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DOSSIER : SCT-2003-13

RÉFÉRENCE : 2020 TRPC 3

DATE : 20200221

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM

Revendicatrice

 

Me Jameela Jeeroburkhan et Me Charlotte Chicoine-Wilson, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée

 

Me Stéphanie Dépeault et Me Josianne Philippe, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Du 8 au 11 mai 2017, du 9 au 12 avril 2018, le 12 février 2019, du 8 au 11 avril 2019 et du 15 au 18 avril 2019

MOTIFS de la dÉcision

L’honorable Paul Mayer


Note : Le Tribunal a émis un corrigendum le 28 avril 2020. Les corrections ont été ajoutées au présent document.

Jurisprudence :

St Catharines Milling and Lumber Co v R (1887), 13 SCR 577; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; St Catherine’s Milling and Lumber Co v R (1888), 14 App Cas 46 (JCPC); Calder et al c Procureur Général de la Colombie-Britannique, [1973] RCS 313; Guerin c R, [1984] 2 RCS 335; R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075; Première Nation des Innus Essipit c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 1; Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 RCS 83; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du nord canadien), [1995] 4 RCS 344; Première nation de Fairford c Canada (PG), [1999] 2 CF 48, [1998] ACF no 1632; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Québec (PG) c Canada (Office national de l’énergie), [1994] 1 RCS 159; Bande indienne de Semiahmoo c Canada, [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CA).

Lois et règlements cités :

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, r 10, 41, 42.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14 et s, 20, 22.

Acte concernant les Sauvages et les Terres des Sauvages, SRB-C 1860, c 14.

Loi constitutionnelle de 1982, c 11, art 35.

Loi des sauvages, SRC 1906, c 81, art 20, 49.

Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1911, c 14, art 37.

Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1918, c 26, art 2.

Doctrines citées :

José Mailhot, « La marginalisation des Montagnais », dans Pierre Frenette, Histoire de la Côte-Nord, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture et Presses de l’Université Laval, 1996.

Henry Youle Hind, Explorations in the Interior of the Labrador Peninsula: The Country of the Montagnais and Nasquapee Indians, vol 1 et vol 2, Londres, Longman, Green et al, 1863.

Frank G. Speck, « Montagnais-Naskapi Bands and Early Eskimo Distribution in the Labrador Peninsula », American Anthropologist, 1931.

Frank G. Speck et Loren C. Eiseley, « Montagnais Naskapi bands and family hunting districts of the central and southeastern Labrador Peninsula », Proceedings of the American Philosophical Society, 1942.

Mgr René Bélanger, Sept-Iles et son passé, Éditions Le Musée des Sept-Iles Inc, 1981.

Daniel Vachon, L’Histoire montagnaise de Sept-Îles, Éditions Innu, 1985.

Sébastien Grammond, Terms of coexistence: Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013.

John J. Borrows et Leonard I. Rotman, Aboriginal Legal Issues: Cases, Materials & Commentary, 5e éd, Markham, LexisNexis Canada, 2008.

J. Timothy S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples, Markham, LexisNexis Canada, 2008.

Sommaire :

La présente revendication concerne la portée des obligations de la Couronne fédérale, à titre de fiduciaire, dans l’administration et la surveillance des terres de la réserve de Uashat, à partir de sa création en 1906 jusqu’à la cession de la presque totalité des lots de la réserve en 1925, ainsi que les dommages et inconvénients subis par les Innus de Uashat.

La revendicatrice allègue que la Couronne fédérale a manqué à son obligation de fiduciaire en ne prenant pas les mesures nécessaires pour que la réserve soit arpentée et clairement délimitée, ainsi qu’en omettant d’utiliser les recours à sa disposition afin de faire cesser les empiètements à l’époque où des lots de la réserve ont été vendus par la province.

La revendicatrice soumet que l’intimée a également manqué à ses obligations légales dans le cadre de la cession de 1925, en raison de son défaut d’obtenir validement le consentement des Innus de Uashat et de veiller à ce que les règles régissant les conditions de validité de la cession soient respectées. Ces manquements par la Couronne fédérale ont, selon la revendicatrice, occasionné aux Innus de Uashat des pertes susceptibles d’être compensées.

L’intimée conteste et nie le bien-fondé de la revendication. Elle affirme avoir agi avec la diligence requise dans les limites des moyens à sa disposition pour protéger les terres de la réserve, en prenant toutes les mesures nécessaires pour permettre aux Innus et aux tiers de localiser la réserve et ses limites. Selon l’intimée, la vente des lots de la réserve ne résulte pas d’un manquement de sa part, mais plutôt de la tenue déficiente de ses registres par la province. Afin de faire cesser ces empiètements, la Couronne fédérale disposait d’une grande latitude quant à la façon dont elle pouvait s’acquitter de ses obligations légales et a choisi en l’espèce d’obtenir des terres situées à proximité de la réserve en échange des lots vendus. Ces ventes constituent par conséquent l’élément déclencheur de la cession-échange de 1925. Les Innus de Uashat ont consenti validement à la cession et l’intimée a respecté leur volonté et leur autonomie. L’intimée soumet donc avoir agi de façon conforme à ses obligations de fiduciaire lors de la cession-échange de 1925.

L’intimée soutient que, même si le Tribunal conclut à l’existence de manquements à ses obligations légales et de fiduciaires, il doit rejeter la revendication aux motifs que les Innus de Uashat n’ont subi aucune perte susceptible d’être indemnisée puisque la vente des terres de réserve a été adéquatement compensée par l’octroi de terres dont la superficie était supérieure à celle des terres cédées.

Faits :

Vers la fin du XIXe siècle, les Innus de Uashat vivent essentiellement à l’intérieur des terres où ils chassent le gibier et y trappent les animaux à fourrures. De juin à août, ils reviennent dans la baie de Sept-Îles afin de participer à la mission catholique et d’échanger leurs fourrures au poste de traite.

L’arrivée d’un nombre grandissant de colons dans la région pousse les Innus de Uashat à demander la création d’une réserve afin de protéger les terres qu’ils occupent autour de la chapelle et du poste de traite, et sur lesquelles sont installées leurs maisons. Cette demande est toutefois refusée en 1881 par le Conseil exécutif de la province de Québec en raison de l’octroi de concessions minières sur le site convoité. Les Innus de Uashat renouvellent leur demande pour l’obtention d’une réserve en 1901, mais le Département des Affaires indiennes (ci-après le « DAI ») refuse de la considérer car elle vise des terres sur lesquelles sont érigés des bâtiments ou des améliorations appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson ou à des tiers.

Devant la pression des colons eurocanadiens sur les terres qu’ils occupent, les Innus de Uashat réitèrent en 1903 leur désir d’obtenir une réserve. Ayant déjà vendu certains des lots réclamés, la province s’oppose à ce que les terres où se trouvent les maisons des Innus soient réservées et fait arpenter une réserve au bord de la mer, à l’extérieur du village innu. Les Innus s’objectent à l’emplacement envisagé et le projet de réserve est abandonné. Des pourparlers sont enclenchés entre les deux paliers de gouvernement et une entente tripartite intervient finalement entre le DAI, la province et le père Boyer de la Mission de Sept-Îles. Conformément à cette entente, la réserve de Sept-Îles comprenant le lot de la chapelle et des lots immédiatement au nord-ouest de celle-ci est officiellement créée en 1906.

Toutefois, les démarches pour mettre en œuvre l’ensemble de l’entente tripartite tardent à être réalisées, notamment l’arpentage et la démarcation des terres de réserve afin de prévenir les empiètements, ainsi que le déménagement aux frais du DAI des maisons des Innus situées hors réserve sur les lots de cette dernière. L’absence de démarcation des limites de la nouvelle réserve, de même qu’une erreur dans les registres de la province quant à son emplacement, ont pour effet de créer au cours des années suivantes la confusion au sein des populations innue et eurocanadienne. À compter de 1917, plusieurs lots de la réserve sont vendus par la province.

En 1924, alors que la grande majorité des Innus de Uashat sont sur leurs territoires de chasse, le DAI procède au déménagement de leurs maisons situées hors réserve dans les limites de cette dernière. Ce n’est qu’à leur retour sur la côte l’été suivant qu’ils découvrent avec surprise que leurs maisons ont été déménagées et même, pour certaines d’entre elles, endommagées lors du processus.

L’année suivante, afin de résoudre la problématique de la vente des lots de la réserve par le Québec, le DAI et la province conviennent de procéder à la cession des terres de la réserve et de désigner le projet de réserve arpenté en 1903 comme réserve de remplacement. Suivant les instructions du DAI, une assemblée est tenue auprès des Innus de Uashat pour obtenir leur consentement à la cession et ainsi formaliser l’échange de terres.

En 1925, la province émet un arrêté en conseil pour approuver la création de la nouvelle réserve. À compter de cette date, la réserve initiale de 1906, à l’exception du lot de la chapelle, est officiellement cédée et remplacée par la réserve de Pointe-au-sable.

Arrêt : Les Innus de Uashat détenaient un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur les terres de la réserve au moment de sa création. La création de la réserve engageait notamment la responsabilité́ du Canada aux devoirs élémentaires de loyauté́, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances, et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para 74, [2002] 4 RCS 245). L’obligation de fiduciaire de la Couronne fédérale lui imposait également d’agir avec diligence afin de protéger l’intérêt quasi propriétal des Innus dans les terres de la réserve de Uashat.

L’omission de la Couronne fédérale d’arpenter et de démarquer la réserve pour protéger l’intérêt des Innus dans leurs terres constitue un manquement à son obligation de fiduciaire. Au moment de la création de la réserve et au fil des années qui ont suivi, le Canada se devait d’exercer les pouvoirs qui lui étaient conférés par l’article 20 de la Loi des sauvages, SRC 1906, c 81, d’arpenter et de baliser clairement les limites de la réserve afin d’éviter tout empiètement par les colons. Or, malgré les nombreuses demandes et le besoin criant de frontières clairement définies, et malgré l’avancement de sommes année après année par le Parlement pour répondre à ce besoin, le DAI n’a jamais procédé à l’arpentage ni délimité la réserve, créant ainsi une confusion quasi totale sur son emplacement, son étendue et parfois même son existence. Un propriétaire foncier raisonnablement prudent aurait d’emblée constaté l’importance d’un plan exact et aurait délimité la réserve avec une série de marqueurs physiques visibles afin de sécuriser le titre de propriété et de s’assurer que les terres de réserve mises de côté pour les Innus de Uashat étaient identifiables aux yeux de tous.

La Couronne fédérale a de plus manqué à ses obligations légales et de fiduciaire dans l’administration et la surveillance des terres de la réserve, en ne prenant pas toutes les mesures requises pour prévenir les empiètements sur les terres réservées et en ne réagissant pas de façon diligente à la vente de lots de réserve par la province.

En tant que fiduciaire, la Couronne fédérale avait l’obligation de faire preuve d’une vigilance constante raisonnable face aux menaces contre l’intérêt quasi propriétal des Innus de Uashat dans la réserve et devait réagir promptement à tout empiètement. Bien qu’il possédait différents pouvoirs et recours pour faire cesser les empiètements, le Canada était peu préoccupé par la vente illégale des lots de la réserve par le Québec et ne réagira que sous la pression éventuelle de tiers. Son inaction et son absence de diligence démontrent que la Couronne fédérale n’a pas agi avec le même soin qu’elle apporterait à l’administration de ses propres affaires.

L’obligation de fiduciaire de la Couronne fédérale exigeait également qu’elle s’assure d’obtenir le consentement éclairé des Innus de Uashat préalablement à la cession des terres de leur réserve, ainsi que du respect des exigences la Loi sur les Indiens alors en vigueur en matière de cession. Dès lors, la Couronne fédérale était tenue d’agir de bonne foi et de fournir une information complète aux Innus de Uashat, eu égard aux circonstances. En raison du manque de transparence du DAI, les Innus de Uashat n’ont pas été en mesure de prendre une décision éclairée et informée sur l’opportunité de la cession.

La preuve démontre que pendant la période précédant la cession de 1925, les Innus de Uashat subissent des pressions socio-économiques importantes et se heurtent à l’attitude biaisée de certains employés du DAI. Non seulement ils perdent une partie de ce qu’ils considéraient être leur réserve avec le déménagement de leurs maisons, mais la pénurie de gibier, l’effondrement du marché de la fourrure et la diminution du soutien financier aux chasseurs ont des impacts négatifs sur leur capacité d’assurer des revenus. Les Innus de Uashat souffrent également de nombreux problèmes de santé et de manque de soins médicaux et sont donc particulièrement vulnérables au moment où on leur demande leur consentement.

Rien n’indique en l’espèce que l’agent du DAI alors en poste à Sept-Îles ait suivi les instructions du DAI ou se soit assuré de respecter les lois de l’époque quant au consentement des Innus de Uashat. Le manque d’information et de procès-verbal concernant le déroulement de l’assemblée du 5 juillet 1925 ne permet pas de conclure que les Innus de Uashat ont pu consentir de manière libre et éclairée à la cession. Par ailleurs, lorsqu’on leur demande d’approuver la cession en 1925, les Innus de Uashat sont placés devant un fait accompli, puisqu’un des éléments les plus importants de l’entente de 1924, soit le déménagement de leurs maisons, avait déjà été réalisé par le DAI pendant leur absence et sans leur consentement valide. Ce n’est qu’une fois le déménagement des maisons effectué que la Couronne a souligné la nécessité de procéder à la cession afin de pouvoir effectuer l’échange envisagé.

Les manquements de la Couronne fédérale à ses obligations de fiduciaire ont occasionné pour les Innus de Uashat des pertes susceptibles d’être compensées. Lors de la cession, ils ont été privés de lots centralement situés qu’ils avaient convoités à plusieurs reprises depuis 1880. Le remplacement de ces terres par l’ancienne réserve projetée de 1903 ne remédie pas au manquement fiduciaire de la Couronne.

Le gouvernement du Québec a fait preuve de négligence sur le plan de la tenue de ses registres, en y inscrivant le projet de réserve de 1903 au lieu de la réserve de 1906. Cet enregistrement erroné a mené à la vente illégale de lots de la réserve de 1906. Cependant, les pertes subies par les Innus de Uashat ne sont pas uniquement attribuables aux fautes du gouvernement du Québec. Les manquements répétés du Canada à son obligation de veiller à ce que l’intérêt supérieur des Innus de Uashat soit servi et les fautes du gouvernement du Québec s’entrecroisent et se complètent, de sorte qu’il est impossible de les dénouer.

L’existence des terres d’échange n’est pas pertinente à ce stade-ci de l’instance puisque le détail des pertes ainsi que l’indemnité à accorder aux pertes reconnues comme admissibles feront l’objet de la deuxième étape.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. LA REVENDICATION 12

II. LES PROCÉDURES 12

A. La recevabilité de la revendication 12

B. La scission de l’instance 13

C. Le déroulement de l’instance 14

III. LA PREUVE 15

A. Introduction 16

B. 1880 à 1900 : Début des démarches pour la création d’une réserve 21

C. 1901 à 1902 : Refus des requêtes des Innus 26

D. 1903 à 1904 : Projet de réserve arpenté, puis abandonné 30

E. 1905 à 1906 : Création de la réserve 42

F. 1907 à 1910 : Changement de cap du DAI 53

G. 1910 à 1917 : Confusion, taxation et inaction 57

H. 1917 à 1922 : Vente des lots de la réserve 71

I. 1923 à 1924 : Inspections et déménagement des maisons 76

J. 1925 : Cession de la réserve 87

K. Événements subséquents à la cession 92

IV. LES QUESTIONS EN LITIGE 93

V. Le Canada a-t-il manqué à ses obligations d’administration et DE surveillance DE LA RÉSERVE après La création DE celle-ci en 1906 ? 95

A. Le Canada a-t-il pris les mesures nécessaires après la création de la réserve pour prévenir les empiètements sur les terres réservées à Sept-Îles ? 95

1. Les prétentions des parties 95

a) Celles des Innus de Uashat 95

b) Celles du Canada 96

2. Le droit 97

a) L’état du droit : l’obligation de fiduciaire 97

i) La nature 97

ii) La portée 100

iii) Le contenu 101

3. Décision et analyse 105

a) L’arpentage 105

b) La description de la réserve 115

B. Le Canada a-t-il réagi de façon diligente à la suite de la vente des lots de la réserve par le Québec ? 118

1. Les prétentions des parties 118

a) Celles des Innus de Uashat 118

b) Celles du Canada 119

2. Analyse et décision 120

VI. Le Canada a-t-il manqué à ses obligations LÉGALES ET DE FIDUCIAIRE DANS LE CADRE DE LA CESSION DE 1925 ? 126

A. Les prétentions des parties 126

1. Celles des Innus de Uashat 126

2. Celles du Canada 127

B. Analyse et décision 129

1. Grande vulnérabilité chez les Innus 130

a) Surprise devant le déménagement de leurs maisons et la perte d’une partie de ce qu’ils considéraient être leur réserve 130

b) Croissance démographique eurocanadienne 131

c) Pressions de la municipalité 131

d) Pressions de la Compagnie de la Baie d’Hudson 131

e) Pressions socio-économiques 132

f) Problèmes de santé 132

g) Conflit avec l’agent MacDougal 133

h) L’agent Michaud 138

2. Devant un fait accompli 140

3. L’assemblée du 5 juillet 1925 141

4. Le Canada a-t-il obtenu un consentement valide des Innus ? 147

a) Consentement au déménagement 147

b) Consentement à la cession 149

5. Une unanimité qui ne s’explique pas 151

VII. LeS MANQUEMENTS DU CANADA ONT-ILS ENGENDRÉ UNE PERTE POUR LES INNUS DE UASHAT SUSCEPTIBLE D’ÊTRE COMPENSÉE ? 152

A. Les prétentions des parties 152

1. Celles des Innus de Uashat 152

2. Celles du Canada 153

B. Analyse et décision 153

VIII. QUELLE EST LA PART DE RESPONSABILITÉ DU CANADA QUANT À LA PERTE SUBIE PAR LES INNUS DE UASHAT ? 156

A. Les prétentions des parties 156

1. Celles du Canada 156

2. Celles des Innus de Uashat 157

B. Analyse et décision 158

1. Fautes du Québec 158

2. Fautes du Canada 159

C. Conclusion 162

IX. POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL : 162

X. ANNEXE : LISTE DES ILLUSTRATIONS 165


 

I. LA REVENDICATION

[1] Le cas qui nous occupe porte sur la communauté de Uashat mak Mani-Utenam (ci-après les « Innus de Uashat »), à Sept-Îles. Nous examinerons la portée des obligations de la Couronne fédérale (ci-après le « Canada »), à titre de fiduciaire, à partir de la création de la réserve en 1906 jusqu’à la cession de la plupart des lots de cette réserve en 1925.

[2] Plus spécifiquement, le présent dossier requiert que le Tribunal des revendications particulières (ci-après le « Tribunal ») statue sur les négligences alléguées par les Innus de Uashat d’obligations légales et de fiduciaire relativement à l’administration et à la surveillance de la réserve de Uashat par le Canada à partir de sa création en 1906 jusqu’à la cession de 1925, dans un contexte d’empiètement et de ventes de lots de la réserve par la province de Québec (ci-après le « Québec »).

[3] À cette fin, le Tribunal est appelé à porter une attention particulière à deux moments de l’histoire de la réserve.

[4] Tout d’abord, le Tribunal doit s’intéresser aux actions du Canada avant la vente des lots par le Québec afin de déterminer si celui-ci a pris toutes les mesures requises, par son rôle de fiduciaire, pour empêcher les empiètements sur les terres réservées.

[5] Ensuite, le Tribunal doit considérer la façon dont le Canada a réagi en apprenant la vente des lots de la réserve de Uashat par le Québec et quelles mesures il a entreprises afin de résoudre cette problématique.

[6] Finalement, dans l’éventualité où le Tribunal conclut que le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire, il devra déterminer si ces manquements ont occasionné des pertes pour les Innus de Uashat susceptibles d’être compensées par le Tribunal. Toutefois, puisque l’instance a été scindée en deux étapes, il ne sera pas nécessaire, le cas échéant, d’évaluer à ce stade-ci les pertes encourues.

II. LES PROCÉDURES

A. La recevabilité de la revendication

[7] La présente revendication a initialement été déposée auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien le 12 novembre 2009.

[8] Dans une lettre datée du 29 octobre 2012, le sous-ministre adjoint principal, M. Jean-François Tremblay, a avisé les Innus de Uashat du refus du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de négocier la revendication particulière intitulée « Cession de 1925 » (pièce P-71, onglet 465, ministère des Affaires indiennes et du Nord Canadien, rapport d’étape des revendications particulières pour Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam, 3 mai 2016).

[9] Les Innus de Uashat ont donc déposé auprès du Tribunal, le 14 février 2014, une déclaration de revendication aux termes de la règle 41 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119.

