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DOSSIER : SCT-7005-12

TRADUCTION OFFICIELLE

RÉFÉRENCE : 2019 TRPC 1

DATE : 20190208

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Revendicatrice

 

Me Stan H. Ashcroft, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Tanya L. Jorgenson et Me Terry A. McCormick, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Du 12 au 14 juillet 2016, les 19 et 20 octobre 2017, le 17 avril 2018 et les 12 et 13 juillet 2018.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Harry Slade, président


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3; Bande indienne de Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; Première Nation d’Akisq’nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 3; Mitchell c MRN, 2001 CSC 33, [2001] 1 RCS 911; Nation Tsilhqot’in c Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 RCS 257; Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 RCS 261; Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816; Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 2; Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Calder c Procureur Général de la Colombie‑Britannique, [1973] RCS 313, 34 DLR (3d) 145; Canada c Première Nation d’Akisq’nuk, 2017 CAF 175.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14.

Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10, art 13.

Land Act, SBC 1884, c 16.

Land Amendment Act, SBC 1891, c 15.

Sommaire :

Droit autochtone — Revendication particulière — Création d’une réserve — Obligation de fiduciaire — Intérêt identifiable

La présente revendication découle de l’attribution, en 1889, de la réserve indienne Marktosis no 15, mise de côté pour la Première Nation d’Ahousaht (la revendicatrice). Elle concerne la non‑inclusion d’une parcelle de terre contiguë à la RI 15. Il s’agit de savoir si, durant le processus de création de ce qui est maintenant la RI Marktosis 15, la Couronne était tenue à des obligations de fiduciaire au moment de déterminer quelles parcelles de terre étaient habituellement utilisées par la revendicatrice et considérées par elle comme nécessaires à l’exercice de ses activités, et s’il y a alors eu manquement à ces obligations.

En 1880, Peter O’Reilly a été désigné par le Canada et la Colombie‑Britannique comme membre unique de la Commission mixte des réserves indiennes. Il a été chargé de déterminer les terres habituellement utilisées par les groupes autochtones dans l’exercice de leurs activités, de même que les terres que ces groupes souhaitaient que l’on réserve à leur usage et à leur profit continus.

En 1889, M. O’Reilly a attribué aux Ahousaht la RI Marktosis 15, un village et un lieu de pêche situé sur l’Île Flores, dans la région de la baie Clayoquot, en Colombie‑Britannique. La terre attribuée ne comprenait pas cette partie située au sud du village qui, selon l’histoire orale des Ahousaht, est connue sous le nom de aauuknuk, ce qui signifie [traduction] « qui appartient au lac ».

En 1914, la terre des Ahousaht connue sous le nom de aauuknuk a été arpentée. On lui a attribué le numéro de lot 363, et elle a été cédée en fief simple à l’Église presbytérienne. Aauuknuk (lot 363) fait partie d’un territoire que les Ahousaht ont gagné à l’issue d’une guerre qu’ils avaient livrée aux Ootsosaht au début des années 1800.

La revendicatrice soutient que la Couronne, par l’entremise de son mandataire, le commissaire O’Reilly, a manqué à la norme de conduite à laquelle elle était tenue, en ce que, en tant que fiduciaire, elle se devait de protéger l’intérêt de la revendicatrice pour ce qui est d’obtenir le lot 363 à titre de réserve. La revendicatrice s’appuie sur son utilisation et son occupation du lot 363 pour soutenir que celles‑ci auraient dû être évidentes pour M. O’Reilly, étant donné qu’il connaissait, ou aurait dû connaître, ses habitudes, ses souhaits et ses activités.

La preuve par histoire orale étaye la conclusion que les Ahousaht ont utilisé et occupé aauuknuk dans le cadre de leur vie au village. L’intérêt de la revendicatrice dans la terre revendiquée était donc identifiable, étant donné que le droit des Indiens sur les terres habituellement utilisées par les collectivités autochtones, désignées à l’époque sous le nom de « bandes », était reconnu dans les lois et les politiques provinciales coloniales et celles postérieures à la Confédération. Après la Confédération, le Canada et la province ont confirmé qu’ils reconnaissaient le droit des Indiens sur les terres que ceux-ci avaient l’habitude d’utiliser, en établissant en 1876, par voie de décrets réciproques, la Commission mixte des réserves indiennes. La Couronne fédérale a exercé son pouvoir en matière de création de réserves en agissant comme intermédiaire exclusif auprès des groupes autochtones.

Même avant qu’il soit reconnu, le droit indien identifiable était assujetti à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne, cette dernière pouvant à son gré déterminer quelles parcelles de terre étaient habituellement utilisées par les Indiens. Le Tribunal a conclu que la Couronne était tenue à une obligation de fiduciaire qui lui imposait de faire preuve de diligence ordinaire dans la définition des terres sur lesquelles les bandes avaient un intérêt susceptible d’être reconnu, c.‑à‑d. un droit identifiable. À cette étape du processus de création des réserves, cela signifie que la Couronne devait procéder à une enquête adéquate pour déterminer sur quelles terres les Ahousaht avaient un intérêt identifiable.

Toutefois, M. O’Reilly a agi avec la diligence ordinaire requise en s’efforçant de déterminer avec précision les habitudes, les souhaits et les activités des Ahousaht dans le cadre de l’attribution de la RI Marktosis 15. Bien qu’il ait réalisé une enquête adéquate, on ne l’a pas informé de la valeur particulière associée à la terre en cause. La Couronne n’était donc pas en mesure de déterminer si elle devait l’attribuer.

Décision : La Couronne n’a pas manqué à l’obligation de fiduciaire à laquelle elle était tenue dans l’attribution des terres de réserve à la revendicatrice.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. LA REVENDICATION  7

II. HISTORIQUE DES PROCÉDURES  8

III. Position DES parties  9

A. La revendicatrice  9

B. L’intimée  9

IV. OBLIGATION DE FIDUCIAIRE  10

A. Relation fiduciaire  10

B. Intérêt identifiable et création de réserve  11

C. Pouvoir discrétionnaire  12

1. Introduction  12

2. Analyse  14

V. Création de réserves sur des terres de la Couronne provinciale  14

A. Conditions de l’adhésion, 1871  14

B. La Commission mixte des réserves indiennes  15

C. Les commissaires et leurs tâches  16

D. Connaissance de l’intérêt autochtone  16

VI. INTÉRÊT IDENTIFIABLE ET HISTOIRE ORALE  19

VII. Preuve  20

A. L’histoire orale  20

1. Louie Frank Sr.  20

2. Clifford Atleo  22

3. Andrew William Webster  24

4. Sidney Sam Sr.  25

5. David George Jacobson  26

B. Rapport d’expert  29

VIII. LA COURONNE A‑T‑ELLE INCLUS aauuknuk (LOt 363) DANS LA RI 15?  32

IX. INTÉRÊT IDENTIFIABLE : UNE QUESTION DE FAIT FONDAMENTALE  33

X. QUESTIONS EN LITIGE  33

XI. INTÉRÊT IDENTIFIABLE ET TITRE ANCESTRAL  33

XII. Les ahousaht AVAIEnt‑ils un intérêt identifiable dans aauuknuk (Lot 363)?  40

A. Conclusion sur l’usage de aauuknuk fait par les Ahousaht  40

B. Intérêt identifiable et connaissance de la Couronne  41

XIII. ATTRIBUTIONS, BAIE Clayoquot  41

XIV. M. O’Reilly A‑T‑IL RESPECTÉ LA NORME DE CONDUITE À LAQUELLE IL ÉTAIT TENU?  42

A. Norme de conduite  42

B. L’obligation de fiduciaire et l’intérêt particulier en jeu  48

C. Théorie de la responsabilité de la Couronne avancée par la revendicatrice  49

D. Enquêtes et actions de M. O’Reilly  49

E. Le registre de M. O’Reilly  50

XV. AnalysE DE LA PREUVE ET CONCLUSIONS  55

A. L’arbre du commissaire  55

B. Le lac  56

XVI. la commission McKenna-McBride  59

XVII. M. O’REILLY connaissait‑il l’intérêt des AHOUSAHT?  63

XVIII.Conclusion  64

XIX. dispositiF  64


 

I.  LA REVENDICATION

[1]  La revendication découle de l’attribution, en 1889, de la réserve indienne Marktosis no 15 (RI 15 ou RI Marktosis 15), une réserve de la Première Nation d’Ahousaht (la revendicatrice ou les Ahousaht). La revendicatrice affirme que le commissaire aux réserves indiennes, Peter O’Reilly, a omis d’inclure une étendue de terre qu’elle appelle aauuknuk. Celle-ci est située au sud du village et contiguë à la RI 15, et comporte un lac. La revendicatrice y pêchait le saumon et le bois qui s’y trouvait était utilisé à différentes fins. Le litige porte sur les obligations de fiduciaire que la Couronne aurait eues à l’égard de la revendicatrice au cours du processus de création, en 1889, de ce qui est devenu la RI Marktosis 15.

[2]  La RI Marktosis 15 se trouve à l’extrémité sud‑est de l’île Flores, située au large des côtes de l’île de Vancouver dans la baie Clayoquot (Colombie‑Britannique). L’étendue de terre attribuée englobe le village que les Ahousaht appellent Maaqtusiis. Le terme « Maaqtusiis » est utilisé dans l’ensemble de la présente décision pour désigner le village tel que le conçoivent les Ahousaht. Quant au terme « Marktosis », il s’agit de la version anglaise du terme « Maaqtusiis », et de l’étendue de terre attribuée en tant que réserve. Les Ahousaht soutiennent que leur intérêt dans aauuknuk était identifiable et que M. O’Reilly n’a pas correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en n’attribuant pas suffisamment de terres au sud du village.

[3]  Maaqtusiis n’a pas toujours fait partie du territoire traditionnel des Ahousaht. Le village est situé dans les limites d’un territoire pris aux Ootsosaht dans les années 1820 : le butin d’une guerre ayant opposé ces derniers aux Ahousaht et à leurs alliés au cours des douze à quatorze années antérieures.

[4]  Il y avait une église catholique romaine au village au moment de l’attribution. En 1904, elle a été remplacée par l’Église presbytérienne, qui a établi un pensionnat à l’endroit appelé aauuknuk. La même année, la Couronne a transféré le titre en fief simple de cette terre, connue comme étant le lot 363, à l’Église presbytérienne. La revendication des Ahousaht ne fait référence qu’au lot 363.

[5]  Selon l’histoire orale des Ahousaht, le titre de ces derniers sur aauuknuk n’a jamais été cédé ni éteint, et depuis leur victoire sur les Ootsosaht, les Ahousaht ont occupé et contrôlé cette terre. Ils croient que la Commission l’a mise de côté à leur profit en tant que réserve indienne. Des conclusions d’experts et des documents fédéraux, dont un levé d’arpentage, n’étayent cependant pas cette croyance.

[6]  Les Ahousaht utilisaient la parcelle située au sud du village, et certaines des terres non aménagées à des fins résidentielles faisaient partie de l’attribution de la RI Marktosis 15. L’utilisation qu’ils faisaient de la parcelle visée par la revendication n’aurait pas été évidente pour M. O’Reilly car, selon toute apparence, la terre en question n’était pas différente des autres terres boisées de la région. Il faut donc déterminer si l’intérêt des Ahousaht dans aauuknuk était identifiable et si, en fait, M. O’Reilly était ou aurait dû être au courant de cet intérêt.

[7]  Si les utilisations particulières du territoire revendiqué n’étaient pas immédiatement évidentes, il faut alors se demander si M. O’Reilly a procédé à une enquête adéquate visant à déterminer les habitudes, les souhaits et les activités des Ahousaht pour ce qui est de la réserve attribuée.

II.  HISTORIQUE DES PROCÉDURES

[8]  En 2002, les Ahousaht ont présenté une revendication particulière au ministre, alléguant qu’en raison des actes du commissaire aux réserves indiennes, Peter O’Reilly, la Couronne avait manqué aux obligations de fiduciaire et de diligence qu’elle avait à leur égard lors de la création de la RI Marktosis 15.

[9]  Sept ans plus tard, le ministre a avisé les Ahousaht de son refus de négocier le règlement de leur revendication. La revendicatrice a déposé une déclaration de revendication au Tribunal des revendications particulières (Tribunal), le 20 juin 2012, en faisant valoir plusieurs des motifs mentionnés au paragraphe 14(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22. Le motif principal est celui figurant à l’alinéa 14(1)c) :

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci‑après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

[...]

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non‑fourniture de terres d’une réserve – notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale – ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

[10]  L’intimée, Sa Majesté la Reine du chef du Canada, a déposé une réponse le 6 septembre 2012.

[11]  Les parties ont convenu de scinder la revendication en deux étapes : celle du bien‑fondé et celle de l’indemnisation. Les présents motifs portent sur le bien‑fondé de la revendication.

III.  Position DES parties

A.  La revendicatrice

[12]  La revendicatrice soutient que les habitudes des Ahousaht, leurs souhaits et les activités qu’ils exerçaient dans les limites du village auraient dû être évidents pour M. O’Reilly, et que ce dernier a pourtant omis d’inclure les terres revendiquées qu’ils avaient l’habitude d’utiliser à des fins liées à leur vie au village, notamment la pêche au saumon, la récolte du bois destiné à la fabrication de canots et à la construction de maisons, et la collecte d’écorce de cèdre.

[13]  La revendicatrice fait valoir que les utilisations que les Ahousaht faisaient de la terre en cause — qui, à l’époque, avait été arpentée, désignée sous le numéro de lot 363 et cédée à l’Église presbytérienne — auraient dû être évidentes pour M. O’Reilly, étant donné qu’il connaissait, ou aurait dû connaître leurs habitudes, leurs souhaits et leurs activités, et qu’en n’attribuant pas ces terres, il avait manqué à l’obligation de fiduciaire à laquelle il était tenu à leur égard.

[14]  La revendicatrice prétend qu’il était dans l’intention de la Couronne que le lot 363 fasse partie de la RI 15. Elle s’appuie à cet égard sur les témoignages par histoire orale concernant l’existence de bornes d’arpentage (poteaux et piquets) selon lesquels le territoire revendiqué serait inclus dans la RI 15.

B.  L’intimée

[15]  L’intimée reconnaît l’usage historique fait par les Ahousaht du territoire revendiqué, mais elle affirme que cet usage ne satisfait pas au critère de particularité permettant de conclure à l’existence d’un intérêt identifiable. Elle affirme que, même si l’intérêt des Ahousaht dans le territoire revendiqué était identifiable, M. O’Reilly avait fait preuve de prudence ordinaire dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en les consultant tout au long du processus d’attribution. Elle prétend que M. O’Reilly ne connaissait pas le territoire revendiqué, ou encore qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il le connaisse, de sorte qu’à cet égard, elle ne peut pas avoir été tenue à une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en 1889.

[16]  La Couronne s’appuie sur les conclusions de son expert pour réfuter l’affirmation de la revendicatrice selon qui la Couronne voulait que le lot 363 fasse partie de la RI 15. Elle soutient qu’il n’existe aucune preuve matérielle de la découverte de poteaux ou de piquets sur le territoire revendiqué et que les registres d’arpentage n’étayent pas cette affirmation.

IV.  OBLIGATION DE FIDUCIAIRE

A.  Relation fiduciaire

[17]  Le Tribunal a reconnu, dans les décisions Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1 [Kitselas], et Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3 [Williams Lake], que la détermination des terres devant être mises de côté à titre de réserve dans les secteurs où aucune réserve n’avait été « établie » par traité était assujettie au principe de l’honneur de la Couronne, et que celle‑ci pouvait être tenue à des obligations en tant que fiduciaire.

[18]  Les parties ont exposé leurs arguments en respectant le cadre d’analyse de l’obligation de fiduciaire défini dans les décisions Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum], Kitselas et Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 [Williams Lake CSC].

[19]  Dans l’arrêt Williams Lake CSC, la Cour suprême du Canada a confirmé que la relation entre la Couronne et les peuples autochtones de la Colombie‑Britannique était de nature fiduciaire autant avant qu’après l’adhésion de la Colombie‑Britannique à la Confédération. Cette relation peut donner naissance à des obligations de fiduciaire, qui tirent leur origine du principe que la Couronne agira honorablement, c.‑à‑d. du principe de l’honneur de la Couronne. L’une des façons de démontrer que certaines obligations de fiduciaire se rattachent à un contexte donné consiste, pour le bénéficiaire, à démontrer que la Couronne a exercé son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt autochtone identifiable dans la terre en cause (Williams Lake CSC, au para 44; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, aux para 49, 51, [2013] 1 RCS 623 [Manitoba Metis Federation]; Wewaykum, aux para 79–83; Williams Lake, aux para 180–81; Kitselas, au para 96).

B.  Intérêt identifiable et création de réserve

[20]  Un intérêt identifiable peut reposer sur un usage et une occupation historiques des terres (Williams Lake CSC, au para 53; Manitoba Metis Federation, au para 58). Dans l’arrêt Williams Lake CSC, la Cour suprême du Canada a dit expressément que cet intérêt pouvait être un intérêt autochtone préexistant sur les terres (para 66–68). L’intérêt en cause dans cette affaire n’a pas été créé par sa reconnaissance ultérieure, en l’occurrence par des textes de loi et des politiques coloniaux. L’intérêt autochtone préexistant répond à l’exigence que l’intérêt ait une existence « indépendante des pouvoirs exécutif et législatif » ou à l’exigence d’un « intérêt juridique indépendant », plutôt que d’être un avantage gouvernemental de moindre importance (Williams Lake CSC, aux para 68, 81).

[21]  Pour constituer le fondement d’une obligation de fiduciaire, l’intérêt autochtone en jeu doit être « particulier ou identifiable », c’est‑à‑dire que les fonctionnaires agissant au nom de la Couronne doivent avoir été en mesure de déterminer les terres particulières dans lesquelles les peuples autochtones avaient un intérêt (Williams Lake CSC, au para 67; Manitoba Metis Federation, au para 51). La Cour suprême du Canada a en outre expliqué : « [d]ès lors, pour le Tribunal, l’obligation fiduciaire de la Couronne naît d’un intérêt foncier [traduction] "qui peut être identifié ou reconnu" (Lake Babine, par. 172, citant le Black’s Law Dictionary (10e éd. 2014), sous l’entrée "cognizable" (en français, "identifiable") » (Williams Lake CSC, au para 80).

[22]  Dans la décision Williams Lake, le Tribunal a estimé que l’intérêt identifiable dans les terres du village reposait sur l’usage et l’occupation habituels et historiques. La Cour suprême du Canada a souligné que le Tribunal avait conclu que l’usage et l’occupation de ces terres par la bande « aurai[en]t été évident[s] — et [l’ont] été — pour les fonctionnaires chargés de l’application de la politique » (Williams Lake CSC, para 80). Le Tribunal a également conclu que l’usage et l’occupation pouvaient être déterminés après consultation des peuples autochtones eux‑mêmes (Williams Lake, aux para 50–51; Williams Lake CSC, au para 63).

