parties aient pu accorder un grand poids aux indications données par le juge Laskin. Les parties ont toutes les deux suivi sa recommandation de tenir compte des habitudes de consommation à titre d’éventualité réaliste. Nul n’a prétendu que l’approche utilisée dans Whitefish concernant les éventualités réalistes ne s’appliquait pas à l’affaire qui nous occupe, ni n’a tenté de distinguer les faits de l’espèce de ceux de l’arrêt Whitefish. Il ne s’agissait pas non plus d’un point en litige soumis au Tribunal. En l’espèce, je suis donc appelé à statuer sur les questions en litige — et je le ferai — sur la base du cadre factuel et juridique applicable.

[275]  Je me dois de préciser, toutefois, que l’approche utilisée ici nécessite énormément de temps et d’argent. Elle est en effet très complexe. Je crains qu’elle ne complique également le processus de règlement des revendications particulières, ainsi que l’accès des Premières Nations à la justice. Je doute que le juge Laskin ait prévu un déroulement du processus tel que celui qui a eu lieu en l’espèce, et qui pourrait se reproduire dans d’autres instances. 

[276]  Quoi qu’il en soit, il s’agit maintenant d’évaluer et de soupeser les éléments de preuve présentés par les parties, qui étaient principalement constitués des témoignages et des modèles des experts, afin de pouvoir procéder à une juste évaluation de l’indemnité en equity fondée sur les principes du droit et les présomptions examinées précédemment. Le Tribunal doit soupeser les théories et les estimations concurrentes des experts en vue de déterminer équitablement la valeur de la perte d’occasion. Pour ce faire, il doit procéder d’une manière qui tienne compte de la preuve, et, là où celle-ci comporte des incertitudes, de manière à accorder au bénéficiaire la restitution la plus favorable possible.

[277]  Bien qu’il ne s’agisse probablement pas d’un point susceptible d’avoir une grande incidence sur le plan pratique en l’espèce, j’aimerais aborder l’une des questions soulevées par les parties dans Whitefish. Aux paragraphes 103, 110, 111 et 132 de cet arrêt, le juge Laskin a laissé entendre que le montant définitif de l’indemnité à verser à Whitefish pourrait être « réduit » après examen des habitudes de dépense de la bande. Il est difficile de dire pourquoi le juge croyait qu’il en serait ainsi; peut-être s’attendait-il à ce que les autres utilisations possibles de l’argent — exception faite des fonds placés dans les comptes en fiducie — génèrent des taux d’intérêt moins élevés. Mais, comme je l’ai déjà souligné, les jugements rendus dans Guerin et Lower Kootenay ont établi que les éventualités réalistes pouvaient se traduire par une augmentation ou une diminution. Je retiens l’exemple utilisé par le Pr Hosios pour illustrer la possibilité que la bande ait acheté des actions d’IBM lors de leur première émission, et qu’elle en ait retiré des bénéfices appréciables quelques années plus tard, lorsque la société est devenue une géante à l’échelle mondiale. Dans le cadre d’un examen des habitudes de dépense historiques, ce genre d’élément pourra toujours être présenté en preuve. Or, en l’espèce, rien ne laissait croire à des investissements ayant rapporté des bénéfices exceptionnels, de telle sorte qu’en pratique (puisque certains des taux de rendement utilisés étaient inférieurs aux taux d’intérêt offerts par comptes en fiducie), les estimations de la valeur des dépenses d’investissement produites par les experts de part et d’autre étaient d’un montant inférieur à celui qui aurait été atteint si l’on avait simplement appliqué les taux d’intérêt des comptes en fiducie à l’ensemble des revenus perdus. Suivant le même raisonnement, le montant de l’estimation de la perte d’occasion de consommer faite par le Pr Hosios était inférieur à celui que l’on aurait obtenu au moyen d’une simple application des taux des comptes en fiducie. Cela s’expliquait par la manière dont il avait traité les dépenses de consommation pour les années où aucune dépense de consommation n’avait été effectuée à partir des comptes en fiducie (voir le paragraphe 60, ci-dessus).

[278]  Je vais maintenant aborder les deux modèles mis en application par les experts en vue d’estimer la valeur actuelle de la perte subie en l’espèce. Mais auparavant, je tiens à souligner l’engagement des experts, leur dévouement à s’acquitter de cette tâche difficile qui leur avait été confiée et la patience dont ils ont fait preuve à l’égard du Tribunal. Non seulement leurs exposés étaient réfléchis et rigoureux, mais ils ont rendu compréhensibles les questions théoriques et méthodologiques complexes sur lesquelles ils avaient à se pencher. Les théories sur lesquelles reposaient leurs modèles, de même que l’application qu’ils en ont faite, allaient certainement au‑delà de l’expérience ordinaire du soussigné juge de première instance.

[279]  D’entrée de jeu, je précise que je souscris à l’hypothèse des experts selon laquelle les fonds concernés auraient été déposés dans les comptes en fiducie de la PNH. Cette hypothèse est importante, car les scénarios hypothétiques établis par les experts de part et d’autre reflétaient l’historique des dépenses faites à même les comptes en fiducie réels. Ainsi que les avocats et les experts l’ont également expliqué, la PNH avait deux comptes en fiducie, soit un compte en capital et un compte de revenu. L’argent des droits de coupe aurait été déposé dans le compte en capital, alors que les sommes provenant du loyer foncier et des frais de permis auraient été déposées dans le compte de revenu (observations écrites de la revendicatrice, au para 27). Les deux comptes étaient détenus et gérés par le gouvernement fédéral, et, à compter de 1969, la revendicatrice a assumé un rôle élargi à leur égard. Les comptes ne contenaient pas de fonds à proprement parler; ils prenaient plutôt la forme d’un dossier faisant état de transactions garanties par le Trésor du gouvernement du Canada et inscrites sous forme de crédits et de débits.

[280]  Cette hypothèse des experts m’a amené à me reporter aux conditions initiales de la cession, compte tenu de leur importance en ce qui a trait à l’argument de l’intimée selon lequel la part des paiements aux membres individuels composée de dépenses de consommation présumées ne constituait pas une perte subie par la PNH dans son ensemble. L’intimée a souligné que la revendication avait été présentée à titre collectif et que, par conséquent, c’était la perte subie par l’ensemble de la bande qui devait faire l’objet d’une indemnisation, et non celle subie par chacun des membres pris individuellement (observations écrites de l’intimée, aux para 3, 4, 28, 71, 72 et 74). L’acte de cession stipulait notamment ce qui suit :

[...] EN FIDUCIE aux fins de VENDRE à la personne ou aux personnes et aux conditions que le gouvernement du Dominion du Canada jugera les plus favorables pour notre bien-être, et à la condition que la totalité du produit de la vente soit versée au crédit de la bande et que l’intérêt sur cette somme nous soit versé de la manière habituelle;

SOUS RÉSERVE TOUTEFOIS qu’une somme n’excédant pas cinquante pour cent du produit de la vente dudit BOIS nous soit versée conformément aux dispositions de l’article 92 de la Loi des Indiens. [Italiques ajoutés; RCDM, vol 1, onglet 49.]

[281]  L’article 92 de la Loi des Indiens de 1927, qui était en vigueur à l’époque, était libellé comme suit :

À l’exception de la somme, n’excédant pas cinquante pour cent du produit d’une terre, de bois de construction ou d’autres biens qu’il est convenu, lors de la rétrocession, de verser aux membres de la bande y intéressée, le gouverneur en son conseil peut, sous réserve des dispositions de la présente Partie, prescrire comment, de quelle manière et par qui les deniers provenant de l’aliénation ou de la vente de terres indiennes, ou de biens tenus ou à tenir en fiducie pour les Indiens, ou de bois de construction sur les terres ou dans les réserves indiennes, ou provenant de toute autre source au bénéfice des Indiens, doivent être placés à toute époque, et il peut prescrire le mode de versement ou de secours auxquels les Indiens ont droit.

[282]  On disait peu de chose, sinon rien du tout, sur la façon dont le versement envisagé par la cession devait se faire concrètement. En 1942, après avoir consenti à la vente du bois, la PNH a reçu un paiement d’un montant de 32 720 $ (ECF no 2, au para 4). Cette somme, dans les faits, a été payée à la bande dans son ensemble, car elle a été versée dans les comptes en fiducie de la PNH en 1942. Sur cette somme, 32 500 $ sont allés directement dans le compte en capital de la PNH (Pièce 36, à la p 1), alors que les 220 $ restants (provenant du loyer foncier et des frais de permis) ont dû être déposés dans son compte de revenu (comme il en a été fait mention au paragraphe 279, ci‑dessus). Le fait est que, par suite d’une entente, l’argent a entièrement été déposé au crédit de la PNH, que ce soit dans son compte en capital ou dans son compte de revenu. Tous les produits de la vente perçus par la suite ont également été portés au crédit des comptes en fiducie de la PNH.