[10] Le Tribunal a reçu la réponse du Canada à la déclaration de revendication le 14 juillet 2014, conformément à la règle 42 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119.

[11] Le 26 septembre 2014, la juge Johanne Mainville a signé un avis portant sur l’article 22 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP]. La juge écrit dans cet avis que le Tribunal estime qu’une décision dans la présente revendication pourrait avoir des répercussions importantes sur les intérêts du Québec. Cet avis a été envoyé à la procureure générale du Québec à cette même date.

[12] Le 1er décembre 2014, la procureure générale du Québec a envoyé une lettre au Tribunal lui indiquant qu’elle n’entendait pas présenter une demande afin de devenir intervenante, ni participer au débat.

B. La scission de l’instance

[13] Le 30 octobre 2014, le Tribunal a ordonné la scission de l’instance en vertu de la règle 10 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119. Par conséquent, le présent dossier se déroule en deux étapes.

[14] Ainsi, dans un premier temps, le Tribunal est appelé à déterminer le bien-fondé de la revendication. Ceci inclut la détermination de l’existence ou non de manquements de la part du Canada susceptibles d’avoir causé des pertes aux Innus de Uashat, conformément à l’article 14 de la LTRP.

[15] Ensuite, la seconde étape débutera si, à l’issue de la décision sur le bien-fondé, laquelle est l’objet en l’espèce, le Tribunal conclut à l’existence de manquements de la part du Canada susceptibles d’avoir causé des pertes aux Innus de Uashat. Dans un tel cas, le Tribunal devra alors déterminer le montant de l’indemnité à accorder à ces derniers dans le cadre de cette revendication.

C. Le déroulement de l’instance

[16] Le 1er septembre 2016, le Tribunal a tenu une audience sur l’opposition à la preuve relative à des documents historiques portant sur l’occupation illégale d’une autre réserve, soit celle de Doncaster. Le 22 septembre 2016, une décision a été rendue permettant que les documents Doncaster soient admis en preuve (Les Innus de Uashat Mak Mani-Utenam c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 13).

[17] Puis, l’instance s’est poursuivie avec une visite des lieux et l’audition des témoignages des aînés du 8 au 11 mai 2017 au Musée Shaputuan de Uashat.

[18] Les témoignages des experts devant le Tribunal ont eu lieu à Uashat l’année suivante, du 9 au 12 avril 2018.

[19] Une audience pour trancher des objections à la preuve a eu lieu le 6 juillet 2018.

[20] Le mémoire des faits et du droit des Innus de Uashat a été déposé au Tribunal le 29 octobre 2018 et celui du Canada a été reçu le 28 janvier 2019.

[21] L’audience des plaidoiries visant à présenter la preuve concernant la réserve de Doncaster a eu lieu le 12 février 2019 à Montréal.

[22] Le Tribunal est retourné à Sept-Îles, au printemps 2019, pour l’audience des plaidoiries portant sur l’ensemble de la revendication. Les Innus de Uashat ont été entendus par le Tribunal les 8, 9 et 10 avril, puis en réplique le 18 avril. Pour sa part, le Canada a été entendu les 10, 11, 15, 16 et 17 avril.

[23] L’admission en preuve de quelques pièces additionnelles a eu lieu en janvier et février 2020 (pièce P-80, lettre du chef Régis au Département des Affaires indiennes (ci-après le « DAI »), 5 avril 1922; pièce P-81, lettre de A. F. MacKenzie à l’agent MacDougal, 18 avril 1922; pièce P-82, lettre de A. F. MacKenzie au chef Régis, 18 avril 1922; pièce P-83, lettre de l’agent MacDougal à J.D. McLean, 14 juin 1922; pièce P-84, lettre de J.D. McLean à l’agent MacDougal, 29 juin 1922; pièce P-85, déclaration du chef par S. McKenzie, 31 juillet 1922; pièce P-86, déclaration du conseiller par T. Vollant, 31 juillet 1922; pièce P-87, lettre du chef Régis au DAI, 31 juillet 1922; pièce P-88, lettre de Fabien à Parker, 12 octobre 1922). Les parties ont soumis des mémoires sur ces nouvelles pièces les 3 et 14 février 2020 (représentations écrites supplémentaires de la revendicatrice, 3 février 2020; observations écrites de l’intimée relativement à la production en preuve de documents supplémentaires, 14 février 2020).

III. LA PREUVE

[24] La présente section relate les faits pertinents au litige à partir de la preuve soumise par les parties.

[25] La trame historique présentée a été reconstruite en grande partie à partir de volumineux documents d’archives, de photographies, de cartes et de plans, d’une valeur patrimoniale inestimable, dont la plupart émanent des instances gouvernementales.

[26] Par conséquent, la voix des Innus de Uashat y apparaît très peu de façon directe. Elle y est plutôt rapportée principalement par l’entremise de figures religieuses, de commerçants ou encore d’agents du Département des Affaires indiennes.

[27] Cependant, les archives gouvernementales, aussi exhaustives soient-elles, n'illustrent qu'une perspective extérieure limitée.

[28] Le Tribunal tient à remercier les témoins experts, Mme Sylvie Vincent et M. Jean-Pierre Garneau, de même que les aînés de Uashat, Mme Marie-Clara Jourdain, Mme Feue Anne-Marie Labbé, M. Grégoire Jourdain et Mme Blandine Jourdain ainsi que Mme Gloria Vollant, pour leurs contributions inestimables au dossier qui ont permis d’enrichir la présentation des faits, en y apportant leurs perspectives sur les événements rapportés dans la preuve documentaire (Mme Blandine Jourdain n’a pas témoigné directement dans le présent dossier, puisqu’elle est décédée il y a quelques années; toutefois, son témoignage dans le cadre d’une instance antérieure portant également sur la réserve de Uashat a été un atout important à la compréhension de la trame factuelle au cœur du litige qui nous occupe).

[29] Le témoignage historique oral des aînés a permis d’obtenir une compréhension plus nuancée.

[30] Le Tribunal a déjà fait état, tant à l’audience que dans le présent jugement, de son appréciation du travail des avocates des parties. Si celles-ci ont pu œuvrer dans un environnement leur permettant une prestation sans faille, c’est en grande partie grâce au personnel de soutien de leurs cabinets respectifs. Le Tribunal tient également à remercier M. Michel Deshaies et Mme Nathalie Emard pour leur travail inestimable, ainsi que les agents principaux du greffe du Tribunal, Mme Natalie Lowe et M. Dragisa Adzic. De plus, le Tribunal souligne la précieuse contribution de Me Éloïse Ouellet-Décoste, Me Guylaine Grenier, de Mme Rose Adams et de M. Henri Barbeau. Sans oublier le travail de Mme Karine Laperrière, sténographe officielle, celui des interprètes M. Arthur Robertson, M. Raoul Vollant et M. Simon Pilot, de même que des membres de l’équipe de recherche au Musée Shaputuan Mme Philomène Jourdain, Mme Suzanne Tshernish et M. Alexandre Pinette.

A. Introduction

[31] Bien que les parties aient présenté de façon détaillée les démarches préalables à la création de la réserve de Uashat, il est important de noter, d’entrée de jeu, que le présent litige ne porte pas sur ce processus en tant que tel.

[32] En fait, les représentations des parties à cet égard ne servent qu’à contextualiser les enjeux au cœur de la revendication. Les Innus de Uashat ont toutefois affirmé vouloir réserver leur droit de déposer des revendications subséquentes portant sur des faits antérieurs à la création de la réserve de Uashat en 1906 (mémoire des Innus de Uashat aux para 41–43).

[33] Il est néanmoins utile de retracer la chaîne des événements qui ont mené à la création de la réserve de Uashat afin de bien comprendre les prétentions des parties. Comme en témoigne la trame factuelle qui suit, le processus ayant mené à sa création s’est étiré sur plus de 25 ans, soit de 1880 à 1906, année de la création officielle de la réserve.

[34] L’historienne José Mailhot décrit ce déroulement comme étant « laborieux et chaotique qui mettra à l’épreuve la patience des [Innus de Uashat] » (pièce P-32, onglet 7, José Mailhot, « La marginalisation des Montagnais », dans Pierre Frenette, Histoire de la Côte-Nord, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture et Presses de l’Université Laval, 1996 à la p 355).

[35] Or, la quasi-totalité des terres de la réserve a été cédée 19 ans plus tard. En d’autres mots, la durée de vie de l’ancienne réserve de Uashat fut finalement inférieure aux démarches visant sa création.

[36] Voici donc, dans un premier temps, le récit de la création de la réserve initiale de Uashat à la lumière de la preuve soumise par les parties, puis des événements pertinents jusqu’à sa cession en 1925, suivi d’un bref survol des faits marquants subséquents à la cession.

[37] L’histoire de la présence du peuple innu dans la baie de Sept-Îles (anciennement nommé Chischedec ou Tshisheshtik par les Innus : pièce P-62, onglet 3, à la p 29; pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent à la p 4) est fascinante et mériterait d’être racontée en détail. Toutefois, aux fins de la présente revendication, il suffit de se rapporter à la deuxième moitié du XIXe siècle.

[38] À l’époque, l’occupation innue de la baie de Sept-Îles est marquée par les saisons, de même que par les nouvelles réalités que sont le commerce et la religion (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent à la p 18). La présence des Innus sur la côte s’échelonne annuellement entre les mois de mai ou juin et d’août (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent aux pp 12–14). Ils passent une grande partie de l’année à l’intérieur des terres pour pratiquer la chasse. À l’été, ils reviennent sur la côte pour la pêche, la chasse aux phoques et aux gibiers d’eau, et la récolte d’œufs (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent à la p 5).

[39] Le retour sur la côte est également l’occasion de participer au commerce de la fourrure (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent à la p 6). Le poste de Sept-Îles attire des Innus provenant de différents territoires de chasse. En ce sens, celle qui deviendra la bande de Sept-Îles au tournant du XXe siècle a été décrite par plusieurs observateurs de l’époque comme étant de caractère composite, puisqu’elle est en fait le résultat de l’agrégation de bandes régionales (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 9–13; pièce P-32, onglet 5, Henry Youle Hind, Explorations in the Interior of the Labrador Peninsula: The Country of the Montagnais and Nasquapee Indians, vol 1, Londres, Longman, Green et al, 1863; pièce P-32, onglet 9, Frank G. Speck, « Montagnais-Naskapi Bands and Early Eskimo Distribution in the Labrador Peninsula », American Anthropologist, 1931; pièce P-32, onglet 10, Frank G. Speck et Loren C. Eiseley, « Montagnais Naskapi Bands and Family Hunting Districts of the Central and Southeastern Labrador Peninsula », Proceedings of the American Philosophical Society, 1942).

[40] Durant les mois de fréquentation de la côte, les Innus privilégient trois sites d’établissement principaux : Mishta-shipu à l’embouchure de la rivière Moisie, Paushtikut à l’embouchure de la rivière Sainte-Marguerite et la baie de Sept-Îles (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent aux pp 8–10; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 43–53).

[41] Voici une carte (fig. 1.1) préparée par l’anthropologue Frank G. Speck des différents territoires de chasse des bandes régionales innues de Shelter Bay, de la Sainte-Marguerite, de la Moisie, de Caniapiscau, de Petitsikapau et de Michikamau qui fréquentent la baie de Sept-Îles à l’époque (pièce P-32, onglet 10, carte de 1922-1925, Frank G. Speck et Loren C. Eiseley, « Montagnais Naskapi Bands and Family Hunting Districts of the Central and Southeastern Labrador Peninsula », Proceedings of the American Philosophical Society, 1942) :

Titre : Carte qui se trouve à l'onglet 10 de la pièce P-32 - Description : Carte de 1922-1925, SPECK, Frank G. et EISELEY, Loren C., Montagnais Naskapi Bands and Family Hunting Districts of the Central and Southeastern Labrador Peninsula, Proceedings of the American Philosophical Society, 1942.

[42] Vers la moitié du XIXe siècle, la baie de Sept-Îles devient le lieu principal de rassemblement estival des Innus, en raison notamment de deux événements qui influencent leur mode de vie de l’époque.

[43] Tout d’abord, en 1842, la Compagnie de la Baie d’Hudson déménage son poste de traite du site aujourd’hui appelé le Vieux-Poste vers la rive sud-est de la baie de Sept-Îles (pièce P-62, onglet 1, Report on the post of Seven Islands by Alexander Robertson 1844, Hudson’s Bay Company Archives à la p 3 : ce dernier écrit qu’il y a 27 familles d’Innus à Sept-Îles cette année-là). Puis, quelques années plus tard, le père Durocher, alors missionnaire Oblat sur la Côte-Nord, fait construire une chapelle et un cimetière pour les Innus, à proximité du nouveau poste de traite (pièce P-64, onglet 130, lettre de Charles Arnaud au secrétaire du Département des Affaires indiennes, 27 septembre 1904; pièce P-14, onglet A, réplique de Sylvie Vincent au rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 8; Mgr René Bélanger, Sept-Iles et son passé, Éditions Le Musée des Sept-Iles Inc, 1981 aux pp 43–44).

[44] La baie de Sept-Îles devient ainsi l’emplacement de la mission catholique annuelle tenue au mois de juillet, de même qu’un lieu central du commerce de la fourrure sur la Côte-Nord (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent aux pp 12–14; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 65; pièce P-70, onglet 464, témoignage de Blandine Jourdain, 31 août 2006 (tel que révisé le 13 novembre 2015), à la p 98).

[45] En 1863, le professeur Henry Youle Hind écrit que, lors de sa visite dans la baie de Sept-Îles, il y avait quelque 150 Innus dans un campement autour de la chapelle (pièce P-62, onglet 3, extraits, Henry Youle Hind, Explorations of the Labrador Peninsula: The Country of the Montagnais and Nasquapee Indians, vol 2, Londres, Longman, Green et al, 1863 à la p 320).

[46] Sur la côte, les Innus vivent surtout dans des campements. Toutefois, vers la fin du XIXe siècle, certaines familles commencent à vivre dans des maisons en bois dont la construction a été réalisée grâce à l’apport financier des commerçants qui souhaitent les fidéliser. Dans la baie de Sept-Îles, elles s’installent autour de la chapelle et à proximité du poste de traite (pièce P-64, onglet 130, lettre de Charles Arnaud au secrétaire du Département des Affaires indiennes, 27 septembre 1904; pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent à la p 20; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 44, 66–67; pièce P-14, onglet A, réplique de Sylvie Vincent au rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 14, 20; pièce P-66, onglet 259, « Rapport annuel du Département des Affaires des Sauvages pour l’exercice clos le 31 mars 1913 »).

[47] À cette même époque, la région voit l’arrivée des premiers colons eurocanadiens, principalement des pêcheurs de morue (pièce P-75, onglet 1, témoignage de Sylvie Vincent, transcription de l’audience, 9 avril 2018, aux pp 123–26). Bien que les relations entre les nouveaux venus et les Innus sont initialement cordiales et collaboratives, celles-ci se détériorent graduellement avec l’arrivée d’un nombre grandissant de colons en raison de l’ouverture des terres publiques à la colonisation et à l’exploitation des ressources naturelles (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent aux pp 31–32; pièce P-75, onglet 2, témoignage de Sylvie Vincent, transcription de l’audience, 10 avril 2018, aux pp 31–32).

[48] Ce changement démographique dans la baie de Sept-Îles pousse les Innus à demander la création d’une réserve afin de protéger les terres qu’ils occupent (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent à la p 32).

B. 1880 à 1900 : Début des démarches pour la création d’une réserve

[49] Le projet de création d’une réserve à Sept-Îles apparaît dans les documents officiels vers 1880. Le gouvernement fédéral amorce à cette époque un processus de création de réserves au Québec.

[50] Le DAI est alors organisé en fonction de deux types de services, soit le « service externe » et le « service interne ». Le premier est constitué des agents indiens, des enseignants et du personnel médical qui sont déployés dans les agences indiennes et les réserves réparties à travers le pays. Le second correspond à l’administration centrale basée à Ottawa dont le rôle est de coordonner les travaux du DAI au niveau national (pièce P-51, onglets 1885–1889, Annual Reports of the Department of Indian Affairs for the years 1885 to 1889).

[51] À l’époque, Louis Félix Boucher, basé à Betsiamites, soit à 280 km de Sept-Îles, est le surintendant des Indiens de la Côte du Bas Saint-Laurent au nord-est de la rivière Saguenay (pièce P-62, onglet 10, lettre de L. Vankoughnet, surintendant général adjoint des affaires des Sauvages, à L. F. Boucher, 27 septembre 1879; pièce P-18, onglet 25, Report of the Deputy Superintendent-General of Indian Affairs, L. Vankoughnet au surintendant général des Affaires indiennes, John A. MacDonald, 31 décembre 1879). Il est le premier agent indien de la Côte-Nord.

[52] Dès son entrée en poste en 1879, L. Vankoughnet, surintendant général adjoint du DAI, lui demande de rédiger un rapport sur les terres pouvant être réservées pour les Innus (pièce P-62, onglet 11, lettre de L. Vankoughnet à L. F. Boucher, 25 octobre 1879).

[53] À la suite d’une visite à Sept-Îles en 1880, Boucher mentionne, dans son rapport au DAI, avoir rencontré 52 familles pour un total de 250 Innus. Il soulève la possibilité de créer une réserve, sans toutefois apporter beaucoup de précisions quant à l’emplacement envisagé :

J’ai visité le terrain où l’on pourrait établir une réserve, et ce devrait être à l’est, depuis chez Jean-François Poitras, à l’ouest, près d’un ruisseau dans la baie des Sept-Isles, puis une distance d’environ 3 milles sur le fleuve. De la sorte ils pourraient avoir du bois pour longtemps. [pièce P-62 onglet 13, rapport de L.F. Boucher au DAI, 20 septembre 1880, aux pp 37–38; toutes les citations mentionnées au présent jugement sont reproduites intégralement.]

[54] Il appert néanmoins des échanges subséquents que ces terres comprenaient la chapelle des Innus (pièce P-62, onglet 19, rapport de L. F. Boucher au DAI, 22 août 1881, à la p 11; pièce P-62, onglet 20, extrait du rapport annuel du Département des Affaires des Sauvages, 31 décembre 1881, à la p 22).

[55] Une photo datant de 1880 (fig. 1.2) montre la chapelle dans un champ ouvert, traversée par deux longues clôtures en bois, avec seulement trois autres bâtiments, notamment le poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, quelques silhouettes et un campement innu couvert d’écorces (pièce P-62, onglet 12, « Église de Sept-Îles, Sept-Îles, Qc, vers 1880 », Musée McCord, Archives photographiques Notman) :

Titre : Photo de l' Église de Sept-Îles - Description : Photo de l'Église qui se trouve à l'onglet 12 de la pièce P-62.

[56] En regardant cette photo, l’on peut aisément constater que ceci aurait été le moment idéal pour constituer une réserve. Le territoire demandé par les Innus est largement inoccupé.

[57] Le surintendant général adjoint Vankoughnet transmet alors l’extrait du rapport de l’agent Boucher au sous-secrétaire d’État à Ottawa afin que ce dernier sollicite le lieutenant-gouverneur du Québec pour la création d’une réserve à Sept-Îles (pièce P-62, onglet 14, lettre de L. Vankoughnet à E. J. Langevin, sous-secrétaire d’État, 4 novembre 1880).

[58] Cette demande est toutefois refusée quelques mois plus tard par le Conseil exécutif de la province de Québec en raison de l’octroi de concessions minières sur le site demandé (pièce P-62, onglet 15, rapport d’un comité du Conseil exécutif de la province de Québec, 29 janvier 1881; pièce P-62, onglet 18, lettre de L. Vankoughnet à L. F. Boucher, 25 février 1881; pièce P-18, onglet 34, rapport annuel de l’agent Boucher au DAI, 22 août 1881; pièce P-62, onglet 20, extrait du rapport annuel du Département des Affaires des Sauvages, 31 décembre 1881, à la p 22).

[59] Dans son rapport de 1881, Boucher écrit avoir compté 272 Innus et leur avoir indiqué :

[…] que le gouvernement ne pouvait point leur donner le terrain qu’ils désirent avoir pour une réserve, que c’était concédé pour les minerais; ils le regrettent beaucoup comme c’est leur place primitive, et que leur chapelle est bâtie sur ce terrain. [pièce P-62, onglet 20, extrait du rapport annuel du Département des Affaires des Sauvages, 31 décembre 1881]

[60] Une décennie plus tard, une lettre de l’agent du DAI, Adolphe Gagnon, nommé le 9 novembre 1898, suggère que les Innus continuent, dès la fin du XIXe siècle, à revendiquer la création d’une réserve à Sept-Îles (pièce P-62, onglet 24, lettre de l’agent Gagnon au DAI, 15 mars 1892). (Le Canada affirme dans son mémoire que la date inscrite sur la lettre est erronée, puisque l’agent Gagnon n’a été nommé en poste que le 9 novembre 1898 et que le tampon de réception de la lettre indique plutôt le 27 mars 1902 (mémoire du Canada au para 125). Le Tribunal prend bien note de cette information, mais retient néanmoins qu’il est possible, aux fins du présent litige, de conclure que dès la fin du XIXe siècle, le désir des Innus d’avoir une réserve à Sept-Îles était connu des autorités gouvernementales.)