[23]  Poursuivant ses explications au sujet du qualificatif « identifiable », la Cour suprême du Canada a dit, dans l’arrêt Williams Lake CSC, que « [s]elon le Tribunal, l’intérêt en jeu était "identifiable" parce que les fonctionnaires étaient en mesure de connaître l’existence de l’intérêt autochtone dans les terres et [de leur] pouvoir discrétionnaire » à l’égard de celui-ci (para 81). L’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10 [Conditions de l’adhésion] et les instruments et politiques de création de réserves imposaient aux fonctionnaires, et plus particulièrement aux commissaires des réserves, l’obligation de tenir compte des liens que les peuples autochtones avaient avec la terre. C’est à la reconnaissance de ces liens que renvoie la Cour suprême du Canada, au paragraphe 65 de l’arrêt Williams Lake CSC, lorsqu’elle dit que, « [s]elon le Tribunal, l’intérêt identifiable […] comprend donc l’intérêt autochtone reconnu dans des terres dont les lois et politiques prévoient la protection (voir Wewaykum, au para 95) ». Cette reconnaissance par la Couronne a été jugée assez importante pour qu’un intérêt préexistant soit considéré comme un intérêt identifiable pour l’application du droit des fiducies (Williams Lake CSC, au para 65). Or, dans le cadre de la création de réserves, il n’est pas nécessaire qu’un intérêt sur un endroit précis soit en fait reconnu par un commissaire des réserves pour que cet intérêt puisse répondre à la définition d’intérêt « identifiable ». En effet, interpréter aussi strictement le paragraphe 65 serait incompatible avec les autres affirmations de la Cour suprême voulant que les intérêts en jeu puissent être antérieurs à la reconnaissance de la Couronne et que l’obligation de fiduciaire « exist[ât] dès le début du processus de création de réserves » (Williams Lake CSC, au para 66).

[24]  La Cour suprême du Canada a conclu que l’approche du Tribunal dans l’affaire Williams Lake « est raisonnable à condition que, à la première étape du processus de création de réserves, un intérêt autochtone ait été en jeu et ait revêtu un caractère suffisamment particulier ou identifiable pour que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire s’y rapportant "[ait fait] naître une obligation […] fiduciaire" : Wewaykum, par. 83 » (Williams Lake CSC, au para 66).

C.  Pouvoir discrétionnaire

1.  Introduction

[25]  La présente revendication est la première revendication dont ait été saisi le Tribunal qui porte sur la question des obligations de la Couronne quant à la détermination des parcelles de terre dans lesquelles les groupes autochtones avaient un intérêt susceptible d’être reconnu, c.‑à‑d. un intérêt identifiable dans des terres de la Couronne.

[26]  La Cour d’appel fédérale a conclu, dans l’arrêt Canada c Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6 [Kitselas CAF], que l’autorité et les pouvoirs discrétionnaires considérables assumés par la Couronne à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones dont il est question à l’article 13 des Conditions de l’adhésion peuvent donner naissance à des obligations de fiduciaire (para 48). Par l’article 13, la Couronne fédérale s’est engagée unilatéralement à agir comme intermédiaire exclusif en vue de traiter avec la province au nom des peuples autochtones (Kitselas, aux para 126–27). L’article 13 et les instruments et politiques coloniaux s’y rapportant ont imposé aux fonctionnaires compétents l’obligation de désigner et d’attribuer, pour chacun des groupes autochtones, le village et les terres habituellement utilisés par ceux-ci.

[27]  Dans Kitselas, le Tribunal a conclu que le commissaire O’Reilly avait été le principal intervenant dans l’exercice initial des pouvoirs de la Couronne sur l’attribution de réserves : « le commissaire O’Reilly était l’intermédiaire par lequel le gouvernement fédéral allait exercer ses pouvoirs discrétionnaires en matière d’établissement de réserves » (para 200). C’est également le cas dans la présente affaire.

[28]  Lorsque le commissaire O’Reilly a visité certaines régions et rencontré les peuples autochtones en vue de mettre des réserves de côté pour eux, il s’acquittait d’une fonction pour le compte du Canada, à savoir celle d’attribuer des réserves.

[29]  Dès lors qu’une parcelle de terre était attribuée, le pouvoir discrétionnaire ainsi exercé par la Couronne donnait naissance aux obligations de fiduciaire qui s’appliquent en matière de réserves provisoires. Or, ces obligations de fiduciaire existaient‑elles à l’égard des terres habituellement utilisées par les groupes autochtones avant que la Couronne ait connaissance de l’existence d’un intérêt préexistant de la nature de ceux qui commandent l’attribution d’une réserve? À première vue, la réponse est « non », étant donné que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt autochtone identifiable suppose que l’existence de cet intérêt soit connue. Nul ne saurait exercer directement un pouvoir sur quelque chose dont il ne connaît pas l’existence.

[30]  Se pose toutefois la question de savoir si, pour la Couronne, une obligation de diligence ordinaire préexiste à la détermination proprement dite des parcelles de terre que les groupes autochtones avaient le droit reconnu de se faire attribuer comme terres de réserve, c’est‑à‑dire les terres dans lesquelles ils avaient un intérêt identifiable.

2.  Analyse

[31]  La politique de la Couronne, officialisée par les décrets ayant constitué la Commission mixte des réserves indiennes (CMRI), reconnaissait que l’existence d’un intérêt autochtone tangible et pratique dans des parcelles de terre habituellement utilisées justifiait leur attribution provisoire au titre de réserve, de sorte à favoriser la réalisation des objectifs de l’article 13 des Conditions de l’adhésion. Un tel intérêt était identifiable.

[32]  Ces terres étaient, de par la loi, des terres de la Couronne par suite de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne. Par conséquent, l’intérêt autochtone identifiable, même avant d’être reconnu, se trouvait exposé à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne. Cela ressort clairement des faits de l’affaire Williams Lake, dans laquelle les terres sur lesquelles les Indiens avaient un intérêt identifiable avaient été acquises par préemption par un colon et considérées par O’Reilly comme ne pouvant être attribuées à titre de réserve.

[33]  L’intimée est Sa Majesté la Reine du chef du Canada. De façon générale, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire sur les terres de la Couronne provinciale relève de la province. La question est la suivante : à l’époque pertinente, la Couronne fédérale a‑t‑elle exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de terres provinciales sur lesquelles il était reconnu que des groupes autochtones avaient un intérêt? La réponse à cette question se trouve dans l’arrêt Williams Lake CSC, où la Cour suprême a confirmé la décision du Tribunal en prenant appui pour ce faire sur les conclusions que celui‑ci avait tirées. Voici un aperçu des raisons pour lesquelles la Couronne détient un pouvoir discrétionnaire.

V.  Création de réserves sur des terres de la Couronne provinciale

A.  Conditions de l’adhésion, 1871

[34]  La Colombie‑Britannique est entrée dans la Confédération en 1871, aux conditions énoncées dans les « Conditions de l’adhésion », dont voici l’article 13 :

Le soin des Sauvages, et la garde et l’administration des terres réservées pour leurs usage et bénéfice, incomberont au Gouvernement Fédéral, et une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie‑Britannique sera continuée par le Gouvernement fédéral après l’Union.

Pour mettre ce projet à exécution, des étendues de terres ayant la superficie de celles que le gouvernement de la Colombie‑Britannique a, jusqu’à présent, affectées à cet objet, seront de temps à autre transférées par le Gouvernement Local au Gouvernement Fédéral au nom et pour le bénéfice des Sauvages, sur demande du Gouvernement Fédéral; et dans le cas où il y aurait désaccord entre les deux gouvernements au sujet de la quantité des étendues de terre qui devront être ainsi concédées, on devra en référer à la décision du Secrétaire d’État pour les Colonies. [Caractères gras ajoutés.]

[35]  La Couronne fédérale a, dans le cadre du processus de création de réserves, exercé ses pouvoirs en tant qu’intermédiaire exclusif auprès des groupes autochtones (Wewaykum, para 93, 97).

[36]  Le Canada et la Colombie‑Britannique ont ensuite entamé des négociations concernant la façon de mettre en œuvre la politique de mise de côté d’étendues de terre pour l’usage des Indiens, tel que l’exigeait l’article 13 des Conditions de l’adhésion.

B.  La Commission mixte des réserves indiennes

[37]  En définitive, le Canada et la Colombie‑Britannique ont consenti par décrets que soit constituée la CMRI en vue de régler la question des terres indiennes en Colombie‑Britannique. L’annexe jointe à l’approbation du gouverneur en conseil du 10 novembre 1875 dispose en partie :

[traduction]

1. Que, dans le but de régler avec célérité ainsi que de manière définitive et satisfaisante la question des réserves indiennes en Colombie‑Britannique, toute l’affaire soit renvoyée à trois commissaires, l’un nommé par le gouvernement fédéral, le deuxième par le gouvernement de la Colombie‑Britannique et le troisième conjointement par le gouvernement fédéral et les gouvernements locaux.

2. Que lesdits commissaires, dès que possible après leur nomination, se réunissent à Victoria et prennent les dispositions nécessaires pour aller rencontrer dans les plus brefs délais, dans l’ordre qu’ils jugeront souhaitable, chaque nation indienne (c’est-à-dire toutes les tribus indiennes parlant une même langue) de la Colombie‑Britannique et que, après une étude complète, menée sur place, de tous les aspects ayant une incidence sur la question, ils fixent et déterminent, pour chaque nation séparément, le nombre, l’étendue et l’emplacement de la réserve ou des réserves à lui attribuer.

[...]

4. Que les commissaires soient guidés de façon générale par l’esprit des Conditions de l’adhésion conclues entre le gouvernement fédéral et les gouvernements locaux, lesquelles envisagent l’application d’une « ligne de conduite libérale » envers les Indiens et, dans le cas de chaque nation particulière, qu’ils prennent en considération, d’une part, les habitudes, les souhaits et les activités de chacune, dans les limites du territoire disponible au sein de la région qu’elle occupe, et, d’autre part, des revendications des colons blancs. [Caractères gras ajoutés; recueil commun de documents, déposé le 30 novembre 2017 (RCD), vol 1, onglet 10]

C.  Les commissaires et leurs tâches

[38]  Au départ, la CMRI était composée de trois commissaires. Par la suite, le Canada et la province ont convenu qu’elle serait constituée d’un unique commissaire, Gilbert M. Sproat. Lorsque M. Sproat a démissionné en 1880, Peter O’Reilly a assumé le rôle de seul commissaire.

[39]  Peter O’Reilly a été nommé à la Commission, conjointement par le Canada et la province, en tant que seul commissaire, un poste qu’il a occupé jusqu’à sa retraite en 1898. À ce titre, il était chargé de déterminer, de délimiter et de réserver les terres que les « Indiens » (le terme qui était généralement employé autrefois pour désigner les peuples autochtones, et que j’utiliserai dans les présents motifs comme c’était le cas à l’époque) pourraient continuer d’utiliser selon leurs habitudes, leurs souhaits et leurs activités.

[40]  Dans l’arrêt Williams Lake CSC, la Cour suprême du Canada a établi que la Couronne avait des obligations de fiduciaire quant à la détermination des terres de la Couronne provinciale dans lesquelles les Indiens avaient un intérêt identifiable.

[41]  La question qui se pose en l’espèce est de savoir si la tâche consistant à déterminer les étendues de terre que les Indiens avaient l’habitude d’utiliser dans l’exercice de leurs activités, et qu’ils souhaitaient conserver, a donné naissance à des obligations de fiduciaire.

D.  Connaissance de l’intérêt autochtone

[42]  Dans l’arrêt Williams Lake CSC, la Cour suprême du Canada a conclu, aux paragraphes 80–81 :

Dès lors, pour le Tribunal, l’obligation fiduciaire de la Couronne naît d’un intérêt foncier [traduction] « qui peut être identifié ou reconnu » : Lake Babine, par. 172, citant le Black’s Law Dictionary (10éd. 2014), sous l’entrée « cognizable ». Il estime que l’usage et l’occupation des terres du village par la bande établissaient une sorte d’intérêt autochtone dans des terres qui aurait été évident — et qui l’a été — pour les fonctionnaires chargés de l’application de la politique (par. 237). La bande avait donc un intérêt suffisant pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par les fonctionnaires fédéraux soit assujetti au respect de l’obligation fiduciaire de la Couronne : (M.T., par. 317; voir aussi Kitselas (T.R.P.), par. 153-155, conf. par Kitselas (C.A.F.), par. 49, 52-54 et 67; Akisq’nuk, par. 231-238; Lake Babine, par. 170.

Selon le Tribunal, l’intérêt en jeu était « identifiable » parce que les fonctionnaires étaient en mesure de connaître l’existence de l’intérêt autochtone dans les terres et du pouvoir discrétionnaire qui leur permettait de toucher cet intérêt lorsqu’ils « s’acquittai[en]t de diverses fonctions qui [leur] incombaient aux termes de la Loi ou d’accords fédéraux-provinciaux » (Wewaykum, par. 91). L’intérêt en jeu satisfaisait aussi raisonnablement à l’exigence d’un intérêt juridique indépendant. L’intérêt autochtone que détenait collectivement la bande dans les terres qu’elle utilisait et occupait habituellement et historiquement lorsqu’ont été prises les décisions relatives à la création de réserves, même s’il était reconnu dans la loi et dans la politique, n’était pas issu de l’exercice du pouvoir exécutif ou législatif. [Italiques dans l’original; caractères gras ajoutés.]

[43]  Avant la création d’une réserve, l’obligation de fiduciaire de la Couronne consiste à « faire montre de loyauté et de bonne foi, [à] communiquer l’information de façon complète, eu égard aux circonstances, et [à] agir avec la diligence "ordinaire" requise dans ce qu’elle consid[ère] raisonnablement être l’intérêt des bénéficiaires de cette obligation » (Williams Lake CSC, para 55; Wewaykum, para 97; Williams Lake, para 224, 319).

[44]  La Cour suprême du Canada a conclu que l’existence des obligations de fiduciaire de la Couronne dépendait de ce que cette dernière avait ou non connaissance de l’utilisation et de l’occupation des étendues de terre qui, en vertu « d’accords fédéraux‑provinciaux » (Williams Lake CSC, para 81; Wewaykum, para 91), devaient être attribuées en tant que réserves. La CMRI a été constituée en vertu d’un tel accord.

[45]  La CMRI était chargée d’attribuer des étendues de terres en fonction des « habitudes, souhaits et activités » du groupe donné. Il va de soi que, pour ce faire, il lui fallait se renseigner auprès du groupe à qui une réserve devait être attribuée.

[46]  Des obligations de fiduciaire découlent de l’exercice du pouvoir de création de réserves :

Dans l’arrêt Ross River, précité, la Cour a affirmé que « [b]ien qu’il ne s’agisse pas là d’une question en litige dans le présent pourvoi, il ne faut cependant pas oublier que l’exercice de ce pouvoir particulier [création de réserves] demeure évidemment assujetti au respect des obligations et droits constitutionnels établis par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ainsi qu’aux obligations de fiduciaire de la Couronne » (le juge LeBel, par. 62). La Cour a ajouté ceci, au par. 77 : « il ne faut pas oublier que les actes accomplis par la Couronne relativement aux terres occupées par la Bande sont régis par les rapports de fiduciaire qui existent entre cette dernière et la Couronne. […] [Wewaykum, para 88.]

[47]  Des obligations de fiduciaire existaient au moment de la détermination, par la CMRI, des terres dans lesquelles les Indiens avaient un intérêt (Williams Lake CSC). Sans enquête, il est peu probable que les fonctionnaires auraient pu savoir quelles étaient les terres que les groupes visés par l’attribution de réserves utilisaient dans le cadre de leurs activités locales. Ainsi, des obligations de fiduciaire auraient existé à cette étape du processus. C’est dans ces circonstances qu’il convient de définir l’étendue de l’obligation de fiduciaire :

Le point de départ de l’analyse est par conséquent le droit des bandes indiennes sur des terres précises ayant fait l’objet du processus de création de réserves pour leur bénéfice et à l’égard desquelles la Couronne s’est constituée l’intermédiaire exclusif auprès de la province. Notre tâche consiste à définir l’étendue de l’obligation de fiduciaire dans ces circonstances particulières. [Wewaykum, para 93.]

[48]  Étant donné le pouvoir discrétionnaire dont elle disposait quant à la délimitation des étendues de terres habituellement utilisées par les Indiens, la Couronne était tenue, selon le droit des fiducies, d’agir avec diligence ordinaire. Cela signifie qu’à cette étape du processus de création des réserves, elle devait effectuer une enquête adéquate visant à déterminer, parmi les terres relevant de son contrôle, celles dans lesquelles les Indiens avaient un intérêt identifiable, c’est‑à‑dire celles que ces derniers utilisaient habituellement dans le cadre de leurs activités régulières. Toutefois, la Couronne n’aura pas contrevenu à son obligation si, au terme d’une enquête adéquate, elle ignorait toujours qu’il existait un intérêt identifiable et n’a donc pas attribué la terre de réserve concernée.

[49]  Il est impossible de s’acquitter d’une obligation de diligence ordinaire en ne faisant rien (Première Nation d’Akisq’nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 3, para 246 [Akisq’nuk]). L’obligation de diligence ordinaire impose donc à la Couronne une norme de conduite dans ses rapports avec un bénéficiaire, de sorte qu’elle doit s’enquérir adéquatement des intérêts fonciers du bénéficiaire concerné. Dès lors que les intérêts sont précisés, la Couronne doit au minimum agir avec diligence ordinaire pour les protéger (Akisq’nuk, para 242). La détermination des intérêts fonciers autochtones aux fins de réserve est contextuelle (Akisq’nuk, para 225). Ainsi, la mesure dans laquelle la Couronne a satisfait à la norme de conduite requise est déterminée par une appréciation des faits (Williams Lake CSC, para 92).

[50]  C’est au processus, et non au résultat, que doit s’attacher l’appréciation du Tribunal. Car le fait que l’on conclue à l’existence d’un intérêt identifiable dans une terre ne veut pas forcément dire qu’une réserve sera créée à cet endroit (Williams Lake CSC, para 73).

[51]  Comme nous le verrons, il ne s’agit pas en l’espèce d’établir si les Ahousaht avaient un intérêt identifiable, mais plutôt de déterminer si cet intérêt était évident pour le commissaire O’Reilly, ou aurait dû l’être, pour peu que celui-ci ait agi avec diligence ordinaire.