[283]  Les passages de l’acte de cession cités ci-dessus disposaient que toute somme provenant de la vente devait être versée à la bande; à cet effet, la formulation « nous soit versée » était utilisée. Puisque la cession avait été réalisée par le conseil de bande, j’ai interprété ce « nous » comme désignant aussi toute la bande dans son ensemble. Ainsi que je l’ai déjà fait observer, la totalité du montant de 32 720 $ a été portée au crédit des comptes en fiducie de la PNH en 1942. Comme nous le verrons plus en détail plus loin, au paragraphe 291, toutes les dépenses de fonds à même les comptes en fiducie faisaient l’objet d’une supervision, et devaient être faites au profit de la bande et de ses membres, c.-à-d. de la bande à titre collectif. Le fait que tous les fonds soient versés dans les comptes en fiducie laissait croire qu’ils étaient censés bénéficier à l’ensemble de la bande. En conséquence, j’ai également interprété le passage de l’article 92 de la Loi sur les Indiens reproduit plus haut, où il était question du paiement d’au plus 50 % des produits aux « membres de la bande y intéressée », comme renvoyant aux « membres » au sens collectif plutôt qu’individuel.

[284]  Il convient également de souligner que, selon le régime législatif en place, il était bien plus difficile d’accéder aux fonds du compte en capital qu’aux fonds du compte de revenu car, de fait, les fonds du compte en capital y étaient placés [traduction] « aux fins de leur conservation pour les générations futures » (rapport de Booth-Kirzner, à la p 15). J’en conclus que tous les fonds étaient versés à la PNH (c.-à-d. à la collectivité), et que la bande déterminait ensuite quand et comment les dépenser ou les distribuer, sous réserve toujours de la supervision et de l’approbation du Ministère, ainsi que le prévoyait la loi sur les Indiens en vigueur au cours de la période de référence.

[285]  L’intimée a également fait valoir ce qui suit :

Toute chose qui profiterait à un groupe pourrait également profiter à un individu, et inversement. Mais aux fins de la détermination de l’indemnité en equity, c’est la collectivité, c’est le groupe qui compte, car c’est lui qui a présenté la revendication et qui recevra l’indemnité. [Transcription de l’audience, le 20 avril 2016, aux pp 79 et 80.]

L’intimée a ensuite fait une analogie avec un cas où, par exemple, une indemnité serait octroyée à la ville de Vancouver : [traduction] « [...] il ne serait pas suffisant que le tribunal accorde une indemnité aux citoyens de Vancouver en affirmant que, désormais, la ville de Vancouver a obtenu réparation » (transcription de l’audience, le 20 avril 2016, à la p 80).

[286]  Bien que, selon l’historique réel, la bande ait distribué individuellement à ses membres des fonds qui ont été consacrés à des dépenses de consommation, cet argent était celui de la bande, et c’est elle qui décidait des dépenses et de la distribution des fonds. En raison du manquement, la bande a perdu la possibilité de prendre de telles décisions en ce qui a trait au manque à gagner. C’est la PNH dans son ensemble qui réclame une indemnité pour les occasions perdues, notamment celle de distribuer des fonds à ses membres à des fins de consommation. En l’espèce, aucune revendication n’a été présentée par des membres à titre personnel, et la revendicatrice n’a nullement laissé entendre qu’il faudrait indemniser ses membres de façon individuelle. Encore une fois, c’est la PNH elle-même, en tant que bande, qui cherche à être indemnisée pour les possibilités qu’elle a manquées, dont celle d’effectuer des virements de fonds à ses membres en vue d’assurer leur bien-être.

[287]  Je me range à l’argument de la revendicatrice selon lequel, comme entité collective, [traduction] « une Première Nation n’a pas d’identité juridique distincte de celle de ses membres » (Beardy’s, aux para 305, 316 et 317; Blueberry River CAF, au para 15). J’estime que c’est la bande qui, à titre collectif, a demandé une indemnisation pour la perte d’occasion de dépenser l’argent qu’elle aurait dû recevoir, n’eût été le manquement, ce qui comprend la distribution de fonds à des fins de consommation. En tant que groupe, la PNH avait le pouvoir de décider de quelle manière procéder à la distribution des fonds déposés dans ses comptes en fiducie. Selon ce que révèle l’historique réel des dépenses de la PNH, celle-ci, en tant que groupe, a choisi de dépenser pour des éléments qui, par la suite, ont été répartis entre les différentes catégories de dépenses établies par la firme de juricomptabilité et par les experts, notamment la portion des versements ayant été rangée dans la catégorie des dépenses de consommation. Les membres individuels n’ont reçu des paiements qu’en raison de leur appartenance à la bande, et parce que la PNH, prise dans son ensemble, avait décidé de dépenser les fonds de cette manière.

[288]  La position de l’intimée selon laquelle les dépenses de consommation ne devraient pas donner lieu à une indemnisation tient essentiellement au raisonnement qui sous-tend le modèle qu’elle a proposé, et non à la question de savoir si les membres individuels de la PNH ont qualité pour agir, ou s’ils ont eux-mêmes effectué les dépenses. L’intimée a soutenu qu’étant donné que la PNH, à titre collectif, n’avait tiré aucun avantage à long terme des dépenses classées en tant que dépenses de consommation, elle ne pouvait être indemnisée pour les dépenses de consommation présumées déterminées par les experts. Or, cet argument est tributaire des définitions des notions de dépenses de consommation et d’investissement proposées par les Prs Booth et Kirzner, ainsi que de l’interprétation de l’arrêt Whitefish défendue par l’intimée et ses experts. J’ai déjà conclu que Whitefish ne constituait pas un précédent allant dans le sens de cette thèse. Bien que la définition des dépenses de consommation présentée par les Prs Booth et Kirzner corresponde à une approche généralement admise en théorie économique, j’estime que dans les circonstances de l’espèce, elle a un caractère arbitraire. Je reviendrai plus loin sur la définition des dépenses de consommation faite par les experts.

[289]  L’autre question qui se posait en ce qui a trait à la nature collective de la PNH était celle de savoir si la théorie du coût d’option et l’approche axée sur le TMS pouvaient s’appliquer à la prise de décision collective lorsqu’il s’agissait de réaliser un rajustement en fonction de la valeur actuelle, comme en l’espèce. Les experts de l’intimée ont adopté la position selon laquelle, suivant le théorème d’Arrow, il n’était pas possible de faire une agrégation des préférences individuelles. Ainsi, des individus prenant part au processus décisionnel pourraient agir en fonction de leurs intérêts personnels (p. ex. dans l’objectif d’être réélu, ou pour toute autre raison personnelle) plutôt que dans l’intérêt du groupe. Le Pr Hosios a concédé que les travaux d’Arrow avaient mis en évidence un problème bien réel, et il a reconnu qu’il fallait porter une attention particulière à la différence entre la prise de décisions individuelles et la prise de décisions en groupe, ainsi qu’aux dangers qui pouvaient en découler. Cependant, il a produit une analyse théorique détaillée (à laquelle les Prs Booth et Kirzner n’ont pas répondu) qui, selon lui, pouvait fournir une assurance raisonnable quant au bien-fondé de l’utilisation de son modèle pour réaliser la tâche qui lui incombait. Il a également précisé les raisons d’ordre pratique faisant en sorte que l’on puisse avoir un degré de confiance acceptable envers les résultats qu’il avait obtenus. 

[290]  Je conviens que les travaux du Pr Arrow ont démontré ce qui constitue un véritable sujet de préoccupation. On ne saurait simplement tenir pour acquis que les préférences collectives peuvent être regroupées et traitées de la même façon que les préférences individuelles. Cela dit, je suis également convaincu que, pourvu que l’on garde à l’esprit les risques courus, et que l’on analyse avec soin la prise de décision collective concernée, il est possible de réduire le problème à un niveau acceptable. Il faut également se rappeler que les modèles utilisés par l’une et l’autre des parties ne constituaient pas des prédictions ou des représentations exactes de ce qui aurait réellement pu se produire. Les experts de part et d’autre ont déjà traité de ce point. Les modèles en question, qui ont permis de produire l’approximation la plus juste possible, ont été créés par ces professionnels très compétents qui, pour cela, ont mis à profit leurs connaissances et leur expérience économiques poussées. Malgré cela, leurs points de vue, leurs méthodologies respectives et l’application qu’ils en ont faite différaient. Compte tenu du processus décisionnel qui ressort de la preuve présentée en l’espèce pour les années concernées, je suis persuadé que le modèle du Pr Hosios est à la hauteur.