[61] À cette même époque, le Québec entame l’arpentage de Sept-Îles (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 57–66; pièce P-45, onglet M-3, plan des terrains de grèves situés autour du village des Sept-Îles). En 1896, l’arpenteur Gédéon Gagnon mesure et chaîne les lots du village conformément aux instructions du Département des Terres de la Couronne du Québec. Il a la tâche de fixer les lots en fonction de l’occupation.

[62] Il fait rapport au commissaire de la colonisation et des mines de la province en 1897. Il identifie les lots et leurs occupants (pièce P-62, onglet 30, notes d’arpentage de Gédéon Gagnon, « Village des Sept Iles, Village de Moisie, Baie des Sept Iles et terrains de Grèves autour de la Baie des Sept Iles », 22 septembre 1897; pièce P-45, onglet M-5, plan du village des Sept-Îles et des terrains environnants arpentés en 1896 et spécifiés le 26 janvier 1898).

[63] La photo qui suit (fig. 1.3) montre une partie du rang 1 dessinée par l’arpenteur Gagnon en 1896. On peut y voir certains terrains situés en face de la baie de Sept-Îles occupés par les Innus lorsqu’ils reviennent sur la côte :

Titre : Plan de Gédéon Gagnon - Description : Plan Village roulé 4 (PL054), réflétant les opérations de juillet 1896 au village de Sept-Iles.
(Plan qui se trouve à la page 64 de la pièce P-31.)

[64] Les travaux de l’arpenteur Gagnon semblent toutefois ne pas avoir pris en considération l’occupation innue, à l’exception de la présence de Joseph Vallée (lot 6) et de Malcom Fontaine (lot 7), qui sont reliés à l’univers innu, et de la chapelle située sur le lot 5 du rang 1 qu’il désigne comme « Église des Montagnais » (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 64–66).

[65] Jean-Pierre Garneau écrit que les Innus sont les grands absents du plan et du long carnet d’observations de l’arpenteur Gagnon. Il trouve cette absence remarquable puisque l’arpenteur est à Sept-Îles à un moment où les Innus sont les plus nombreux à cet endroit (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 64–65).

[66] Il note que le plus ancien témoignage disponible sur les résidences habitées par les Innus à Sept-Îles est celui du père Charles Arnaud qui fait l’état des lieux en 1850 :

En 1850 lorsque je succédais au r.p. Durocher dans cette mission, il n’y avait pas un seul blanc résidant dans la baie des Sept isles. […] À peine la chapelle fut elle construite que les Sauvages commencèrent à se bâtir des maisonnettes bien primitives couvertes en écorce d’épinettes ou de bouleau. D’autres en partant pour la chasse laissaient leur cabanage intact et n’avaient besoin à leur retour que d’étendre par dessus quelques écorces pour avoir un abri. [pièce P-20, onglet 149, lettre de Charles Arnaud, o.m.i., à J. D. McLean (secrétaire, DAI), 27 septembre 1904]

[67] L’expert Garneau note également qu’au moment du passage de l’arpenteur Gagnon en 1896, le processus d’appropriation des maisons à des fins résidentielles par les Innus « était déjà amorcé », s’étendant des lots 3 à 7. Il est d’avis que ce processus s’est accéléré dans les années subséquentes (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 66).

[68] Le 30 avril 1900, C. E. Delorme, directeur général de la « Compagnie des Sept Iles », écrit au commissaire des Terres, Forêts et Pêcheries du Québec. Il résume ainsi l’historique récent de construction de maisons bâties par différents marchands au bénéfice des Innus :

Nous prendrons la liberté de vous faire remarquer Mr. le Commissaire, que Mr. Virgil Bérubé tient feu et lieu depuis nombre d’années sur le lot #15 et qu’il n’a jamais occupé le lot #3.

Deux maisons ont d’abord été construite en même temps sur ce lot pour des sauvages, dont une par la Cie. de la Baie d’Hudson et l’autre par Mr. Virgil Bérubé.

Depuis ce temps la Cie. de la Baie d’Hudson et Mr. V. Bérubé ont tous les deux construit d’autres maisons qu’ils vendent aux sauvages.

En 1898 il y avait six maisons appartenant au sauvage sur le lot #3, l’an dernier il y en avait huit, et cette année il y en aura dix, car nous apprenons que Mr. Bérubé est a en construire deux autres.

Mr. Peter McKenzie Gouverneur de la Cie de la Baie d’Hudson et Mr. S.P. Ross l’agent de cette Cie aux Sept Isles, prétendaient d’abord que ce lot devait appartenir à leur Cie. mais depuis ils disent qu’il devrait appartenir au sauvage pour lequel ils ont bâtit la première maison. [pièce P-19, onglet 41]

[69] Pourtant, l’arpenteur Gagnon ne mentionne aucun bâtiment dans lequel des familles innues auraient résidé.

[70] Le village de Sept-Îles fait à cette époque partie du canton de Letellier qui se situe dans le district de Saguenay. Le bureau des terres pour ce district est basé à Tadoussac.

[71] L’agent des Terres de la province de Québec, Eugène Caron, est responsable de la vente des lots du village de Sept-Îles, ce qu’il effectue par correspondance (pièce P-18, onglet 38, index des ventes des terres publiques, canton Letellier, 1899 à 1904). Il sera un acteur important dans les années à venir.

[72] Selon l’index des terres publiques de la province, les premiers titres d’achat pour les lots du village de Sept-Îles sont octroyés par le Département des Terres de la Couronne du Québec en 1899 (pièce P-63, onglet 100, index des ventes des terres publiques, canton Letellier, 1899 à 1904; P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 65).

[73] Les lots du rang 1 en bordure de la baie de Sept-Îles sont rapidement vendus par Québec, incluant le lot 3 où sont situées au moins 10 maisons innues, au marchand Virgil Bérubé en 1901. L’expert Jean-Pierre Garneau relate que ce dernier est le premier particulier à ouvrir un magasin général concurrençant la Compagnie de la Baie d’Hudson avant les années 1900 (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 195).

C. 1901 à 1902 : Refus des requêtes des Innus

[74] Le 20 septembre 1901, l’agent Adolphe Gagnon écrit au secrétaire du DAI à Ottawa, J. D. McLean, pour lui faire part de la demande d’une réserve par les Innus de Sept-Îles. Il fait état de leur désir d’avoir une réserve de 2,5 km2 comprenant les lots 1 à 5 du rang 1 et de voir ces terres bien démarquées par une clôture afin de les protéger face au nombre grandissant de colons eurocanadiens. Tel que l’écrit l’agent Gagnon :

The band is also very anxious to have a Reserve for themselves and they pray the Dept. to accord them one.

They say that a mile long and a mile wide would be all they need.

They also say that if the Dept. gives them a Reserve as they ask they will fence this Reserve all around with regular fence where the land is clear and with a brush fence in the bush. [pièce P-62, onglet 33]

[75] Cette lettre indique également que les maisons des Innus se regroupent principalement autour de la chapelle et du poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson et que ce sont, par conséquent, ces terres que les Innus souhaitent obtenir pour la réserve.

[76] Le secrétaire adjoint du DAI, S. Stewart, répond alors à l’agent Gagnon que le DAI ne peut accepter la demande des Innus, car elle vise des terres sur lesquelles sont érigés des bâtiments ou des améliorations appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson ou à des tiers. Il indique que le DAI considérera la requête des Innus une fois que celle-ci aura été modifiée pour exclure les terres jugées inadmissibles par le département (pièce P-62, onglet 34, lettre de S. Stewart, secrétaire adjoint du Département des Affaires indiennes, à l’agent Adolphe Gagnon, 9 octobre 1901).

[77] L’agent Gagnon répond au DAI que les terres convoitées par les Innus sont celles sur lesquelles sont installées 37 de leurs maisons (pièce P-62, onglet 35, lettre de l’agent Gagnon à J. D. McLean, secrétaire du Département des Affaires indiennes, 21 octobre 1901; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 68).

[78] Il insiste sur l’importance pour les Innus de pouvoir demeurer proche de la chapelle et du poste de traite et sur la difficulté que poserait le déplacement de leurs maisons, considérant notamment les sommes élevées déjà déboursées pour leur construction et le fait qu’ils n’ont pas les moyens financiers pour les déplacer. Il ajoute que les Innus craignent l’arrivée massive de colons eurocanadiens en raison de l’ouverture prochaine d’une usine de pâte à papier dans le village et qu’ils sont prêts à acheter les deux maisons appartenant à des tiers qui se trouvent sur les terres convoitées pour la réserve.

[79] Toujours à l’automne 1901, J. D. McLean écrit au secrétaire des cadastres du Québec pour demander une copie du plan cadastral du village de Sept-Îles (pièce P-62, onglet 36, lettre de J. D. McLean à Charles Chartre, secrétaire des cadastres, 2 novembre 1901). E. E. Taché, le sous-ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec, lui répond qu’aucun plan cadastral n’a encore été réalisé pour Sept-Îles et qu’une copie lui sera envoyée dès que disponible (pièce P-62, onglet 37, lettre de E. E. Taché, sous-ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec, à J. D. McLean, secrétaire du DAI, 7 novembre 1901). Quelques mois plus tard, soit en avril 1902, le secrétaire McLean réitère sa demande (pièce P-63, onglet 43, lettre de J. D. McLean à E. E. Taché, sous-ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec, 7 avril 1902). Cette fois, la province lui transfère le plan d’arpentage de Gédéon Gagnon de 1897 (pièce P-63, onglet 44, lettre de E. E. Taché, sous-ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec, à J. D. McLean, secrétaire du DAI, 17 avril 1902; pièce P-62, onglet 39, lettre patente no 14659, 16 novembre 1901; pièce P-63, onglet 41, mémo de Samuel Bray, arpenteur en chef du DAI, 3 avril 1902). Le DAI le transmet ensuite à l’agent Gagnon et lui demande d’indiquer sur le plan les terres convoitées par les Innus (pièce P-63, onglet 45, lettre de J. D. McLean à l’agent Adolphe Gagnon, 5 mai 1902).

[80] À la réception du plan d’arpentage, l’agent Gagnon basé à Betsiamites répond au secrétaire McLean qu’une visite à Sept-Îles sera nécessaire afin d’accéder à la demande de démarcation des terres convoitées par les Innus puisqu’il ne connaît pas assez bien le village pour pouvoir répondre à la requête du DAI sans d’abord retourner sur les lieux. Il ajoute qu’une visite du village lui permettra de constater s’il y a des maisons eurocanadiennes sur les terres demandées par les Innus et, le cas échéant, de faire un suivi avec les Innus quant à leur proposition d’acheter ces maisons (pièce P-63, onglet 46, lettre de l’agent Adolphe Gagnon à J. D. McLean, secrétaire du DAI, 24 mai 1902).

[81] Le secrétaire McLean répond à l’agent Gagnon que la question de la création d’une réserve n’est pas suffisamment urgente pour justifier son déplacement jusqu’à Sept-Îles. Il réitère par ailleurs la position du DAI quant au refus de considérer la demande de terres formulée par les Innus en 1901, laquelle inclut des maisons ou des améliorations appartenant à des tiers (pièce P-63, onglet 48, lettre de J. D. McLean à l’agent Adolphe Gagnon, 5 juin 1902).

[82] Un an plus tard, en septembre 1902, l’agent Gagnon écrit à nouveau au secrétaire McLean concernant la création d’une réserve à Sept-Îles. Il transmet également au DAI un plan marqué en rouge par un dénommé Jean-Baptiste Picard, un homme d’origine huronne lié aux Innus par mariage et venu solliciter son aide à Betsiamites, détaillant l’emplacement des maisons des Innus et les terres demandées pour la réserve (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 70–71).

[83] Dans sa lettre, l’agent Gagnon explique au DAI que les terres convoitées comprennent toutes les maisons des Innus. Il ajoute que ces derniers sont disposés à acheter par leurs propres moyens le lot appartenant à M. Bérubé. Quant au lot de la chapelle, il indique que le révérend père Arnaud accepte de le donner aux Innus sans frais.

[84] Finalement, concernant le lot de la Compagnie de la Baie d’Hudson, l’agent Gagnon estime que cette dernière ne s’opposerait pas à ce que ses bâtiments soient situés dans la réserve, compte tenu de la relation de dépendance mutuelle existant entre les Innus et la compagnie. Bref, l’agent Gagnon semble considérer que la demande des Innus est acceptable à tous égards et devrait être approuvée par le DAI (pièce P-63, onglet 50, lettre de l’agent Adolphe Gagnon à J. D. McLean, septembre 1902).

[85] Le 14 octobre 1902, le secrétaire McLean, suivant les recommandations de l’arpenteur en chef du DAI (pièce P-63 onglet 52, lettre de S. Bray, arpenteur en chef du DAI, à J. D. McLean, secrétaire du DAI, 11 octobre 1902), écrit au sous-ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec pour demander la création d’une réserve à Sept-Îles d’environ 336,93 acres, comprenant les lots 2 et 5 du rang 1 ainsi que les lots G, F et I du village de Sept-Îles, en plus d’un lot à bois. Il précise néanmoins que les Innus auraient aimé avoir les lots 1 à 5 du rang 1, mais que le DAI préfère ne pas demander des lots appartenant à des tiers pour éviter les « complications » (pièce P-63, onglet 53, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché).

[86] Le 10 novembre 1902, le Département des Terres, Forêts et Pêcheries du Québec répond au DAI que les lots demandés par les Innus ne peuvent pas être réservés puisqu’ils ne sont plus disponibles. Selon la province, les lots 3 et 4 sont déjà visés par des lettres patentes, alors que les lots 1 et 2 sont réclamés par une entreprise faisant l’exploitation de l’herbe à bernache (pièce P-62, onglet 38, lettre de Rouillard au secrétaire adjoint du DAI). Les lots 1 et 2 seront d’ailleurs vendus à l’entreprise en question, la Compagnie des Sept Iles, l’été suivant (pièce P-63, onglet 100, index des ventes des terres publiques, canton Letellier, années 1899 à 1904; pièce P-63, onglet 101, plan du village de Sept-Îles en 1904; pièce P-19, onglet 93, lettre patente n°15649 (lots 1 et 2 du rang 1 du village des Sept-Îles, canton de Letellier) de la province de Québec à la Compagnie des Sept Iles).

[87] Par sa réponse, le Québec semble n’avoir considéré que la requête initiale des Innus visant les lots 1 à 5 du rang 1, sans toutefois répondre à la demande formulée par le DAI qui, elle, vise plutôt les lots 2 et 5 du rang 1 et les lots G, F et I du village (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 72–73).

[88] Le secrétaire McLean communique alors avec le sous-ministre Taché afin de réitérer la demande du DAI, insistant sur le lot 5 du rang 1 où se trouvent la plupart des maisons innues et la chapelle (pièce P-63, onglet 58, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché, 17 novembre 1902). Apparemment toujours sans réponse du Québec, le secrétaire McLean écrit à nouveau au sous-ministre Taché à la fin de l’année 1902 (pièce P-63, onglet 59, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché, 30 décembre 1902).

D. 1903 à 1904 : Projet de réserve arpenté, puis abandonné

[89] Au début de l’année 1903, Jean-Baptiste Picard écrit à l’agent Gagnon pour réitérer le désir des Innus d’avoir une réserve à Sept-Îles, citant la pression des colons eurocanadiens sur les terres du village pour justifier l’urgence de considérer la requête (pièce P-63, onglet 61, lettre de Jean-Baptiste Picard à l’agent Adolphe Gagnon, 20 janvier 1903). L’agent Gagnon transmet la lettre de Picard au DAI quelques jours plus tard (pièce P-63, onglet 62, lettre de l’agent Gagnon au DAI, 31 janvier 1903).

[90] Visiblement découragé par l’inaction du gouvernement, Picard s’adresse également au docteur George Ross, agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Sept-Îles, pour lui demander de l’aide quant aux démarches auprès des autorités pour la création d’une réserve à Sept-Îles (pièce P-63, onglet 63, lettre de Jean-Baptiste Picard à George Ross, agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson, 14 février 1903). Le docteur Ross transmet alors la lettre de Picard à l’agent Gagnon à Betsiamites et indique son appui à la création d’une réserve à Sept-Îles (pièce P-63, onglet 64, lettre de George Ross à l’agent Adolphe Gagnon, 17 février 1903). L’agent Gagnon transmet à son tour les lettres de Picard et de Ross au DAI (pièce P-63, onglet 65, lettre de l’agent Gagnon au DAI, 28 février 1903).

[91] Le 4 mars, le surintendant général adjoint du DAI, F. Pedley, écrit au sous-ministre Taché pour réitérer la demande de réserve à Sept-Îles et mentionne que « considerable anxiety is shown by the Indians of the settlement in connection with the land occupied by them » (pièce P-63, onglet 66).

[92] Pedley communique à nouveau avec le sous-ministre Taché dix jours plus tard, après avoir reçu la lettre du docteur Ross, et demande une fois de plus au Québec de répondre à la demande du DAI pour la création d’une réserve à Sept-Îles (pièce P-63, onglet 67, lettre du surintendant général adjoint Pedley au sous-ministre Taché, 14 mars 1903). Le même jour, le secrétaire McLean répond à l’agent Gagnon et l’informe que le DAI est toujours sans réponse du Québec (pièce P-63, onglet 68).

[93] En avril, le docteur Ross envoie deux lettres à l’agent Gagnon, que ce dernier transmet subséquemment au DAI (pièce P-63, onglet 69, lettre de G. Ross à l’agent Gagnon, 1er avril 1903; pièce P-63, onglet 70, lettre de G. Ross à l’agent Gagnon, 11 avril 1903; pièce P-63, onglet 71, lettre de l’agent Gagnon au DAI, 25 avril 1903). Il écrit aussi directement à ce dernier pour demander une visite de l’agent Gagnon à Sept-Îles afin de régler pour de bon la question de la création d’une réserve (pièce P-63, onglet 72, lettre de George Ross au DAI, 28 avril 1903).

[94] Le 7 mai, le DAI reçoit enfin une réponse du sous-ministre Taché. Celui-ci exprime la volonté du Québec de créer une réserve de 336,93 acres pour les Innus à Sept-Îles, mais précise vouloir éviter tout empiètement sur les lots déjà vendus ou occupés de bonne foi par des tiers. Il indique néanmoins que le Québec est prêt à concéder aux Innus des lots vacants d’une superficie équivalente aux terres réclamées par ceux-ci, à condition que le DAI défraie les coûts d’arpentage et d’inspection des terres formant la réserve éventuelle (pièce P-63 onglet 73, lettre du sous-ministre Taché au DAI).

[95] Dans un mémo daté du 12 mai, l’arpenteur en chef du DAI, Samuel Bray, fait état de la situation des terres à Sept-Îles. Il indique que les tensions sont dues à la construction, par deux colons, de cabanes sur une terre revendiquée par un Innu. Il ajoute qu’une grande portion des terres où se trouvent les maisons des Innus a été octroyée à des colons (pièce P-63, onglet 74).

[96] Par conséquent, il recommande au DAI que l’agent Gagnon soit informé de toutes communications avec la province afin que celui-ci puisse aviser les parties intéressées de la visite prochaine d’un arpenteur mandaté par le gouvernement du Québec pour délimiter les terres de la réserve. Selon Bray, ces mesures sont nécessaires pour maintenir la paix à Sept-Îles.

[97] Dans un second mémo, Bray recommande au DAI d’assumer les coûts d’arpentage et d’inspection liés à la création de la réserve de Sept-Îles (pièce P-63, onglet 75, mémo de l’arpenteur en chef du DAI, S. Bray, 12 mai 1903).

[98] Agissant en réponse aux recommandations de l’arpenteur, le secrétaire McLean écrit à l’agent Gagnon pour l’informer des démarches du DAI auprès de la province pour la création d’une réserve à Sept-Îles, incluant la venue prochaine d’un arpenteur mandaté par le Québec pour délimiter la future réserve (pièce P-63, onglet 76, lettre du secrétaire McLean à l’agent Gagnon, 14 mai 1903).

[99] Le 22 mai, le surintendant général adjoint Pedley répond au sous-ministre Taché afin de confirmer que le DAI est disposé à payer les frais d’arpentage et d’inspection de la réserve. Il demande toutefois à la province de prévoir une allocation d’un mile carré (soit 640 acres) au lieu de 336,93 acres pour la réserve de Sept-Îles (pièce P-63, onglet 77). Pedley écrit également à l’agent Gagnon pour l’informer que la province a déjà vendu certains des lots réclamés par les Innus, mais qu’elle est disposée à créer une réserve à Sept-Îles et qu’un arpenteur sera dépêché sous peu pour délimiter les terres à être réservées (pièce P-63, onglet 78, lettre du surintendant général adjoint Pedley à l’agent Gagnon, 22 mai 1903).