VI.  INTÉRÊT IDENTIFIABLE ET HISTOIRE ORALE

[52]  Dans l’arrêt Mitchell c MRN, 2001 CSC 33, au para 37, [2001] 1 RCS 911, la Cour suprême s’est intéressée à la valeur probante de l’histoire orale :

Quoi qu’il en soit, la présente affaire nous oblige à clarifier les principes généraux énoncés dans Van der Peet et Delgamuukw quant à l’appréciation de la preuve dans les revendications de droits ancestraux. L’obligation pour les tribunaux d’interpréter et d’apprécier la preuve en étant conscients de la nature particulière des revendications autochtones est essentielle à la protection réelle des droits prévus au par. 35(1). Comme le juge en chef Lamer l’a noté dans Delgamuukw, l’admission en preuve de récits oraux représente une reconnaissance creuse du point de vue autochtone lorsque ces éléments de preuve sont par la suite systématiquement sous‑estimés ou privés de toute valeur probante indépendante (par. 98). Il est donc impératif que les règles de preuve garantissent que les « tribunaux accordent le poids qui convient » au point de vue des autochtones (par. 84). [Caractères gras ajoutés.]

[53]  L’histoire orale est admissible en preuve en ce que, s’agissant de déterminer si un droit reconnu par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle a été établi, elle permet d’exposer le point de vue autochtone et de démontrer l’utilisation que les Indiens faisaient des terres et des ressources à une époque donnée. La revendication des Ahousaht dont est saisi le Tribunal n’est pas fondée sur un droit garanti par le paragraphe 35(1), mais s’attache plutôt à une terre qui, de par les obligations imposées au gouvernement par une disposition constitutionnelle, l’article 13 des Conditions de l’adhésion, aurait été susceptible d’être attribuée en tant que terre de réserve.

[54]  Les commissaires devaient tenir compte des habitudes, souhaits et activités des Indiens pour savoir quelles terres ils devaient mettre de côté à titre de réserve. Le point de vue des colons sur la valeur associée à une parcelle de terre donnée pouvait ne pas tenir compte de celui des Indiens sur cette même terre. Par conséquent, il était nécessaire de consulter le groupe autochtone pour lequel une réserve devait être créée pour savoir quelle terre, à son avis, avait une utilité ou un sens particulier pour lui. Dans son rapport sur la situation des réserves indiennes daté du 26 octobre 1878, le commissaire Sproat dit entre autres ceci :

[traduction]

La première condition est de laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils sont attachés. À l’heure actuelle, les Indiens d’ici tiennent à un tel point à ces lieux qu’aucun avantage découlant du fait de résider ailleurs ne leur ferait accepter ce changement […].

Le sentiment qu’éprouvent les Indiens de la Colombie‑Britannique, de cette façon et jusqu’à un certain point, à l’égard d’une roche particulière d’où sa famille prend du poisson depuis des temps immémoriaux est le même que celui que ressent un Anglais quand il songe à la maison qui lui vient de ses ancêtres. À mon avis, il serait injuste et imprudent de faire abstraction de ce profond sentiment, qui est bien connu, mais dont, jusqu’à la présente année, je n’avais pas pris pleinement conscience de la force. [RCD, vol 1, onglet 22.]

VII.  Preuve

A.  L’histoire orale

1.  Louie Frank Sr.

[55]  Monsieur Frank a 82 ans. Tout comme sa mère, il est né à Ahousaht. Son père est né à Kelthsmaht, dans l’île Vargas, en face de Tofino. L’histoire qu’il raconte lui vient de ses aînés, non d’un livre : [traduction] « nos façons de faire sont très différentes. Nous nous assoyons autour de la table — et, en tant que jeune, jeune personne, on reste assis, à écouter parler les aînés. Et on est censé tout saisir et tout transmettre à la génération suivante. Voilà comment nous enseignons et partageons notre histoire » (transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, p 10).

[56]  Plusieurs aînés étaient désignés, dont un certain Keitlah, un « deuxième chef ». Tous les chefs avaient un orateur, qui retenait leurs chansons. Ensemble, lors des célébrations, ils [traduction] « racontaient l’histoire et expliquaient les liens familiaux, qui avait quoi, et là encore, on était censé tout saisir et tout transmettre » (transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, p 11).

[57]  Le lot 363 représente une petite partie d’un territoire que les Ahousaht ont enlevé aux Ootsosaht, une nation puissante qu’ils ont, avec plusieurs autres tribus alliées, vaincue à l’issue d’une guerre : [traduction] « [n]ous prétendons — notre ha’wiih prétend que nous en sommes toujours les propriétaires. Notre ha’wiih ne l’a jamais cédé, et n’a jamais convenu avec un gouvernement ou tout autre groupe qu’on pouvait en faire ceci ou cela » (transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, p 18). Le lot 363 est une petite partie de ce butin de guerre :

[traduction]

[Les Ahousaht] – se sont progressivement installés à Maaqtusiis Ahousaht, que nous appelons maintenant Ahousaht à cause de sa rade exceptionnelle […]

[Le lot 363 est] juste à côté de la réserve Ahousaht Maaqtusiis. Maaqtusiis que nous l’appelons.

… [C’était là une source] de bois, de cèdre, qui était utilisé à plusieurs fins dans notre société, par notre peuple. Et il y avait des plantes médicinales dans le marais, en plus d’un lac, d’un petit lac où il y avait une petite montaison de saumon rouge, et lorsque les presbytériens s’y sont installés […] ils ont drainé le petit lac, ont creusé des fossés tout autour et y ont planté des canneberges.

[…] ce n’est pas tout le monde qui allait jusqu’au lot 363 pour prélever de l’écorce de cèdre, mais comme c’était tout près, je suis certain que ce secteur était plus utilisé que d’autres, et je répète que j’ai du mal à me concentrer sur ce qu’on cherche exactement ici. J’aimerais juste – j’aimerais juste dire « bon sang », ça nous appartient. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, p 20–21, 34.]

[58]  À l’arrivée des presbytériens, le chef Billy (le grand chef de l’époque) s’est opposé à la construction du pensionnat presbytérien sur le lot 363.

[59]  Monsieur Frank savait que le droit de propriété des Ahousaht dans le lot 63 n’était pas reconnu par le gouvernement canadien :

[traduction] Peu importe ce que vous croyez posséder. Peu importe. Ça ne vous appartient pas. Et c’est très difficile à accepter. Non seulement nous ne l’acceptons pas, mais nous rejetons totalement cette manière de voir. Comment une personne ou un groupe peut venir ici et nous dire que ce pour quoi nous nous sommes battus ne nous appartient pas? [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, p 26.]

[60]  En contre‑interrogatoire, M. Frank a déclaré que le cèdre était utilisé pour la vannerie et comme planches pour construire des maisons. Le lot étant près (du village), on s’y procurait de l’écorce de cèdre plus qu’ailleurs. Le bois servant aux canots était de meilleure qualité sur l’île Flores.

[61]  Monsieur Frank s’est opposé au terme « lot 363 » pour désigner la terre en question. Cette terre est connue sous le nom de « aauuknuk »; « [a]auu » se traduit par « lac », et « aauuknuk » signifie [traduction] « endroit […] qui appartient à [un] lac » (transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, p 37). Il est situé dans les limites d’un territoire relevant de l’autorité d’un chef :

[Le mot « ha’wiih »] veut dire terre, rivière qu’un chef possède, c’est un mot assez fort, je crois, prendre soin de […] Les chefs étaient entièrement responsables de leur ha’wiih. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, p 43.]

[62]  Le territoire pris aux Ootsosaht était beaucoup vaste que le « lot 363 ». Monsieur Frank croit comprendre que le droit de propriété des Ahousaht s’étend à l’ensemble du territoire pris aux Ootsosaht.

2.  Clifford Atleo

[63]  Monsieur Atleo a 74 ans. Son père, Mark Atleo, et sa mère, Elsie (née Little), sont nés à Ahousaht. Le père de M. Atleo lui a transmis l’histoire orale que lui avait transmise son propre père, Shamok, qui la tenait lui‑même de son père, Kriista. Shamok était un ha’wiih, un des trois principaux chefs des Ahousaht, et à ce titre, il était responsable des terres.

[64]  Kriista avait donné à l’Église presbytérienne la permission d’utiliser le « lot 363 » pour y construire une école. À la question de savoir ce qu’il était advenu de la terre après la fermeture de l’école, M. Atleo a déclaré ce qui suit :

[traduction] Eh bien, on ne s’attendait pas à ce qu’elle soit transférée en fief simple, à ce qu’elle soit réintégrée aux terres des Ahousaht. Et après cela, lorsque nous avons participé au processus de négociation d’un traité, les aînés ont parlé de marques de repère concrètes qui délimitaient le territoire de notre réserve après que la commission des réserves soit passée par là, et ce territoire comprenait le lot 363. [Transcription de l’audience, 12 juillet 2016, p 68–69.]

[65]  À propos de la guerre avec les Ootsosaht, il a notamment déclaré :

[traduction]

R  Il existe de nombreuses versions des faits relativement à la guerre, mais je ne sais pas vraiment qui a transcrit l’histoire relatée dans le document de 18 pages que j’ai à la maison à ce sujet. Il va sans dire que nous avons gagné cette guerre. Là où nous habitons actuellement est une terre qui s’appelait alors hisookt; c’est une terre remportée à la guerre. La terre où nous habitons appartenait aux Ootsosaht.

Q  Et lorsque les Ahousaht ont gagné cette guerre, le territoire qu’ils ont pris incluait‑il l’ensemble de l’île Flores?

R  Oui. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, à la p 70.]

[66]  Après la guerre, les Ahousaht se sont établis à Maaqtusiis, un territoire acquis grâce à leur victoire sur les Ootsosaht. La preuve par histoire orale indique qu’un lac à saumon rouge se trouvait sur le « lot 363 », et que ce lac était productif jusqu’à ce que les presbytériens l’assèchent et l’utilisent pour cultiver des canneberges.

[67]  Il y avait là un lieu de sépulture ootsosaht, dans les arbres plutôt que dans le sol :

[traduction]

Q  Et d’après votre histoire orale, le peuple Ahousaht a commencé à s’en servir comme lieu de sépulture à partir de quand? De son arrivée là, ou plus tard?

R  Il ne servait pas tant aux Ahousaht. Je pense que ce sont les Ootsosaht qui s’en servaient comme cimetière, parce que nous ne sommes établis là que depuis 1823, 1824, après la guerre.

Q  Mais les Ahousaht l’ont utilisé après les Ootsosaht?

R  Je ne suis pas sûr de ça. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, à la p 72.]

[68]  Des questions sur les lieux de sépulture lui ont été posées en contre‑interrogatoire. Monsieur Atleo a parlé des cimetières des Ootsosaht et, lorsqu’on l’a interrogé au sujet de ceux des Ahousaht, il en a désigné un sur un plan. Il ignorait s’il y en avait d’autres. S’en est suivi l’échange ci-après :

[traduction]

Q  D’accord. Merci. J’aurais une autre question au sujet du cimetière que vous avez désigné par la lettre B. Et lorsque vous avez dit que – je crois que vous avez employé le terme « avoir des ennuis » au sujet du lot 363, là où étaient les restes que vous avec dit être probablement ceux des Ootsosaht. Y avait‑il là des repères, ou est-ce que ce sont les restes qui vous ont amené à croire qu’il y avait eu là un cimetière?

R  Les restes. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, aux p 91–92.]

[69]  Au sujet des maisons qui ont été construites sur la réserve :

R  […] nous avons en fait eu des problèmes avec les nouvelles maisons où les esprits étaient toujours là, et ceux de nous qui ont les connaissances ont dû venir et purifier certaines des maisons nouvellement construites dans une section du lot – pas vraiment sur le lot 363, mais dans notre réserve. Mais il tombe sous le sens que des parties du lot 363 aient également servi de lieux de sépulture pour les Ootsosaht.

Q  Et vous dites que ça tombe sous le sens; qu’est‑ce qui tombe sous le sens selon vous?

R  Parce que ça fait partie de – vous savez, c’est juste à côté. Je veux dire, il nous semble que lorsque la commission des réserves est venue, elle a inclus le lot 363 et ceux de nous qui étaient là ont compris que certains des repères étaient là pour ça, et nous savons que chaque fois qu’un arpenteur est venu, la superficie de notre terre a diminué. Pour des raisons qui n’ont jamais été soumises à nos gens de façon qu’ils comprennent que ce serait le cas. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, aux p 72–73.]

[70]  Monsieur Atleo a été choisi par ses pairs pour négocier un traité au nom des Ahousaht. Le lot 363 a fait l’objet de discussions. Monsieur Atleo avait pour mission de [traduction] « le récupérer sans verser un sou » (transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, à la p 77). Il a fini par y arriver en négociant directement avec la société forestière qui avait acquis le lot 363 en fief simple. Le lot 363 a plus tard été mis de côté et ajouté en tant que terre de réserve à la RI Marktosis 15 en date du 25 février 2009, par suite du décret CP 2009-138 pris le 29 janvier 2009.

[71]  Questionné au sujet des raisons pour lesquelles les Ahousaht cherchaient à obtenir le lot 363 en particulier, M. Atleo a déclaré ce qui suit :

[traduction] À notre avis, le territoire des Ahousaht s’étend, du côté est, de Escalante Point à l’île Indian, et les négociations entourant la conclusion d’un traité étaient alors pour nous vraiment importantes. Et notre objectif était de réparer certains des torts causés au fil des ans et qui n’auraient jamais dû l’être. Jamais nous n’avons permis que ça se produise. Et ça s’est produit sans que jamais notre peuple et nos chefs ne soient consultés et, vous savez, sans qu’ils puissent présenter l’historique du lot 363. Des secteurs du lot 363 étaient clairement délimités. Le levé d’arpentage initial du lot 363 montrait clairement que certains secteurs auraient dû faire partie de Ahousaht – qu’ils faisaient partie de la réserve des Ahousaht, qu’ils étaient reconnus en tant que réserve. Et nous avons beaucoup apprécié l’aide de MacMillan Bloedel et – mais à notre avis, le lot 363 a toujours fait partie de nos terres, des terres de nos chefs, mais même lorsque les nouveaux gouvernements ont créé des réserves, il faisait partie de la réserve des Ahousaht. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, aux p 77–78.]

3.  Andrew William Webster

[72]  Monsieur Webster a 71 ans. Un membre des Ahousaht, Murray John, lui a parlé d’un lac sur le lot 363 :

[traduction] Il a simplement dit qu’il y avait là une passe migratoire du saumon rouge. C’était une très petite, pas une énorme, passe migratoire. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, à la p 123.]

[73]  Interrogé sur les limites d’arpentage, M. Webster a raconté que son père l’avait amené sur le lot 363 alors qu’il avait environ 12 ans. Il se souvient que, pendant toute son enfance, son père et d’autres [traduction] « y cherchaient » les poteaux (transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, à la p 112). Il se souvient qu’ils lui avaient dit en avoir trouvé un. C’était « à Kutcous » (transcription de l’audience, le 12 juillet 2016, à la p 122), un endroit situé au sud‑ouest de Marktosis.

4.  Sidney Sam Sr.

[74]  Monsieur Sam a 85 ans. Il a fréquenté le pensionnat presbytérien pendant quelques mois avant que celui-ci ne soit détruit par un incendie, vers 1940. Il croit depuis très longtemps que le terrain de l’école et la terre qui le jouxte, le lot 363, ont toujours été situés dans les limites de la réserve. Dans les années 1950, son frère aîné, Dixon, lui avait dit avoir découvert une borne d’angle « au fond de la baie » (transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, aux p 9–10). Son beau‑frère, Ambrose Titian, lui avait aussi dit avoir vu une borne d’angle au même endroit. Elle portait la marque [traduction] « RI ». Monsieur Sam a ajouté, en contre‑interrogatoire, qu’[traduction] « [il] savai[t] juste qu’elle était en cuivre et portait la marque RI 15 » (transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, aux p 15–16). Bien qu’il ne l’ait pas vue, il croit qu’elle y est toujours. Monsieur Sam a déclaré qu’il avait vu deux arpenteurs qui marchaient dans le secteur, et leur avait demandé ce qu’ils faisaient là :

[traduction] Ils m’ont dit être des arpenteurs embauchés par le ministère des Affaires indiennes. Et ils m’ont dit qu’ils cherchaient une borne d’angle. Je leur ai simplement dit que, selon moi, ils ne la trouveraient pas, parce qu’elle avait probablement disparu. Dans le temps, il y avait une maison devant ce que nous appelons le rocher du lion de mer. Une demeure. Une maison. Mais elle n’est plus là. Elle a complètement disparu […]. On leur a dit d’arpenter à nouveau la réserve, là où les bornes d’angle étaient situées. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, à la p 12.]

[75]  Au cours des années 1980, M. Sam s’est rendu à Ottawa pour les affaires de la bande en compagnie du conseiller en chef et de l’administrateur de la bande. Leur visite concernait l’externat situé là où était l’ancien pensionnat. Les trois hommes sont allés aux archives du ministère des Affaires indiennes (MAI), où ils ont vu un document représentant la RI 15 :

[traduction] C’est une réserve sur laquelle on a trouvé la borne d’angle portant la mention RI 15. C’est ce que nous cherchions, et c’est ce qui nous a été signalé. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, à la p 7.]

[76]  Le document montrait l’emplacement des bornes d’angle. Monsieur Sam n’en a pas demandé de copie. Plus tôt au cours de l’interrogatoire, l’avocat lui a montré un document, et M. Sam a indiqué l’endroit où, selon lui, son frère et Ambrose Titian avaient vu le poteau. Toujours au cours de son interrogatoire principal, il a indiqué où se trouvaient les bornes d’angle qu’il se rappelait avoir vues sur le document d’archives. Les marques désignent un territoire qui engloberait le lot 363.

[77]  Contre‑interrogé sur la question du bois, M. Sam a déclaré :

[traduction]

Q  Et nous avons entendu dire qu’il servait à la collecte du bois. Savez-vous quelque chose au sujet de ses autres utilisations, ou est‑ce que, selon vous, il servait au pensionnat?

R  Tout ce que je sais, c’est qu’il servait au pensionnat. Je ne sais rien d’autre. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, à la p 18.]

5.  David George Jacobson

[78]  Monsieur Jacobson, âgé de 59 ans, a expliqué son ascendance Ahousaht et les moyens par lesquels l’histoire orale des Ahousaht lui avait été transmise. Il a parlé d’événements remontant à 1795, et livré un récit convaincant des circonstances ayant mené à la guerre avec les Ootsosaht, qui a commencé au début des années 1800 et qui s’est poursuivie pendant plus d’une décennie. Le territoire comprenant Kutcous, et le lot 363 était le fief des Ootsosaht. Ces derniers — et après leur défaite, les Ahousaht — utilisaient le territoire :

[traduction] Les Ootsosaht, un de leurs fiefs était le territoire dont nous parlons, le lot 363, Kutcous. Le territoire était très fortifié lorsqu’ils y ont livré leur dernière bataille. Et juste derrière ce que nous appelons Paul Beach, et dans les limites de ce que nous appelons Maaqtusiis ou Matilda Inlet, il y avait un lac et un ruisseau qui servaient à nourrir les gens. On y trouvait du saumon. Mais le résultat de cette guerre a été que le territoire a été envahi par les Ahousaht. Ils s’en sont emparés après de nombreuses années d’une guerre où le sang a coulé des deux côtés. Du côté des Ahousaht et du côté des Ootsosaht. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, à la p 32–33.]