[291]  Le point de vue rétrospectif adopté dans le cadre d’une évaluation de l’indemnité en equity permet d’examiner de quelle manière les décisions de la PNH en matière de dépenses ont réellement été prises, et de voir si le pourquoi et le comment d’une telle prise de décisions suscitaient des inquiétudes. Or la preuve présentée en l’espèce attestait un historique de décisions prises de façon prudente et transparente. De fait, le cadre législatif applicable aux affaires financières de la PNH donnait l’assurance raisonnable que l’intérêt de la bande était implicitement pris en compte dans toutes les dépenses effectuées à même les comptes en fiducie. Toutes les dépenses devaient être faites au profit de la bande et de ses membres (Loi des Indiens de 1927, articles 90 à 95; Loi sur les Indiens de 1951, paragraphe 61(1)). Les fonds étaient soumis au contrôle et à la supervision du gouvernement fédéral : ainsi, pendant la période allant de 1919 à 1951, les fonds de la bande pouvaient être dépensés par le ministre sans le consentement du conseil de bande (Loi des Indiens de 1927, paragraphe 93(2)). De 1951 à 1969, le ministre conservait le pouvoir de décider si toute dépense faite à partir du compte en capital ou du compte de revenu était à l’avantage de la PNH et de ses membres. Puis, en 1969, le régime applicable aux comptes en capital a été maintenu, mais la PNH a commencé à assumer un contrôle accru sur son compte de revenu. Il n’en reste pas moins qu’au fil des différentes versions de la loi sur les Indiens qui se sont succédé, les comptes restaient assujettis à l’exigence de la loi selon laquelle tous les fonds devaient être dépensés au profit de la bande et de ses membres (observations écrites de la revendicatrice, au para 25; Loi sur les Indiens de 1951, au par 61(1) et à l’art. 68). Même après 1969, année où la PNH a acquis un plus grand droit de regard sur ses fonds, elle était toujours régie par la loi sur les Indiens en vigueur, qui l’obligeait à dépenser uniquement au bénéfice de la bande. Par conséquent, lorsque le conseil de bande prenait des décisions en matière de dépenses, que ce soit avant ou après 1969, il devait le faire en vue d’assurer l’avancement de la bande, de même qu’au bénéfice de celle-ci. Le conseil de bande était nécessairement au courant que ses décisions feraient l’objet d’une surveillance, et qu’il devrait convaincre le Ministère des avantages des dépenses projetées. Et, effectivement, le témoignage du chef Dennis quant aux difficultés constantes vécues par la bande en ce qui a trait à la qualité de l’eau est venu confirmer ce point.

[292]  Le fait de dépenser des fonds autrement que dans l’intérêt de la bande aurait été illégal, et en l’espèce, aucune allégation n’a été faite et aucun élément de preuve n’a été présenté au sujet de dépenses inutilement coûteuses, inappropriées ou arbitraires. Les éléments de preuve disponibles faisaient état de décisions prises de façon réfléchie et en toute légalité. Par ailleurs, la PNH n’a pas allégué une mauvaise gestion de ses fonds par le Ministère. En l’absence de preuve du contraire, il faut présumer que le Ministère s’est acquitté de ses obligations de fiduciaire en assurant une gestion et une supervision adéquates des comptes en fiducie de la PNH (Whitefish, au para 69). Aucune preuve laissant croire le contraire n’a été présentée. Compte tenu de l’analyse rétrospective qui, en equity, est employée pour évaluer une perte, il n’est pas nécessaire de déterminer les probabilités futures. L’histoire parle d’elle-même.

[293]  Il est également intéressant de constater que, dans les faits, d’après les soldes indiqués pour chacune des années concernées, le compte en capital réel de la PNH n’a jamais été épuisé. Le grand livre des fonds en fiducie indiquait qu’un dépôt initial de 32 500 $ avait été effectué en 1942‑1943, et le compte en capital affichait un solde de clôture de 33 100,58 $. En 1943‑1944, seul un montant de 8 250 $ — soit environ 25 % — sur le dépôt initial a été prélevé, au lieu des 50 % permis par les conditions de la cession. Le solde de clôture du compte en capital cette année‑là s’établissait à 26 005,58 $, et il était considérablement plus élevé au cours des années suivantes. Il n’est jamais descendu sous la barre des 24 000 $, et n’est jamais tombé à zéro. Par ailleurs, les dépenses effectuées à même le compte de revenu n’ont jamais épuisé celui-ci. Au demeurant, les dépenses faites à partir des deux comptes en fiducie étaient mesurées et, au cours des années visées, elles restaient la plupart du temps modestes si on les comparait aux fonds conservés dans les comptes pour n’importe quelle année. Les soldes des deux comptes ont même augmenté de façon constante (RCDM, vol. 3, onglet 337 B). Ces données étaient en adéquation avec ce que le chef Dennis avait affirmé dans son témoignage quant au soin et à la transparence dont la bande avait fait preuve à l’égard de ses dépenses au cours des nombreuses années de service du chef auprès d’elle. La manière prudente de dépenser de la PNH, mais aussi les restrictions prescrites par la loi et la supervision administrative exercée à l’égard des dépenses de la bande étaient autant de contraintes non négligeables qui restreignaient le processus de prise de décision collective. Comme le Pr Hosios l’a fait observer, ces contraintes étaient même susceptibles d’avoir limité les choix du groupe quant à ce qu’un individu aurait été libre de faire. Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, j’estime qu’en l’espèce, on a répondu de façon satisfaisante aux préoccupations soulevées par le théorème d’Arrow, et qu’en outre, la théorie du coût d’option et l’analyse axée sur le TMS suivie par le Pr Hosios peuvent être appliquées sans crainte d’erreur.

[294]  Avant d’examiner les modèles en tant que tels, je tiens à réitérer que les évaluations de la perte de possibilités d’investissement faites par les parties n’étaient pas si éloignées l’une de l’autre. Les Prs Booth et Kirzner ont recommandé un montant de 2 942 383,45 $ à titre d’indemnité. Lorsque priés de déterminer quelle part de ce montant correspondait aux placements, et laquelle était composée d’investissements, les deux experts ont réparti la totalité du montant de leur estimation entre différents types d’investissements manqués. Ainsi, en appliquant les différentes proportions établies sur la base des habitudes de dépense historiques de la PNH, les Prs Booth et Kirzner ont estimé que le montant cumulatif des investissements perdus entre 1942-2014 était réparti comme suit : 1 302 743 $ pour les infrastructures; 12 $ pour l’investissement commercial; 294 999 $ pour l’investissement dans le capital humain; et, enfin, 1 344 630 $ pour la part de 15 % de certains paiements faits à des individus, part qui, selon eux, devait être traitée comme des investissements dans la PNH en tant que communauté (calculs additionnels de l’intimée, déposés le 7 juin 2016, à la p 3). Le professeur Hosios, pour sa part, a recommandé une indemnité d’un montant net se situant entre 12 842 514 $ et 14 848 282 $, ce qui comprenait une indemnité pour la consommation sacrifiée. Lorsqu’on lui a demandé d’effectuer une ventilation de ce montant, il a précisé, dans sa réponse, qu’entre 2 791 189 $ et 3 732 595 $ pouvaient être attribués aux investissements manqués (il a par ailleurs concédé que l’épargne sacrifiée n’avait que peu d’incidence). Le montant correspondant à la moyenne de cette fourchette était supérieur de 319 508 $ au montant recommandé par les Prs Booth et Kirzner, alors que le montant le plus bas de cette même fourchette était inférieur de 151 195 $ au montant avancé par ces derniers. Il semble exister plus d’un moyen de parvenir à un résultat raisonnablement fiable lorsqu’il s’agit d’évaluer les investissements manqués.

[295]  Puisqu'il en est ainsi, je n’entends pas me pencher sur chacune des différences méthodologiques qui existent entre les deux rapports concurrents. Les experts de part et d’autre sont parvenus approximativement aux mêmes résultats en ce qui a trait aux investissements et à l’épargne présumés. Néanmoins, avant d'aborder la question principale, qui consiste à savoir si la perte d’occasion de consommer devrait donner lieu à une indemnité, j’aborderai brièvement certaines divergences qui, à mon avis, pourraient se révéler importantes.