[100] Dans son rapport au DAI à l’été 1903, l’agent Gagnon mentionne ce qui suit concernant la bande de Sept-Îles (pièce P-63, onglet 79, rapport de l’agent Gagnon au DAI, 16 juillet 1903) : « Cette bande ne possède pas encore de réserve, mais l’on s’attend à ce qu’elle en ait une cet été ; ce sera une bonne chose pour elle. »

[101] Dans les faits, les Innus devront attendre encore trois ans avant d’obtenir une réserve à Sept-Îles. Les notes d’une assemblée tenue à cet endroit à l’été 1903 confirment d’ailleurs que les Innus étaient anxieux qu’une réserve soit finalement créée à Sept-Îles et de pouvoir constituer un Conseil de bande (pièce P-63, onglet 80, lettre de G. Ross au DAI et minutes de l’assemblée tenue le 19 juillet 1903, 22 juillet 1903).

[102] Le 27 juillet 1903, le surintendant général adjoint Pedley écrit une nouvelle fois au sous-ministre Taché pour réitérer la demande de réserve à Sept-Îles et demander qu’un arpenteur soit envoyé par la province le plus rapidement possible pour délimiter les terres à être réservées (pièce P-63, onglet 81). Par ailleurs, le surintendant général adjoint Pedley répond au docteur Ross que l’arpentage des terres proposées pour la réserve de Sept-Îles sera effectué par la province (pièce P-63, onglet 82, lettre du surintendant général adjoint Pedley à George Ross, 27 juillet 1903).

[103] Au début d’août, le Québec confirme au DAI qu’il a l’intention d’envoyer un arpenteur à Sept-Îles prochainement (pièce P-63, onglet 83, lettre du sous-ministre Taché au surintendant général adjoint Pedley, 7 août 1903). De son côté, le docteur Ross continue de faire des représentations auprès du DAI au nom des Innus de Sept-Îles pour la création d’une réserve. Il informe également le DAI de ses discussions avec l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec concernant les possibles emplacements de la réserve (pièce P-63, onglet 84, lettre de G. Ross au DAI avec plan, 14 août 1903; pièce P-63, onglet 85, lettre de G. Ross au DAI, 25 août 1903).

[104] Le 25 août, le docteur Ross écrit au DAI pour l’informer qu’il compte acheter une parcelle de terrain pour les Innus si elle est disponible à la vente et si ces derniers ne l’obtiennent pas en premier lieu :

For this reason, I have today made application to the Minister of Lands of Quebec for to purchase in my name the plot of Land comprised by Lots 9, and 15, and the land between them making a plot of 400 to 450 acres of Land. This land, if it is not to be set apart for the Indian Reserve, will I presume be for sale, in whole or part, to the first applicant.

It is my purpose, if such be the case, and if the Department will sell it at a reasonable figure, to buy the plot above described, and I can afterwards transfer it to the Indians should they prefer to pay for the location rather than lose it. [pièce P-19, onglet 96, lettre de Geo. M. Ross au secrétaire du DAI]

[105] À la fin du mois d’août, l’agent Gagnon transmet au DAI un télégramme de l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec, qui lui demande de se rendre à Sept-Îles pour régler la question de la réserve (pièce P-63, onglet 86, télégramme de l’agent Gagnon au DAI, 25 août 1903). Le DAI répond à l’agent Gagnon que sa présence à Sept-Îles n’est pas nécessaire et que l’agent Caron pourra se débrouiller seul (pièce P-63, onglet 87, télégramme du DAI à l’agent Gagnon, 26 août 1903).

[106] Une fois sur place, l’agent Caron envisage un certain nombre d’emplacements alternatifs comme site de la réserve mais aucun ne correspond aux lots sur lesquels des maisons innues sont construites.

[107] Dans une lettre écrite ultérieurement, il rappelle que le docteur Ross, agissant pour les Innus, avait accepté une de ses suggestions :

Au mois d’août 1903, j’avais instruction du département avec un plan en main, de faire choisir une réserve aux Sauvages et la faire chaîner, c’est-à-dire, arpenter par Mr. Lefrançois, suivant une lettre d’Ottawa, datée du 27 juillet 1903 - Mr. George M. Ross, agent pour la “Hudson B. & Co. ” agissait pour et aux noms des sauvages.

Les réserves marquées en vert sur le plan ci-annexé furent refusées, alors j’en ai informé immédiatement le département avec les raisons pourquoi elles étaient refusées.

Le département changea de nouveau la réserve qui est marquée en jaune sur le dit plan annexé, Mr. Ross refusa de nouveau la dite réserve, alléguant pour raison qu’elle n’était pas accessible par eau, ni par la Baie des Sept-Isles, ni par la rivière, me disant que les sauvages avaient besoin d’une réserve là où ils pouvaient débarquer et voyager par eau.

M. Ross avait voulu avoir dans la réserve marquée en jaune les lots Nos. 1-2-3-4-6-7 et 8 du 1er rang, lots qui étaient vendus et patentés depuis 1899, moins les deux premiers, patentés en août 1903, à la Cie des Sept-Isles, chose qui était impossible de faire, tout cela se passait dans le mois d’août et rien ne pouvait rencontrer les vues de Mr. Ross, qui agissait pour les Sauvages et pour le département des Sauvages à Ottawa.

Le 30 ou le 31 d’août 1903, je soumis à Mr. Ross la réserve marquée en rouge sur le dit plan annexé, après l’avoir bien examinée, il me dit qu’elle était bien acceptable et qu’il concourait dans ma suggestion.

Il me restait à savoir si le département accepterait ma suggestion, le 2 septembre 1903 dernier, No. 16631-1903, j’ai envoyé au département un plan du terrain que j’avais offert à Mr. Ross et qu’il avait accepté si ma demande était approuvée. [pièce P-64, onglet 136, lettre d’Eugène Caron, agent des Terres, au ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec, 29 octobre 1904]

[108] Le 21 septembre 1903, le sous-ministre Taché informe le DAI que l’agent Caron suggère un terrain au bord de la mer pour la réserve. Le sous-ministre joint un plan à sa lettre. Les terres suggérées, soit les lots G, H, I et la moitié du lot F du rang 1, se situent à l’extérieur du village, à l’embouchure de la rivière du Vieux Poste. Le Québec indique qu’il attendra la confirmation du DAI avant de finaliser la mise en réserve de ces terres (pièce P-63, onglet 89, lettre (avec cartes) du sous-ministre Taché au DAI).

[109] Quelques jours plus tard, le surintendant général adjoint Pedley répond au Québec et lui rappelle que la plupart des maisons innues sont érigées sur les lots 1, 2, 3, 4 et 5 du rang 1 et que, par conséquent, la suggestion du Québec apparaît difficilement acceptable (pièce P-63, onglet 91, lettre du surintendant général adjoint Pedley au sous-ministre Taché, 24 septembre 1903).

[110] Le lotissement de la réserve proposée par l’agent Caron de même que l’ensemble du village de Sept-Îles est réalisé à l’automne 1903 par Émile Lefrançois, arpenteur du Québec. Selon son procès-verbal, la superficie des terres relevée pour la réserve proposée est d’environ 250 acres. Elle est constituée des lots B, C, D, E, F-1, G, H, I et 489. Il délimite le projet de réserve par une série de marqueurs physiques visibles sur une grande distance :

Les bornes de cet arpentage sont plantées de manière que le sommet de chaque angle sont au centre de chaque borne sous lesquelles sont entassés des morceaux de faïence blanche + près de chacune d’elle est planté un fort poteau en bois équarri avec le No du lot sur la face correspondante + en autant que possible sur la face du côté de la Baie j’ai marqué RÉSERVE avec peinture noire qui peut être lu d’une assez longue distance. [pièce P-63, onglet 92, plan et notes d’arpentage de l’arpenteur Lefrançois, 5 octobre 1903]

[111] Voici le plan de la réserve projetée (fig. 1.4), telle qu’arpentée par ce dernier :

Titre :  Plan d'arpentage de Lefrançois. - Description : Plan en date du 1903/10/05 qui se trouve à l'onglet 92 de la pièce P-63.

[112] Le 15 novembre 1903, Jean-Baptiste Picard écrit à l’agent Gagnon pour lui faire part de l’insatisfaction des Innus quant à la réserve proposée. Il indique que le docteur Ross a convenu de cet emplacement avec l’agent Caron sans consulter les Innus et rappelle que leurs maisons se situent à proximité de la chapelle. Il ajoute que, des soixante lots arpentés par l’arpenteur Lefrançois à l’automne, seulement six étaient occupés par des colons eurocanadiens. Il réitère enfin le désir des Innus d’obtenir une réserve sur les terres qu’ils occupent déjà, et ce, depuis de nombreuses années :

Monsieur Roos nous a fait part que nous lui étions redevable d'avoir notre réserve. Il a fait cette chose comme toutes celles qu'il a déjà faites sans nous en parler ou demander notre avis.

Je vois d’avance par moi-même que les Sauvages ne seront pas contents de cette réserve à commencer par ceux qui hivernent ici. Cette réserve a été placée près de la rivière du Vieux Fort loin de tout ce que nous avons besoin.

Monsieur Roos a organisé cette réserve en compagnie de Monsieur Caron sans nous consulter, a fait au mieux de ses intérêts sans considérer les notres. Une trentaine de maisons sauvages sont situées aujourd’hui près de l’église et sur le terrain que nous avons toujours occupé.

Le terrain a été divisé en une soixantaine de lots par Monsieur Lefrançois arpenteur au mois d’octobre dernier. Aucun de ces lots à part six n’ont été demandés par les blancs. Je pense qu’il aurait été plus sage, surtout plus facile pour nous […] de nous avoir concéder le terrain que nous avons toujours occupé. [pièce P-63, onglet 93]

[113] À la même époque, un autre acteur entre en scène. Il s’agit de l’agent W. D. B. Scott, un ancien employé de la Compagnie de la Baie d’Hudson, responsable de l’agence du DAI à Mingan depuis 1901. Il est sollicité par le docteur Ross [pièce P-63, onglet 94, lettre du docteur Ross à l’agent Scott, 21 novembre 1903].

[114] Le 3 décembre, l’agent Scott communique avec le DAI à Ottawa au sujet de la bande de Sept-Îles (pièce P-63, onglet 96, lettre de l’agent Scott au secrétaire McLean). Rapidement, le DAI semble préférer lui confier le dossier de la réserve, bien que Sept-Îles relève de l’agent Gagnon de Betsiamites (pièce P-63, onglet 97, lettre du secrétaire McLean à l’agent Scott, 15 décembre 1903; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 91).

[115] Pourtant, ni l’agent Scott ni le docteur Ross ne semblent très populaires à l’époque auprès des Innus ou du clergé catholique, qui préfèrent visiblement l’agent Gagnon (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 91–92). En effet, dans une lettre adressée au DAI en janvier 1904, plusieurs Innus dénoncent les agissements de l’agent Scott et du docteur Ross. Ils demandent ainsi à ce que seul l’agent Gagnon soit leur interlocuteur face au DAI :

Nous avons tous été les témoins des injustices commises par Monsieur Scott l’été dernier, le peu d’égards et le peu d’intérêt qu’il nous a montrés étant au contraire de connivence avec Monsieur G. Roos agent de la Hudson Bay Co pour nous être nuisible.

C’est pourquoi nous vous adressons aujourd’hui cette requête à votre gouvernement afin qu’il nous laisse Monsieur Adolphe Gagnon comme seul juge pour nous Sauvages, ayant toujours été satisfaits de ses jugements, de l’intérêt qu’il nous a toujours prouvé et de son impartialité dans toutes nos affaires. [pièce P-63, onglet 102, lettre des Innus de Sept-Îles, 23 janvier 1904; pièce P-64, onglet 117, lettre du député fédéral Girard au surintendant général adjoint Pedley, 8 juillet 1904]

[116] Une nouvelle fois, l’agent Gagnon demande pour sa part au DAI de l’autoriser à visiter Sept-Îles, affirmant qu’un tel déplacement est nécessaire en raison de l’opposition des Innus au projet de réserve (pièce P-63, onglet 106, lettre de l’agent Gagnon au DAI, 2 mai 1904). Encore ici, sa demande est refusée (pièce P-20, onglet 128, lettre du secrétaire McLean à l’agent Gagnon, 15 juin 1904).

[117] Le 24 décembre, l’arpenteur Lefrançois transmet son rapport final. Il y indique notamment que les terres sélectionnées pour la réserve sont sablonneuses et couvertes de mousse et que la section en bordure de la rivière et de la baie est constituée de haut-fond argileux et de terres glaises (pièce P-63, onglet 98).

[118] Lors de ses travaux, Lefrançois a également procédé à un nouvel arpentage du village de Sept-Îles, suivant les instructions de l’agent Caron. Il effectue ainsi le lotissement des lots du rang 2 et la sous-division de certains lots du rang 1, incluant le lot 5 de la chapelle (pièce P-63, onglet 104, procès-verbal de l’arpenteur Lefrançois, 28 mars 1904; pièce P-63, onglet 105, plan de l’arpenteur Lefrançois, 28 mars 1904; pièce P-45, onglet M-11, plan d’une partie du village de Sept-Îles, comté de Saguenay, fait en vertu d’instructions du Département des Mines et Pêcheries à Québec du 8 août 1903, N. J. Émile Lefrançois, arpenteur, 28 mars 1904; pièce P-20, onglet 164, carnet d’arpentage, rapport, procès-verbal et télégramme, N. J. Émile Lefrançois, 15 décembre 1904).

[119] En fait, le lot 5-1, voisin de la chapelle où sont situées quelques maisons innues, a été acheté par le docteur Ross le 14 octobre 1903 (le « Lot Ross »), et ce, soit pour spéculer, soit au bénéfice des Innus, tel qu’il l’avait annoncé au DAI au mois d’août. Les lettres patentes ne sont délivrées qu’en décembre 1904 (pièce P-63, onglet 100, index des ventes des terres publiques, canton Letellier, 1899 à 1904; pièce P-64, onglet 146, lettre patente n°15803 (le tiers de la partie nord-ouest du lot 5 du rang 1 du village des Sept-Îles, canton de Letellier) de la province de Québec à George M. Ross, 28 décembre 1904; pièce P-27, onglet 587, terrier du canton Letellier, Agence de la Côte-Nord, rang 1, Sept-Îles, à la p 46).

[120] En 1904, la municipalité du canton Letellier, de laquelle fait partie le village de Sept-Îles, est créée. Ceci entraîne la nécessité de cadastrer le territoire et augmente la pression de l’établissement eurocanadien sur les terres occupées par les Innus à Sept-Îles (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent aux pp 32, 34).

[121] Le 10 mai, le sous-ministre Taché écrit au secrétaire McLean pour l’informer qu’une réserve a été arpentée pour les Innus à Sept-Îles et il lui transmet le procès-verbal et le plan de Lefrançois (pièce P-63, onglet 108; pièce P-63, onglet 104, procès-verbal de l’arpenteur Lefrançois, 28 mars 1904; pièce P-63, onglet 105, plan de l’arpenteur Lefrançois, 28 mars 1904; pièce P-63, onglet 107, extrait du plan du village de Sept-Îles de l’arpenteur Lefrançois, 7 mai 1904).

[122] L’arpenteur en chef du DAI, S. Bray, approuve le plan, qu’il considère absent d’erreurs. Il recommande donc au DAI de défrayer au Québec les coûts des travaux (pièce P-64, onglet 111, mémo de l’arpenteur en chef Bray et copie de la facture, 26 mai 1904). Quelques jours plus tard, le Secrétaire McLean envoie au sous-ministre Taché un chèque pour les frais encourus et lui demande de procéder à la mise en réserve des terres arpentées par l’obtention d’un décret à cet effet du gouvernement du Québec (pièce P-64, onglet 112, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché, 30 mai 1904).

[123] Dans un mémo daté du 11 juin, l’arpenteur en chef Bray relate un échange qu’il a eu avec le sous-ministre Taché concernant la réserve projetée à Sept-Îles. Il y mentionne notamment la possibilité de faire annuler les lettres patentes émises sur les lots où se trouvent les maisons innues. Il indique également qu’un Innu a tenté d’obtenir les lettres patentes pour le lot où il réside, mais que celles-ci lui ont été refusées au motif qu’il n’est pas admissible à la propriété privée en tant qu’« Indien », puisque ceci fait de lui un mineur aux yeux de la loi. Selon l’arpenteur en chef Bray, cette interprétation du statut d’Indien est erronée dans la mesure où, à l’extérieur des terres de réserve, les détenteurs de statut doivent être considérés égaux aux colons eurocanadiens (pièce P-64, onglet 114, mémo de l’arpenteur en chef Bray).

[124] Ce constat semble néanmoins indiquer qu’il existe, à l’époque, une résistance de la part du Québec à l’idée de voir des Innus devenir propriétaires fonciers.

[125] Selon l’expert Jean-Pierre Garneau, l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec était la source de cette résistance à l’époque pertinente (pièce P-75, onglet 3, témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, aux pp 145–46).

[126] D’ailleurs, dans un rapport au sous-ministre Eugène Taché, l’agent Caron écrit qu’il suit une directive de Québec de ne pas vendre de terrains à des Innus :

Je n’ai jamais vendu ni promis de vendre aucun lots occupés par les sauvages, ni de partie de front pour la bonne raison, ils ne sont pas propriétaires ni squatters sur des lots vacants – Par une lettre datée du 29 août 1903 L.16066-03, je ne devais pas vendre aux Sauvages excepté les deux ventes suivantes qui étaient faites – Le 27 mars 1899, j’ai vendu à un nommé George Vallée des Sept-Isles par correspondance, le lot 6/1 – je ne pouvais voir s’il était blanc ou noir – le 14 juin de la même année, j’ai vendu à Malcolm Fontaine du même lieu le lot 7/1 toutes ces ventes sont bornées à la haute marée, plus tard, j’ai appris qu’ils étaient des sauvages, mais ils étaient véritablement des squatters et ils avaient des maisons construites sur les dits lots – Je n’ai jamais reçu une seule plainte des Sauvages que j’avait vendu leur lot aux blancs. [pièce P-41, onglet 211, traduction de la pièce P-65, onglet 154, lettre de l’agent Caron des terres de la Couronne du Québec au sous-ministre Taché, 24 janvier 1905]

[127] Le 17 juillet, l’agent Gagnon transmet au DAI un télégramme reçu de deux Innus qui lui demandent de venir à Sept-Îles lorsque le père Boyer y sera (pièce P-64, onglet 119, lettre de l’agent Gagnon au secrétaire McLean; pièce P-64, onglet 118, télégramme de Picard et Saint-Onge à l’agent Gagnon, 15 juillet 1904). Le 21 juillet, ces deux Innus écrivent directement au DAI pour réclamer une visite de l’agent Gagnon (pièce P-64, onglet 121). Le secrétaire McLean demande alors à l’agent Gagnon de lui expliquer les raisons pour lesquelles il souhaite se rendre à Sept-Îles (pièce P-64, onglet 122, lettre du secrétaire McLean à l’agent Gagnon, 21 juillet 1904; pièce P-64, onglet 123, lettre du secrétaire McLean au député fédéral Girard, 21 juillet 1904; pièce P-64, onglet 124, lettre du secrétaire McLean à Picard et Saint-Onge, 21 juillet 1904). Quelques jours plus tard, l’agent Gagnon écrit au secrétaire McLean pour lui expliquer notamment avoir reçu plusieurs communications des Innus de Sept-Îles selon lesquelles ils ne veulent plus avoir affaire à l’agent Scott (pièce P-64, onglet 125, lettre de l’agent Gagnon au secrétaire McLean, 28 juillet 1904). Une nouvelle fois, le DAI répond à l’agent Gagnon qu’un déplacement ne sera pas nécessaire (pièce P-64, onglet 128, lettre du secrétaire McLean à l’agent Gagnon, 11 août 1904; pièce P-20, onglet 128, lettre du secrétaire McLean à l’agent Gagnon, 15 juin 1904).

[128] Pourtant, une certaine confusion semble régner à l’époque. En effet, le 28 juillet, le maire de Sept-Îles, P. E. Vigneault, adresse une lettre au ministre des Terres de la Couronne du Québec. Selon cette lettre, le maire semble croire qu’une réserve existe déjà à Sept-Îles puisqu’il y indique être opposé à la création d’une deuxième réserve dans le village (pièce P-64, onglet 126, lettre du maire Vigneault au ministre Parent).