[79]  Au sujet du lac :

[traduction]

Q  Maintenant, vous avez parlé d’un lac où ils pouvaient pêcher du poisson sur le lot 363. Les Ahousaht ont‑ils fait la même chose après avoir défait les Ootsosaht?

R  Oui, la ressource a continué à servir.

Q  Quelle sorte de poisson y trouvait-on?

R  De ce que j’ai compris, c’était du coho.

Q  Et quand les Ahousaht ont‑ils cessé d’utiliser – de pêcher le coho?

R  Je ne peux pas dire à quelle date exactement c’est arrivé, mais je sais que le lac a été asséché.

Q  Par qui?

R  Par les Européens. C’est devenu une tourbière à canneberges. Les Européens tenaient beaucoup à ce que les Premières Nations deviennent des agriculteurs. Pour exploiter la terre, faire des récoltes et éventuellement nourrir les gens. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, aux p 33–34.]

[80]  Sur les autres utilisations :

[traduction]

Q  Et grâce à votre histoire orale, vous est‑il possible de connaître les autres utilisations que les Ahousaht faisaient du lot 363?

R  À part les stocks de saumon, je sais que l’on chassait beaucoup l’oie et le canard juste à l’intérieur de la crique.

[…]

R  Beaucoup de nos réserves sont établies à proximité de rivières, de stations de pêche et de lieux d’importance pour les activités courantes de cette Première Nation. Ce ne sont pas de grandes réserves parce que, même si j’ai mentionné plus tôt que les Européens tenaient beaucoup à ce que les membres des Premières Nations deviennent des agriculteurs, nos récoltes, dont notre nation se nourrissait et qu’elle vendait, provenaient de l’océan, d’où la taille de nos réserves. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, aux p 34, 38.]

[81]  Et en ce qui a trait aux lieux de « sépulture » :

[traduction]

Q  Vous a‑t‑on dit que des Ahousaht étaient « inhumés » dans des arbres?

R  Oui. Contrairement aux Européens, nous n’avons pas ce que vous appelez des cimetières. Pour que les gens de nos Premières Nations puissent reposer en paix, nos morts, nos ancêtres décédés, non seulement nous les mettons dans des arbres, mais aussi dans des grottes. Ainsi que sous les arbres. Lors de l’ouverture du premier pensionnat, le lieu de repos de certains membres des Premières Nations a été perturbé.

Q  Est‑ce que ça comprenait les Ahousaht?

R  Oui. Le premier pensionnat a ouvert en 1895, je crois. Dans la dernière partie du 18e siècle.

[…]

Q  Bien. Et votre histoire orale vous dit‑elle que, sur d’autres parties du lot 363, il y avait des corps dans les arbres ou sous les arbres, ou ailleurs?

R  Ce que je comprends, et ce que j’ai appris, c’est que quand nous enterrions les nôtres, ce n’était pas dans un secteur que nous occupions pour subvenir à nos besoins, c’était juste derrière. Comme je l’ai dit, cela ne correspond pas à ce que vous entendez par cimetière.

[…]

Q  Maintenant, après avoir défait les Ootsosaht, quand les Ahousaht ont‑ils commencé à mettre des corps sur la réserve Maaqtusiis ou encore sur le lot 363?

R  Il est difficile de répondre à la question telle que vous la posez. Notre histoire n’est pas écrite. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, aux p 34–36, 42–43.]

[82]  Quant au piquet (ou borne) :

[traduction]

Q  D’où tenez-vous l’information concernant le piquet et la RI 15?

A  De mon grand‑père, Harold Little Sr.

Q  Et vous a-t-il dit si le lot 363 faisait ou non partie de la réserve?

A  Il faisait partie de la réserve. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, aux p 39–40.]

[83]  À propos de l’église située sur le lot 363, M. Jacobson a rappelé que : [traduction] «[les catholiques étaient dans notre village au début » (transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, à la p 54). Ils ont été remplacés par les presbytériens, qui ont ouvert un pensionnat vers 1904. Après l’incendie qui a détruit le pensionnat, ils ont ouvert un externat.

[84]  En contre‑interrogatoire, M. Jacobson a parlé de la façon dont les Ahousaht disposaient habituellement des corps des personnes décédées. Lorsque les Européens sont arrivés, au cours de la dernière partie du 18siècle, ils ont retiré les ossements et les objets de valeur qui les accompagnaient des arbres où ils avaient été placés. Cette pratique a changé, puisque :

[traduction] S’ils savaient qu’ils seraient dans un arbre, alors pourquoi mettre nos êtres chers dans cet arbre alors que nous savions que les Européens ou les non‑Autochtones y iraient et prendraient soit les ossements, soit les objets de valeur de ces êtres chers qui avaient été placés près d’eux? [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, à la p 66.]

[85]  Il n’y avait pas d’endroit commun où les corps et les objets de valeur étaient déposés :

[traduction]

LE PRÉSIDENT : Il y avait donc des endroits où on s’occupait des gens.

LE TÉMOIN : Il y avait des gens chargés de s’occuper de la situation; ils savaient.

LE PRÉSIDENT : OK. Et est-ce que le reste de la collectivité connaissait ces endroits?

LE TÉMOIN : Ceux qui s’occupaient de la situation les connaissaient. Ils s’en occupaient donc de la façon dont ils devaient s’en occuper, et ils veillaient à ce que ce soit fait correctement. Et le reste de la collectivité ou ses membres n’en souffraient pas.

LE PRÉSIDENT : Et le reste des membres de la collectivité ne les connaissaient peut-être pas?

LE TÉMOIN : Bien, si vous étiez allé faire un tour et les aviez vus faire, il est possible que vous le sachiez, oui. [Transcription de l’audience, le 13 juillet 2016, aux p 79‑80.]

B.  Rapport d’expert

[86]  La Couronne a retenu les services de Steven Minnie, arpenteur-géomètre de la Colombie‑Britannique (BCLS) et arpenteur des terres du Canada (ATC), afin qu’il décrive de façon générale ce qu’est un arpentage et un bornage, et qu’il explique comment les levés étaient réalisés à la lumière du contexte historique, notamment des directives, des règlements et des normes que les arpenteurs devaient appliquer pour préparer les plans d’arpentage des réserves indiennes (rapport Minnie).

[87]  Le rapport Minnie traite également de l’arpentage initial de la RI Marktosis 15 et de l’ajout du lot 363, et il confirme les limites de la réserve ayant été mise de côté. Cet élément de preuve est donc pertinent en ce qu’il permet d’établir les limites originales de la RI 15. Monsieur Minnie conclut que la limite entre la RI 15 et le lot 363 est située au même endroit que la limite sud de la réserve qui a été tracée par l’arpenteur F. A. Devereux en 1893.

[88]  Dans son rapport, M. Minnie explique ainsi ses conclusions sur les limites de la réserve :

[traduction] Je suis d’avis que la limite entre le lot de district 363 et la réserve indienne Marktosis no 15, qu’on peut voir sur le plan relatif à un titre foncier VIP81957, est située au même endroit que la limite sud de la réserve, qui apparaît sur le plan no 74753 des Archives d’arpentage des terres du Canada, lequel illustre avec précision les limites de la réserve qui ont été à nouveau établies dans le cadre d’un arpentage réalisé par F.A. Devereux en 1893. [Rapport Minnie, à la p 4.]

[89]  En résumé, M. Minnie a relaté l’historique des levés réalisés à l’égard de la RI 15 et a constaté qu’il n’y avait aucune borne (poteau ou piquet) en dehors des limites établies par M. Devereux lors de son arpentage.

[90]  Monsieur Minnie a analysé en ces termes le rôle d’assistant du commissaire des réserves joué par l’arpenteur :

[traduction]

10.2. Les visites de la Commission ont été brèves, si bien que l’arpenteur n’a pas eu assez de temps pour faire un levé exhaustif des lots attribués. Il a consigné les observations et renseignements relatifs au lot censé être attribué, ce qui devait faciliter la description des terres par le commissaire et aider plus tard les arpenteurs qui retourneraient arpenter de façon exhaustive les réserves attribuées.

[…]

10.10. Les tâches de l’arpenteur chargé d’assister le commissaire des réserves consistaient à :

[…]

b)  accompagner le commissaire lorsqu’il allait rencontrer les Premières Nations; il devait notamment recueillir des mesures sur le terrain, consigner toute observation concernant l’occupation, telle que les bâtiments, clôtures, jardins, routes et pierres tombales, de façon à pouvoir établir un plan sommaire de la région. L’arpenteur devait aider au calcul des distances et des superficies, données que le commissaire pourrait utiliser pour décrire les lots attribués […];

c)  consigner dans son carnet la description du lot faite par le commissaire […];

d)  préparer les croquis des lots attribués par le commissaire qui devaient être joints aux rapports de décision. Ces croquis étaient effectués à partir des observations sur le terrain faites par l’arpenteur, ainsi que de tout autre document foncier ayant pu être découvert au cours des recherches. [Rapport Minnie, aux p 32–33.]

[91]  Ashdown Green avait dû établir une ligne de démarcation. Le rapport Minnie précise ce qui suit :

[traduction]

3.2. Une ligne de démarcation est une ligne invisible qui marque les limites entre des droits fonciers […]

3.3. Une ligne de démarcation artificielle, qui est une ligne définie par des bornes créées par l’homme, est fixée sur place par la première ligne frontalière tracée sur le sol. Si l’on veut par la suite trouver cette ligne de démarcation, il faut trouver l’endroit où les bornes ont été placées à l’origine.

11.6. L’arpenteur A.H. Green accompagnait le commissaire O’Reilly. Je crois que M. Green a consigné les détails de sa visite dans son carnet, et que celui‑ci est enregistré sous le numéro FBBC455 CLSR (onglet 15). Une seule page est consacrée à la RI Marktosis 15. (Voir la figure 15.) M. Green y a dessiné un croquis montrant la taille approximative et la forme du lot attribué, là où sont situées des maisons et une église, en plus de décrire la région. Les mesures prises sur place par M. Green ne sont pas consignées.

[…]

14.5. Je n’ai rien trouvé qui puisse indiquer que M. O’Reilly, ou M. A.H. Green, l’arpenteur qui l’accompagnait, a mesuré la longueur de la limite sud projetée […]. [Note de bas de page omise; rapport Minnie, aux p 8, 37, 71.]

[92]  Le témoignage de M. Minnie a porté de façon générale sur les terres attribuées, et plus particulièrement sur la réserve « Maaqtusiis » :

[traduction] Oui. Comme je l’ai dit, il y en a peu. Il y a une seule page pour Maaqtusiis. Elle ne contient pas beaucoup de mesures. Ça montre, je crois, à quel point ils [MM. O’Reilly et Green] ont fait vite ou sont restés peu de temps. Il [M. Green] n’a pas vraiment mesuré les limites. Il a seulement noté rapidement ce qu’il a vu et ce qu’ils ont observé à ce moment-là. Mais, soyons clairs, il n’a pas vraiment arpenté la parcelle de terre. [Transcription de l’audience, le 19 octobre 2017, à la p 35.]

[93]  Monsieur Green a estimé que la limite sud mesurait environ 60 chaînes d’arpenteur. Il est évident que son intention était d’étendre cette limite de façon qu’elle parte de l’arbre du commissaire et qu’elle s’étire vers l’ouest jusqu’à la rive opposée, comme il ressort de l’analyse de M. Minnie quant à l’arpentage fait par M. Devereux en 1893 :

[traduction] 12.38. L’arpenteur a commencé au sapin marqué – l’arbre du commissaire (page 45 du carnet) et a continué vers l’ouest jusqu’à la rive située 46,1 chaînes plus loin (page 46 du carnet). Le rapport de décision recommandait que la limite sud de la réserve soit d’une longueur de 60 chaînes. L’arpenteur a donc dû poursuivre à l’ouest sur 13,9 chaînes après avoir atteint la rive du bras de mer (page 46).

12.39. Comme l’arpenteur ne pouvait pas inclure le grand plan d’eau dans la réserve, il a dû longer la rive jusqu’à ce qu’il puisse reprendre au nord le tracé de la limite ouest. [Rapport Minnie, à la p 53.]

[94]  Dans le rapport de décision préparé par M. O’Reilly, la limite nord commence à un point situé à 80 chaînes au nord de la rive, pour se poursuivre à l’est jusqu’à la rive opposée. De là, elle suit la rive vers le sud jusqu’au point de départ, c.‑à‑d. l’arbre du commissaire. Le territoire arpenté englobe les structures du village et les terres forestières situées au nord et au sud du village.

VIII.  LA COURONNE A‑T‑ELLE INCLUS aauuknuk (LOt 363) DANS LA RI 15?

[95]  L’histoire orale que le Tribunal peut admettre en preuve est celle qui se transmet de génération en génération selon les pratiques culturelles d’un groupe autochtone donné. La preuve relative aux utilisations faites par le passé d’un territoire englobant le lot 363 est admissible au titre de l’histoire orale.

[96]  Les témoins qui croient que le lot 363 a été mis de côté à titre de réserve tirent leur conviction de ce que des gens leur auraient dit —à eux ainsi qu’à leurs prédécesseurs — qu’ils se rappelaient avoir vu des bornes d’arpentage délimitant un territoire plus grand que celui figurant sur le croquis fait par Ashdown Green. De plus, l’arpentage officiel réalisé par M. Devereux montre que le territoire délimité est plus petit.

[97]  Les témoins croyaient fermement que le lot 363 faisait partie de la réserve attribuée. Ils avaient tort, mais il reste que leur conviction reposait sur un certain fondement. Le lot 363 est contigu à l’endroit appelé Maaqtusiis dont le nom anglais, Marktosis, est devenu le nom de la réserve. L’Église presbytérienne a demandé la permission d’y établir une école, et a ainsi reconnu l’intérêt des Ahousaht à l’égard de ce lot. Enfin, les aînés, fermement convaincus de l’existence d’un lien entre le peuple Ahousaht et la terre, n’ont fait aucune distinction entre les terres constituées en réserve sous le régime de la Loi sur les Indiens et celles prises aux Ootsosaht.

[98]  Je ne doute pas de la sincérité des témoins. Toutefois, leur conviction — selon laquelle un territoire plus grand que celui effectivement arpenté était délimité par des piquets — reposait sur des observations qui constituaient du ouï‑dire et du double ouï‑dire, et qui avaient été faites longtemps après la colonisation, l’assujettissement au droit britannique et l’exercice d’un contrôle étranger sur la terre. Comme les témoignages des témoins s’attachent à la création de la réserve, on pourrait s’attendre à ce que les arpentages en question soient constatés dans des documents gouvernementaux. Or, ce n’est pas le cas. Il reste que, même si cette preuve peut quand même être présentée au titre de l’histoire orale, la partie qui concerne la présence de piquets d’arpentage à l’extérieur du territoire esquissé par M. Green et arpenté par M. Devereux ne permet pas de conclure qu’un territoire plus grand a été arpenté et mis de côté à titre de réserve.

IX.  INTÉRÊT IDENTIFIABLE : UNE QUESTION DE FAIT FONDAMENTALE

[99]  Les témoins relatant l’histoire orale n’ont en général fait aucune distinction entre leur territoire traditionnel et les terres de leur territoire qui sont devenues des terres de réserve. Leur point de vue ne tient pas compte du processus de « création » des réserves.

[100]  Toutefois, le fait que le lot 363 n’ait pas été inclus dans la réserve attribuée par M. O’Reilly ne résout pas la question de savoir si les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans ce lot. L’opinion des témoins sur l’utilisation de la terre est pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si M. O’Reilly s’est assuré ou non de connaître leurs « habitudes, leurs souhaits et leurs activités ».

[101]  Selon ce qu’avance la revendicatrice, les habitudes, souhaits et activités des Ahousaht à l’égard du lot 363 étaient évidents. La terre était boisée et on y trouvait un lac peuplé de saumons. Les Ahousaht utilisaient le bois et se nourrissaient essentiellement de la pêche. Par conséquent, que M. O’Reilly ait ou non connu l’usage qu’ils faisaient du lot 363, l’intérêt qu’avaient les Ahousaht dans ce lot était identifiable.

X.  QUESTIONS EN LITIGE

[102]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Par analogie avec la preuve d’un titre ancestral, doit-on tenir compte de la perspective autochtone pour déterminer si un intérêt identifiable a été établi?

  2. Les Ahousaht avaient‑ils un intérêt identifiable dans ce qui est devenu le lot 363?

  3. Si les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans les terres qui sont plus tard devenues le lot 363, cet intérêt était‑il évident pour le commissaire O’Reilly?

  4. Le commissaire O’Reilly a‑t‑il procédé à une enquête adéquate visant à déterminer les habitudes, les souhaits et les activités des Ahousaht dans la mesure où ces facteurs concernent l’attribution de Maaqtusiis en tant que réserve?

XI.  INTÉRÊT IDENTIFIABLE ET TITRE ANCESTRAL

[103]  La revendicatrice cherche à faire appliquer les conclusions tirées par la Cour suprême du Canada au sujet de la preuve du titre ancestral, afin que l’existence d’un intérêt identifiable soit établie en fonction de la perspective autochtone.

[104]  La revendicatrice soutient que, par analogie avec les éléments établissant l’existence d’un titre ancestral, il convient de tenir compte de la perspective autochtone pour déterminer si un intérêt identifiable a été établi.

[105]  Monsieur O’Reilly a eu pour instruction de tenir compte des lieux utilisés par les Indiens [traduction] « à l’égard desquels ces derniers pouvaient être particulièrement attachés ». En 1880, M. O’Reilly a reçu du MAI les directives suivantes :

[traduction] Pour l’attribution des terres de réserve à chacune des bandes, vous devez être guidé de façon générale par l’esprit des Conditions de l’adhésion conclues entre le Dominion et le gouvernement local, lesquelles envisageaient l’application d’une « ligne de conduite libérale » à l’égard des Indiens. Vous devez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle‑ci fréquente […]

[…]

Le gouvernement estime qu’il est de la plus haute importance que, lors du règlement de la question des terres, rien ne soit fait qui porte préjudice au maintien de relations amicales entre le gouvernement et les Indiens, et vous devrez donc vous immiscer le moins possible dans toute entente tribale, en prenant expressément garde de ne pas perturber les Indiens en rapport avec la possession des villages, des postes de traite de fourrure, des établissements, des zones de défrichage, des lieux de sépulture et des campements de pêche qu’ils occupent et auxquels ils peuvent être particulièrement attachés. Vous devez clairement délimiter leurs campements de pêche dans les rapports que vous adressez au ministère, et ces limites doivent être clairement expliquées aux Indiens concernés, de façon à éviter tout malentendu sur ce point de la plus haute importance. [Caractères gras ajouté; RCD, vol 1, onglet 34.]