[296]  Les Prs Booth et Kirzner ont créé des comptes en capital et de revenu hypothétiques distincts, en tenant compte des dépenses de consommation présumées pour chacun d’eux. Ils ont également recouru à la méthode dite du « premier entré, premier sorti » (dont il a déjà été fait mention aux paragraphes 126 à 133, ci-dessus). Les deux experts ont expliqué n’avoir pas réuni les comptes parce que, dans la réalité, il existait deux comptes auxquels des politiques différentes s’appliquaient. Ils ont ajouté que la méthode du « premier entré, premier sorti », qui était une pratique comptable courante, constituait le meilleur moyen de découvrir à quel moment les fonds du compte en capital hypothétique auraient été pleinement dépensés. S’il arrivait que les revenus déposés en cours d’exercice ne soient pas comptabilisés dans le solde d’ouverture, les comptes en capital et de revenu de leur modèle pouvaient alors se retrouver vides de tout revenu présumé. Lorsque cela s’est effectivement produit en 1969-1970, pour le compte en capital du modèle des deux experts, le solde en est demeuré à zéro pour toutes les années qui ont suivi, si bien qu’aucun nouvel investissement ni intérêt n’a pu être inféré à partir du compte. Et, toujours d’après le modèle de Booth-Kirzner, lorsque la même chose s’est produite avec le compte de revenu hypothétique, cela a eu un effet négatif sur l’accumulation des intérêts; toutefois, de nouveaux revenus sont venus renflouer le compte pour permettre de nouvelles dépenses, suivant les habitudes de dépense de la PNH. La revendicatrice s’est plainte de ce que cette méthode créait une image faussée de ses habitudes de dépense réelles, particulièrement en ce qui a trait au compte en capital de la PNH.

[297]  Pour sa part, le Pr Hosios a combiné en un seul les comptes en capital et de revenu hypothétiques, en prenant en compte les revenus accumulés tout au long de l’année avant de calculer la proportion des dépenses pour cette année. Il n’a pas recouru à la méthode du « premier entré, premier sorti ». Il a justifié son approche par le fait que la plupart des types de dépenses avaient été réalisées à partir des deux comptes, et qu’à son avis, les gens planifiaient généralement leurs dépenses en fonction de la totalité de leurs ressources financières, sans établir de distinction entre leurs comptes.

[298]  Je reconnais que la méthodologie des Prs Booth et Kirzner est généralement solide. Celle employée par Pr Hosios l’est également. Et pour diverses raisons, j’accorde ma préférence à celle‑ci. J’estime moi aussi qu’il aurait été peu probable que la PNH et le Ministère décident des dépenses ou les approuvent en fonction du principe du « premier entré, premier sorti ». Il est logique de penser que ceux-ci jugeaient plutôt du caractère raisonnable des dépenses et de leur montant en se basant sur l’ensemble des avoirs financiers de la bande, qu’il s’agisse des fonds du compte en capital ou de ceux du compte de revenu. Cela est d’autant plus vraisemblable que tous les types (« sous-catégories ») de dépenses inscrites pour le compte en capital étaient également faites, à l’occasion, à partir du compte de revenu, ainsi que le Pr Hosios l’a établi (rapport de réfutation d’Hosios, à la p 16). Les dépenses ont également pu avoir été prises et approuvées en fonction de revenus attendus au cours d’une année. Le chef Dennis a déjà indiqué, dans son témoignage, que la PNH traitait les dépenses du compte de revenu et du compte en capital avec un égal sérieux.

[299]  Mais le plus important, cependant, était l’épuisement des fonds résultant de l'approche du « premier entré, premier sorti ». En effet, l’idée que les comptes puissent se retrouver vides était discutable, pour les raisons que nous venons d’exposer. La preuve laisse croire que les contraintes imposées par la cession et la loi sur les Indiens en vigueur, mais aussi le rôle de surveillance exercé par le Ministère et la ligne de conduite suivie par la bande en matière de dépenses, ont fait en sorte que celles-ci soient effectuées de manière prudente et mesurée, sans qu’il y ait épuisement des fonds. L’approche adoptée par l’intimée a probablement eu pour effet de réduire ses multiplicateurs, bien que son incidence sur la valeur réelle, en dollars, soit inconnue. J’en conclus qu’il s’agit d’un domaine présentant des incertitudes sur le plan de la preuve, et qu’en ce cas, les comptes en question devraient être considérés de la manière la plus favorable au bénéficiaire, comme l’a d’ailleurs fait le Pr Hosios dans le cadre de son approche. Celle-ci est également plus simple, tant du point de vue de sa conception que de son application. En gardant à l’esprit le préambule de la LTRP, on peut considérer que la simplicité est un facteur à prendre en compte, dans la mesure où elle permet d’obtenir des résultats équitables et de favoriser l’efficacité des procédures dans les cas où ce genre d’analyse doit être réalisée.

[300]  Étant donné qu’il n’y avait pas beaucoup d’écart entre les valeurs recommandées par les experts relativement à l’indemnité à accorder au titre des investissements et de l’épargne sacrifiés, j’estime qu’il n’est pas nécessaire que je formule des commentaires sur la façon dont les experts ont divisé les dossiers financiers en « sous-catégories » — c’est-à-dire les fonds placés, les autres placements et les dépenses de consommation — ni sur le traitement qu’ils ont réservé à certaines de leurs catégories de dépenses (comme il en a été question aux paragraphes 134 à 138, ci-dessus). Quoi qu’il en soit, sauf en ce qui concerne les dépenses de consommation, ces différentes manières de procéder ne constituaient pas un point de désaccord important, à l’égard duquel quantité d’éléments de preuve ou d’observations ont été présentés. Elles ne semblent pas non plus avoir eu une grande incidence sur le montant définitif des estimations. Par conséquent, je ne compte pas m’étendre sur les différentes façons de traiter les versements faits aux membres en raison d’émancipations, de mariages et de transferts de statuts de membre. Les Prs Booth et Kirzner ont exclu ces versements de leurs calculs, alors que le Pr Hosios les a pris en compte en créant plusieurs options de traitement des diverses catégories de dépenses, qui ont donné lieu à toute une gamme de résultats possibles. Bien que, dans son rapport — et jusqu’à un certain point, dans son témoignage —, le Pr Hosios ait expliqué comment il s’y était pris pour créer cette série d’options (voir les paragraphes 66 à 69, ci-dessus), le Tribunal n’est pas outillé pour traiter celles-ci. De surcroît, les observations de la revendicatrice ne précisaient pas ce qui pourrait constituer la valeur la plus équitable parmi cette gamme. Je suis d’accord avec le Pr Hosios quant à la nécessité de prendre en considération la façon dont les fonds de la PNH ont été gérés après la ratification du traité et le virement des fonds des comptes en fiducie de la PNH à ses comptes non en fiducie. En effet, la conclusion du traité n’aurait pas mis fin aux investissements et aux dépenses de consommation hypothétiques. Il s’agit là d’un autre domaine d’incertitude, où la présomption relative à la meilleure utilisation possible tend à appuyer l’approche adoptée par le Pr Hosios. 

[301]  J’accepte ce qu’a déclaré le Pr Hosios dans son témoignage, à savoir qu’il a pleinement tenu compte de l’inflation, tout comme les Prs Booth et Kirzner. Je reconnais également que les deux rapports d’expert reposaient sur des façons raisonnables, quoique différentes, d’estimer les taux de rendement applicables aux investissements présumés. Ces différences d’ordre méthodologique ne se sont pas traduites par des résultats suffisamment importants pour justifier des conclusions détaillées concernant chaque point de désaccord.

[302]  Je relève, cependant, que les experts ne s’entendaient pas sur la manière dont il convenait de traiter l’amortissement. Les Prs Booth et Kirzner ont recouru à la méthode de l’amortissement dégressif, laquelle, selon leurs explications, est une pratique reconnue dans le domaine de la comptabilité et de l’impôt sur le revenu. Ils ont attribué des taux d'amortissement et des durées de vie prévues aux différents types de dépenses d’investissement. La méthode qu’ils ont suivie pour obtenir ces taux n’a pas été pleinement expliquée, mais les deux spécialistes semblent avoir fait appel à leur expérience et à leur expertise pour y arriver (voir les paragraphes 88 et 89, ci-dessus). Je n’ai aucun doute que ces taux étaient aussi justifiés qu’appropriés dans le cadre du modèle qu’ils ont choisi de mettre en application, bien qu’il n’ait pas été possible de les évaluer ni d’examiner la manière dont les professeurs y sont parvenus.