[129] C’est plutôt l’agent Scott qui visitera Sept-Îles à l’été 1904, bien que, dans son rapport au DAI daté du 27 août, il spécifie que la bande demeure hors de son district. Il y critique néanmoins l’emplacement projeté de la réserve :

The band are not satisfied with the position of the Reserve given them, and I think with reason, it is too far away from the site of their houses which they have been occupying for years, and they could not afford the expense of moving them on it, the site for the reserve has been selected with little judgement, so far as convenience for the Indians is concerned, it is situated quite a distance North of the present site of the Hudson’s Bay post, and from the camping ground which they have been in the habit of occupying for years past, and aroung which they have all their houses built. [pièce P-64, onglet 129]

[130] Le 27 septembre, le père Arnaud écrit au secrétaire du DAI pour expliquer le besoin de créer une réserve à Sept-Îles et exprimer son opposition au déménagement des maisons des Innus :

Pendant cinquante ans nos sauvages se sont regarder comme seuls possesseurs du terrain qu’ils occupaient, ils ont continués a de grouper autour de l’église dont ils étaient fiers. Ils ont construit des jolies maisons. Ils vivaient en paix et heureux ! Mais voilà que les spéculateurs arrivent avec des arpenteurs, tirent des plans, tracent des lignes et mettent tout en vente, qui les a envoyé et de quel droit s’emparent-ils d’un terrain qui ne leur appartient point ? [pièce P-64, onglet 130]

[131] Le secrétaire McLean lui répond deux mois plus tard pour lui transmettre le rapport de l’agent Caron et l’informer que l’agent Scott a été mandaté pour tenter de régler la situation à l’amiable (pièce P-20, onglet 160, lettre du secrétaire McLean au père Arnaud, 29 novembre 1904).

[132] Le 30 septembre, le surintendant général adjoint Pedley écrit au sous-ministre Taché afin de lui transmettre le rapport de l’agent Scott. Il lui demande de trouver une solution face à l’opposition des Innus à la réserve projetée et à la situation des maisons qui sont situées à l’extérieur des terres délimitées (pièce P-64, onglet 131). Le même jour, il informe l’agent Scott de l’intention du Québec d’envoyer à nouveau un arpenteur à Sept-Îles pour enquêter et faire rapport sur la situation des maisons des Innus situées à l’extérieur des limites de la réserve projetée (pièce P-64, onglet 132). Toujours le 30 septembre 1904, l’agent Gagnon transmet une lettre du père Arnaud au DAI (pièce P-64, onglet 133).

[133] Le 26 octobre, S. Stewart, le secrétaire adjoint du DAI, fait parvenir la lettre du père Arnaud au sous-ministre Taché et en profite pour réitérer la nécessité d’envoyer dès que possible à Sept-Îles un arpenteur mandaté par la province (pièce P-64, onglet 134).

[134] Le même jour, il répond au père Arnaud et lui indique que la problématique relève du Québec et que son département a fait plusieurs représentations auprès de la province concernant le fait que les lots sur lesquels se trouvent les maisons des Innus ne sont pas inclus dans la réserve projetée. Il mentionne que la province a indiqué qu’elle enverrait un arpenteur à Sept-Îles pour enquêter et faire rapport sur la situation (pièce P-64, onglet 135).

[135] Le 29 octobre, l’agent Caron écrit au ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec. Sa lettre suggère qu’il a essentiellement traité avec le docteur Ross, qu’il considère être le représentant du DAI pour le compte des Innus. Il mentionne également qu’il n’est pas possible de réserver les terres où se trouvent les maisons des Innus, puisque ces lots ont été vendus à des colons eurocanadiens (pièce P-64, onglet 136, lettre d’Eugène Caron, agent des Terres, au ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec).

[136] Une lettre du sous-ministre Taché au secrétaire du DAI datée du 21 novembre 1904 nous indique que le ton monte entre les deux paliers gouvernementaux. Le Québec semble alors exaspéré par le DAI. Le sous-ministre répète que les lots où se trouvent les maisons des Innus ne peuvent être réservés puisqu’ils ont déjà été vendus ou patentés (pièce P-64, onglet 137).

[137] Le surintendant général adjoint Pedley répond quelques jours plus tard. Il affirme regretter la situation et souhaiter une résolution rapide. Il réitère toutefois la problématique quant à la réserve projetée qui n’inclut pas les maisons innues et se questionne à savoir si l’occupation par ces derniers de ces lots précède leur vente (pièce P-64, onglet 138, lettre du surintendant général adjoint Pedley au sous-ministre Taché, 29 novembre 1904).

[138] Le 6 décembre, le secrétaire McLean transmet à l’agent Scott le rapport de l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec et lui demande de tenter de trouver une solution à l’amiable à la situation de la réserve de Sept-Îles (pièce P-64, onglet 141).

[139] Le 29 décembre, l’agent Scott contacte le secrétaire McLean afin de lui transmettre son rapport de visite du mois d’octobre de la même année.

[140] Dans ce rapport, il relate à nouveau le caractère inadéquat des terres de la réserve projetée, rappelle que les Innus occupent les terres sur lesquelles se trouvent leurs maisons depuis de nombreuses années et que le Québec a agi injustement en vendant ces lots sans égard à l’occupation préalable des Innus. Il évoque, entre autres, les difficultés d’abordage des rives dans ce secteur et le fait que la construction d’une réserve à distance du rivage rendrait la vie très désagréable en été à cause des moustiques (pièce P-64, onglet 147, rapport de l’agent Scott au DAI, 29 décembre 1904; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 98–104).

[141] Ce rapport semble avoir scellé le sort du projet de réserve de 1903, lequel fut finalement abandonné.

E. 1905 à 1906 : Création de la réserve

[142] Au début de l’année 1905, un nouveau projet de réserve commence à prendre forme. Cette tentative fut la bonne puisque ce projet mène à la création de la réserve de Uashat en 1906.

[143] Dans son rapport de visite du mois d’octobre 1904, l’agent Scott propose au DAI une nouvelle solution.

[144] En effet, il se dit en faveur du maintien du projet de réserve arpenté en 1903, mais uniquement à titre de réserve à bois. Il propose de surcroit l’achat de vingt acres de terres à l’arrière du lot 5 pour permettre aux Innus de continuer à habiter à proximité de la chapelle. Il ne suggère néanmoins pas l’achat des lots 3 et 4 du rang 1, bien que plusieurs maisons des Innus s’y trouvent, puisque ces lots sont détenus par des tiers (pièce P-64, onglet 147, rapport de l’agent Scott au DAI, 29 décembre 1904; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 98–104).

[145] Dans un mémo daté du 4 janvier, l’arpenteur en chef Bray écrit au DAI pour appuyer la proposition de l’agent Scott. Selon lui, l’achat des vingt acres suggérées par Scott pour la réserve constitue une option juste et moins onéreuse que de requérir le déménagement des Innus vers la réserve projetée (pièce P-64, onglet 149).

[146] Le 9 janvier, le secrétaire McLean répond à l’agent Scott que le DAI est favorable dans l’ensemble à la nouvelle proposition. Il indique également vouloir faire enquête sur la possibilité d’acheter, en totalité ou en partie, un ou plusieurs des lots sur lesquels les Innus ont érigé leurs maisons (les lots 1 à 5 du rang 1) des propriétaires fonciers actuels pour un prix raisonnable. Il suggère aussi l’acquisition d’une partie du lot de la chapelle ou, alternativement, l’obtention d’un droit de passage à partir des vingt acres à l’arrière des lots 1 à 5 du rang 1 jusqu’à la berge (pièce P-64, onglet 150).

[147] Le lendemain, le secrétaire McLean écrit au sous-ministre Taché pour plaider pour le respect de l’occupation innue à Sept-Îles et pour spécifier que rien en vertu des lois fédérales n’empêche l’achat de terres hors réserve par un « Indien ». Le secrétaire McLean demande ainsi à la province de respecter la volonté des Innus qui souhaitent acheter des lots à Sept-Îles (pièce P-65, onglet 151, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché, 10 janvier 1905). Il écrit également à l’agent Scott pour l’en informer (pièce P-65, onglet 152, lettre du secrétaire McLean à l’agent Scott, 10 janvier 1905).

[148] Le 19 janvier, l’agent Scott envoie une lettre au secrétaire McLean accompagnée d’un plan détaillant sa proposition d’achat de vingt acres de terres adjacentes à la chapelle (pièce P-65, onglet 153). Il précise que les lots suggérés pour l’achat sont, à sa connaissance, toujours vacants et non patentés. Par ailleurs, quant aux maisons des Innus sur les lots 1 à 5 du rang 1, il propose d’obtenir un droit de passage vers la berge de même que l’achat d’une portion des lots aux propriétaires respectifs, une solution qu’il décrit comme étant beaucoup moins onéreuse que de déplacer les maisons.

[149] Le 24 janvier, l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec écrit au sous-ministre Taché pour se défendre face aux accusations de l’agent Scott selon lesquelles il ne respecterait pas l’occupation innue à Sept-Îles et agirait en favorisant systématiquement les colons eurocanadiens au détriment de ces derniers. L’agent Caron rejette les accusations de l’agent Scott et tente de justifier ses actions. Curieusement, il semble croire qu’une réserve a déjà été créée à Sept-Îles puisqu’il écrit « [t]he Indians were never in a better position than they are to-day: they have a reserve, that is all they need » (pièce P-65, onglet 154). Le sous-ministre Taché transfère ce rapport au secrétaire McLean (pièce P-65, onglet 159, lettre du sous-ministre Taché au secrétaire McLean, 8 février 1905; pièce P-65, onglet 163, lettre du sous-ministre Taché au secrétaire McLean et rapport de l’agent Caron, 22 février 1905).

[150] Le 30 janvier, le secrétaire McLean donne le feu vert à l’agent Scott pour sa proposition d’acheter vingt acres à l’arrière de la chapelle et les portions postérieures des lots où se situaient les maisons des Innus, en plus d’obtenir un droit de passage pour ceux-ci vers la berge afin qu’ils puissent accoster leurs bateaux. Il lui demande de faire rapport sur les coûts envisagés pour réaliser cette proposition (pièce P-65, onglet 156). Puis, il communique avec le sous-ministre Taché pour obtenir l’appui de la province (pièce P-65, onglet 157, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché, 30 janvier 1905).

[151] Le 7 février, l’agent Scott fait rapport au secrétaire McLean et indique une somme totale estimée à 2 000 $ pour réaliser sa proposition (pièce P-65, onglet 158).

[152] Quelques jours plus tard, l’arpenteur en chef du DAI, S. Bray, transmet un mémo dans lequel il confirme son appui aux recommandations de l’agent Scott et indique que les Innus de Sept-Îles doivent être traités avec une attention particulière. Il explique que les lots occupés par les Innus ont été vendus à leur insu à des colons eurocanadiens, et ce, sans compensation ou autre forme de remède. Il estime donc que l’achat des portions de lots en question que les Innus occupent serait, selon lui, la meilleure façon d’assurer justice en l’espèce. Ainsi, dans l’ensemble, l’arpenteur en chef Bray soutient la proposition de l’agent Scott et recommande que la somme totale estimée pour sa réalisation soit mise de côté (pièce P-65, onglet 160, mémo de l’arpenteur en chef S. Bray au surintendant général adjoint, 10 février 1905).

[153] Le 10 février, le sous-ministre Taché accuse réception de la lettre du secrétaire McLean et lui transmet un plan du village de Sept-Îles sur lequel sont identifiés les lots vendus (pièce P-65, onglet 161).

[154] Il y a soudainement un grain de sable dans l’engrenage de cette solution pour le Canada.

[155] Le 13 février 1905, le comptable du DAI envoie un mémo au surintendant général adjoint Pedley lui indiquant qu’il ne recommande pas l’achat de terres de colons pour les « Indiens » et qu’il juge la proposition de l’agent Scott non nécessaire puisque :

I observe that there is no real grievance or complaint either on the part of the Indians or white settlers, and there appears to me to be no call for us to rush in and make a settlement when none is required. I think it poor policy to purchase land from white people for Indians. I would recommend that it might be allowed to rest for the present. [pièce P-65, onglet 162]

[156] C’est la fin de cette proposition pourtant raisonnable puisqu’elle aurait pu permettre aux Innus de continuer d’occuper les terrains où sont situées plusieurs de leurs maisons.

[157] Le 23 février, J. Salone, employé de Revillon Frères, écrit au député fédéral Girard concernant l’emplacement de la réserve de Sept-Îles et l’opposition des Innus à un déménagement sur le terrain arpenté en 1903, qu’il décrit comme un endroit peu clément (pièce P-65, onglet 165).

[158] Il propose de respecter la volonté des Innus quant à l’emplacement de la réserve, ce qui, selon lui, serait au bénéfice de tous, incluant la population eurocanadienne et les commerçants (pièce P-65, onglet 165). Avec sa lettre, Salone fournit le plan suivant (fig. 1.5) du village indiquant l’emplacement des maisons des Innus et des Eurocanadiens (pièce P-46, onglet M-16, croquis des maisons innues et eurocanadiennes sur le rang 1 du village de Sept-Îles, 23 février 1905) :

Titre : Croquis des maisons innues et euro-canadiennes - Description : Croquis des maisons innues et euro-canadiennes sur le rang 1 du village de Sept-Îles, 23 février 1905
(Croquis qui se trouve à l'onglet M-16 de la pièce P-46.)

[159] Le député fédéral Girard transmet la lettre de Salone de même qu’une lettre du père Arnaud au surintendant général adjoint Pedley. Il mentionne également avoir reçu des plaintes au sujet de la réserve proposée lors de sa visite sur la Côte-Nord en septembre 1904 (pièce P-65, onglet 166, lettre en date du 24 février 1905).

[160] Le 27 février, le Surintendant Pedley fait parvenir au sous-ministre Taché le plan des maisons des Innus préparé par Salone et lui demande d’annuler les lettres patentes des lots où il y a des maisons innues.

[161] Il transmet aussi à Taché un « blue print » identifiant les lots 5 à 10, 27 à 34 et 53 à 60, 113 à 119, 140 à 146 et la portion sud du lot 492 du rang 2 comme étant les lots que le DAI a l’intention d’acheter pour créer une réserve à Sept-Îles (pièce P-65, onglet 167, lettre du surintendant général adjoint Pedley au sous-ministre Taché, 27 février 1905; pièce P-46, onglet M-17, « blue print » des maisons innues et eurocanadiennes du village de Sept-Îles, 25 février 1905).

[162] Le sous-ministre Taché fait parvenir cette correspondance à l’agent des Terres Caron. Ce dernier répond que la province ne peut pas annuler les lettres patentes émises à des Eurocanadiens pour les lots 5 à 10 du rang 1 afin de créer une réserve :

Je ne crois pas que les blancs seraient dispos[és] à laisser canceller leurs lots pour les faire concéder [à des sauvages].

[…] La lettre ci-annexée du maire des Sept-Isles […] vous prouvera que les blancs ne sont pas tous en faveur de [ladite réserve]. [Ils ne] sont pas disposés à laisser les sauvages s’installer au milieu d’eux. [pièce P-65, onglet 170, rapport de l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec au ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec, 23 mars 1905]

[163] Il ajoute que le DAI peut cependant acheter ces lots aux propriétaires privés s’il le souhaite ou encore déménager sur les terres de réserve les maisons des Innus, qu’il décrit comme étant dans un meilleur état que ce que prétend le député fédéral Girard. Le sous-ministre Taché transmet cette correspondance au surintendant général adjoint Pedley, le 5 avril 1905 (pièce P-65, onglet 172).

[164] Le 12 avril, le secrétaire McLean communique avec le député fédéral Girard (pièce P-65, onglet 173). Il fait état de ses échanges avec la province, lui transmet le rapport de l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec et indique que la meilleure solution serait que les Innus achètent directement de la Couronne provinciale les terres où se situent leurs maisons. Il invoque également l’opposition du maire Vigneault à la création d’une réserve à Sept-Îles.

[165] Deux correspondances du mois de mai entre l’arpenteur en chef Bray, le surintendant général adjoint Pedley et le député fédéral Girard semble suggérer que le DAI est sensible aux préoccupations du maire en ce qui concerne la présence de terres réservées, et donc non taxables, au cœur du village. Dès lors, les trois interlocuteurs semblent pencher en faveur de l’achat par les Innus des terres qu’ils occupent, plutôt que de la création d’une réserve (pièce P-65, onglet 178, lettre de l’arpenteur en chef Bray au surintendant général adjoint Pedley, 16 mai 1905; pièce P-65, onglet 179, lettre du surintendant général adjoint Pedley au député fédéral Girard, 23 mai 1905).

[166] Toutefois, une résolution du Conseil municipal de Sept-Îles, adoptée en mai (et transmise au DAI par le député fédéral Girard; pièce P-65, onglet 180, lettre du député fédéral Girard au surintendant général adjoint Pedley, 25 mai 1905), suggère quant à elle une discordance entre le maire du village et les conseillers qui, pour leur part « accueille[nt] avec satisfaction le projet de constituer une réserve Indienne sur le terrain actuellement occupé par les Sauvages » (pièce P-65, onglet 177, lettre du secrétaire-trésorier de Sept-Îles au député fédéral Girard, 15 mai 1905).

[167] Le 1er juin, le père Arnaud prend les grands moyens et écrit directement au premier ministre Wilfrid Laurier pour plaider en faveur des Innus de Sept-Îles (pièce P-65, onglet 181). Il relate les événements des dernières années, la vente des lots occupés par les Innus par le gouvernement du Québec et les entraves au travail de l’agent Gagnon, qu’il considère être le vrai agent responsable des Innus de Sept-Îles, et souhaite enfin se voir autorisé à se rendre à Sept-Îles lors de la mission du mois de juillet.

[168] C’est le secrétaire McLean qui répond au père Arnaud, lui indiquant que le plan initial de l’agent Gagnon est irrecevable en raison de l’occupation eurocanadienne des terres convoitées par les Innus (pièce P-65, onglet 184, lettre du 16 juin 1905). Il réitère la position du DAI indiquant que la meilleure solution est que les Innus achètent eux-mêmes les terres ou obtiennent les lettres patentes, compte tenu de l’opposition à la création d’une réserve au sein de la communauté de Sept-Îles.

[169] Le 2 juin, le surintendant général adjoint Pedley répond au député fédéral Girard (pièce P-65, onglet 182). Il affirme qu’à la lumière de l’opposition évidente entre le Conseil municipal, favorable à la création d’une réserve là où les Innus résident, le maire et l’agent Caron, contre un tel projet, le DAI se trouve face à une impasse. Par conséquent, il juge nécessaire d’envoyer l’agent Scott sur place pour faire rapport.

[170] Le même jour, le surintendant général adjoint Pedley écrit à l’agent Scott (pièce P-65, onglet 183). Dans sa lettre, il indique que le DAI considère que la meilleure option est que les Innus achètent directement des propriétaires privés les lots qu’ils occupent ou qu’ils entreprennent les démarches usuelles auprès de la province pour obtenir les lettres patentes pour les lots toujours invendus. À son avis, l’annulation des lettres patentes pour les lots déjà vendus est pratiquement impossible. Faisant état de la discordance entre le maire, l’agent des Terres de la Couronne et le Conseil municipal de Sept-Îles, Pedley demande à l’agent Scott de faire rapport au DAI sur la question et de suggérer un plan d’action.

[171] Le 29 juillet, le sous-ministre Taché informe le DAI qu’une dernière enquête sera réalisée à l’égard de la situation des terres à Sept-Îles et lui suggère d’envoyer un représentant afin de réaliser une enquête conjointe (pièce P-65, onglet 187). Le 9 août 1905, le secrétaire McLean se dit favorable à cette façon de procéder et confirme la présence de l’agent Scott à Sept-Îles (pièce P-65, onglet 189, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché).

[172] Le 8 août, l’agent Scott écrit au DAI pour l’informer qu’il a trouvé un arrangement possible pour la réserve de Sept-Îles, lequel ne requiert pas l’achat de lots détenus par des tiers (pièce P-21, onglet 209, télégramme de l’agent Scott au secrétaire McLean). Puis, le 11 août 1905, l’agent Scott avise le DAI qu’il attend l’arrivée de l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec à Sept-Îles, prévue pour le 17 août 1905 (pièce P-65, onglet 190).

[173] Le 24 août survient finalement une entente tripartite entre le DAI, représenté par l’agent Scott, le révérend père Boyer de la Mission de Sept-Îles et l’agent Caron du Département des Forêts et des Terres du Québec, de même que Paul Blouin, représentant du ministre des Terres du Québec (pièce P-65, onglet 193). Cette entente désigne les lots 5-2 du rang 1 et les lots 25 à 35, 52 à 62, 111 à 121, 138 à 148 et 492 du rang 2 pour la création de la réserve de Sept-Îles. L’agent Scott transmet l’entente au DAI le 28 août 1905 (pièce P-65, onglet 194). Il indique qu’elle est à la satisfaction de toutes les parties intéressées.