[106]  La revendicatrice invoque l’arrêt Nation Tsilhqot’in c Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, au para 35 [2014] 2 RCS 257 [Tsilhqot’in], quant à l’obligation de tenir compte de la perspective autochtone pour l’établissement du titre ancestral : « [l]e point de vue des Autochtones est axé sur les règles de droit, les pratiques, les coutumes et les traditions du groupe [...] [traduction] "il faut tenir compte de la taille, du mode de vie, des ressources matérielles et des habiletés technologiques du groupe concerné, ainsi que de la nature des terres revendiquées" » (observations de la revendicatrice, au para 5).

[107]  Elle fait valoir en outre ce qui suit :

Quant à l’occupation, la juge en chef McLachlin a dit ceci, au paragraphe 38 :

Pour établir une occupation suffisante des terres dans le but de fonder l’existence d’un titre, le groupe autochtone en question doit démontrer qu’il a toujours agi de façon à informer les tiers qu’il détenait la terre pour ses propres besoins. Cette norme n’exige pas une preuve de l’utilisation notoire ou visible qui s’apparente à la preuve d’une revendication de possession adversative, mais l’occupation ne peut pas non plus être purement subjective ou interne. Il faut une preuve d’une forte présence des Autochtones sur les terres revendiquées, qui se manifeste par des actes d’occupation qui pourraient raisonnablement être interprétés comme une preuve que les terres en question ont appartenu au groupe revendicateur ou que ce groupe y exerçait son contrôle ou une gestion exclusive.

[Observations de la revendicatrice, au para 6.]

[108]  Dans l’arrêt Williams Lake CSC, la Cour suprême du Canada a cité la décision Kitselas du Tribunal des revendications particulières à propos de la démarche applicable pour déterminer s’il existe un intérêt identifiable.

[109]  Dans la décision Kitselas, le Tribunal avait conclu, au paragraphe 125 : « il n’est pas nécessaire que la Première Nation de Kitselas fonde sa revendication à un droit identifiable sur la preuve de l’existence d’un "droit distinct et absolu" déjà exercé sur les terres en question. Il est toutefois nécessaire d’établir un droit prévu à l’article 13 des Conditions de l’adhésion » (citant Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, au para 51 [2011] 2 RCS 261).

[110]  Toujours dans la décision Kitselas, le Tribunal poursuivait en disant : « [d]ans les cas où la preuve étaye la conclusion de fait que les terres en question étaient utilisées habituellement, le droit des Indiens est identifiable » (para 145). Après avoir tiré quelques conclusions de fait sur l’utilisation qu’ils faisaient des terres ayant été exclues de la RI no 1 de Kitselas, le juge du Tribunal a conclu que « les Kitselas avaient un droit indien identifiable sur [ces terres] exclue[s] » (Kitselas CAF, au para 16).

[111]  En common law canadienne, un titre ancestral s’entend d’un intérêt foncier. La reconnaissance d’un intérêt autochtone dans un territoire visé par le titre ancestral ou une terre de réserve repose sur un fondement différent. L’occupation et le contrôle autochtones sont l’assise du titre ancestral (Tsilhqot’in), dont la reconnaissance légale est établie par un jugement déclaratoire ou une entente avec la Couronne. Quant à la reconnaissance d’une terre de réserve au sens de la Loi sur les Indiens, elle découle d’un acte de l’exécutif visant à faire entrer une certaine parcelle dans la définition de « réserve » de la Loi sur les Indiens (Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816; Wewaykum; Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 2).

[112]  L’intérêt autochtone dans une terre de réserve est cependant le même que dans un territoire visé par un titre ancestral (Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321). Pour une analyse du rapport entre les obligations de la Couronne et la présence de réserves mises de côté à l’usage des bandes sur le territoire traditionnel d’une nation autochtone, voir les motifs rendus par le Tribunal dans la décision Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 2, aux para 252–280. Les parties à la présente instance conviennent que la réserve Maaqtusiis est située dans les limites du territoire traditionnel des Ahousaht, ce qui est corroboré par la preuve.

[113]  Bien que l’intérêt autochtone dans des terres de réserve soit le même que celui détenu dans un territoire visé par le titre ancestral (Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321), le critère de la preuve d’un intérêt identifiable qui s’applique devant le Tribunal des revendications particulières diffère de celui qui vise à établir l’existence d’un titre ancestral devant une cour de justice. Le premier s’attache à la question de savoir si, dans le cadre du processus de création des réserves, la Couronne agit comme fiduciaire à l’égard de la parcelle de terre dont le gouvernement a reconnu qu’elle était habituellement utilisée ou occupée par un groupe autochtone à l’intention duquel une réserve au sens de la Loi sur les Indiens devait être créée. Le second vise à déterminer si une nation autochtone a établi l’existence d’un titre territorial en common law.

[114]  La référence faite aux limites du territoire habituellement fréquenté par les groupes autochtones à l’usage de qui des réserves devaient être mises de côté ne visait pas, eu égard au contexte historique, à déterminer la pleine mesure du titre territorial d’une nation autochtone. Après que le gouverneur Douglas eut démissionné, le gouvernement colonial a rejeté l’idée que les peuples autochtones avaient un droit dans les terres qu’ils utilisaient et occupaient. Il estimait plutôt qu’il n’était pas nécessaire de négocier avec eux pour permettre aux colons d’occuper ces terres. C’est l’opinion qui a prévalu après l’adhésion de la colonie à la Confédération en 1871, et au moins jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada rende l’arrêt Calder c Colombie‑Britannique (PG), [1973] RCS 313, 34 DLR (3d) 145.

[115]  On peut trouver une analyse, accompagnée de conclusions sur l’histoire de la création des réserves en Colombie‑Britannique, dans les décisions Akisq’nuk, aux paragraphes 36–99, 106–36 (infirmée pour d’autres motifs, Canada c Première Nation d’Akisq’nuk, 2017 CAF 175), et Kitselas, confirmée dans Kitselas CAF, dont voici les paragraphes 51–52 :

Le juge a pris en compte, avec raison, le caractère exceptionnel de l’histoire de la création des réserves en Colombie‑Britannique. Contrairement aux cas de l’Ontario et de la plus grande partie de l’Ouest canadien, la création des réserves en Colombie‑Britannique ne s’est pas faite à partir de traités, mais plutôt d’un engagement unilatéral de la Couronne, notamment énoncé à l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique et dans les diverses directives établies par la Couronne aux fins d’application de cet article. En conséquence, l’État n’a pas négocié avec les peuples autochtones pour définir les paramètres de la politique d’attribution de réserves, et l’attribution effective des terres aux fins de la création de réserves a été en grande partie laissée à la discrétion des représentants de la Couronne qui agissaient conformément aux directives qu’ils avaient reçues.

Ainsi que le juge l’a constaté en l’espèce, les directives qui régissaient la mise en œuvre de la politique étatique unilatérale d’attribution de réserves en Colombie‑Britannique exigeaient clairement des représentants de la Couronne chargés de cette mise en œuvre qu’ils prennent en considération et en compte l’utilisation effective des terres par les nations autochtones pour lesquelles les réserves devaient être créées. C’est notamment le cas des instructions données par le ministère des Affaires indiennes au commissaire O’Reilly en 1880 : [traduction] « Pour l’attribution des terres de réserve, […] [v]ous devez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle‑ci fréquente, ainsi que des revendications de colons blancs (s’il y en a) » (au paragraphe 15 des motifs). Pour reprendre les termes en lesquels le commissaire Sproat résumait l’essentiel dans son rapport de 1878, [traduction] « [l]a première condition [était] de laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils [étaient] attachés » (au paragraphe 16 des motifs).

[116]  L’objectif gouvernemental qui sous‑tendait la création de la CMRI était de déterminer quelles étaient les terres de la Couronne provinciale qui pouvaient être transférées au Canada en vertu de l’article 13 des Conditions de l’adhésion afin qu’elles relèvent de la Loi sur les Indiens. Respectant les instructions qu’il avait reçues en août 1880, le commissaire O’Reilly s’est intéressé aux endroits fréquentés par les Indiens, aux [traduction] « villages, postes de traite de fourrure, établissements, zones de défrichage, lieux de sépulture et campements de pêche qu’ils occup[ai]ent et auxquels ils p[ouvai]ent être particulièrement attachés » (RCD, vol 1, onglet 34). Les habitudes, souhaits et activités dont O’Reilly devait tenir compte quant à ces endroits étaient ceux auxquels on accordait de la valeur, non seulement du point de vue des avantages pratiques qu’ils présentaient, mais aussi du point de vue des Indiens.

[117]  Il est question, à l’avant‑dernier paragraphe des instructions adressées au commissaire O’Reilly, en août 1880 (voir l’intégralité des instructions au paragraphe 131, ci‑dessous), du [traduction] « rapport de situation rédigé par M. Sproat en 1878 ainsi que [du] rapport du ministère de l’Intérieur, datant également de 1878, qui contient des copies distinctes des différents documents faisant état de la proposition, présentée par le gouvernement fédéral et acceptée par le gouvernement provincial, visant à régler la question des terres indiennes en Colombie‑Britannique » (RCD, vol 1, onglet 34).

[118]  Dans la décision Kitselas, le Tribunal a observé que les instructions adressées au commissaire O’Reilly renfermaient le rapport rédigé par M. Sproat en 1878. Un extrait de ce rapport est également cité dans l’arrêt Kitselas CAF, au paragraphe 52 :

[…] au commissaire O’Reilly en 1880 : [traduction] « Pour l’attribution des terres de réserve […] [v]ous devrez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle‑ci fréquente, ainsi que des revendications des colons blancs (s’il y en a) (au paragraphe 15 des motifs).

[119]  Dans son rapport à l’intention de la Commission des réserves indiennes, en date du 26 octobre 1878, M. Sproat écrit ceci :

[traduction]

La première condition est de laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils sont attachés. À l’heure actuelle, les Indiens d’ici tiennent à un tel point à ces lieux qu’aucun avantage découlant du fait de résider ailleurs ne leur ferait accepter ce changement […].

Le sentiment qu’éprouvent les Indiens de la Colombie‑Britannique, de cette façon et jusqu’à un certain point, à l’égard d’une roche particulière d’où sa famille prend du poisson depuis des temps immémoriaux est le même que celui que ressent un Anglais quand il songe à la maison qui lui vient de ses ancêtres. À mon avis, il serait injuste et imprudent de faire abstraction de ce profond sentiment, qui est bien connu, mais dont, jusqu’à la présente année, je n’avais pas pris pleinement conscience de la force.

[…]

[…] La vérité historique m’impose de dire, à regret, que les faits révélés dans plusieurs des procès-verbaux rédigés sur le terrain que j’ai transmis de différents endroits sont incompatibles avec l’attention juste et raisonnable que le gouvernement de la Colombie‑Britannique aurait dû accorder aux affaires indiennes avant la Confédération, et que le gouvernement britannique a enjoint aux autorités coloniales d’accorder dans des dépêches successives.

[…]

Il va presque sans dire qu’il faut comprendre les façons de faire et les coutumes de la population indigène avant que des réserves convenables puissent être attribuées à son usage […]. Depuis que Sir James Douglas a quitté son poste, aucun des dirigeants de la Colombie‑Britannique ne semble avoir compris cela […].

[…]

J’ai réglé cette année plusieurs problèmes apparemment insolubles en découvrant que, ce que les Indiens veulent réellement, ce n’est pas tant de bonnes terres pour la culture, mais de vieux « lieux conviviaux » dans les montagnes ou certaines stations de pêche où, à certaines saisons, ils se réunissent pour pêcher, creuser le sol à la recherche de racines et faire courir leurs chevaux […].

[…]

À titre d’exemple de ce que j’entends par procédure trop « sommaire », je mentionnerai que, lors de l’attribution de réserves d’un seul tenant dans un district donné, il semble que les dispositions nécessaires n’aient pas, dans tous les cas, été prises en vue d’obtenir le consentement éclairé des Indiens quant au changement […]. [Caractères gras ajoutés; RCD, vol 1, onglet 22.]

[120]  Ces commentaires de M. Sproat, qui ont été communiqués à M. O’Reilly afin de l’orienter dans son travail, démontrent que la preuve de l’existence d’un intérêt identifiable — aux fins de déterminer les obligations qui incombaient à la Couronne lors de l’attribution des réserves — commande la prise en compte de la perspective et des usages autochtones. Pour autant, l’enquête visant à établir cette preuve ne devait pas être étendue au point d’en arriver à délimiter l’ensemble du territoire traditionnel du groupe concerné. Il n’est donc pas nécessaire que l’application du critère visant à établir l’existence d’un titre territorial repose sur la prise en compte de « la taille, du mode de vie, des ressources matérielles et des habiletés technologiques du groupe concerné, ainsi que de la nature des terres revendiquées » (observations de la revendicatrice, au para 5, citant l’arrêt Tsilhqot’in, au para 35), étant donné que seule l’occupation du territoire, si elle est identifiable, ainsi que le pouvoir discrétionnaire exercé sur celui-ci, établiront l’existence d’obligations de fiduciaire.

XII.  Les ahousaht AVAIEnt‑ils un intérêt identifiable dans aauuknuk (Lot 363)?

A.  Conclusion sur l’usage de aauuknuk fait par les Ahousaht

[121]  La preuve par histoire orale établit que aauuknuk a fait l’objet des utilisations historiques suivantes :

  1. pêche au saumon dans le lac;

  2. coupe d’arbres pour la construction de maisons;

  3. collecte d’écorce de cèdre pour le tissage de vêtements et de paniers;

  4. chasse au canard et à l’oie;

  5. cueillette de plantes médicinales;

  6. disposition de restes humains; lieu de sépulture selon le point de vue des Ahousaht.

[122]  S’il ne fait aucun doute que le territoire qui s’étendait au‑delà du lot 363 était ainsi utilisé, la preuve par histoire orale laisse voir que l’endroit connu sous le nom de aauuknuk, situé à proximité des terres ayant été attribuées en tant que RI Marktosis 15, où se trouvaient les maisons, faisait, selon les Ahousaht, partie intégrante du village. La preuve par histoire orale établit que le lot 363 faisait l’objet de ces utilisations.

[123]  La preuve par histoire orale porte à croire que les Ahousaht du village avaient l’habitude d’utiliser la terre en cause à différentes fins, et que leur intérêt pouvait « être identifié ou reconnu » (Williams Lake CSC, au para 80). On pourrait en dire autant, dans le cas où la preuve permettrait de conclure à l’existence d’un titre ancestral, de l’ensemble du territoire qu’ils ont acquis après avoir vaincu les Ootsosaht. Toutefois, ce n’est pas là la question qui nous occupe.

[124]  Je tiens compte du point de vue de la revendicatrice, selon qui le lot 363 faisait partie du village, et je reconnais que celle‑ci a prouvé que les utilisations liées à la vie quotidienne du village étaient identifiables. Se pose alors la question de savoir si, au moment d’exercer le pouvoir discrétionnaire dont ils disposaient dans le cadre du processus de création des réserves, les représentants de la Couronne étaient au courant que la terre était occupée.

B.  Intérêt identifiable et connaissance de la Couronne

[125]  Sur le plan des faits, la présente affaire se distingue des affaires Kitselas et Williams Lake. Dans Kitselas, l’intérêt autochtone dans la parcelle de terre exclue était évident : elle était entourée de la terre réservée et servait aux mêmes fins. Dans l’affaire Williams Lake, la Couronne, représentée par M. O’Reilly, avait reconnu l’existence d’un intérêt autochtone dans les terres revendiquées, mais elle avait refusé d’attribuer ces terres à titre de réserve, celles‑ci ayant été préemptées par un colon.

[126]  En l’espèce, la preuve ne laisse voir aucune distinction évidente entre auuknuk et la vaste région boisée environnante, qui n’a pas non plus été incluse dans les terres attribuées.

[127]  Il est, je crois, sans conteste possible d’affirmer que nul ne peut prendre de mesure à l’égard d’une chose dont il ignore l’existence. Certes, M. O’Reilly devait vérifier les habitudes, les souhaits et les activités des Indiens à l’égard des terres, et exercer ainsi son pouvoir discrétionnaire, avant de pouvoir déterminer quelles utilisations étaient susceptibles de fonder l’existence d’un intérêt identifiable. Quelle était alors la norme de conduite à laquelle il était tenu dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, et l’observation de cette norme de conduite constituait‑elle une obligation de fiduciaire? Dans l’affirmative, la Couronne a‑t‑elle respecté « la norme de conduite applicable au fiduciaire relativement à cet intérêt? » (Italiques dans l’original; Williams Lake CSC, au para 89.)

XIII.  ATTRIBUTIONS, BAIE Clayoquot

[128]  En juin 1889, M. O’Reilly s’est rendu dans la baie Clayoquot afin de déterminer quelles terres devaient être mises de côté en tant que réserves à l’usage des populations autochtones de la région. En l’espace de sept jours, il a attribué 29 réserves aux Indiens de Clayoquot, dont 12 étaient destinées aux Ahousaht (réserves indiennes nos 15 à 26). L’une d’elles, où se trouvait un village ahousaht et un campement de pêche, a été attribuée le 22 juin 1889. Il s’agit de la RI Marktosis 15.

[129]  La RI Marktosis 15 a été arpentée par F.A. Devereux en septembre 1893. Le plan d’arpentage officiel a été approuvé le 16 mai 1894, et signé par MM. O’Reilly et F.G. Vernon, commissaire en chef des Terres et des Travaux publics.

XIV.  M. O’Reilly A‑T‑IL RESPECTÉ LA NORME DE CONDUITE À LAQUELLE IL ÉTAIT TENU?

A.  Norme de conduite

[130]  La preuve révèle la norme de conduite à laquelle M. O’Reilly était tenu dans l’exécution de cette obligation.

[131]  Ladite norme de conduite est exposée dans la note de service jointe au décret, daté du 10 novembre 1875, par lequel le gouverneur en conseil approuvait la constitution de la CMRI, de même que dans le décret 1334, daté du 19 juillet 1880, par lequel M. O’Reilly était nommé commissaire des réserves, et dans les instructions du MAI en date d’août 1880 :

  1. Note de service jointe au décret du gouverneur en conseil en date du 10 novembre 1875 :

2. Que ces commissaires devront aussitôt que possible après leur nomination se réunir à Victoria, et là s’entendre pour visiter sous le plus court délai et en la manière qu’ils trouveront convenable chaque tribu sauvage de la Colombie‑Britannique (c’est‑à‑dire toutes les tribus sauvages parlant la même langue), et après s’être enquis sur les lieux mêmes de tout ce qui touche à cette question, ils devront fixer et déterminer le nombre, l’étendue et le lieu de la réserve ou des réserves qui seront établies en faveur de chaque tribu séparément.

[…]

4. Que les commissaires se guideront généralement d’après l’esprit de l’Acte d’Union entre les gouvernements fédéral et local, qui comporte que l’on devra suivre à l'égard des Sauvages une politique libérale (liberal policy), et qu’en traitant avec chaque tribu en particulier, ils devront tenir compte de ses coutumes, de ses besoins et de ses occupations, ainsi que de l’étendue de territoire disponible dans la région qu’ils occupent, et des droits des colons blancs. [Caractères gras ajoutés; RCD, vol 1, onglet 10.]