[303]  En comparaison, l’approche du Pr Hosios a consisté à tenir compte implicitement de l’amortissement dans le cadre de son analyse fondée sur le coût d’option. Selon son raisonnement, un choix aurait été préférable à un autre, mais seulement une fois prises en compte les dépenses rattachées à ce choix. Autrement dit, ses taux de rendement d’investissement définis comme valeurs de référence étaient des taux nets, après amortissement et frais d’entretien (voir les paragraphes 52 à 54, ci-dessus). Il a témoigné que cette approche était généralement admise dans les ouvrages économiques en usage aussi bien au premier cycle universitaire qu’aux cycles supérieurs.

[304]  Dans les circonstances de l’espèce, je tends à privilégier l’approche retenue par le PHosios à l’égard de la question de l’amortissement, même si, encore une fois, rien ne laissait croire que les divergences entre les approches des experts sur ce plan avaient pu donner lieu à une différence importante entre leurs calculs finaux. Il appert que l’approche du professeur Hosios est à la fois reconnue et solide sur le plan théorique. Elle est en outre logique et rationnelle et, fait non négligeable, une fois qu’on l’avait comprise, elle semblait de conception et d’application plus simples. Il est aussi raisonnablement probable que la PNH et le Ministère auraient examiné les dépenses du point de vue de leur montant net au moment de déterminer si un investissement serait profitable à la bande ou favoriserait son avancement. D’autre part, la méthode de l’amortissement dégressif utilisée par les Prs Booth et Kirzner était conçue à des fins de comptabilité et de préparation de déclarations de revenus, ce qui ne semblait pas indiqué pour un groupe ne payant pas d’impôt.

[305]  Enfin, les parties ne s’entendaient pas au sujet des conséquences qu’aurait produites la perception du manque à gagner sur les habitudes de dépense de la PNH (voir les paragraphes 143 à 145, ci‑dessus). La revendicatrice a fait valoir qu’en ayant plus de revenus, la bande aurait épargné davantage, et qu’en proportion, elle aurait consacré une plus grande part de ses fonds aux investissements, et une part moins importante aux dépenses de consommation. Elle a soutenu que cela avait pour effet d’infléchir à la baisse les pourcentages attribués à l’épargne et aux investissements hypothétiques. En outre, si l’on tenait compte d’un tel effet, le recours à l’historique réel des dépenses pour créer un historique des dépenses hypothétiques rendait les résultats moins fidèles. La revendicatrice a maintenu qu’au final, il était impossible de déterminer comment la PNH aurait dépensé l’argent du manque à gagner, à supposer qu’il n’y ait pas eu de manquement. Le professeur Hosios a insisté sur le fait que, pour tenir compte de l’effet qu’aurait eu la perception du manque à gagner, il avait conçu son modèle de manière à établir ce qu’il considérait comme des valeurs minimales prudentes pour les pertes subies par la PNH. Il a également proposé plusieurs scénarios de rechange afin d’offrir au Tribunal différentes options permettant de tenir compte des incertitudes qui existaient. Les Prs Booth et Kirzner n’étaient pas d’accord. À leur avis, le montant des revenus que cela représentait n’aurait pas changé grand-chose aux dépenses de la bande, en considération du montant qu’auraient reçu chacun des membres de la bande à la suite d’une distribution per capita des fonds. Je ne suis pas convaincu que cette incidence alléguée par la revendicatrice aurait été importante. L’historique hypothétique constitue seulement une approximation, et il est probablement impossible que ce phénomène soit pris en compte avec un quelconque degré de certitude dans cet historique. Je suis toutefois conscient qu’en cas d’incertitude, le bénéficiaire a droit à la restitution la plus favorable possible. J’en tiendrai compte dans mon évaluation finale.

[306]  La question fondamentale en l’espèce est celle de savoir si la part du manque à gagner hypothétiquement consacrée aux dépenses de consommation devrait ouvrir droit à une indemnisation au moyen de la mesure de réparation qu’est l’indemnité en equity. Les experts de l’intimée ont utilisé la définition des investissements couramment utilisée en économie et dans le domaine de la comptabilité. Ainsi, une dépense d’« investissement » devait procurer des avantages au-delà d’un an. Dans le cas contraire, elle était considérée comme une « dépense de consommation », et exclue des dépenses d’investissement. Comme je l’ai déjà précisé précédemment, l’intimée s’est également fondée sur sa propre interprétation de l’arrêt Whitefish, dont elle a déduit des directives selon lesquelles les dépenses de consommation présumées n’étaient pas susceptibles d’indemnisation. Le Pr Hosios n’adhérait pas à cette interprétation de Whitefish. Au même titre que pour l’épargne et les dépenses d’investissement, il a accordé une indemnité pour les dépenses de consommation, car celle-ci procurait de véritables avantages qui étaient susceptibles d’avoir une incidence importante sur la vie des membres de la bande dans l’avenir. Aux yeux du Pr Hosios, la durée de vie d’une dépense était moins importante que les effets d’une telle dépense. Afin d’attribuer aux dépenses de consommation sacrifiées des valeurs à la fois justifiables sur le plan théorique et fondées sur la preuve, il a appliqué aux dépenses de consommation présumées les taux marginaux de substitution estimés pour la PNH.

[307]  Avant d’aller plus loin, j’aimerais prendre un peu de recul afin d’examiner les objectifs et principes généraux qui sous-tendent les règles de droit tirées de l’equity prévues par notre système juridique. Ceux-ci sont bien énoncés dans les paragraphes d’introduction de l’ouvrage Snell’s Equity (John McGhee, c.r., Snell’s Equity, 33e éd. (Londres, Sweet & Maxwell, 2015)), aux pp 3 et 4), que voici :

[traduction]

Dans son acception la plus générale, l’equity renvoie à une conception de la justice qui transcende les règles de fond et de procédure du droit positif. En ce sens, les règles de l’equity font partie intégrante de nombreux ordres juridiques remontant aux temps anciens. [Renvoi omis.] Elles introduisent un élément d’éthique dans le droit positif en assujettissant les parties à une norme de justice plus adaptable ou plus exigeante que celle que les règles du droit positif exigeraient d’elles. Dans un grand nombre de systèmes juridiques, les principes qui justifient l’intervention des règles equity ont tour à tour été désignés par l’expression aequum et bonum ou encore par les notions de conscience ou de principes transcendants du droit naturel.

[...]

Le fait de reconnaître la pertinence de l’equity ne revient pas à affirmer que le droit positif est injuste, ou qu’il est dénué de tout contenu moral immanent. En fait, le droit positif et l’equity visent à rendre pleinement justice, mais par des moyens différents. Cette notion a été expliquée dans de célèbres paroles d’Aristote. [Renvoi omis.] Une règle de droit équitable formule des énoncés de principe fondamentaux sensés et valables dans tous les cas. Mais, à l’occasion, il peut arriver que la généralité de la règle mène à un résultat injuste. C’est là qu’intervient l’equity pour permettre que soit rendue une justice plus complète, qui tient compte des besoins particuliers de l’affaire.

Dans la tradition de common law, les doctrines fondées sur l’equity ont été élaborées et mises en pratique par la Cour de chancellerie d’Angleterre. En dépit de l’abolition de la chancellerie, les principes d’equity ont continué d’exister et d’évoluer au sein de notre droit (Snell’s, à la p 4). Comme la jurisprudence examinée dans les présents motifs l’a — du moins je l’espère — démontré, ces doctrines ont été élaborées de manière raisonnée dans le contexte canadien.

[308]  La Cour suprême du Canada a traité du principe général qui sous-tend l’equity dans l’arrêt Pro Swing Inc. c Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, au para 22, [2006] 2 RCS 612, lorsqu’elle a cité (en l’approuvant) un passage tiré de l’ouvrage d’I. C. F. Spry intitulé The Principles of Equitable Remedies : Specific Performance, Injunctions, Rectification and Equitable Damages, 6e éd. (Canada : Carswell, 2001), à la p 6 : 

Comme le dit Spry : 

[traduction] [...] les maximes de l’equity sont importantes, car elles reflètent la qualité morale des principes qui ont présidé non pas à la formulation de règles rigides et immuables, mais à la détermination, selon des fondements moraux reconnus, du caractère équitable ou juste du comportement des parties.  Cette qualité morale demeure, ce qui explique en grande partie l’adoption par les tribunaux de principes généraux pouvant s’appliquer avec souplesse aux nouvelles situations qui se présentent.