[174] Sur la photo ci-après (fig. 1.6), l’on peut voir la réserve de 1906, incluant notamment le lot 5-2, les 44 lots subdivisés du rang 2 derrière le lot 5-2, et le lot 492 :

Titre : Photo de la réserve - Description : La réserve de 1906, incluant notamment le lot 5-2, les 44 lots subdivisés du rang 2 derrière le lot 5-2, et le lot 492.

[175] Le 9 septembre, la division des plans et levées du DAI fait préparer la carte d’une partie du village de Sept-Îles par un artiste peintre, Henry Fabien. Cette carte montre les terres mises de côté pour la réserve (pièce P-47, onglet M-19, plan d’une portion du village de Sept-Îles).

[176] Le 11 septembre, le secrétaire McLean écrit à l’agent Scott pour accuser réception de la proposition d’entente et lui demande de clarifier ce en quoi constitue le lot 5-2 du rang 1 en le délimitant sur un plan (pièce P-65, onglet 199). L’agent Scott répond le 25 septembre en expliquant la sous-division du lot 5 du rang 1 à la suite de la vente d’une portion de ce lot au docteur Ross par l’agent des Terres de la Couronne et en indiquant son emplacement sur un plan (pièce P-65, onglet 201, lettre de l’agent Scott au secrétaire McLean).

[177] Le 16 novembre, le secrétaire McLean demande à l’agent Scott d’identifier le budget total pour la transaction associée à la création de la réserve de Sept-Îles (pièce P-65, onglet 202).

[178] Le 10 décembre, l’agent Scott avise le secrétaire McLean que la création de la réserve nécessitera un budget de 1 010 $ pour couvrir notamment les frais d’arpentage et de démarcation des limites de la réserve proposée, une démarche qu’il juge nécessaire pour éviter des conflits fonciers (pièce P-65, onglet 203).

[179] Il indique également que 14 maisons appartenant à des Innus, mais situées sur des lots détenus par des colons eurocanadiens, doivent être déménagées sur la réserve aux frais du DAI. Il recommande de surcroit au DAI d’acheter le Lot Ross. Il détaille comme suit les coûts approximatifs afférents à la création de la réserve :

Cost of the Mission property, on which (13) Indian houses are built:

Section of Land to be purchased from Mr. Ross:

Cost of removal of (14) Indian houses, built on land owned by white-settlers $30.00 each :

Surveying and marking Indian Reserve:

390.00

100.00

420.00

100.00

[pièce P-65, onglet 203]

[180] Le budget proposé par l’agent Scott est approuvé subséquemment par l’arpenteur en chef du DAI qui recommande l’attribution de 1 500 $ à l’opération afin de tenir compte des imprévus (pièce P-65, onglet 204, lettre de l’arpenteur en chef Bray au DAI, 14 décembre 1905).

[181] Le 19 décembre, le secrétaire McLean envoie l’entente tripartite au sous-ministre Taché accompagnée d’un plan de Sept-Îles sur lequel la réserve projetée est délimitée en rouge (pièce P-65, onglet 205). Il indique que le DAI entend demander au Parlement les sommes nécessaires pour mettre l’entente en œuvre.

[182] Le 3 janvier 1906, l’agent Scott fait un suivi auprès du secrétaire McLean et demande qu’un gardien soit nommé immédiatement afin de protéger les terres désignées pour la réserve contre la coupe d’arbres par les colons eurocanadiens (pièce P-65, onglet 208).

[183] Le secrétaire McLean lui répond que le DAI suit les étapes nécessaires pour la réalisation de l’entente et demande plus de détails quant à la requête pour un gardien (pièce P-65, onglet 209, lettre du secrétaire McLean à l’agent Scott, 8 janvier 1906).

[184] L’agent Scott explique alors qu’il suggère l’agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson comme gardien des terres désignées pour la réserve puisque cette dernière a un grand intérêt à maintenir les Innus dans la baie de Sept-Îles, ce qui explique pourquoi l’agent en question est prêt à agir comme gardien à titre gratuit. Selon l’agent Scott, le simple fait de désigner officiellement un gardien aurait pour effet de dissuader la coupe illégale (pièce P-65, onglet 210, lettre de l’agent Scott au secrétaire McLean, 12 janvier 1906).

[185] Le 8 février, le sous-ministre Taché écrit au secrétaire McLean pour l’informer qu’il n’a pas reçu la copie de l’entente tripartite qui doit être jointe à la lettre du 19 décembre 1905 (pièce P-65, onglet 211). Le sous-ministre indique également que le plan transmis par McLean ne correspond pas à la proposition d’entente décrite dans sa lettre, notamment parce que le marquage rouge englobe le lot 3 du rang 1 de même que la portion ouest du lot 5 du rang 1. Le secrétaire McLean lui demande alors que soit retourné au DAI le plan erroné (pièce P-65, onglet 212, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché, 13 février 1906), ce qui est fait le 16 février (pièce P-65, onglet 213, lettre du sous-ministre Taché au secrétaire McLean).

[186] Le 22 février, le secrétaire McLean envoie au sous-ministre Taché ce qu’il décrit comme étant « a blue print showing correctly the lands at the Seven Islands Settlement referred to in the agreement » (pièce P-65, onglet 214).

[187] Le 27 mars, le lieutenant-gouverneur du Québec approuve le rapport du Comité du conseil exécutif pour la création d’une réserve de 91,30 acres à Sept-Îles, comprenant les lots 5-2 du rang 1 et les lots 25 à 35, 52 à 62, 111 à 121, 138 à 148 et 492 du rang 2 (pièce P-65, onglet 215, rapport du Comité du conseil exécutif approuvé par le lieutenant-gouverneur). Le sous-ministre Taché transfère le décret au secrétaire McLean le 9 avril 1906 (pièce P-65, onglet 217, lettre du sous-ministre Taché au secrétaire McLean, 9 avril 1906). Ce dernier accuse réception du document le 26 avril (pièce P-65, onglet 218, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché).

[188] La réserve de Sept-Îles est officiellement créée.

[189] Le 13 juillet, le secrétaire McLean informe l’agent Scott de la création de la réserve à Sept-Îles conformément à l’entente tripartite et lui demande de se rendre à Sept-Îles pour compléter les arrangements prévus dans l’entente (pièce P-66, onglet 222). L’agent Scott accuse réception le 15 juillet 1906 (pièce P-66, onglet 223, lettre de l’agent Scott au secrétaire McLean).

[190] Le lendemain, le secrétaire McLean lui écrit à nouveau, cette fois pour confirmer que le Parlement a approuvé un budget de 1 500 $ pour la mise en œuvre de l’entente et pour lui donner des instructions quant à la marche à suivre (pièce P-66, onglet 224). Il lui demande de finaliser les détails de l’arrangement financier avec les missionnaires Oblats et le docteur Ross. Il écrit, entre autres :

It is not considered reasonable to ask the Indians to contribute towards the cost of moving their houses. They should be consulted as to the removal and it it presumed there will be no trouble on this account.

[191] Finalement, il lui demande de bien délimiter la nouvelle réserve sur un plan.

[192] Le 1er septembre, l’agent Scott fait rapport au DAI, mais décrit erronément la réserve approuvée comme comprenant l’ensemble du lot 5 du rang 1 (ne distinguant pas entre les lots 5-1 et 5-2) et « le lot numéro 492, rang 12 [sic] » (pièce P-66, onglet 225, rapport de l’agent Scott au surintendant général adjoint Pedley). Il omet d’inclure les 44 lots du rang 2 du village. L’agent Scott demande que cet arrangement soit mis à exécution, que le terrain soit arpenté et les bornes placées : cela empêcherait le public d’y passer. Il indique également que 14 maisons appartenant à des Innus se situent à l’extérieur de la réserve et doivent y être déménagées.

[193] Le secrétaire McLean ne semble toutefois pas remarquer l’erreur de l’agent Scott, puisque, dans une lettre datée du 24 septembre, il n’en fait pas mention (pièce P-22, onglet 246, lettre du secrétaire McLean à l’agent Scott).

[194] C’est donc en 1906 que la réserve de Uashat est finalement créée. Toutefois, les démarches pour mettre en œuvre l’ensemble de l’entente tripartite du 24 août 1905 tardent à être réalisées.

F. 1907 à 1910 : Changement de cap du DAI

[195] Le 23 avril 1907, le docteur J. E. Tremblay est nommé agent pour la Côte-Nord, en remplacement de l’agent Scott (pièce P-66, onglet 227, décret CP 1907-1657).

[196] Ce dernier transmet son rapport final au secrétaire McLean le 24 juin 1907. Selon ce rapport, sa dernière visite à Sept-Îles remonte à 1906. Il y joint un plan du village et explique l’état de la situation quant au Lot Ross, aux maisons des Innus hors réserve et à la présence d’un colon, M. Rochette, sur le lot de l’église (pièce P-66, onglet 228, rapport de l’agent Scott au Secrétaire McLean).

[197] Selon l’agent Scott, il y a 18 maisons devant être déménagées sur la réserve, à condition d’obtenir l’accord des Innus, ce qui pourrait s’avérer difficile à son avis :

To the North of the reserve a short distance from the line there are eighteen (18) other Indian houses build on land owned by the inhabitants of Seven Islands, and one south of the Southern boundary line, all of these can be removed to the reserve at small cost about $30.00 each, providing the Indians are willing to have it done, many of them last season made serious objections to any proposals of removal later and there may be trouble in securing their consent to the change. [nos soulignés; pièce P-66, onglet 228]

[198] Il indique également qu’il ne sera pas nécessaire d’offrir une compensation aux missionnaires pour l’occupation innue du lot 5-2 puisque ceux-ci ne détiennent aucun titre sur ce lot et que le docteur Ross ne veut plus céder son lot aux Innus, mais qu’il serait prêt à le vendre à un prix plus que raisonnable :

[…] Dr. Ross had changed his decision re-selling this strip of land deciding to retain it.

I met Mr. E.E. Tache Deputy Minister of Department Lands Quebec last fall, he informed me that Dr. Ross had consented to accept a piece of land in the vicinity of that he now holds, in exchange, and had promised to return his title to the Department to enable them to make the necessary change, as the whole lot on which the Indian Mission had been located had been granted as a reserve, later towards spring I again met Mr. Tache he informed me that they had not yet received the title as promised from Ross or had any communication from him, and had decided to make the change cancelling his title, it having been granted by error and mis-information.

I am now aware that Dr. Ross would sell this section to your Department on very reasonable terms, but do not, under the present circumstances consider it advisable that it should be purchased, as the title under which he holds will be cancelled and it will be included in the reserve under Lot No 5 with the balance of land running back, the houses he has on it can be sold by him to some of the Indians of the Band for their full value, or he can remove them, he should have sold earlier when a fair offer was made, and given less trouble. [pièce P-66, onglet 228]

[199] Il conclut son rapport en recommandant l’arpentage et la démarcation des terres de réserve afin de prévenir les empiètements par les colons eurocanadiens, notamment pour la coupe de bois.

[200] Le 2 juillet, l’arpenteur en chef du DAI, S. Bray, écrit au sous-ministre du DAI pour l’informer que les sommes prévues pour la création de la réserve de Sept-Îles n’ont pas été dépensées à la fin de l’année fiscale et recommande que la somme de 1 500 $ soit à nouveau votée par le Parlement, et ce, malgré les nouvelles informations contenues dans le rapport de l’agent Scott quant au fait qu’il ne sera plus nécessaire d’offrir une compensation aux missionnaires et d’acheter le Lot Ross (pièce P-66, onglet 229).

[201] Le 12 juillet, le secrétaire McLean écrit au nouvel agent Tremblay pour lui transmettre des renseignements concernant la réserve de Sept-Îles ainsi qu’un plan de cette dernière (pièce P-66, onglet 230). Par cette lettre, McLean lui indique qu’un arpentage a été réalisé récemment par le Québec. Il lui demande de faire rapport au DAI dans l’éventualité où il jugerait nécessaire de réaliser un nouvel arpentage et, si nécessaire, de planter de nouveaux poteaux, tel que recommandé par l’ancien agent Scott).

[202] Le secrétaire McLean conclut sa lettre à l’agent Tremblay en réitérant l’intention du DAI de déménager les maisons des Innus hors réserve dans les limites de cette dernière, pour une somme maximale de 30 $ par maison, somme qu’il décrit comme n’étant pas encore disponible. Il y indique également de façon très claire qu’il sera nécessaire d’obtenir un engagement de la part de chaque propriétaire innu quant au déménagement de sa maison :

There are a number of Indian houses built on land now owned by whitemen of Seven Islands; there are said to be nineteen in all. You should explain very fully to the Indians the necessity of their removing their houses to their own reserve, and obtain as soon as you can an engagement from each Indian that he will remove accordingly. It is the intention of the Department to pay for this work provided it does not exceed say $30.00 per house. The money is not yet available and you should not incur any expenses until you are informed that they money may be used. [nos soulignés; pièce P-66, onglet 230]

[203] Dans la même lettre, d’autres instructions lui sont données pour le Lot Ross :

You will note that the Northern part of lot 4, Range 1, is cut off by a dotted line. It is the intention of the Department to acquire possession of the portion cut off. It appears that it is now in the possession of Dr. Ross. As the patent for this strip was given, it appears, to Dr. Ross before the Quebec Government was placed in possession of all the facts in connection with the rights of the Indians who have houses thereon, it is the intention of the Quebec Government to give Dr. Ross another piece of land in exchange for this strip in order that the strip maybe added to the Indian Reserve. You will note that there are two houses on the said strip as indicated with crosses; those belong to Dr. Ross. The three houses indicated with circles belong to the Indians. It will be necessary for Dr. Ross to sell to Indians or remove his houses. Please do not loose sight of this matter, and have it attended to as soon as you reasonably can. [nos soulignés; pièce P-66, onglet 230]

[204] L’agent Tremblay accuse réception du mémo du secrétaire McLean le 31 juillet (pièce P-22, onglet 253). Malgré l’appel à la diligence, il n’agira point sur cette question durant les trois années qu’il lui restera à titre d’agent pour les Innus de Sept-Îles.

[205] Un an plus tard, soit le 24 juillet 1908, le secrétaire McLean informe l’agent Tremblay que les fonds sont maintenant disponibles pour régler les questions relatives aux maisons des Innus et à la réserve de Sept-Îles. Son ton est pressant. Il lui demande ainsi de faire les efforts disponibles pour régler l’ensemble des cas dès que possible. Il affirme :

It is desirable that this matter should be closed. I shall be obliged if you will make a special effort to deal with each case and settle it. [pièce P-66, onglet 234]

[206] Malgré le sentiment d’urgence que trahit cette lettre, le 31 juillet, l’agent Tremblay répond au secrétaire McLean que les Innus s’apprêtent à retourner à l’intérieur des terres pour la chasse et que, par conséquent, ils ne souhaitent pas voir leurs maisons déménagées pour l’instant (pièce P-66, onglet 235, lettre de l’agent Tremblay au secrétaire McLean, 31 juillet 1908).

[207] L’inspecteur J. Ansdell MacRae du DAI se rend à Sept-Îles en 1908. Il fait parvenir son rapport de visite au DAI en septembre. Selon l’expert Garneau, MacRae est un officier expérimenté, en fin de carrière avec le DAI (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 126). MacRae est intervenu dans une grande variété de milieux.

[208] Ce dernier écrit que les Innus sont satisfaits de la réserve (pièce P-66, onglet 237 et pièce P-42, onglet 267A, rapport de l’inspecteur MacRae, 9 septembre 1908; pièce P-66, onglet 236, extraits du rapport de l’inspecteur MacRae) : « The reserve land […] at this point seems to give much satisfaction, the Indians now feeling that they have a home of their own with defined boundaries and a secure right of access to the water. » Il se questionne toutefois sur la possibilité de déménager les maisons situées hors réserve puisqu’elles n’ont pas encore été payées aux créanciers qui risquent de s’objecter à un tel déménagement par crainte de voir les maisons devenir insaisissables une fois sur la réserve. Il demande également au DAI de faire parvenir un plan de la réserve au Chef McKenzie de même que quelques copies supplémentaires à l’agent Tremblay.

[209] Le 30 octobre, le secrétaire McLean écrit au sous-ministre Taché afin de faire un suivi quant au Lot Ross, invoquant la possibilité d’annuler son titre, tel que suggéré par l’agent Scott dans son rapport du 24 juin 1907 (pièce P-66, onglet 238).

[210] Le sous-ministre Taché répond le 5 novembre que l’agent Scott l’a informé que les droits du docteur Ross sur le lot ont été achetés au bénéfice de la chapelle. Sa lettre ne fait toutefois aucune mention de la possibilité d’annuler son titre sur le lot 5-1 (pièce P-66, onglet 239). Suivant celle-ci, aucun suivi ne sera effectué sur la question du Lot Ross jusqu’en 1924, soit environ un quart de siècle plus tard.

[211] Le 12 novembre, le secrétaire McLean écrit à l’agent Tremblay pour l’encourager à régler toutes les questions foncières pendantes dès que possible, en l’informant néanmoins que, de l’avis de l’inspecteur MacRae, le déménagement de certaines maisons innues risque d’être impraticable (pièce P-66, onglet 240).

[212] Le 25 novembre, l’agent Tremblay répond au secrétaire McLean que les Innus sont à l’intérieur des terres et que, par conséquent, rien ne pourra être fait quant aux questions foncières avant leur retour sur la côte au début de l’été 1909 (pièce P-66, onglet 241).

[213] Le 4 décembre, l’arpenteur en chef Bray recommande que la somme de 1 500 $ soit à nouveau votée par le Parlement (aucune preuve n’a été déposée à cet égard) puisque les enjeux fonciers à Sept-Îles ne sont pas encore réglés (pièce P-66, onglet 242).

G. 1910 à 1917 : Confusion, taxation et inaction

[214] Quelques années plus tard, soit le 1er octobre 1910, l’agent Tremblay informe le DAI que la Compagnie de la Baie d’Hudson demande que les quatre maisons appartenant à des Innus sur le lot 4 du rang 1 soient déménagées (pièce P-66, onglet 253, lettre de l’agent Tremblay au secrétaire McLean).

[215] Le surintendant général adjoint Duncan Campbell Scott répond, d’un ton sec, qu’il n’y a pas de fonds disponibles à cette fin et que les Innus doivent « get to work » et s’occuper eux-mêmes du déménagement :

Ottawa, 21st October, 1910.

Sir,

With reference to your letter of the 1st instant, in which you report that you have been notified by the Hudson’s Bay Company to remove from certain land owned by the Company four Indian houses erected thereon by Indians and that the cost of removal will be $30.00 each, I beg to say that on the 21st instant you were wired as follows : Indians "should remove houses. Department has no funds".

It is thought that if the Indians get to work, they should be able to remove their dwellings. The Department, as above indicated, has no funds which could be used for the purpose. You will be expected to report further in this matter.

Your obedient servant,

(signed)

Act’g Deputy Supt. of Indian Affairs

[pièce P-66, onglet 254, lettre de D. C. Scott, surintendant général adjoint par intérim du DAI à l’agent Tremblay; pièce P-66, onglet 255, télégramme de D. C. Scott à l’agent Tremblay, 21 octobre 1910]

[216] Selon l’expert Garneau, D. C. Scott est engagé au DAI en 1880. Il y gravira tous les échelons, incluant « Head Clerk » du Service de la comptabilité. Il devient le grand patron du département en octobre 1913. Il conservera le titre de sous-ministre principal pendant plus de vingt ans, soit jusqu’en 1932.

[217] Voici une photo de Duncan Campbell Scott (fig. 1.7), cet acteur important, et poète à ses heures :

Titre : Photo de Duncan Scott - Description : Photo de Duncan Scott, Source: Archives Nationales du Canada, 16 septembre 1933, PA-165842 (P-31, à l a page 202)

[218] Cette réponse de Scott révèle un changement de position important pour le Canada. On fait marche arrière puisque les échanges préalables concernant la création de la réserve de Uashat en 1906 indiquaient clairement que le DAI envisageait de défrayer les coûts associés au déménagement des maisons des Innus hors réserve sur cette dernière.

[219] Comme nous le verrons ci-après, ceci restera la position ferme du Canada pendant plus d’une décennie, jusqu’en 1923.

[220] Force est donc de constater que, quatre ans après la création de la réserve de Uashat, plusieurs éléments centraux demeurent en suspens, dont notamment l’achat du Lot Ross, la question du déménagement des maisons des Innus situées hors réserve sur les lots de cette dernière et les démarches pour arpenter et démarquer les limites de la nouvelle réserve. Aucun montant du budget de 1 500 $ n’a été dépensé.

[221] En 1911, une agence du DAI voit le jour à Sept-Îles. Les Innus de Uashat ne sont donc plus sous la responsabilité d’un agent résidant ailleurs sur la Côte-Nord. À l’ouverture de la nouvelle agence, c’est l’agent Dr. Charles A. MacDougal qui occupe le poste, et ce, jusqu’en 1922.