  1. Décret no 1334, 19 juillet 1880 :

[traduction]

Qu’il devient donc nécessaire de recourir aux services d’une personne compétente pour pourvoir le poste rendu vacant par la démission de M. Sproat; les fonctions et responsabilités qui s’y rattachent consistent principalement à déterminer avec exactitude les demandes des bandes indiennes de cette province auxquelles la dernière Commission n’a pas assigné de terres et à leur attribuer des terres propices à la culture et au pâturage. [Caractères gras ajoutés; RCD, vol 1, onglet 3.3]

Le décret no 1334 renvoie expressément aux terres propices à la culture et au pâturage. Les Ahousaht étaient des pêcheurs, non des agriculteurs. Or, la création des réserves visait à répondre exactement aux besoins des bandes indiennes en ce qu’on leur attribuait des terres [traduction] « auxquel[le]s ils p[ouvai]ent être particulièrement attachés » (RCD, vol 1, onglet 34). Il ressort de l’histoire orale que les Ahousaht étaient « particulièrement » attachés à la terre revendiquée en l’espèce. La question est de savoir si cet attachement était évident pour M. O’Reilly, ou s’il aurait été évident pour peu qu’il ait fait preuve de diligence ordinaire en se renseignant adéquatement auprès des porte‑parole des Ahousaht.

  1. Instructions adressées à M. O’Reilly en août 1880 :Le fait que ce soit le MAI qui ait donné à M. Oreilly des directives sur l’exécution du mandat que lui avaient confié le Canada et la province montre que c’est la Couronne fédérale qui agissait en tant qu’intermédiaire auprès des peuples autochtones dans le processus de création des réserves. Voici l’intégralité des instructions adressées par le MAI à M. O’Reilly par lettre datée du 9 août 1880 :

[traduction]

J’ai l’honneur de vous faire parvenir ci-jointe une copie du décret en date du 19 du mois dernier, vous nommant au poste de Commissaire des réserves de la province de la Colombie‑Britannique.

[…]

Pour l’attribution des terres de réserve, vous devrez être guidé de façon générale par l’esprit des Conditions de l’adhésion conclues entre le gouvernement fédéral et les gouvernements locaux, lesquels envisageaient l’application d’une politique libérale envers les Indiens. Vous devrez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle‑ci fréquente ainsi que des revendications des colons blancs (s’il y en a).

Vous devrez faire part aux Indiens du vif souhait qu’a le gouvernement de traiter avec eux de manière juste et libérale dans le cadre du règlement de la question des réserves ainsi qu’à l’égard de tous autres aspects, en les informant aussi que le but et l’objet du gouvernement est de les aider à s’élever dans l’échelle sociale et morale de façon à pouvoir jouir en fin de compte de tous les privilèges et avantages dont jouissent les sujets blancs de Sa Majesté.

Quant aux points de vue du gouvernement sur la question des terres, veuillez vous reporter aux documents sur le sujet qui ont été imprimés en même temps que le rapport annuel du ministère de l’Intérieur pour l’année 1875, et je vous demanderais de bien vouloir en respecter l’esprit.

Le gouvernement estime qu’il est de la plus haute importance que, lors du règlement de la question des terres, rien ne soit fait qui porte préjudice au maintien de relations amicales entre le gouvernement et les Indiens, et vous devrez donc vous immiscer le moins possible dans toute entente tribale, en prenant expressément garde de ne pas perturber les Indiens en rapport avec la possession des villages, des postes de traite de fourrure, des établissements, des zones de défrichage, des lieux de sépulture et des campements de pêche qu’ils occupent et auxquels ils peuvent être particulièrement attachés. Vous devrez clairement délimiter leurs campements de pêche dans les rapports que vous adresserez au ministère, et ces limites devront être clairement expliquées aux Indiens concernés de façon à éviter tout malentendu sur ce point de la plus haute importance. Lorsqu’il s’agit d’attribuer des terres aux fins d’établissement des réserves, évitez de provoquer des changements violents ou soudains dans les habitudes de la bande indienne pour laquelle vous mettez de côté les terres de réserve, et ne détournez pas les Indiens d’une occupation légitime qu’ils pourraient pratiquer à profit; tentez plutôt de les encourager lorsque vous constatez qu’ils travaillent dans quelque secteur d’une industrie.

[…]

J’envoie avec la présente lettre des copies du rapport du ministère de l’Intérieur pour les années 1877 et 1879 auxquelles sont joints les rapports de situation annuels de votre prédécesseur, une copie du rapport de situation rédigé par M. G.M. Sproat en 1878, ainsi que le rapport du ministère de l’Intérieur, datant également de 1878, qui contient des copies distinctes des différents documents faisant état de la proposition, présentée par le gouvernement fédéral et acceptée par le gouvernement provincial, visant à régler la question des terres indiennes en Colombie‑Britannique. [Caractères gras ajoutés, RCD, vol 1, onglet 34.]

[132]  Parmi les « différents documents » dont il est question à l’avant‑dernier paragraphe des instructions adressées à M. O’Reilly se trouvent les Instructions générales d’arpentage (1878) rédigées par l’arpenteur Edward Mohun, de la Commission. On peut lire, au paragraphe 17 de ces instructions, qu’[traduction]« avant de quitter une réserve, l’arpenteur doit indiquer sur le sol, à l’intention des chefs et des conseillers, les limites de la réserve » (RCD, vol 1, onglet 23).

[133]  On peut aussi lire ce qui suit au paragraphe 8.2 du rapport Minnie :

[traduction] Lorsque l’arpentage des terres attribuées par la Commission mixte des réserves indiennes (CMRI) a commencé, en 1878, les exigences de la Land Act de 1875 à cet égard étaient insuffisantes. C’est pourquoi l’arpenteur Edward Mohun, qui était à l’emploi de la CMRI, a rédigé les Instructions générales relatives à l’arpentage des réserves indiennes […] [Rapport Minnie, à la p 26.]

[134]  C’est M. Ashdown Green qui a accompagné M. O’Reilly afin de marquer le point de départ des lignes de levé à être établies et de préparer des croquis des terres attribuées à titre de réserve. Ses croquis ne constituaient pas les plans d’arpentage officiels. Ceux‑ci ont été préparés plus tard, puis envoyés au Commissaire en chef des Terres et des Travaux publics pour approbation. Néanmoins, le contexte dans lequel les instructions de M. Mohun ont été transmises à M. O’Reilly laisse entrevoir que l’arpenteur qui accompagnait M. O’Reilly devait indiquer aux chefs et aux conseillers où se trouvaient les limites de la réserve. Logiquement, cela avait dû se faire en présence des commissaires. En cas d’insatisfaction des chefs, la question pouvait alors être réglée sur‑le‑champ. Par ailleurs, M. O’Reilly a été nommé commissaire en 1880. Au cours des années précédant l’attribution de la RI Marktosis 15, les instructions aux arpenteurs ont été incorporées dans la Land Act (Land Act, SBC 1884, c 16; Land Amendment Act, SBC 1891, c 15), et aucune des versions ainsi incorporées n’exigeait de l’arpenteur qu’il discute avec les chefs des lignes de levé tracées au sol.

[135]  Selon M. Minnie, les instructions rédigées par M. Mohun, notamment celle du paragraphe 17 selon laquelle, [traduction] « avant de quitter une réserve, l’arpenteur doit indiquer sur le sol, à l’intention des chefs et des conseillers, les limites de la réserve » (RCD, vol 1, onglet 23) ne s’appliquaient plus lorsque M. Green a préparé son croquis et M. Devereux son plan d’arpentage. En interrogatoire principal, M. Minnie a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Ainsi, il [Mohun] a recueilli des renseignements, préparé une ébauche à l’intention des prochains arpenteurs. Mais cette ébauche a eu une courte vie, car la province a modifié, en 1879, sa Land Act, et celle-ci donnait des indications très semblables — en vertu d’une loi différente et de pouvoirs différents, elle donnait aux arpenteurs des indications semblables sur ce qu’ils devaient faire au moment d’arpenter des terres. Et ces instructions leur indiquaient entre autres le type de repères à placer, où les placer et quoi inscrire dans leur carnet. C’était donc la première fois qu’on leur parlait de la façon de présenter leur carnet, de ce à quoi on s’attendait à cet égard. Et ça devait assurer la cohérence des renseignements recueillis et consignés par les arpenteurs dans l’ensemble de la province. [Transcription de l’audience, le 19 octobre 2017, aux p 31–32.]

[136]  Monsieur Minnie mentionne la Land Amendment Act, SBC 1879, c 21, en parlant des instructions à l’intention des arpenteurs. Mais il ne semble pas savoir que, indépendamment de la Land Amendment Act, SBC 1879, c 21, les instructions données à M. O’Reilly en 1880 obligeaient les arpenteurs à indiquer, sur le sol, les limites de la réserve.

[137]  Pour les motifs qui suivent, il n’est pas nécessaire de déterminer si la directive donnée en 1880 s’appliquait lors de l’attribution de la RI Marktosis 15 en 1889.

[138]  En résumé, M. O’Reilly devait :

  1. après une étude complète, menée sur place, de tous les aspects ayant une incidence sur la question, établir et déterminer à l’égard de chaque Nation le nombre, l’étendue et l’emplacement des réserves à lui attribuer;

  2. dans le cas de chaque Nation, tenir compte de ses habitudes, souhaits et activités, ainsi que des limites du territoire que celle‑ci fréquentait;

  3. déterminer avec précision les besoins des bandes indiennes de la province auxquelles l’ancienne commission n’avait pas attribué de terres (la CMRI, alors qu’elle était constituée de trois commissaires, ensuite Sproat en tant que seul commissaire, puis O’Reilly);

  4. s’immiscer le moins possible dans toute entente tribale, en prenant expressément garde de ne pas perturber les Indiens en rapport avec la possession des villages, des postes de traite de fourrure, des établissements, des zones de défrichage, des lieux de sépulture et des campements de pêche qu’ils occupaient et auxquels ils pouvaient être particulièrement attachés;

  5. clairement délimiter leurs campements de pêche dans ses rapports au ministère, et expliquer clairement ces limites aux Indiens concernés de façon à éviter tout malentendu sur ce « point de la plus haute importance » (RCD, vol 1, onglet 34);

  6. comme première condition, laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils étaient attachés;

  7. s’assurer de connaître et de respecter le point de vue des Indiens sur les lieux qu’ils voulaient voir réserver : [traduction] « [i]l va presque sans dire qu’il faut comprendre les façons de faire et les coutumes de la population indigène avant que des réserves convenables puissent être attribuées à son usage » (caractères gras ajoutés; RCD, vol 1, onglet 22).

[139]  Monsieur Sproat a invité M. O’Reilly à ne pas répéter les erreurs passées :

[traduction]

À titre d’exemple de ce que j’entends par procédure trop « sommaire », je mentionnerai que, lors de l’attribution de réserves d’un seul tenant dans un district donné, il semble que les dispositions nécessaires n’aient pas, dans tous les cas, été prises en vue d’obtenir le consentement éclairé des Indiens quant au changement […] Dans certains cas, la réserve était établie par un magistrat au terme d’une visite de quelques heures, et en l’absence du chef et de la majeure partie de la tribu. Aucune enquête adéquate n’a été faite au sujet des désirs du peuple à l’égard des réserves, pas plus qu’à l’égard de leurs campements de pêche et lieux de villégiature favoris, et aucune explication n’a non plus été offerte quant à la décision d’exclure de la réserve les jardins et fermes des Indiens. [Caractères gras ajoutés; RCD, vol 1, onglet 22.]

[140]  La norme de conduite a été imposée à M. O’Reilly parce qu’il fallait éliminer les tensions qui s’étaient créées entre les peuples autochtones, les colons et les représentants de la Couronne mentionnés dans la Constitution, à savoir les gouvernements provinciaux et fédéral. Avec l’accord de la province, M. O’Reilly recevait ses instructions du Canada, représenté à cette fin par les hauts fonctionnaires du MAI. Les attributions faites par le commissaire ne « créaient » pas de réserves, en ce sens que les terres visées ne devenaient pas alors placées sous l’administration du gouvernement fédéral ni assujetties à la Loi sur les Indiens. L’existence d’intérêts concurrents ne changeait donc en rien sa fonction principale, qui était de déterminer les terres que les Indiens avaient l’habitude d’utiliser et d’occuper.

[141]  En l’espèce, la Couronne avait promis délimiter les terres de réserve en tenant compte des habitudes, souhaits et activités des Indiens, puis de déterminer s’il fallait les attribuer ou non. Monsieur O’Reilly avait reçu des instructions précises sur les facteurs à appliquer à cet égard. Ces instructions étaient particulières au contexte dans lequel les réserves devaient être constituées, et elles sont pertinentes pour l’examen de ce qui constituait de la diligence ordinaire.

[142]  Il suffira, pour l’affaire qui nous occupe, d’examiner la preuve relative à ce que M. O’Reilly a fait en réalité et, après l’avoir située dans le contexte de l’époque et de la norme de conduite attendue de lui, de l’apprécier au regard de l’exigence générale de diligence ordinaire.

B.  L’obligation de fiduciaire et l’intérêt particulier en jeu

[143]  Dans l’arrêt Williams Lake CSC, la Cour suprême a dit ce qui suit, au para 47 :

La conduite du fiduciaire soumise à l’examen est l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt autochtone particulier ou identifiable pour lequel il existe une obligation fiduciaire (Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 R.C.S. 816, par. 68 et 77; Wewaykum, par. 90 et 93; Guerin, p. 382).

[144]  Il existe un intérêt autochtone suffisant pour donner naissance à une obligation fiduciaire de la Couronne lorsque les terres en cause sont visées par le processus de création de réserves. Dans l’arrêt Williams Lake CSC, le juge Wagner (maintenant Juge en chef) a conclu ce qui suit :

Lorsque l’intérêt allégué a pour objet des terres visées par le processus de création de réserves, il n’est pas nécessaire que le processus soit parvenu à terme pour que l’intérêt soit « identifiable » (Ross River, par. 68 et 77; Wewaykum, par. 88-90 […])

Les circonstances dans lesquelles naît l’obligation fiduciaire déterminent son contenu (Wewaykum, par. 92; Ermineskin, par. 72, citant McInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138, p. 149). L’obligation fiduciaire sui generis de la Couronne est modulée en fonction de ses obligations envers l’ensemble des citoyens (Wewaykum, par. 96; Nation haïda, par. 18). Avant l’acquisition d’un « intérêt en common law » sur des terres visées par le processus de création de réserves, l’obligation fiduciaire sui generis de la Couronne consiste à « faire montre de loyauté et de bonne foi, [à] communiquer l’information de façon complète, eu égard aux circonstances, et [à] agir avec la diligence "ordinaire" requise dans ce qu’elle consid[ère] raisonnablement être l’intérêt des bénéficiaires de cette obligation (Wewaykum, par. 97; M.T., par. 224 et 319). [Para 54–55.]

[145]  En l’espèce, l’intérêt avait pour objet les terres qui répondaient aux critères d’attribution en tant que terres de réserve, même si elles n’avaient pas encore été définies par les fonctionnaires ou portées à leur connaissance.

[146]  La Couronne a considéré qu’elle agissait dans le meilleur intérêt des Ahousaht en réservant des terres en fonction de leurs habitudes, volontés et activités. Comme l’intérêt des Ahousaht résidait dans l’attribution des terres qu’ils utilisaient, la Couronne était tenue aux devoirs de loyauté, de bonne foi, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire relativement à ce qui pouvait raisonnablement être considéré comme cet intérêt.

[147]  En tant que seul commissaire, M. O’Reilly devait donc s’acquitter de ces devoirs et faire preuve de diligence ordinaire en déterminant avec exactitude les habitudes, volontés et activités des Ahousaht avant d’attribuer les réserves.

[148]  En l’espèce, l’intérêt particulier en jeu est celui que la revendicatrice avait à ce que les réserves lui soient attribuées après que M. O’Reilly se soit suffisamment enquis de ses habitudes, souhaits et activités. Il était dans son intérêt qu’il le fasse.

C.  Théorie de la responsabilité de la Couronne avancée par la revendicatrice

[149]  La revendicatrice fait essentiellement valoir que M. O’Reilly savait, ou aurait dû savoir — pour peu qu’il ait fait une enquête adéquate — que les habitudes, souhaits et activités des Ahousaht tournaient autour de la pêche au saumon et de la chasse au phoque. Cela étant, ils avaient besoin de bois convenant à la fabrication de canots. Il y en avait sur le territoire situé au sud du village, ainsi qu’un lac peuplé de saumons. La revendicatrice soutient que M. O’Reilly, ou bien a fait abstraction de la valeur évidente du bois et du lac, ou bien n’a pas demandé aux chefs s’ils souhaitaient que la réserve soit établie sur aauuknuk. Elle prétend que, s’il l’avait demandé, on lui aurait répondu que les Ahousaht utilisaient le bois debout et le lac.

[150]  Plus particulièrement, elle soutient qu’il n’existe aucune preuve de ce qui a été dit à M. O’Reilly lorsque celui‑ci a rencontré le chef et les membres des Ahousaht, le 19 juin 1889, non plus qu’il n’existe de preuve de la présence d’un membre des Ahousaht lorsqu’il a procédé à l’attribution des réserves, y compris l’attribution de la réserve Maaqtusiis, le 22 juin 1889.

[151]  La revendicatrice soutient que les utilisations que les Ahousaht faisaient du territoire devenu le lot 363 étaient identifiables, et que M. O’Reilly n’a pas respecté la norme de conduite applicable. Il a donc, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, manqué à ses devoirs de communication, de loyauté, de bonne foi et de diligence ordinaire.

D.  Enquêtes et actions de M. O’Reilly

[152]  Monsieur O’Reilly devait déterminer avec exactitude les habitudes, souhaits et activités des Indiens, et tenir compte pour ce faire des usages évidents que ceux‑ci faisaient de leurs villages et de leurs campements de pêche ainsi que de leurs points de vue à cet égard.

[153]  Lorsque M. O’Reilly s’est rendu dans la région de la baie Clayoquot en juin 1889, il travaillait avec Ashdown Green depuis neuf ans.

[154]  Monsieur O’Reilly a rencontré « le chef », le 19 juin 1889. Cette personne n’est pas appelée par son nom. D’autres personnes étaient présentes. Monsieur O’Reilley a rapporté ce qui suit :

[traduction] Le 19 juin, j’ai rencontré le chef et ceux de son peuple qui n’étaient pas en train de chasser le phoque ou de travailler aux conserveries; après une longue conversation, je leur ai demandé où étaient situés les nombreux lieux de pêche dont ils souhaitaient qu’ils leur soient réservés. J’ai promis de tous les visiter et leur ai offert de m’accompagner sur le bateau à vapeur ou, s’ils le préféraient, de faire remorquer leurs canots, ce qu’ils ont accepté avec plaisir. J’ai délimité les 29 réserves suivantes – toutes sont des lieux de pêche – avec l’aide, dans chaque cas, de quelques membres de la tribu, un travail qui m’a occupé pendant sept jours. [RCD, vol 1, onglet 43.]