[309]  Pour rendre sa décision en l’espèce, le Tribunal doit également se souvenir que « [l]’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays » (Whitefish, au para 57). Un règlement équitable doit permettre non seulement de garantir l’équité, mais aussi de rendre une justice plus complète, qui repose sur la conscience et comporte une qualité morale.

[310]  Le Pr Booth a admis l’existence d’une contradiction lorsqu’il a fait remarquer, au sujet de l’application de son interprétation des indications du juge Laskin : [traduction] « on obtient des résultats qui, je dirais, sont contraires à l'éthique ». Il a conclu en affirmant : « [...] ne me demandez pas si j’estime que cela donne des résultats qui me paraissent justes, car là n'est pas la question » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 76). Son collègue et lui n’ont donc « porté aucun jugement moral, ni fait aucune déclaration d’ordre éthique » (transcription de l’audience, le 9 février 2016, à la p 151). Ils ont tous les deux préparé une estimation conforme à leur interprétation de l’indemnisation en equity telle que définie par le juge Laskin (une plus ample citation se trouve aux paragraphes 101 et 102, ci-dessus). Néanmoins, le Tribunal ne saurait perdre de vue l’équité ni la qualité morale qui doivent présider à sa décision en l’espèce. Compte tenu de son observation concernant l’« importance primordiale » de respecter l’obligation de fiduciaire, entre autres principes qu’il a exprimés, le juge Laskin a démontré qu’il était également conscient des objectifs de principe sous-jacents aux règles d’equity et à l’indemnisation en equity. Cela dit, compte tenu de la preuve soumise dans Whitefish et du contexte propre à cette affaire, le juge n’était pas appelé à trancher les questions qui se posent au Tribunal, particulièrement en ce qui concerne les dépenses de consommation, leur lien avec les autres types de dépenses et avec l’épargne, et la question de savoir de quelle manière elles pourraient, ou non, faire l’objet d’une indemnisation équitable. 

[311]  Pour les raisons que j’ai déjà exprimées, je ne souscris pas à l’interprétation de l’arrêt Whitefish faite par l’intimée. Je ne crois pas que le juge Laskin ait conclu que, selon un principe général du droit, la perte d’occasion de consommer ne saurait ouvrir droit à indemnisation. Les autres affaires citées précédemment n’établissaient pas une telle distinction; elles présentaient plutôt l’indemnité en equity comme une mesure de réparation pour les pertes d’occasion découlant des manquements en cause. Pour citer encore une fois la conclusion rendue par la juge McLachlin dans l’arrêt Canson (au para 27), l’indemnisation en equity « tente de rendre au demandeur ce qu'il a perdu par suite du manquement, c'est-à-dire la possibilité qu'il a perdue ». Dans la présente affaire, la partie à indemniser est la PNH, en sa qualité de revendicatrice. Au nom de ses membres, celle-ci a pris la décision de vendre son bois, selon des conditions que l’intimée a officiellement acceptées. Or, par suite d’un manquement à l’obligation de fiduciaire, la PNH s’est vue privée de l’occasion d’utiliser les fonds qu’elle aurait dû percevoir pour épargner ou pour effectuer des dépenses (qu’il s’agisse de dépenses d’investissement ou de consommation). La bande, par l’entremise de ses chefs et de son conseil élu, disposait des pouvoirs et des obligations prévus par la Loi sur les Indiens, notamment au chapitre des décisions portant sur l’épargne ou la dépense des fonds détenus à son crédit dans des comptes en fiducie gérés par le Canada et soumis à la supervision de celui-ci.

[312]  À en juger par le témoignage du chef Dennis et les documents déposés à la première étape de la présente revendication, il paraît évident que les chefs et le conseil se souciaient profondément de la bande et de ses membres. Le conseil de bande a assurément choisi de dépenser pour construire des routes, des ponts ou des écoles, ou encore pour acheter de l’équipement de pêche, entre autres dépenses liées aux moyens de subsistance de la bande et aux infrastructures de la communauté. Mais le conseil a également pris des décisions concernant le transfert de fonds à des membres individuels à des fins de consommation, et d’autres dépenses considérées par les experts comme des dépenses de consommation. Au regard de la perte globale résultant du manquement, il importe peu de savoir si les fonds ont été consacrés à des dépenses de consommation ou aux infrastructures. Les deux types de dépenses étaient faites au profit de la bande, et pour assurer son avancement. Même lorsque la bande a acquis un contrôle accru sur son compte de revenu, en 1969, elle demeurait assujettie à l’exigence de la Loi sur les Indiens selon laquelle toutes les dépenses à partir de ce compte devaient être faites au bénéfice de la bande. Pour pouvoir approuver des dépenses faites à partir des comptes en fiducie, l’intimée elle-même devait avoir reconnu que celles-ci servaient les intérêts et l’avancement de la PNH. Certains documents soumis lors de la première étape de la présente instance ont clairement établi que la PNH avait procédé à la cession compte tenu des besoins criants en nourriture et en soins de santé éprouvés par ses membres. La bande était motivée à vendre son bois précisément pour remédier à sa situation de pauvreté, qui était telle qu’elle arrivait tout juste à survivre, et qui était attribuable à des finances en piteux état et à de mauvaises années de pêche. L’intimée avait reconnu ce fait à l’époque. Le fait de ne pas avoir pu répondre à ces besoins, qui, selon les catégories établies par les experts, correspondaient à de la consommation, a représenté une grande perte pour les dirigeants de la bande et pour la PNH dans son ensemble.

[313]  Par conséquent, j’estime qu’il serait fort injuste de ne pas reconnaître les dépenses de consommation comme un élément important de la perte d’occasion globale. Agir ainsi équivaudrait à faire fi de l’objectif visé par la cession et la vente.

[314]  En vérité, ni les observations écrites de l’intimée, ni le rapport de ses experts ne prévoyaient l’octroi d’une quelconque indemnité à la PNH pour le montant qui, dans leur modèle, avait été attribué aux dépenses de consommation, c.-à-d. qu’aucune indemnité n’était envisagée pour la valeur historique de ce montant en dollars, pour le pouvoir d’achat équivalent aujourd’hui, ou pour quelque intérêt que ce soit. L’intimée a effectué un rajustement à cet égard lorsque la question a été soulevée au cours des observations orales, et elle a proposé qu’une partie du montant initial attribué aux dépenses de consommation (à déterminer par le Tribunal) soit accordée, ce à quoi s’ajouteraient les intérêts simples (ceci dit en gardant à l’esprit que le Pr Booth avait estimé à 85 % la part du manque à gagner qui aurait été consacrée à des dépenses de consommation; transcription de l’audience, le 21 avril 2016, aux pp 36 et 41). Ce rajustement de dernière minute a mis en exergue l’opinion théorique très tranchée qui animait l’approche générale de l’intimée, selon laquelle il n’était même pas envisageable d’accorder une indemnité, ne serait‑ce qu’une seule fois, pour les dépenses de consommation réelles, ou de maintenir le pouvoir d’achat de ces dollars originaux considérés comme ayant été consacrés à la « consommation ».

[315]  Je me range à l’avis du Pr Hosios quant au fait que les dépenses de consommation peuvent avoir un effet considérable tout en ayant une « courte durée de vie ». Dans le cas qui nous occupe, une grande partie des fonds qui n’ont pas été versés auraient sans doute servi à dépenser pour de la nourriture, des médicaments et d’autres biens non durables qui auraient eu des répercussions importantes sur le plan des moyens de subsistance et du bien‑être de chacun des membres de la bande et, par conséquent, de la bande à titre collectif. Celle-ci devrait obtenir réparation aujourd’hui pour la perte d’occasion de prendre toutes les décisions qu’elle aurait été susceptible de prendre, n’eût été le manquement.

[316]  Par ailleurs, je trouve convaincants les arguments avancés par la revendicatrice en ce qui a trait à l’équité de traitement. Si l’indemnité en equity ne tient pas compte de la perte de possibilité, pour des revendicatrices défavorisées, d’effectuer des dépenses de consommation, les Premières Nations les plus pauvres pourraient se voir accorder un traitement très différent de celui réservé aux Premières Nations mieux nanties. L’importance que revêt la consommation sacrifiée pour les Premières Nations démunies ne sera pas reconnue, alors que les Premières Nations qui sont en meilleure posture financière, et qui par conséquent consacrent une plus grande part de leurs dépenses à l’investissement et à l’épargne, bénéficieront de multiplicateurs plus élevés. Ainsi, la bande mieux nantie aura droit à un montant d’indemnité plus élevé parce qu’elle aura épargné et investi davantage. Il s’agit là d’une situation profondément injuste. Elle heurte la conscience.