[222] Le 27 juillet 1912, l’agent MacDougal tient des élections à Sept-Îles. Les Innus élisent Joseph Vachon comme Chef et trois conseillers (pièce P-22, onglet 276, rapport de l’agent MacDougal sur l’élection à la chefferie et au conseil, 27 juillet 1912; pièce P-22, onglet 277, lettre de l’agent MacDougal au secrétaire McLean, 30 juillet 1912; pièce P-22, onglet 278, lettre du secrétaire McLean à l’agent MacDougal, 9 août 1912).

[223] Au fil du temps, une certaine confusion semble s’installer quant à la dimension et à l’emplacement de la réserve.

[224] En effet, dans ses rapports annuels au DAI de 1913 à 1925, l’agent MacDougal indique, à tort, que la réserve est d’une superficie de 6 acres, alors qu’en vertu du décret du 27 mars 1906, elle est plutôt d’une superficie totale de 91,30 acres (pièce P-66, onglets 259, 262 et 268, rapports annuels du DAI de 1912-1913, 1913-1914 et 1914-1915; pièce P-67, onglets 286, 289, 293, 297, 309, 317, 327 et 333, rapports annuels du DAI de 1915-1916, 1916-1917, 1917-1918, 1918-1919, 1919-1920, 1920-1921, 1921-1922 et 1922-1923; pièce P-68, onglets 338 et 388, rapports annuels du DAI de 1923-1924 et 1924-1925).

[225] Qui plus est, selon les calculs du DAI à l’époque de la création de la réserve, celle-ci a plutôt une superficie totale de 94,57 acres (pièce P-65, onglet 216, mémo du DAI, 5 avril 1906). Cela dit, peu importe que l’une ou l’autre des superficies soient exactes, il est indéniable que la taille de la réserve de Uashat créée en 1906 était nettement supérieure aux 6 acres rapportées par l’agent MacDougal.

[226] Par ailleurs, mis à part le lot 5-2 de la chapelle où se trouvent déjà des maisons innues avant la création de la réserve, aucune construction résidentielle n’a été érigée par les Innus sur les 44 lots du rang 2 du village réservés en 1906 jusqu’à la cession de la réserve en 1925 (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 163).

[227] En fait, selon les experts entendus par le Tribunal, il semble régner une confusion au sein des populations innue et eurocanadienne quant à l’emplacement et aux limites de la réserve créée en 1906 (pièce P-75, onglet 2, témoignage de Sylvie Vincent, transcription de l’audience, 10 avril 2018, à la p 41; pièce P-75, onglet 3, témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 11 avril 2018, aux pp 184–85).

[228] Une photo de l’époque (fig. 1.8) montre la chapelle et plusieurs maisons innues (pièce P-66, onglet 258, photo de la chapelle du Sacré-Cœur de Jésus et une partie du village des Indiens [Innus], Sept-Îles, 1913, C034-PN-005, 03-083, collection histoire régionale, Société historique de la Côte-Nord) :

Titre : Photo d'une chapelle et de plusieurs maisons innues - Description : Photo de la Chapelle du Sacré-Cœur de Jésus et une partie du village des Indiens [Innus], Sept-Îles, 1913, P-66, onglet 258.

[229] C’est donc dans ce contexte que, le 4 décembre 1914, le Conseil municipal de Sept-Îles écrit à l’agent MacDougal pour exiger des Innus le paiement de taxes pour les maisons situées hors de la réserve. Jusqu’alors, la municipalité n’avait jamais réclamé de taxes foncières aux Innus (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 152).

[230] S’appuyant sur le rôle d’évaluation municipal, la localité estime à 38 les maisons visées par l’ordonnance de collecte de taxes. Étrangement, la lettre conclut par une requête du Conseil municipal pour la création d’une réserve à Sept-Îles, ce qui suggère que ce dernier ignore l’existence même de la réserve de Uashat créée huit ans plus tôt :

Nous vous prions de vouloir communiquer avec votre Département afin de nous laisser connaitre leur intention a ce sujet. Ne serait-il pas possible de leur accorder un terrain Réserve comme cela se fait à plusieurs endroits ou votre Département ne consentirait-il pas a couvrir chaque année ces taxes dues par cette tribut de Montagnais sous leur contrôle. [pièce P-66, onglet 264, lettre de F. H. Vignault, secrétaire-trésorier, à l’agent MacDougal, 4 décembre 1914; pièce P-66, onglet 263, rôles d’évaluation de Sept-Îles de 1914]

[231] À la réception de la lettre du Conseil municipal, l’agent MacDougal la transmet au DAI et questionne le département sur ses intentions quant au paiement des taxes municipales réclamées (pièce P-66, onglet 265, lettre de l’agent MacDougal au secrétaire McLean, 4 décembre 1914).

[232] Le secrétaire McLean répond à l’agent MacDougal en lui transmettant un plan du village de Sept-Îles sur lequel la réserve de Uashat est démarquée en brun. Il ajoute que les maisons sur la réserve ne peuvent pas être assujetties à la taxation, alors que les maisons hors réserve sont taxables, mais que le DAI n’est pas en position de payer de telles taxes (pièce P-66, onglet 266, lettre du secrétaire McLean à l’agent MacDougal, 18 décembre 1914).

[233] Au printemps 1915, l’inspecteur C. C. Parker, mandaté par le DAI (pièce P-22, onglet 280, lettre du DAI à l’inspecteur Parker, 23 avril 1913), se rend sur la Côte-Nord. Il est une ressource « volante », c’est-à-dire que le ministère peut l’envoyer où bon lui semble afin de faire enquête. Il est également celui qui initie la politique d’aide aux chasseurs des années 1910 et 1920, laquelle suscite beaucoup de controverse.

[234] Il est envoyé à Sept-Îles pour y faire état de la situation et proposer des solutions aux problèmes qu’on y trouve à l’époque soit, entre autres, la taxation des maisons innues situées en dehors de la réserve. À Sept-Îles, de 1915 à 1917, il produit trois rapports annuels importants (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 198).

[235] Or, comme nous le verrons, Parker ne remplit pas sa mission principale car ces rapports ne proposent aucune solution, à l’exception de diminuer l’aide sociale aux Innus.

[236] Il débute sa visite à Sept-Îles et fait rapport le 23 juillet sur les réclamations de taxes de la municipalité. De l’avis de l’inspecteur, il serait difficile de déménager les maisons sur la réserve en raison de leur mauvais état et du fait que plusieurs n’ont pas encore été payées, de telle sorte que les créanciers s’objecteraient au déménagement. Contrairement à la lettre du Conseil municipal qui estime à 38 les maisons innues, le rapport de l’inspecteur Parker dénombre 25 maisons sur les lots 2, 3, 4, 5-1, 7 et 16 du rang 1, auxquelles s’ajoutent 15 maisons sur le lot 49 à Moisie (pièce P-66, onglet 272, rapport de l’inspecteur Parker au surintendant général adjoint du DAI, 23 juillet 1915).

[237] Le rapport de l’inspecteur Parker fait également état des conditions socio-économiques difficiles à Sept-Îles, notamment en raison de la baisse des prix des fourrures et la diminution de la faune. Son rapport mentionne, entre autres, les avances faites aux Innus qui peinent à les rembourser.

[238] D’ailleurs, quelques jours plus tard, dans une lettre datée du 28 juillet, le secrétaire McLean informe l’agent MacDougal que le DAI ne fournira pas aux Innus des avances équivalentes à l’année antérieure, puisque trop peu ont su honorer leurs dettes (pièce P-66, onglet 274). McLean avise MacDougal d’informer les Innus que ces avances seront les dernières si elles ne sont toujours pas remboursées au printemps.

[239] Le 9 octobre, l’agent MacDougal écrit à nouveau au DAI pour demander des instructions quant aux réclamations de la municipalité concernant la taxation des maisons appartenant à des Innus (pièce P-66, onglet 276).

[240] McLean lui répond le 25 novembre que le DAI n’a aucune obligation de payer les taxes des maisons hors réserve et qu’il relève des Innus de soit payer les taxes réclamées, soit déménager leurs maisons sur la réserve (pièce P-66, onglet 277).

[241] Le 30 novembre, le secrétaire-trésorier du Conseil municipal de Sept-Îles écrit à nouveau à l’agent MacDougal pour l’informer que la municipalité va entamer la collecte des taxes à compter du 15 décembre. Selon la lettre du Conseil municipal, les Innus refusent de payer depuis plusieurs années au motif qu’ils sont sur une réserve et, donc, que leurs biens sont protégés par le DAI. La lettre du Conseil vise ainsi à informer ce dernier de l’application à l’égard des Innus des lois municipales relatives à la taxation, incluant les sanctions en cas de défaut de paiement (pièce P-66, onglet 278, lettre du secrétaire-trésorier Vignault à l’agent MacDougal).

[242] L’agent MacDougal transmet cette lettre au secrétaire McLean le 6 décembre (pièce P-66, onglet 279), puis lui écrit à nouveau le 18 décembre en le référant à l’inspecteur Parker pour obtenir plus d’information sur la situation (pièce P-66, onglet 280).

[243] Au début du mois de janvier 1916, McLean répond à MacDougal pour l’informer que la position demeure inchangée et lui transmet les passages du rapport de l’inspecteur Parker jugés pertinents (pièce P-67, onglet 281, lettre du 10 janvier 1916; pièce P-67, onglet 282, lettre du 13 janvier 1916).

[244] Le 31 janvier, le chef George Régis s’adresse directement au DAI pour plaider en faveur des Innus, implorant les autorités d’être compréhensives face aux membres de la bande qui peinent à rembourser les avances en raison des conditions difficiles de chasse (pièce P-67, onglet 283). Il offre son entière coopération. Le chef conclut sa lettre en priant le DAI de communiquer avec lui en français, expliquant ne pas comprendre l’anglais.

[245] Le 1er août, l’agent MacDougal communique avec le DAI pour dénoncer les actions du chef Régis, qu’il juge déshonorables (pièce P-22, onglet 312). Il accuse ce dernier de n’apporter aucun soutien pour assurer que les Innus remboursent leurs dettes. Il recommande au DAI de contacter l’inspecteur Parker pour plus d’informations sur le chef Régis.

[246] L’inspecteur Parker réalise une seconde visite de la Côte-Nord en 1916, pour laquelle il soumet un rapport au DAI le 10 août. Dans ce rapport, il indique notamment que la chasse des Innus de Sept-Îles a été un échec presque total cette année-là. Toutefois, l’inspecteur Parker accuse les Innus d’être les artisans de leur propre sort, suggérant qu’ils sont devenus indolents et dépendants de l’aide gouvernementale. Il allègue également la tromperie des Innus qu’il accuse de ne pas rapporter toutes les fourrures collectées à Sept-Îles. Tout comme dans son premier rapport, le regard que porte l’inspecteur Parker à l’égard des Innus de Sept-Îles est loin d’être tendre, pour ne pas dire biaisé et dénigrant (pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, à la p 7) : « Their indolence is almost beyond belief. They are noted for their dishonesty. »

[247] En somme, il recommande de ne plus faire d’avances aux Innus à moins que le DAI soit prêt à ne pas revoir la couleur de son argent (pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, à la p 6) : « As a matter of fact I am now quite satisfied that so long as the Department gives advances to these Indians, no adequate returns may be looked for. »

[248] L’année suivante, l’inspecteur Parker fait rapport à nouveau. Il indique que la chasse fut meilleure cette année, mais refuse d’attribuer cette amélioration à une augmentation des animaux à fourrure, insinuant plutôt que les résultats médiocres des années antérieures étaient causés par la dépendance des Innus à l’assistance gouvernementale, une dépendance qu’il accuse les marchands eurocanadiens d’entretenir. Ainsi, selon l’inspecteur Parker, les pressions économiques exercées sur les Innus suivant sa recommandation des trois dernières années commencent à porter fruit. Il recommande au DAI de maintenir cette pression jusqu’à ce que les Innus deviennent autonomes et puissent subvenir pleinement à leurs besoins (pièce P-67, onglet 291, rapport de l’inspecteur Parker, 4 octobre 1917).

* * *

[249] Il est opportun de prendre une pause dans le récit des faits afin d’examiner de façon plus attentive les propos racistes particulièrement frappants que l’inspecteur Parker porte à l’égard des autochtones et ses actions paternalistes, voire condescendantes, envers ceux-ci.

[250] Les rapports de l’inspecteur Parker démontrent son attitude biaisée envers les autochtones, laquelle entre en conflit avec son obligation fiduciaire envers ceux-ci en tant que haut placé du DAI. On dénote un certain mépris pour la nature humaine innue.

[251] Ses préjugés ont eu un impact sur la situation des Innus de Uashat : en effet, en raison de sa position au Ministère, les recommandations qu’il émet sont suivies. Il apparaît évident, à la lecture des rapports, que l’opinion que se fait Parker des actions à entreprendre par le DAI envers les Innus est influencée par ses convictions racistes.

[252] D’abord, il ne suffit que de lire les premières pages de son tout premier rapport de 1915 pour constater que ce dernier n’est pas dans une position neutre pour évaluer les besoins des Innus. Il décrit ainsi leur langue (pièce P-22, onglet 295, rapport de l’inspecteur Parker, 23 juillet 1915, à la p 2) : « In point of grammatical construction their dialect is poor and the sing song accent in which it is spoken is not at all euphonious, giving one the impression of a whining child. » Le passage est non seulement raciste, mais il démontre de plus l’attitude paternaliste de Parker, omniprésente dans ses rapports, qui compare les Innus à des enfants.

[253] En outre, celui-ci se montre déjà biaisé envers la question des maisons des Innus : il suggère qu’ils ne devraient pas avoir de maisons et devraient plutôt vivre dans des tentes :

There is no necessity for Indians having houses at these places and it is regrettable that they ever started the custom. […] They all have tents which they use going to and coming from the interior and they would be much better off physically if they remained in their tents during their short stay on the coast which is during warm weather. [pièce P-22, onglet 295, rapport de l’inspecteur Parker, 23 juillet 1915, à la p 3]

[254] Ensuite, il se plaint du fait que des allochtones aient dit aux Innus que le DAI devait s’occuper d’eux et tout payer pour eux : il rejette le blâme sur les autochtones en exprimant l’idée que ceux-ci détestent payer leurs dettes et souhaitent naturellement prendre avantage du DAI :

To aggravate conditions the whites on the coast, (mostly merchants), have told the Indians that the Government is obliged to keep them and that it is not necessary for them to pay for anything they get from the Indian Department. Naturally the Indian, who always hates to pay a debt, has grasped at this pleasant bit of knowledge and taken full advantage of it. [pièce P-22, onglet 295, rapport de l’inspecteur Parker, 23 juillet 1915, à la p 5]

[255] Plus tard, confronté à l’idée que les Innus sont pauvres, il soutient les propos suivants :

I am quite satisfied that these Indians are not making as large hunts as they might. The former high price of furs, rather than acting as an incentive to large hunts, acted as an excuse for lasiness. So long as an Indian had a certain number of marten he was quite satisfied. […] They have no one to advise them properly and are prone to follow the road of laziness under any excuse that presents itself. [pièce P-22, onglet 295, rapport de l’inspecteur Parker, 23 juillet 1915, à la p 7]

[256] Une fois de plus, Parker exprime son sentiment de supériorité envers les Innus, qu’il considère comme ne pouvant pas se débrouiller sans aide extérieure. Il semble de plus que ses profondes convictions racistes le poussent à interpréter les pratiques traditionnelles de chasse responsable des Innus comme de la paresse. De surcroît, Parker ne se contente pas d’accuser ces derniers d’être paresseux – ce qu’il répète à de nombreuses reprises dans son rapport (pièce P-22, onglet 295, rapport de l’inspecteur Parker, 23 juillet 1915, aux pp 14, 30) – il les accuse aussi de chercher à abuser des médicaments fournis par le DAI (pièce P-22, onglet 295, rapport de l’inspecteur Parker, 23 juillet 1915, à la p 10) : « Indians are fond of taking medicine and ask for it under the least pretext […] ».

[257] Ensuite, l’inspecteur Parker débute son second rapport de 1916 avec des propos incendiaires et injustifiés sur les Innus afin d’expliquer sa nouvelle recommandation de réduire le soutien financier accordé :

[…] I found a most indolent and pauperized lot of Indians, relying almost entirely on Government support, which they had been led to believe was part of their birth-right and rendered undue effort on their part quite unnecessary. [pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, à la p 2]

[258] Ce ne sont pas les seuls propos injustifiés que tient Parker car, deux pages plus loin, il commente la situation du manque de gibier en confessant qu’il ne connaît pas les conditions de l’intérieur des terres. Après cette admission, il affirme pourtant ceci :

It is not, however, beyond my rights to draw certain conclusions both from personal knowledge of these Indians and from other information picked up from time to time. My first conclusion would be that a large number of the Gulf Indians are rapidly becoming indolent and are relying on Government support. I am convinced that better hunts are possible in most instances. [pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, à la p 4]

[259] Ce passage trahit le sentiment de supériorité écrasant que possède l’inspecteur Parker envers les autochtones. En outre, à la page suivante, il réitère qu’ils sont, à son avis, paresseux et malhonnêtes (pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, à la p 5). Dans cette optique, il émet les remarques suivantes un peu plus loin :

We have five bands of Indians who are rapidly becoming, in some cases are, pauperized. Their indolence is almost beyond belief. They are noted for their dishonesty. The greater part of them are in a state bordering on destitution, trusting on what they have been told as regards the obligation of the Government to support them. [pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, à la p 7]

[260] La même année, dans un mémo interne au DAI, Parker soutient, avec une même attitude paternaliste, que l’unique solution pour s’assurer que les Innus paient leurs avances est de leur apprendre la leçon suivante (pièce P-67, onglet 285) : « It would seem that the only way to combat this would be to teach the Indians a real lesson, once, and make them realize that when we say they must pay we mean it. »

[261] Puis, dans son troisième rapport datant de 1917, l’inspecteur Parker répète sensiblement les mêmes idées racistes : « I am inclined to attribute the small hunts to the Indians’ dependance on Government assistance […] Starting with as lazy and indolent a class of Indians as it would be possible to find […] » (pièce P-67, onglet 291, rapport de l’inspecteur Parker, 4 octobre 1917, aux pp 12).

[262] Son analyse est effectivement superficielle – il a tort de blâmer les victimes pour leur pauvreté car il sous-estime volontairement plusieurs facteurs.

[263] Tout d’abord, il ne tient pas suffisamment compte des nombreux problèmes de santé que subissent les Innus de Uashat. De plus, le gibier se fait de plus en plus rare et les fourrures diminuent d’année en année. En effet, un rapport de la Compagnie de la Baie d’Hudson de 1908 fait état de la baisse générale des fourrures sur la Côte-Nord entre 1905 et 1907 (pièce P-66, onglet 243, Hudson’s Bay Company, Report on Fur Trade, for the Year Ending 31st May, 1908). Dès 1909, les Innus sont victimes de la tuberculose (pièce P-66, onglet 245, rapport du Département des Affaires des Sauvages au 31 mars 1909, 1er avril 1909). Une épidémie de petite vérole sévit à Sept-Îles et à Moisie l’année suivante (pièce P-66, onglet 252, rapport du Département des Affaires des Sauvages au 31 mars 1910, 10 mai 1910). Dans son rapport du 15 avril 1912, l’agent MacDougal décrit ainsi la situation à Sept-Îles :

La santé des sauvages a été en général très mauvaise. Plusieurs ont été atteints de tuberculose. Une épidémie de rougeole a sévi chez les sauvages au cours de l’automne dernier; cette dernière a causé trois décès, la tuberculose a fait trois victimes, et six sont morts de maldaies infantiles, soit un total de 16.