[155]   Monsieur O’Reilly a noté que, le 22 juin 1889, il avait [traduction] « [e]u une longue discussion avec Noukamis, le chef des Ahousat, et Yat-sim-a-house (Swan), le chef des Man-hou-set, après quoi avait eu lieu la délimitation des réserves de la rivière Trout– du mont Cat faced– de la crique Matilda » (RCD, vol 1, onglet 41).

[156]  La RI Marktosis 15 est située là où se trouve la crique Matilda.

E.  Le registre de M. O’Reilly

[157]  La seule preuve des enquêtes faites par M. O’Reilly et des mesures prises par lui sur le terrain est une mince preuve documentaire. Il tenait un journal. L’entrée suivante a été faite le samedi 22 juin 1889 :

[traduction] Pluie abondante durant la matinée. Froid mordant. Eu une longue conversation avec Noukamis, chef des Ahousat et Yat-sim-a-house (Swan), chef Man-hou-set, après quoi ai effectué la délimitation des réserves de la rivière Trout – du mont Cat faced – de la crique Matilda [mot rayé — illisible]. Envoyé quelques provisions au rév. Heymen. [RCD, vol 1, onglet 41.]

[158]  On peut aussi lire dans son rapport de décision, établi deux jours plus tard, le 24 juin 1889 :

[traduction]

Indiens de Clayoquot

No 15

Mark to sis, une réserve de deux cent trente (230) acres, située sur la côte est de l’île Flores, dans la baie Clayoquot, et à la tête de la crique Matilda.

Commençant à une épinette portant la mention Réserve indienne, et suivant une ligne vers l’ouest sur soixante (60) chaînes, de là vers le nord suivant une ligne sur quatre‑vingts (80) chaînes, de là vers l’est jusqu’à la côte, et de là, le long du rivage en direction sud jusqu’au point de départ. [RCD, vol. 1, onglet 42.]

[159]  À première vue, rien dans ce rapport ni dans les autres rapports de décision ne permet de savoir ce sur quoi M. O’Reilly s’est fondé pour décider de l’emplacement et de l’étendue des terres attribuées. Cette information est révélée plus tard, dans la lettre en date du 5 mars 1890 qu’il a adressée au surintendant général des Affaires indiennes :

[traduction] Vers le nord en partant de Ucluelet le long de la côte de l’île de Vancouver, « [j]e me suis rendu dans la baie Clayoquot, dont la population est de 692 habitants, selon le recensement produit par l’agent, M. Guilford. Il m’a informé qu’à l’origine, cette tribu se divisait en quatre groupes : les Clayoquot, les Ahousat, les Kelsemart et les Manhouset, chacun d’eux ayant un chef distinct, mais ils sont maintenant tellement entremêlés qu’il est difficile de ne pas les traiter comme une seule tribu ».

Le 19 juin, j’ai rencontré le chef et ceux de son peuple qui n’étaient pas en train de chasser le phoque ou de travailler aux conserveries; après une longue conversation, je leur ai demandé où étaient situés les nombreux lieux de pêche dont ils souhaitaient qu’ils leur soient réservés. J’ai promis de tous les visiter et leur ai offert de m’accompagner sur le bateau à vapeur ou, s’ils le préféraient, de faire remorquer leurs canots, ce qu’ils ont accepté avec plaisir. J’ai délimité les 29 réserves suivantes – toutes sont des lieux de pêche – avec l’aide, dans chaque cas, de certains membres de la tribu, un travail qui m’a occupé pendant sept jours. [RCD, vol 1, onglet 43.]

[160]  Monsieur O’Reilly a attribué des réserves aux Ahousaht et aux autres groupes autochtones de la baie Clayoquot. Son rapport donne des détails qui coïncident avec les notes de M. Green :

[traduction]

No1. Opitsat , est une réserve située sur la rive sud‑ouest de l’île Meares, dans la baie Clayoquot; elle contient deux cents (200) acres, et on y trouve le village principal, composé de trente et une maisons, et l’église catholique. Elle est couverte de cèdres, d’épinettes et de pruches de qualité inférieure. Quelques carrés de jardin sont cultivés, mais le sol est extrêmement pauvre. Son emplacement en fait une réserve précieuse pour les Indiens : elle est située à côté des zones de pêche et elle est bien protégée.

À environ deux cents verges à l’ouest du village, il y a le cimetière, et un rocher, à environ trois quarts de mille au sud, est utilisé aux mêmes fins, et fait partie de la réserve.

No2. E-cha-chis , île de la baie Clayoquot, située à l’embouchure des canaux Templar et Broken, et comprenant soixante‑cinq (65) acres. On y trouve vingt‑deux maisons bien finies. Il y a une petite zone forestière à l’extrémité nord, mais la plus grande partie de l’île est composée de roches. C’est un lieu de pêche pratique et précieux.

No3. Eso-wis-ta, située à Long Bay, à environ un mille à l’est de Schooner Cove, comprend dix‑neuf acres. On y trouve trois maisons. Sauf pour servir de campement indien, elle n’a aucune valeur.

No4. Koo to wis, s’étend sur trente‑six (36) acres, et est située en amont d’un marécage au sud‑est de l’île Indian Island, dans la baie Tofino. Un nombre restreint de saumons de qualité inférieure y est pêché. La terre est basse et couverte de cèdres, d’épinettes et de pruches de bonne taille.

No 5. Oke-a-min, un précieux lieu de pêche au saumon de vingt‑huit (28) acres, situé sur la rive droite de la rivière Kennedy, dans la baie Tofino, au pied d’une série de rapides. Quelques bons cèdres se trouvent sur cette réserve, et trois maisons y sont érigées et ne sont utilisées que durant la saison de la pêche.

No6. Clay-o-qua, à la tête du lac Kennedy (bras nord‑ouest), elle compte cent vingt (120) acres. On y trouve quelques excellents spécimens de cèdre, que les Indiens ont dit vouloir conserver pour la construction de canots. Quelque soixante‑dix ou quatre‑vingts acres sont sujets à inondation pendant les crues; aucune partie ne se prête à l’agriculture.

Un droit de pêcher le saumon, dans le cours d’eau qui traverse toute la réserve dans sa longueur, est garanti aux Indiens.

No7. Win-che, sur la rive droite de la rivière qui se jette dans la décharge du bras nord‑est du lac Kennedy, à environ trois cents verges de son embouchure, comprend quarante (40) acres. Une quinzaine de ces acres sont sujets à inondation. Le cèdre qui pousse sur cette réserve est d’une taille qui convient à la fabrication de canots; les Indiens tenaient donc à le conserver.

La rivière grouille de saumons, le droit d’y pêcher est réservé à la tribu.

No8. Ilth-pay-a, un petit lieu de pêche comptant treize acres, situé sur la rive droite de la rivière Kennedy, en amont des rapides. Le droit de pêcher en aval, à la tête des eaux maréales, est attribué aux Indiens.

No9. O-nad-silth, tout près de la tête du ruisseau Deer, dans la baie Tofino, comprend cinquante (50) acres. Cette réserve est en grande partie constituée de marécages peu profonds, et elle n’a guère de valeur sinon pour le saumon qui peut être pêché dans la rivière qui la traverse.

No10. Eel-se-uk-lis, un lieu de pêche situé à la tête du ruisseau Tranquil, dans la baie Tofino, a une superficie de quarante‑deux (42) acres, dont une partie est couverte d’eau à marée haute. Les épinettes de grande taille y abondent.

No11. Yark sis, situé sur la côte est de l’île Vargas, s’étend sur soixante‑dix‑sept (77) acres. C’est là où se trouvait autrefois le village principal de la tribu des Kelsemart. Il y a trois ans, vingt-huit jeunes hommes de ce village se sont noyés en une seule nuit alors qu’ils pêchaient le phoque, et l’endroit a depuis été abandonné; les Indiens n’ont cependant pas détruit leurs maisons, comme c’est le cas d’habitude, et il est plus que probable que, d’ici peu, ils occuperont de nouveau leurs vieilles maisons, l’endroit convenant particulièrement bien pour un village. Le long de la mer, le sol est sablonneux et ne se prête pas à l’agriculture, alors que près de la limite ouest, il est marécageux.

No12. Cloolth pich, sur la rive ouest de l’île Meares, comprend cinquante‑cinq (55) acres. C’est là où vivent à présent les Indiens qui ont abandonné Yark sis (No11); elle n’est pas adaptée à leurs besoins et, selon toute probabilité, ils retourneront bientôt dans leurs anciennes maisons.

No13 Quorts o we, à la tête de la baie Warm, a une étendue de quarante‑cinq (45) acres. Deux maisons y sont construites, et les Indiens les utilisent lorsqu’ils pêchent dans les environs. Le terrain est plat et couvert de cèdres et de pruches de taille moyenne.

No14. O-in-im-it-is, est situé à la tête de la baie Bedwell, sur sa rive est, et comprend vingt (20) acres. C’est un lieu précieux, car il situé tout près de l’embouchure de la rivière Bear, là où de grandes quantités de saumons sont pêchées pour être consommées pendant l’hiver. Ce lieu de pêche, comme presque tous ceux de la côte ouest de l’île de Vancouver, est en eaux maréales.

No15. Mark-to-sis, s’étend sur deux cent trente (230) acres. Elle est située à la tête de la crique Matilda, sur la rive sud de l’île Flores. Le village compte vingt‑huit (28) maisons, une église catholique et une mission. C’était auparavant le village principal de la tribu des Ahousat. Ces Indiens sont spécialisés dans la fabrication de canots, dont un grand nombre étaient en voie de construction au moment de ma visite. La terre est rocailleuse et de peu de valeur; quelques champs de pommes de terre sont cultivés à l’arrière du village (totalisant peut‑être ¼ d’acre), mais il est peu probable qu’on les agrandisse.

No16. A hous, est un poste de pêche bien protégé situé sur la côte ouest de l’île Vargas, à l’extrémité sud de la baie Open. Il compte trente‑cinq (35) acres de terre sablonneuse. Les Indiens y séjournent lors de la pêche au phoque, à la loutre de mer ou au flétan.

No17. Che tar pe, à l’embouchure de la baie Clayoquot, à l’ouest du mont Catface, comprend trente‑six (36) acres. On trouve de grandes quantités d’aiguillats, de flétan et de morue dans les environs de cette réserve. Une famille de la tribu des Ahousat y vit, possède une bonne maison, un potager d’environ ¼ d’acre, ainsi que des poulets et des cochons.

No18. Sut-a-quis, un poste de pêche de vingt‑sept (27) acres, situé à environ un demi mille à l’ouest de l’île Crane, et au sud‑ouest du mont Catface. On y trouve sept maisons. Il est principalement utilisé par les Indiens lors de la pêche à l’aiguillat. Cette réserve possède un épais couvert d’épinettes, de pruches et de cèdres de taille moyenne.

No19. Wah ous, un précieux lieu de pêche à l’embouchure de la rivière Trout, dans la baie Cypress, compte cent dix (110) acres. De grandes quantités de saumons y sont pêchées pour être consommées pendant l’hiver. Le terrain est plat et est sujet à inondation pendant les crues. Deux petites maisons, servant à entreposer le poisson, reposent sur des pieux, les maisons d’habitation des Indiens étant situées à environ un demi‑mille à l’est de la réserve no 20.

No20. Wah ous, sur la rive nord de la baie Cypres, a une superficie de trente‑trois (33) acres. C’est là où campent les Indiens lorsqu’ils pêchent dans la rivière Trout. Ils y ont construit cinq petites maisons. Le terrain est plat et couvert d’épinettes de grande taille et de pruches.

No21. Tequa, un poste de pêche de six (6) acres, situé à la tête de la baie de Bawden, bras Herbert.

No22. Pen-e-etle, en amont de l’anse White Pine, bras Herbert, compte soixante‑cinq (65) acres. C’est un bon lieu de pêche à l’aiguillat. Le cèdre est d’excellente qualité dans les environs, et il est très apprécié des Indiens, qui en font des canots.

No23. Mo-ye-hai, une réserve de dix‑sept (17) acres, est un poste de pêche situé sur la rive ouest du bras Herbert, près de l’embouchure. La montagne s’élève abruptement à moins de vingt verges du littoral, de sorte qu’il y a à peine de la place pour quatre maisons et un petit jardin.

Le cours d’eau dans lequel les Indiens pêchent le saumon est situé à environ ¼ de mille au nord du village et offre une grande quantité de poissons.

No24. Seek-tuk-[is], un lieu de pêche de trente (30) acres situé sur la rive est du bras North et à deux milles et demi (2 ½) au nord de l’île Cone. Il y a cinq maisons et un petit champ de patates sur cette réserve.

No25. [Wat ta], (18) acres, en amont du bras Shelter. À part la petite quantité de saumons qui y est pêchée, cette réserve a peu de valeur.

No26. Wap pook, sur la rive nord du bras Shelter, est un petit poste de pêche de dix (10) acres. Quelques poissons de moindre qualité sont pêchés à l’embouchure du ruisseau qui coule près des deux maisons composant le campement indien.

No27. Ope nit, contient quatre‑vingt‑trois (83) acres, et est situé sur la rive ouest de Sydney Inlet, à environ un mille au nord de Sharp Point. C’était auparavant le village principal de la tribu des Manhauset, de nos jours presque disparue, mais il reste deux maisons. Environ dix acres de terre pourraient être cultivés à cet endroit qui est plat et non rocailleux.

No28. Too too wilt-e-na, un petit lieu de pêche d’environ vingt (20) acres, situé sur la rive est de Sydney Inlet, immédiatement à l’est de la réserve no 27, est un endroit bien protégé; sinon, il est sans valeur; le saumon y est rare et de mauvaise qualité.

No29. Kish na cous, à la tête de Sydney Inlet, contient quarante (40) acres de terrain en contrebas couverts d’épinettes, de pruches et de cèdres. Il n’est pas occupé par les Indiens, sauf pour la pêche au saumon et à l’aiguillat. [RCD, vol 1, onglet 43.]

XV.  AnalysE DE LA PREUVE ET CONCLUSIONS

[161]  Dans la présente affaire, il aura été plus difficile de déterminer la perspective des Ahousaht quant à l’utilisation du lot 363, et l’utilisation que ceux‑ci en faisaient réellement, qu’il ne l’a été dans le cas de l’attribution des réserves sur lesquelles le Tribunal s’est penché dans les décisions Kitselas et Williams Lake.

A.  L’arbre du commissaire

[162]  La preuve ne permet pas vraiment de savoir comment le point de départ de la réserve établie à Maaqtusiis a été choisi. Dans la mesure où certains signes d’occupation étaient visibles, l’arpenteur aurait dû fixer le point de départ à l’extrême limite du village. Dans le cas contraire, il lui aurait fallu s’appuyer sur d’autres renseignements. Dans le contexte de la détermination des terres à attribuer en tant que réserve, il aurait obtenu ces renseignements auprès du groupe autochtone à qui la réserve était destinée.

[163]  À Maaqtusiis, il aurait été évident que le terrain sur lequel était situé le village devait faire partie de la réserve, et il l’a été.

[164]  Certaines terres boisées situées au sud du village ont été incluses dans l’attribution, alors que d’autres terres boisées ne l’ont pas été. La preuve par histoire orale accorde une certaine valeur aux terres boisées, mais elle ne permet pas de distinguer celles situées au nord de la limite arpentée de celles situées au sud. Alors comment la limite sud a‑t‑elle été établie?

[165]  Il faut donc que MM. O’Reilly et Green se soient fiés aux dires des membres du groupe pour que le point de départ du croquis de M. Green ait été fixé à un endroit où aucune différence entre les terres de l’un et l’autre côté n’est perceptible.

[166]  Monsieur Green a situé l’arbre du commissaire juste au sud des lieux de sépulture, tel qu’indiqué sur son croquis et sur le croquis d’arpentage figurant dans le carnet de M. Devereux. Cela montre que MM. O’Reilly et Green étaient sensibles au fait qu’ils devaient inclure les lieux de sépulture, et qu’ils ont vraisemblablement cherché à savoir où ils se trouvaient. Les notes de M. O’Reilly et le croquis d’arpentage de M. Green ne contiennent rien d’autre qui laisserait voir des différences entre la terre visée par l’attribution et celle située au sud de la limite arpentée, qui était aussi une terre boisée.

[167]  Le chef Noukamis était présent lorsque MM. O’Reilly et Green se sont rendus au village Maaqtusiis. Monsieur O’Reilly avait reçu ordre d’inclure les lieux de sépulture. Il aura fallu, dans un secteur boisé, qu’il demande où ils se trouvaient. Il est évident que M. Green ou lui l’a fait. Monsieur Green a dû consulter le chef Noukamis avant d’établir la limite sud, puisqu’il a situé l’arbre du commissaire (à partir duquel le cheminement initial est tracé) juste au sud des lieux de sépulture. Il se peut qu’il l’ait de nouveau consulté au sujet de la limite nord, puisqu’ils étaient alors tous deux sur place. Quoi qu’il en soit, la preuve indique que M. Green a consulté le chef Noukamis au sujet de la limite sud, qui est en cause en l’espèce.

B.  Le lac

[168]  La forêt située au sud de la ligne sud tracée par M. Ashdown Green abritait un petit lac. Le plan d’arpentage préparé par M. Devereux montre des zones surélevées à l’intérieur des lignes de démarcation. Comme le niveau du sol entre le littoral et le lac est plus élevé que le niveau du lac, ce dernier n’aurait pas été visible de l’endroit où M. Green a situé l’arbre du commissaire, au coin sud‑est de la terre attribuée.

[169]  Monsieur Green n’a pas fait mention du lac sur son plan. Monsieur Minnie dit, au paragraphe 5.5 de son rapport, que [traduction] « [l]es arpenteurs à l’emploi de la Commission des réserves indiennes ont appliqué les exigences en matière de consignation prescrites par la Land Amendment Act, 1879 de la C.‑B. », qui prévoit :

[traduction]

8(3.)  L’arpenteur doit rédiger des notes complètes, à mesure qu’il procède, sur les caractéristiques du territoire, la nature du sol, des lacs, des forêts, etc., de part et d’autre de la ligne. [Rapport Minnie, onglet 8, p 188.]

[170]  Le lac se trouvait dans une zone forestière, et M. O’Reilly a noté qu’il pleuvait très fort, le 22 juin 1889, date à laquelle la RI 15 a été attribuée. Conjugués à l’absence de mention de l’existence d’un lac du côté sud de la limite, ces faits tendent à indiquer que M. Green ne pouvait voir le lac depuis l’arbre du commissaire.