[317]  L’autre aspect du même problème est que, dans le cas d’une bande qui est pauvre, le montant d’indemnité que le fiduciaire en faute devra verser sera moins élevé. Autrement dit, il sera plus avantageux, pour le fiduciaire, de commettre des manquements à ses obligations fiduciales envers les Premières Nations moins nanties qu’envers celles qui sont plus prospères. Un fiduciaire conscient de cette distinction pourrait donc être moins porté à faire preuve du même degré de diligence lorsque les conséquences d’un tel comportement sont atténuées, ou encore être moins enclin à corriger un manquement une fois celui-ci constaté, car à mesure que le temps passe, la probabilité de « dilapidation » des fonds augmenterait. Encore plus étrange — ne serait-ce que du point de vue logique — est cette idée qu’une bande démunie puisse se sentir obligée d’affamer ses membres en guise d’assurance contre un fiduciaire négligent. De tels scénarios ne seraient pas conformes aux objectifs de principe inhérents à l’indemnisation en equity que sont l’application de la loi et la dissuasion. S’il est vrai que l’indemnisation en equity ne devrait pas être utilisée pour pénaliser un fiduciaire, il ne faut pas non plus interpréter les principes sur lesquels elle repose comme ayant pour effet d’immuniser celui-ci contre l’obligation de verser un juste montant à titre de réparation. L’indemnisation en equity et tous les éléments qui la composent — notamment la prise en compte des occasions manquées d’utiliser des biens au fil du temps, la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse possible ou à la restitution la plus favorable possible et l’application des intérêts composés — visent à inciter le fiduciaire à s’acquitter de ses obligations avec le plus haut niveau de diligence et d’intégrité. Cette mesure incitative, tout comme l’objectif de principe qui la sous‑tend, existe indépendamment des moyens du bénéficiaire ou de son niveau de développement, qui ne devraient pas fournir au fiduciaire un moyen de se soustraire à ses obligations. Le fiduciaire qui est tenu à une obligation fiduciale de diligence devrait faire preuve du même degré de soin envers chacune des Premières Nations, sans égard à l’argent qui se trouve dans leurs comptes en fiducie, à leurs autres avoirs ou encore aux insuffisances sur ce plan.

[318]  Du point de vue de la dissuasion, il importe de reconnaître que l’intimée a assurément tiré un avantage du fait de n’avoir pas remédié plus tôt au manquement. Afin de démontrer le caractère raisonnable des montants des estimations fournies par le Pr Hosios, la revendicatrice a chiffré à 14,57 millions de dollars la valeur actuelle d’un tel avantage. L’intimée s’est opposée à la façon dont la revendicatrice avait utilisé les taux de rendement des obligations à long terme pour produire cette estimation. Le Pr Booth a précisé dans son témoignage qu’il aurait procédé à ce calcul en recourant à une combinaison de taux. Je ne suis pas en mesure de vérifier l’exactitude de cette opération, et d’ailleurs, pour les raisons que j’exposerai plus loin, une telle vérification est inutile. Toutefois, je prends note que le fait de n’avoir pas eu à verser l’argent du manque à gagner pendant toutes ces nombreuses années a indubitablement procuré un avantage à l’intimée, peu importe les taux et le mode de calcul utilisés pour mesurer celui-ci.

[319]  Par ailleurs, l’intimée a fait valoir que le recours, par le Pr Hosios, à une méthodologie ayant un effet de capitalisation pour déterminer la valeur de la perte d’occasion de consacrer des fonds à un usage qui aurait rapporté des avantages à court terme seulement — autrement dit, aux dépenses de consommation présumées — avait eu pour effet de gonfler le montant de la perte dans une mesure qui ne saurait être attribuée au manquement de la Couronne. Je ne trouve pas cet argument convaincant. Le manquement de l’intimée à son obligation de fiduciaire envers la revendicatrice a eu pour conséquence de priver la PNH des revenus indiqués dans l’ECF no 2 (au para 4). Ce fait n’a pas été contesté. Il n’a pas non plus été contesté que la perte d’occasion d’utiliser les fonds en question aurait, selon toute vraisemblance, supposé des dépenses de consommation. Cette perte d’occasion de consommer était une conséquence du manquement commis, au même titre que la perte d’occasion d’investir et d’épargner pouvait l’être. Pour la PNH, la consommation réduite représentait une perte, qui était directement liée au manquement commis par l’intimée. Nul n’a contesté que la PNH aurait réellement (et non hypothétiquement) consacré une large part du manque à gagner à des dépenses de consommation. La question qui se pose est celle de savoir comment déterminer de manière équitable la valeur actuelle des possibilités manquées de consommer, d’épargner et d’investir l’argent du manque à gagner. Pour être raisonnable et équitable, l’évaluation du montant de la perte d’occasion de consommer doit être suffisamment liée manquement commis par l’intimée pour satisfaire à l’exigence prévue par l’equity selon laquelle il doit exister un lien direct entre la perte et le manquement, une notion que la juge McLachlin a décrite, dans l’arrêt Canson, en tant que « conception normale du lien de causalité » (au para 27).

[320]  Pour toutes les raisons qui précèdent, je privilégie l’approche et le modèle proposés par le Pr Hosios. J’estime que l’application du coût d’option et de l’approche axée sur le TMS a produit des résultats équitables eu égard aux circonstances de l’espèce. Je rétablirai la PNH dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement, en tenant compte notamment de la perte d’occasion de consacrer les fonds qu’elle aurait dû percevoir à tous sortes de dépenses qu’elle aurait jugées nécessaires pour assurer la subsistance de ses membres et pour améliorer le bien-être de la Première Nation dans son ensemble. En outre, le modèle du PHosios est susceptible de favoriser davantage la conclusion de règlements négociés, mais aussi la prise de décisions justes dans un délai plus court par le Tribunal. Puisque les affaires soumises au Tribunal ont un caractère historique, et qu’elles sont susceptibles de porter dans une grande mesure sur les mêmes années et les mêmes conditions économiques que celles visées en l’espèce, et compte tenu du fait que le modèle du Pr Hosios établit un lien entre la valeur des dépenses de consommation pour une Première Nation et les taux de rendement historiques — et objectifs — offerts en ce qui a trait aux investissements et à l’épargne, il est à espérer que les parties et leurs experts pourront parvenir à collaborer en vue de définir des multiplicateurs d’application générale qui constitueront une solution de compromis, et qui faciliteront un règlement plus rapide et moins coûteux des litiges comme celui de l’espèce, peut-être même au moyen d’un mode substitutif de résolution des litiges. Dès lors que la perte d’occasion de consommer est reconnue comme ouvrant droit à une indemnité, il pourrait s’avérer superflu, dans certains cas, d’analyser de façon aussi détaillée et avec une telle quantité d’arguments des questions ayant eu relativement peu d’effets sur les montants définitifs des estimations. 

[321]  Vu mon acceptation de l’approche retenue par le Pr Hosios, je ne puis souscrire aux arguments avancés à titre subsidiaire par l’intimée relativement à une évaluation à la baisse de l’indemnité à accorder pour la consommation présumée qui aurait été sacrifiée. La première proposition de l’intimée, qui consistait à faire passer les dépenses inscrites dans le grand livre des fonds en fiducie comme ayant été destinées à des individus de la catégorie « dépenses de consommation » à la catégorie « investissements », ne peut être mise en application, et ne tient compte ni de la valeur de la perte d’occasion de consommer pour la PNH, ni de l’appauvrissement causé par le manquement. La deuxième proposition de l’intimée visait à accorder une indemnité pour une certaine part du manque à gagner attribuable aux dépenses de consommation, en y appliquant des taux d’intérêt simples fondés sur les taux de l’indice des prix à la consommation (la revendicatrice a soutenu que, si l’on n’appliquait pas des intérêts composés, il ne s’agissait pas, dans les faits, d’un ajustement tenant compte de l’inflation). Une telle approche ne refléterait pas avec justesse la valeur de la perte d’occasion de consommer subie par la revendicatrice. Les dépenses de consommation sacrifiées devraient être évaluées sur la base des mêmes principes d’equity que les investissements et l’épargne perdus.

[322]  Bien que l’estimation du Pr Hosios ait donné lieu à une fourchette de montants d’indemnité, j’ai exprimé des réserves au sujet de la mise en application de celle-ci. Cependant, j’accepterai la moyenne des montants de cette fourchette en tant que valeur équitable et justifiée. Je suis conforté dans cette opinion par l’assurance réitérée plusieurs fois par le Pr Hosios quant au fait que ses calculs fondés sur les « valeurs minimales » contribueront à éviter les excès, et permettront peut‑être de parer à certaines critiques d’ordre théorique soulevées par l’autre partie. L’établissement de cette moyenne tient également compte de la probabilité que le manque à gagner, s’il avait été perçu, ait eu des conséquences sur les habitudes de la revendicatrice en matière d’épargne et d’investissement. Bien que je ne sache pas exactement quelle a pu être l’importance de telles conséquences, la façon dont l’argent du manque à gagner aurait été dépensé reste incertaine. Par conséquent, l’utilisation de la moyenne des montants estimés par le Pr Hosios permet de prendre en compte de manière satisfaisante la présomption reconnue en equity selon laquelle, en cas d’incertitude sur le plan de la preuve, il faudra opter pour la mesure de réparation la plus favorable possible envers le bénéficiaire.

[323]  Le Pr Hosios a déclaré que la moyenne de ses estimations s’établissait à 13,88 millions de dollars. À partir des tableaux qu’il a fournis, j’ai calculé le montant de façon plus précise, pour en arriver à 13 883 931,90 $. Par conséquent, j’ordonne à l’intimée de verser à la revendicatrice la somme de 13 884 000 $ en date du 31 décembre 2014, soit la date où les experts ont établi leurs estimations.

[324]  Les parties ont toutes les deux réclamé un rajustement en fonction de la date des présents motifs (observations écrites de la revendicatrice, au para 143; observations écrites de l’intimée, au para 110). L’intimée a fait remarquer que cette mesure était conforme aux principes d’equity (au para 101). Au lieu de demander aux experts de part et d’autre d’exécuter encore une fois leurs modèles en utilisant la nouvelle date de fin, les parties ont proposé d’utiliser d’autres méthodes plus efficaces pour effectuer un rajustement. La revendicatrice a fait valoir qu’il serait indiqué de recourir aux taux d’intérêt des obligations à court terme du gouvernement du Canada, en renvoyant à cet effet au site Web de la Bande du Canada, où ces taux et leurs moyennes respectives sont affichés (http://www.banqueducanada.ca/taux/taux-dinteret/rendements-des-obligations-recherche-dix-dernieres-annees/). La revendicatrice a souligné que cela serait conforme à la façon dont les parties avaient traité l’indemnité pour la valeur réduite, et que, même si les taux en vigueur à compter de 2014 n’avaient pas été déposés comme éléments de preuve, le Tribunal pourrait en prendre connaissance d’office. L’intimée a répliqué que cette approche n’avait aucun fondement juridique, et que les taux n’avaient pas été présentés en preuve. Toutefois, elle a fait observer que le Tribunal pourrait ordonner l’application d’un « taux bancaire » ou encore fixer un montant d’indemnité globale, comme dans l’arrêt Guerin. Mais à la différence de l’approche suivie dans Guerin, le montant d’indemnité que j’ai évalué, et qui s’élève à 13 884 000 $ en date du 31 décembre 2014, ne résulte pas d’une évaluation globale. Il est plutôt fondé sur l’estimation du Pr Hosios, mais n’a pas été rajusté à la date des présents motifs.

[325]  L’intimée n’a fourni aucune précision sur le sens qu’il convenait de donner au terme « taux bancaire », ni sur la façon de déterminer ce taux. Il existe une telle quantité de produits bancaires qu’il est difficile d’en juger en procédant à un examen des taux offerts par les banques à charte elles-mêmes. S’il est question ici du « taux bancaire » apparaissant sur le site Web de la Banque du Canada en date du 31 décembre 2014, en date des présents motifs, ce taux s’élève à 0,83 %. Il est plus élevé que la moyenne des taux de rendement des obligations à court terme (c.-à-d. un à trois ans) en vigueur entre le 31 décembre 2014 et la date des présents motifs, lequel taux moyen est établi à 0,55 %. Je ne pense pas que l’intimée soit en faveur d’un taux plus élevé que celui réclamé par la revendicatrice. Comme l’a fait valoir l’intimée, le droit va dans le sens d’un rajustement. L’intimée a renvoyé à l’affaire Lower Kootenay, où le juge Dubé a octroyé les intérêts courus entre la date où le bail imprévoyant avait pris fin et la date du jugement « aux taux bancaires appropriés » (CNLR, à la p 121, CarswellNat, au para 274). Néanmoins, le processus d’évaluation suivi en l’espèce était fort différent. Aucune décision publiée ne fait état d’une évaluation qui aurait été réalisée de la même manière que dans le cadre de la présente revendication. Par souci de cohérence, il convient de s’en tenir à l’approche utilisée par les experts pour réaliser le rajustement.

[326]  Le Pr Hosios a appliqué les taux de rendement des obligations à court terme du gouvernement du Canada à diverses situations, notamment à l’égard du transfert des fonds détenus en fiducie dans les comptes en capital et de revenu de la PNH dans les comptes non en fiducie de la bande après l’entrée en vigueur du traité (rapport d’Hosios, aux pp 12, 32 à 34; voir le paragraphe 137, ci-dessus). S’agissant de l’indemnité pour la valeur réduite, les Prs Booth et Kirzner ont admis que le montant rajusté aurait probablement été investi dans [traduction] « un instrument du marché monétaire d’une quelconque forme », en mentionnant expressément les bons du Trésor du gouvernement du Canada (rapport de Booth-Kirzner, à la p 39).

[327]  Je fais mienne l’opinion de la revendicatrice, car un rajustement effectué en fonction du taux de rendement des obligations à court terme du gouvernement du Canada la satisfait. J’ai en outre accepté l’approche du Pr Hosios, dans le cadre de laquelle il a utilisé ces taux. Le taux des obligations à court terme est par ailleurs en adéquation avec l’approche axée sur la « valeur minimale » du Pr Hosios, et il est équitable pour l’intimée, car la moyenne des taux obligataires à court terme est inférieure au « taux bancaire moyen » affiché sur le site Web de la banque du Canada pour la période visée.

[328]  La moyenne des taux de rendement des obligations à court terme (c.-à-d. un à trois ans) en vigueur entre le 31 décembre 2014 et la date des présents motifs est établi à 0,55 %. Étant donné que le rajustement est un élément à prendre en compte dans la détermination de l’indemnité en equity à accorder, je conclus qu’il y a lieu d’appliquer à ce taux des intérêts composés annuellement jusqu’à la date des présents motifs. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les calculs mathématiques à utiliser à cet égard, l’une ou l’autre d’entre elles peut demander la tenue d’une conférence de gestion d’instance en vue de régler ces préoccupations. Comme le prévoit le paragraphe 36(2) de la LTRP, « [l]a portion impayée de l’indemnité porte intérêt simple, à partir de la date où la décision a été rendue, au taux de financement à un jour de la Banque du Canada à cette date, majoré de 2,5 %, tel intérêt devant être payé en même temps que chaque versement ». En date d’aujourd’hui, le taux de financement à un jour est de 0,50 %, de telle sorte que l’intérêt à appliquer à la portion impayée de la présente indemnité s’élève à 3 %.

[329]  L’une ou l’autre des parties peut demander à ce qu’une conférence de gestion d’instance soit organisée pour pouvoir traiter les questions liées aux dépens, notamment pour ce qui est de la question de savoir si une audience sera nécessaire. Le paragraphe 13(2) de la LTRP est libellé comme suit : « [l]e Tribunal déduit des dépens adjugés au revendicateur les sommes que celui-ci a reçues de Sa Majesté pour lui permettre de saisir le Tribunal de sa revendication ». L’intimée a fait remarquer que, le 31 mars 2016, elle avait versé une somme de 221 455 $ à la revendicatrice à cette fin. Elle a par ailleurs précisé qu’elle ne réclamait pas l’imposition d’intérêts sur ce montant de 221 455 $.

W.L. WHALEN

L’honorable W.L. Whalen


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20161212

Dossier : SCT-7006-11

OTTAWA (ONTARIO), le 12 décembre 2016

En présence de l’honorable W.L. Whalen

ENTRE :

PREMIÈRES NATIONS HUU-AY-AHY

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocates de la revendicatrice PREMIÈRES NATIONS HUU-AY-AHT

Représentée par Me  Kate M. Blomfield et Me Emma K. Hume

Ratcliff & Company s.r.l.

Avocates

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Anusha Aruliah, Me James M. Mackenzie, Me Gloria Chao et Me Erin Tully

Ministère de la Justice

 

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