[171]  L’arpentage officiel a été fait par M. Devereux en 1893. Celui-ci a dû marcher le long de la ligne de traverse. Il devait relever les lacs situés à proximité du bien‑fonds arpenté. Il a vu le lac, qui apparaît sur le plan d’arpentage officiel. Il a calculé qu’il était situé à une distance de trois chaînes (60 mètres) au sud de la ligne de traverse définissant la limite sud de la réserve. Ce point se trouve à mi‑chemin de la pente descendant à partir de la ligne d’élévation. Monsieur Devereux a précisé que, le long de la limite, la végétation était composée de [traduction] « pruches et de cèdres. D’ifs et de sapins baumiers ça et là. De fourrés de salal […] » (RCD, vol 2, onglet 49).

[172]  Monsieur Devereux a indiqué dans son carnet qu’il y avait des arbres à l’intérieur des limites arpentées de la réserve. Il a noté que [traduction] « le bois n’a aucune valeur non plus [sauf] en tant que combustible » (RCD, vol 1, onglet 48; RCD, vol 2, onglets 49–50). Tel n’était peut‑être pas le cas, du point de vue des Ahousaht, mais il aurait fallu que l’information vienne d’eux. Je souligne que, selon l’histoire orale, la terre boisée exclue de l’attribution avait une valeur, mais pas pour la construction de canots.

[173]  La preuve par histoire orale qui se rapporte à l’utilisation du bois et à la pratique de la pêche sur aauuknuk ne donne pas à penser que la valeur inhérente à ces usages était aussi grande qu’elle pouvait l’être aux autres endroits que les Ahousaht ont porté à l’attention de M. O’Reilly, en juin 1889. Le bois ne convenait pas à la fabrication de canots.

[174]  La preuve par histoire orale ne mentionne pas que M. O’Reilly aurait été informé des utilisations qui étaient faites de la terre située au sud du village, ou encore que M. O’Reilly aurait donné quelque garantie que ce soit au sujet de cette terre.

[175]  Il est évident que l’information sur la valeur des autres emplacements que les Ahousaht souhaitaient qu’on leur réserve est venue des membres de la tribu. Par exemple, M. O’Reilly a décrit la réserve indienne no 22 comme étant [traduction] « un bon lieu de pêche à l’aiguillat. Le cèdre est d’excellente qualité dans les environs, et il est très apprécié des Indiens, qui en font des canots » (RCD, vol 1, onglet 43). Monsieur O’Reilly savait que, pour fabriquer leurs canots, les Ahousaht avaient besoin de cèdre de bonne taille, et il en a tenu compte au moment d’attribuer la réserve indienne no 22.

[176]  Il est de notoriété publique que la colonie de la Colombie‑Britannique et, après la Confédération, la province et le Canada, n’ont pas négocié avec les peuples indiens avant d’établir des colonies. Toutefois, les « Indiens » n’ont pas été complètement écartés du processus de création des réserves. Il est évident que M. O’Reilly avait entendu parler des habitudes, des souhaits et des activités des Ahousaht, le 19 juin 1889, et à nouveau, le 22 juin 1889, lorsqu’il a commencé à attribuer les réserves. Le chef Noukamis était présent et a dû informer M. O’Reilly de leurs désirs.

[177]  Pour chaque réserve attribuée, M. O’Reilly a noté la valeur particulière qu’elle représentait au regard aux habitudes, souhaits et activités des Ahousaht. Il a fait de même pour les réserves attribuées aux Clayoquot.

[178]  Les notes de M. O’Reilly au sujet des réserves numéro 16 à 26 attribuées aux Ahousaht ont été écrites à partir de ce que les chefs lui ont dit. Elles font dans chaque cas mention de la pêche pratiquée sur la terre que les Ahousaht souhaitaient qu’on leur réserve, sauf pour la RI 15, où se trouvait un village.

[179]  Monsieur O’Reilly n’a rédigé aucune note attribuant une valeur à aauuknuk concernant la pêche, le bois ou autre, ce qui laisse fortement supposer qu’il n’a reçu aucune information à ce sujet.

[180]  La revendicatrice soutient que rien ne prouve que M. O’Reilly a pu constater sur place les habitudes, souhaits et activités des Ahousaht ou qu’il a tenté par quelque moyen de savoir ce qu’ils désiraient. La quantité de détails que M. O’Reilly donne sur les utilisations qui étaient faites de chacune des réserves attribuées —pêche, bois, village — montre qu’il a consulté les Ahousaht avant de s’embarquer pour la baie Clayoquot. Ils lui ont dit où ils souhaitaient que leurs réserves soient établies. Monsieur O’Reilly les a invités à l’accompagner et a noté que [traduction] « avec l’aide, dans chaque cas, de quelques membres de la tribu », il avait « délimité […] 29 réserves » (RCD, vol 1, onglet 43). Il a longuement discuté avec le chef Noukamis, le 22 juin 1889, après quoi il a délimité 29 réserves.

[181]  Monsieur O’Reilly n’a pas précisé que le chef Noukamis était présent chaque fois qu’il a visité un emplacement et au moment où il a attribué les réserves. Il est cependant invraisemblable qu’il ait été absent. Le chef était là pour renseigner M. O’Reilly. Il savait qu’il était important pour son peuple de conserver ses lieux de pêche et ses villages. Il est très peu probable qu’il n’ait pas été présent à chaque endroit, puisqu’il était de sa responsabilité d’y être.

[182]  Il ressort de l’histoire orale que le lac était un endroit où les Ahousaht pêchaient le saumon. Si M. O’Reilly avait su où il était, n’aurait‑il pas supposé qu’il représentait une source appréciée d’approvisionnement en saumon et ne l’aurait‑il pas inclus dans la réserve?

[183]  Si M. O’Reilly avait su que le lac existait, il aurait pu demander s’il représentait une source précieuse d’approvisionnement en poisson, mais il aurait aussi pu ne pas le faire. On l’avait informé de l’emplacement des autres terres et lieux de pêche, mais il semble qu’on ne l’ait pas fait pour aauuknuk, et il a procédé à l’attribution des réserves en conséquence.

[184]  La preuve n’établit pas que M. O’Reilly a omis de faire preuve de diligence ordinaire. Qui plus est, elle tend fortement à suggérer qu’il n’a pas été informé de l’existence du territoire revendiqué, y compris le lac où les Ahousaht pêchaient le saumon, et une forêt dont ils faisaient d’autres usages.

XVI.  la commission McKenna-McBride

[185]  La revendicatrice ne prétend pas que la Couronne a manqué à une obligation de fiduciaire lorsque la commission McKenna-McBride s’est penchée sur ses besoins en terres. Il reste que cette étape du processus a été mise en preuve, et a été examinée.

[186]  Le 24 septembre 1912, le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial ont constitué la Commission royale des affaires des Sauvages de la Colombie‑Britannique (la Commission royale) à qui ils ont confié le mandat de [traduction] « résoudre tous les différends qui surgissent entre le gouvernement du Dominion et le gouvernement de la province relativement aux terres des Sauvages et, d’une façon générale, aux affaires des Sauvages de la province de la Colombie‑Britannique » (RCD, vol 2, onglet 75). Voici un extrait du mandat de la Commission royale :

[traduction]

2. La Commission ainsi constituée a le pouvoir de modifier la superficie des réserves indiennes de la Colombie‑Britannique de la manière suivante :

[…]

b) Si, de l’avis des commissaires, une superficie insuffisante de terres a été mise de côté pour l’usage des Sauvages de cet endroit, les commissaires fixent la superficie à ajouter. Ils peuvent en outre mettre de côté des terres pour toute tribu à l’intention de laquelle aucune terre n’a encore été réservée. [RCD, vol. 2, onglet 75.]

[187]  Le 18 mai 1914, la Commission royale s’est rendue sur la RI Marktosis 15 pour rencontrer les Ahousaht et interroger les représentants de la bande. Il est évident que les membres des Ahousaht qui ont témoigné ont compris qu’ils avaient là l’occasion de demander des terres de réserve supplémentaires.

[188]  Au paragraphe 32 de l’exposé conjoint des faits, on peut lire que [traduction] « [a]u cours de la rencontre du 18 mai 1914 avec la Commission royale, il a été indirectement question […] du lot 363, c’est‑à‑dire que l’école, qui a fait l’objet d’une discussion, était située sur la terre en question ». Nulle part dans la transcription de la preuve recueillie par la Commission royale des affaires des Sauvages pour la province de la Colombie‑Britannique il n’est fait mention de la présence du lac.

[189]  Aucune demande visant à ajouter une terre à la RI Marktosis 15 n’a alors été faite. La Commission a approuvé les demandes de terre visant Kut-cous Point et Bartlett Island. Elle a refusé celles concernant Vargas Island, Mosquito Harbour et Blunden Island, les terres demandées n’étant pas disponibles.

[190]  Les parties ont présenté au Tribunal une transcription et un résumé, chacun de ces documents rendant compte des discussions ayant eu lieu lors du passage de la Commission à Marktosis, le 18 mai 1914. Le résumé décrit, sous forme narrative, ce qu’ont dit les commissaires et le chef Billy. Et la transcription a pour objet la discussion qui a eu lieu entre les commissaires et le chef Billy, le chef Kietler (chef Keitlah), Benson Kietler (Benson Keitlah) et Joe Didian Sr :

[traduction]

[…] [il y avait] sur les lieux plus de soixante‑dix Indiens adultes.

[…]

M. LE COMMISSAIRE SHAW a expliqué l’origine, la portée et l’objectif de la Commission.

[…]

LE PRÉSIDENT […] [a plus tard demandé] où étaient situées les terres que les Indiens souhaitaient avoir, et il vérifierait si elles avaient déjà été vendues ou autrement concédées à des Blancs par la Couronne, ou s’il était encore possible de les ajouter aux réserves […] [Témoignage de la Première Nation des Ahousaht devant la Commission royale des affaires des Sauvages; RCD, vol 2, onglet 79.]

[191]  Il y a eu un témoignage concernant le besoin de terres additionnelles de la bande. Un interprète, Ralph Deidien, est mentionné.

[192]  Quant à la RI Marktosis 15, le chef Keitlah n’a pas mentionné le lac, qui était alors un marécage après avoir été vidé en 1904 :

[traduction]

LE PRÉSIDENT : Vivez‑vous sur cette réserve, Marktosis, no 15?

R.  Oui, je vis là pendant l’hiver.

Q.  Savez‑vous combient d’Indiens il y a sur cette réserve – hommes, femmes et enfants?

R.  Je ne sais pas vraiment combien il y a de personnes. Il y a de nombreuses années, je vivais là.

Q.  Combien de maisons y a‑t‑il sur cette réserve?

R.  Environ 50.

Q.  Qu’est‑ce que les gens font ici pour vivre?

R.  Nous allons pêcher le hareng.

Q.  Qu’est‑ce que la tribu fait en général – quelles sont ses activités [?]

R.  Nous allons pêcher le saumon, le flétan et le poulamon.

Q.  N’y a‑t‑il pas des palourdes sur les plages?

R.  Quelques‑uns en ramassent, mais pas tous.

Q.  Attrapez‑vous du flétan et du phoque?

R.  Oui.

Q.  Posez‑vous des pièges durant l’hiver?

R.  Oui, nous attrapons des visons et des loutres.

Q.  Est‑ce que des gens travaillent dans les conserveries?

A.  Quelques‑uns y vont – presque tous. Quelques‑uns restent à la maison.

Q.  Est‑ce que vos femmes font des paniers?

R.  Oui.

Q.  Est‑ce qu’il y en a qui cueillent le houblon?

R.  Oui, certains Indiens cueillent le houblon.

Q.  Chassent‑ils la baleine?

R.  Pas maintenant; mais autrefois, ils partaient chasser la baleine.

Q.  Y a‑t‑il des terres défrichées sur cette réserve?

R.  Cette réserve est défrichée seulement là où se trouvent les maisons.

Q.  Quelle étendue est défrichée?

R.  Je ne sais pas; je ne sais pas ce que représente une acre.

Q.  Il y a des potagers ici? Cultivez‑vous des légumes?

R.  Non; nous ne cultivons pas de légumes parce qu’il n’y a pas de place sur la réserve.

Q.  Il y a des arbres fruitiers ici, non?

R.  Oui; nous avons des arbres fruitiers, pas tout le monde – quelques‑uns en ont. [RCD, vol 2, onglet 78.]

[193]  Au sujet des autres réserves de la bande, le président a demandé si le village Wahous (réserve indienne no 20) était [traduction] « l’un des principaux villages de la bande », ce à quoi le chef Keitlah a répondu que c’était [traduction] « un village important » des Ahousaht et qu’[traduction] « il y a[vait] là de très bonnes terres » (RCD, vol 2, onglet 78). Invité à en dire plus sur la qualité de la terre des réserves indiennes nos 19 et 24, le chef Keitlah a répondu que c’était de la [traduction] « [b]onne terre » (RCD, vol 2, onglet 78). Le chef Keitlah a confirmé que les autres réserves des Ahousaht servaient principalement de postes de pêche et que plusieurs d’entre elles étaient boisées.

[194]  Dans le contexte de l’attribution des réserves et de la confirmation de ces attributions, les postes de pêche semblent avoir été considérés comme des lieux où les gens pouvaient se livrer à leurs pêches traditionnelles, c.‑à‑d. des endroits où ils pouvaient pêcher.

[195]  Quant au témoignage concernant l’école, en voici un extrait :

[traduction]

[Échange entre le président et le chef Keitlah :]

Q.  Il y a une école tout près de cette réserve – un pensionnat, non?

A.  Oui.

Q.  Est‑ce que tous les enfants vont à l’école?

A.  Oui; presque tous vont à l’école. [RCD, vol 2, onglet 78.]

[196]  Le chef Keitlah n’a pas corrigé le président lorsque celui‑ci a dit que l’école était située [traduction] « tout près » de la réserve. Comme il ressort de la preuve par histoire orale que les Ahousaht croyaient que la réserve comprenait le terrain où était située l’école, il est probable que c’est ce que croyait également le chef Keitlah. Cela explique peut‑être pourquoi la Commission royale n’a reçu aucune demande visant à faire ajouter à la réserve le terrain adjacent situé au sud.

[197]  Le rapport de la Commission royale indique que la RI Marktosis 15 est de 260 acres. Elle y est décrite de façon générale comme un [traduction] « [v]illage avec une très belle plage » (RCD, vol. 2, onglet 81). Les autres réserves de la bande sont décrites essentiellement comme des postes de pêche.

XVII.  M. O’REILLY connaissait‑il l’intérêt des AHOUSAHT?

[198]  La question de savoir si, quant à une attribution précise, M. O’Reilly a agi avec diligence ordinaire repose sur la preuve présentée au Tribunal dans l’affaire dont il est saisi.

[199]  En l’espèce, M. O’Reilly s’est laissé guider par le fait que les habitudes, souhaits et activités des Ahousaht tournaient autour de la pêche. Tout comme leurs frères de la région, ils ne cultivaient pas la terre. Ce qui comptait avant tout, pour eux, c’était la protection de leurs villages et l’accès à leurs postes de pêche.

[200]  Les revendications fondées sur l’attribution d’une réserve peuvent révéler des habitudes, des souhaits et des activités nettement différents. Par exemple, dans d’autres régions de la province, certains peuples autochtones peuvent s’adonner à l’élevage et à l’agriculture. Comme pour les peuples autochtones des Prairies, leurs habitudes et les activités, et, bien sûr, leurs besoins et leurs désirs par rapport aux terres ont changé à cause de la disparition des bisons, des politiques gouvernementales visant à promouvoir l’agriculture et des restrictions à la mobilité des personnes imposées par le système de laissez‑passer.

[201]  On trouve à l’onglet 45 du rapport Minnie une citation de l’historien Robin Fisher, selon qui M. O’Reilly n’aurait pas agi avec le même soin que son prédécesseur, Gilbert Sproat (rapport Minnie, à la p 585 (Dorothy I.D. Kennedy, extraits de A Reference Guide to the Establishment of Indian Reserves in British Columbia 1849-1911, (1994), à la p 59)). Cet ouvrage est instructif en ce qu’il contient des renseignements sur la genèse de la CMRI et les travaux des commissaires. L’opinion de M. Fisher — probablement fondée sur ses recherches — citée par Mme Kennedy n’est pas présentée de manière à ce que le Tribunal adopte ce point de vue sur les actes de M. O’Reilly. Les ouvrages de science sociale contribuent à l’accroissement des connaissances générales sur les événements passés et constituent le fondement d’une opinion éclairée. Cependant, à moins qu’ils ne soient présentés et reconnus en tant que rapport d’expert sur une question distincte soumise au Tribunal, ou encore en tant que fait dont celui‑ci peut prendre connaissance d’office, ces ouvrages peuvent s’avérer utiles sur le plan contextuel, mais ne sauraient être considérés comme un fait déterminant.

[202]  J’estime que, sans l’aide des Ahousaht, l’utilisation que ceux‑ci faisaient de la terre et des ressources à l’intérieur des limites du lot 363 n’aurait pas été évidente pour M. O’Reilly.

[203]  Monsieur O’Reilly a fait preuve de diligence ordinaire en tentant de déterminer avec exactitude les habitudes, les souhaits et les activités des Ahousaht. Il a fait une enquête adéquate, mais la valeur particulière attachée à la terre en cause, qui ressort de la preuve par histoire orale, n’a pas été portée à sa connaissance.

XVIII. Conclusion

[204]  L’exercice par la Couronne de son pouvoir discrétionnaire d’attribuer des parcelles de terre en tant que terres de réserve était tributaire de sa connaissance d’un intérêt autochtone identifiable, dont l’existence ne dépendait pas de ses actes. Comme cet intérêt portait sur une terre de la Couronne, celle‑ci pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire.

[205]  La CMRI a été constituée, en partie, afin que des représentants de la Couronne puissent déterminer les terres qui, selon les Couronnes fédérale et provinciales, devaient être réservées conformément à l’article 13 des Conditions de l’adhésion. Monsieur O’Reilly se devait d’agir de façon à satisfaire aux objectifs de l’article 13. Il a eu pour instruction de déterminer les terres que les Indiens avaient l’habitude d’utiliser dans l’exercice de leurs activités et qu’ils souhaitaient conserver. Bref, les terres qui, selon la Couronne, méritaient le statut de réserve. Cela comprenait les villages et les postes de pêche.

[206]  La revendicatrice n’a pas démontré que, en 1889, au terme d’une enquête par ailleurs adéquate, M. O’Reilly connaissait l’existence d’un intérêt identifiable des Ahousaht à l’égard du lot 363. La Couronne n’était donc pas en mesure de déterminer si elle devait ou non l’attribuer.

XIX.  dispositiF

[207]  La revendicatrice n’a pas établi que la Couronne a manqué à son obligation légale en ce qui concerne le lot 363. La revendication est donc rejetée.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade, président

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


 

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20190208

Dossier : SCT‑7005‑12

OTTAWA (ONTARIO), le 8 février 2019

En présence de l’honorable Harry Slade, président

ENTRE :

PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À :

Avocat de la revendicatrice PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Représentée par Me Stan H. Ashcroft

Ashcroft & Company, avocats

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Tanya L. Jorgenson et Me Terry A. McCormick

Ministère de la Justice

 

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