[…]

Ces sauvages sont généralement industrieux et bons chasseurs. Ils sont soumis à la loi. Vu que la chasse diminue chaque année, ils ne s’enrichissent pas. [pièce P-66, onglet 257, rapport du Département des Affaires des Sauvages au 31 mars 1912]

[264] Il répète les mêmes propos dans ses rapports des trois années suivantes, 1913, 1914 et 1915, en ajoutant que la phtisie, la grippe et l’influenza sont également présentes à Sept-Îles (pièce P-66, onglet 259, « Rapport annuel du Département des Affaires des Sauvages pour l’exercice clos le 31 mars 1913 »; pièce P-66, onglet 261, rapport du Département des Affaires des Sauvages au 31 mars 1913; pièce P-66, onglet 269, rapport de C. A. MacDougal, agent des Sauvages pour les Montagnais de Sept-Îles et de Moisie, Québec, au 31 mars 1915). En 1916, il décrit ainsi la santé des Innus :

Tous les sauvages sont dans un très mauvais état de santé. Des troubles respiratoires et la tuberculose règnent constamment. Quand ils vivent dans les bois, les sauvages sont en meilleure santé que lorsqu’ils sont sur le bord de la mer. Une épidémie de grippe a sévi au mois de décembre 1915. Tous les sauvages de cette réserve en sont plus ou moins atteints. Ceux qui arrivent de la chasse attrapent la maladie dès leur arrivée dans la réserve. [pièce P-67, onglet 287, rapport de C. A. MacDougal, agent des Sauvages pour les Montagnais de Sept-Îles et de Moisie, Québec, rapport se terminant au 31 mars 1916]

[265] En 1917, c’est plutôt le manque d’animaux à fourrures qu’il souligne :

Les sauvages valides sont industrieux en général; ils sont bons chasseurs, respectent les lois, et ont de bonnes mœurs; mais, à cause de la diminution constante des animaux à fourrure, à cause de la pauvreté du marché aux pelleteries, spécialement cette saison-ci, ils n’accomplissent aucun progrès. Ils sont plus pauvres cette année que jamais auparavant. [pièce P-67, onglet 290, rapport de C. A. MacDougal, agent des Sauvages pour les Montagnais de Sept-Îles et de Moisie, Québec, rapport se terminant au 31 mars 1917, à la p 30]

[266] Il est bien évident que de telles conditions ont des impacts négatifs sur la capacité des Innus à assurer des revenus. Néanmoins, bien que Parker soit conscient que les Innus sont malades, il considère que leur mauvais état de santé et le fait qu’ils soutiennent qu’il manque de fourrures et de nourriture dans les bois sont plutôt des excuses à leur paresse (pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, aux pp 3–4).

[267] De manière plus importante, l’inspecteur Parker ne saisit pas du tout l’immense difficulté de la vie dans les bois. Daniel Vachon, un Innu, la décrit ainsi (pièce P-32, onglet 11, Daniel Vachon, L’Histoire montagnaise de Sept-Îles, Éditions Innu, 1985 à la p 3) : « […] la vie y était difficile, il faisait froid, nous mangions de la misère […] ». Louisa Jourdain, une soeur innue, tient des propos similaires (pièce P-32, onglet 11, Daniel Vachon, L’Histoire montagnaise de Sept-Îles, Éditions Innu, 1985 à la p 14) : « Au printemps, la nourriture manquait, nous ne vivions qu’avec des graines rouges. »

[268] Parker est également aveugle quant aux conséquences de ne pas donner de crédit aux chasseurs. Selon Vachon, « [l]e Montagnais à qui on ne faisait pas un gros crédit ne devait prendre que l’essentiel. Souvent, dans le bois, il lui manquait des choses » (pièce P-32, onglet 11, Daniel Vachon, L’Histoire montagnaise de Sept-Îles, Éditions Innu, 1985 à la p 21). Dans une situation où l’accès à la nourriture était déjà précaire, il est facilement possible de s’imaginer les conséquences dramatiques de ne pas avoir d’équipement de chasse et de manquer de nourriture.

[269] Enfin, le racisme affiché de l’inspecteur Parker dans ses rapports n’est pas sans conséquence. Non seulement ces préjugés influencent ses recommandations au DAI, mais il crée une culture de travail au sein du DAI où il est accepté.

[270] Tout ceci indique que l’attitude que possède Parker envers les autochtones a interféré avec l’obligation fiduciaire que détient le DAI envers les Innus de Uashat. En effet, l’agent MacDougal, qui est sous sa supervision, tient les propos suivants dans une lettre au DAI du 1er août 1916 :

I regret of inform the Department that the Chief George Regis gave us no assistance whatever in this matter and his actions seemed to side with the peace disturbers. I may remark that the Chief seems to support the Indains in acting dishonourably, and schemes with them in trying to bluff the Department […] Mr. Inspector Parker could give you further information as to Cheif Regis. [pièce P-22, onglet 312, lettre de l’agent MacDougal au DAI, 1er août 1916]

[271] L’ostracisme de MacDougal envers le chef Régis et les Innus, dont il remet en question l’honnêteté, semble effectivement être sanctionné par l’inspecteur Parker, auquel il réfère le département.

[272] Entre juillet 1919 et le 15 août 1921, et possiblement durant plus longtemps, le docteur MacDougal et le chef Régis sont en conflit et ne se parlent pas (pièce P-43, onglet 347, lettre de MacDougal à MacKenzie, 15 août 1921). Cette situation est bien évidemment problématique, car MacDougal doit, en raison de son rôle d’agent, s’assurer du bien-être des Innus de Sept-Îles dont George Régis est le chef.

[273] On peut noter que la description des Innus que fait le docteur MacDougal contraste avec celle qu’il donnait de ceux-ci dans ses rapports avant l’arrivée de l’inspecteur Parker. Son ton dans ses rapports change effectivement dès 1916 :

Tous nos sauvages sont soumis aux lois. Généralement parlant, ils sont laborieux : néanmoins, quelques-uns se fient trop sur l’aide du département, étant donné l’aide généreuse que leur a accordée le département en les équipant pour la chasse (lors de l’insuccès de la chasse aux animaux à fourrures) en 1912-1913 et 1913-1914. Les sauvages n’ont pas remboursé cette aide au département, tel que promis. Par conséquent, ils deviennent de plus en plus paresseux et pauvres. [pièce P-67, onglet 287, rapport de C. A. MacDougal, agent des Sauvages pour les Montagnais de Sept-Îles et de Moisie, Québec, rapport se terminant au 31 mars 1916]

[274] Une intervention par Parker, sous-entendue dans son second rapport, semble être la cause de ce changement d’attitude du docteur MacDougal (pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, aux pp 14–15) : « Our Agent at Seven Island shows a marked improvement since my visit in 1915. He is more alive to the necessity of economy and more convinced of the mistake easily made in supposing that Indians are being helped by gratuitous assistance. »

* * *

[275] Durant cette période, la municipalité se fait de plus en plus insistante pour réclamer des taxes aux Innus.

[276] En réponse, la position du DAI est claire : il ne se considère pas responsable du paiement de ces taxes. Le plan initial d’acheter le Lot Ross et de déménager les maisons innues laissées hors réserve lors de la création de celle-ci, et ce, aux frais du DAI, semble non seulement abandonné, mais également oublié.

[277] Pourtant, de leur côté, les Innus croient résider sur la réserve (pièce P-66, onglet 278, lettre du secrétaire-trésorier Vigneault à l’agent MacDougal, 30 novembre 1915; pièce P-70, onglet 464, témoignage de Blandine Jourdain, 31 août 2006 (tel que révisé le 13 novembre 2015), à la p 23). Par ailleurs, c’est le clergé qui vient à la défense des Innus, alors que le DAI refuse d’agir (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 140–43).

[278] Selon le nouveau rôle d’évaluation produit par la municipalité en août 1918, il y a à l’époque 24 maisons appartenant à des Innus qui sont situées à l’extérieur des limites de la réserve sur des terres municipales (pièce P-67, onglet 295, rôle d’évaluation de la ville de Sept-Îles, 1918).

H. 1917 à 1922 : Vente des lots de la réserve

[279] À compter de 1917, des lots de la réserve sont vendus par la province. Il s’agit d’abord du lot 34 du rang 2 (pièce P-67, onglet 292, lettre patente no 27598, 19 novembre 1917).

[280] En septembre 1919, ce sont les lots 28, 29, 30, 57, 58 et 59 du rang 2 qui sont vendus (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 166; il semble manquer les sources pour les lots 28 à 30 et 57 à 59, la seule référence étant le tableau dans le rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 164). Puis, en octobre 1919, 18 lots supplémentaires sont vendus, soit les lots 25 à 27, 52 à 54, 116 à 121 et 138 à 143 du rang 2 (pièce P-67, onglets 306, 307 et 308, lettres patentes no 29388, no 29389 et no 29391, 15 décembre 1919; la lettre patente no 29391 à la pièce P-67, onglet 308, mentionne également les lots 355, 356, 463 et 464). Finalement, entre 1920 et 1921, la province vend deux lots additionnels de la réserve, soit les lots 33 et 35 du rang 2 (pièce P-67, onglet 316, lettre patente no 29954; pièce P-43, onglet 354A, registre du domaine de l’État, lots 33, 34, 35, Rang II, village des Sept-Îles; pièce P-43, onglet 354B, terrier du Canton Letellier, Agence de la Côte-Nord, Rang I & II, Sept-Îles). En tout, 27 des 44 lots du village réservés en 1906 ont été vendus par le Québec sur une période de cinq ans (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 164).

[281] Dès le 26 septembre 1919, le révérend père Pétel sonne l’alarme auprès du DAI à l’égard de la vente de lots de la réserve de Uashat (pièce P-67, onglet 299).

[282] Dans sa lettre, il fait état de l’insistance de la municipalité à vouloir collecter des taxes des Innus. Il mentionne également que l’agent des Terres de la Couronne du Québec, un dénommé Edmond Joncas, refuse de reconnaître la réserve créée en 1906 malgré qu’il y ait une borne au coin du lot 6 sur laquelle est écrit : « RÉSERVE ». Par conséquent, il ne prend en considération que le projet de réserve arpentée en 1903 et vend des lots de la vraie réserve à des colons eurocanadiens.

[283] Le père Pétel demande au DAI de clarifier la question des taxes applicables aux maisons innues hors réserve et de communiquer avec le terrier du Québec pour l’informer du fait que son agent refuse de reconnaître la réserve et a entrepris de vendre des lots réservés.

[284] À la suite de la réception de cette lettre, le 7 octobre, le DAI réagit en envoyant trois lettres.

[285] Premièrement, la lettre du père Pétel incite l’inspecteur Parker à écrire à l’arpenteur en chef Bray (pièce P-67, onglet 303, lettre de l’inspecteur Parker à l’arpenteur en chef Bray, 7 octobre 1919). Il fait notamment état, dans sa lettre à Bray, de la confusion entourant l’emplacement de la réserve. Il mentionne que cette confusion est peut-être à l’origine du problème de taxation des maisons des Innus.

[286] Ensuite, le DAI répond au père Pétel le 7 octobre que les maisons situées sur la réserve ne sont pas taxables. Le DAI ajoute que le père Pétel identifie correctement la réserve dans sa lettre et qu’aucun empiètement ne sera toléré. Il lui transfère également une copie du décret constituant la réserve, lui suggérant de le montrer à l’agent Joncas des Terres de la Couronne du Québec. Finalement, le DAI réitère sa position quant à la taxation des maisons innues hors réserve, soit que la responsabilité de payer les taxes relève des Innus eux-mêmes et non du département (pièce P-67, onglet 300, lettre du secrétaire McLean au père Pétel).

[287] Le même jour, le secrétaire McLean adresse une courte lettre au sous-ministre des Terres et Forêts du Québec, F. Miville-Deschêne, pour l’informer de la correspondance reçue du père Pétel.

[288] McLean demande au sous-ministre d’expliquer adéquatement à son agent des Terres les limites de la réserve créée en 1906 et d’annuler toute vente de lots sur la réserve, le cas échéant :

I shall be obliged if you will be good enough to inform your Agent of the limits of the reserve and that if he has actually made sales of any of the lots comprising it, that he is to immediately cancel them. [pièce P-67, onglet 301, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Miville-Deschêne, 7 octobre 1919]

[289] L’expert Garneau souligne que l’on ne peut trouver dans les dossiers archivistiques aucune lettre du Québec en réponse à celle de McLean et aucun changement d’attitude de la part du Québec puisque, une semaine plus tard, soit le 14 octobre, 18 autres lots de la réserve sont vendus à des Eurocanadiens par l’agent Caron (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 166).

[290] Toujours le 7 octobre, le secrétaire McLean transmet à l’agent MacDougal la lettre du père Pétel et lui donne instruction de ne permettre aucun empiètement sur les lots de la réserve. McLean informe alors MacDougal qu’il lui fera parvenir, dans un second envoi, trois copies du plan identifiant les limites de la réserve, lui demandant de remettre une copie au chef de la bande, d’en remettre une autre au maire de Sept-Îles et de conserver la troisième dans son bureau (pièce P-67, onglet 302).

[291] Le 23 octobre, l’agent MacDougal accuse réception de la lettre du secrétaire McLean et des plans de la réserve, puis confirme son intention de suivre les instructions du DAI (pièce P-67, onglet 304).

[292] À ce stade, 24 des 44 lots de la réserve ont été vendus par le Québec.

[293] L’été suivant, soit le 12 juillet 1920, le père Brière, qui cherche une solution, contacte le surintendant général adjoint du DAI, D. C. Scott, pour plaider à nouveau en faveur des Innus de Sept-Îles puisque l’emplacement de la réserve, la taxation des maisons innues et la vente des lots de la réserve ne sont pas encore réglés.

[294] Il dénonce l’inaction du DAI et lui demande d’acquérir les terres où les Innus résident. Il semble ignorer que certaines de ces terres font déjà partie de la réserve. Il demande également au « Département des Indiens de faire ici une enquête et une inspection sérieuse, chose inconnue depuis des années » (pièce P-67, onglet 310, lettre du père Brière au surintendant général adjoint Scott, 12 juillet 1920).

[295] Étant toujours sans réponse à sa première lettre, le père Brière écrit à nouveau au DAI en août pour réitérer sa demande qu’une enquête sérieuse soit tenue à Sept-Îles (pièce P-67, onglet 311, lettre du père Brière au surintendant général adjoint Scott). Cette seconde lettre démontre que l’agent MacDougal n’est pas très populaire. De plus, il apparaît que, selon le père Brière, les Innus de Sept-Îles sont des victimes de l’exploitation de cet agent et que ce dernier va à l’encontre de leurs intérêts.

[296] En effet, le père Brière écrit que le DAI devrait avoir honte d’avoir de tels représentants sur la Côte-Nord et qu’à l’exception de Betsiamites, les Innus ne sont pas traités avec humanité.

[297] Le 3 septembre, McLean répond au père Brière et répète la position du DAI indiquant que les Innus sont responsables de payer les taxes pour leurs maisons hors réserve ou, alternativement, de veiller à leur déménagement sur celle-ci (pièce P-67, onglet 312).

[298] Le 15 septembre, le père Brière écrit à nouveau, réitérant qu’il serait absurde de déménager les maisons des Innus sur la réserve qui est essentiellement inhabitée. À son avis, les terres occupées par les Innus devraient plutôt être réservées :

Vous savez que les Indiens des Sept-Îles ne résident pas sur la réserve : ils sont au bord de la mer; sur un terrain de sable, inculte : conséquemment ils ne dérangent personne : il ne faut donc pas chercher midi à quatorze heures, vouloir transporter leurs pauvres cabanes sur une réserve abandonnée depuis cent ans, nous demandons au Département de leur faire concéder par Québec le morceau de terre où ils sont aujourd’hui. [pièce P-67, onglet 313]

[299] Le commentaire du père Brière indiquant que la « réserve [est] abandonnée depuis cent ans » laisse croire que celui-ci ne connaissait pas non plus l’emplacement de la réserve.

[300] Puis, il reprend son attaque frontale contre l’agent en poste à Sept-Îles, l’accusant d’être coupable de la misère qui afflige les Innus, et demande au DAI d’entreprendre une enquête sérieuse sur la situation.

[301] Sept mois plus tard, le 13 avril 1921, un représentant de la Compagnie de la Baie d’Hudson écrit au DAI pour se plaindre de la présence de quatre maisons appartenant à des Innus sur le lot 4 du rang 1, propriété de la Compagnie, et pour demander l’assistance du DAI pour libérer le lot (pièce P-67, onglet 319, lettre du commissaire des terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson au secrétaire McLean).

[302] Le secrétaire McLean répond quelques jours plus tard que le DAI n’a aucune mesure à sa disposition pour forcer l’expulsion des occupants innus du lot 4, mais qu’il avisera l’agent MacDougal d’ordonner aux Innus de quitter le lot immédiatement. Il suggère également à la Compagnie de la Baie d’Hudson de défrayer les coûts de déménagement des Innus (pièce P-67, onglet 320, lettre du secrétaire McLean au commissaire des terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson, 18 avril 1921).

[303] Le même jour, McLean transfert la lettre de la Compagnie de la Baie d’Hudson à MacDougal (pièce P-67, onglet 321, lettre du 18 avril 1921) qui accuse réception le 28 avril et confirme avoir en sa possession un plan indiquant l’emplacement de la réserve, qui toutefois n’est ni clôturée ni délimitée (pièce P-67, onglet 322).

[304] Le 23 juin, l’agent MacDougal écrit au DAI pour confirmer que le constable Jos. Gamache a avisé les Innus visés qu’ils doivent cesser d’occuper le lot 4 du rang 1 appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson (pièce P-67, onglet 326, lettre de l’agent MacDougal au secrétaire McLean). Selon l’expert Garneau, l’avis d’éviction n’a pas eu d’effet (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 143).

[305] Une année plus tard, le 12 mai 1922, un dénommé Rousseau de la Compagnie de la Baie d’Hudson écrit à MacDougal concernant les Innus occupant le lot 4 du rang 1. Il suggère alors que les Innus ou le DAI achètent la partie arrière du lot 4, croyant à tort qu’il n’y a pas de réserve à Sept-Îles et donc que les Innus n’ont nulle part où déménager :

I have had several Letters from The Company regarding to Indians houses on the Company property, and to what I can understand the Indians here has no reserve. If this is the case, It would be hard for them to move on other Peoples Property, I would suggest that the Indians or the Indian Department purchased the back part of Lot NO. 4, and I Presume the Company would let same at a fair price. At which I presume would be near Twenty Dollars each.

However, I wish you would give me your opinion of these Indian Houses on the Companys Property, and only wish to have what would be fair to the Department an the Company.

With a replya oblige […] [pièce P-67, onglet 328]

[306] L’agent MacDougal lui répond quelques jours plus tard, spécifiant que les Innus qui occupent le lot 4 ont été avisés de quitter et de déménager sur la réserve, sans toutefois en préciser l’emplacement (pièce P-67, onglet 329, lettre de l’agent MacDougal à Rousseau, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, 19 mai 1922).

[307] L’expert Garneau écrit que l’élection du 29 juillet 1922 portant Sylvestre McKenzie à la chefferie est tenue dans une atmosphère de tension et d’inimitié d’une partie de la communauté innue envers MacDougal (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 36). (Après avoir cédé la place de chef en 1926 à George Régis, McKenzie sera de nouveau élu en 1929, en 1932 et en 1941.) Nous y reviendrons.

[308] Voici une photo du chef McKenzie (fig. 1.9), portant sa médaille de chef, prise par Frank G. Speck en 1924 :

Titre : Photo du Chef McKenzie - Description : Photo du Chef McKenzie qui se trouve à la page 173 de la pièce P-31.

[309] Le 22 novembre, le docteur Louis-Napoléon Michaud succède, à titre d’agent, à l’agent MacDougal qui est finalement remercié de ses services à Sept-Îles (pièce P-33, onglet 2, Matheson, G. M., Historical Directory of Indian Agents & Agencies in Canada, extraits, à la p 88; pièce P-23, onglet 367, lettre de l’agent Michaud à Trudelle (Sun Life), 12 octobre 1923).

I. 1923 à 1924 : Inspections et déménagement des maisons

[310] À l’été 1923, l’inspecteur Émile Jean est envoyé à Sept-Îles pour recueillir des informations et recommander des pistes de solutions. L’expert Garneau mentionne qu’Émile Jean est de l’unité de comptabilité du Ministère; un officier qui compte 37 ans d’expérience. Il indique que sa visite en 1923 à Sept-Îles constitue une intervention importante (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 196).

[311] Dans son rapport au DAI daté du 5 septembre, il fait état d’une confusion majeure quant à l’emplacement et aux limites de la réserve (« there is considerable confusion as to what lands really constitute the Indian Reserve ») (pièce P-23, onglet 366, mémo de l’inspecteur Jean au secrétaire McLean, 5 septembre 1923). Il constate notamment qu’un certain Robert Ross prétend que son père, le docteur George Ross, est propriétaire de l’entièreté du lot 5 et que le maire de Sept-Îles appuie les prétentions de Ross (Bob Ross est le fils du docteur George Ross, un important marchand de fourrure; il fut maire de Sept-Îles de 1937 à 1944 et de 1944 à 1945).

[312] Il note également que les lots 25 à 35, 52 à 62, 111 à 121 et 138 à 148 du rang 2, soit la presque totalité des lots réservés en 1906 (à l’exception des lots 5-2 du rang 1 et 492 du rang 2), ont été vendus par le Québec, ce qui signifie, selon lui, que ces lots ne font plus partie de la réserve (« consequently these lands have been eliminated from the Reserve »).

[313] Il est toutefois pertinent de noter qu’à la lumière des documents historiques disponibles en preuve, il appert que ce ne sont pas tous les lots du village qui ont été vendus en date du rapport de l’inspecteur Jean (pièce P-43, onglet 354A, registre du domaine de l’État, lots 33, 34, 35, Rang II, village des Sept-Îles; pièce P-43, onglet 354B, terrier du Canton Letellier, Agence de la Côte-Nord, Rang I & II, Sept-Îles). En effet, les lots 60, 61, 62, 111, 112, 113, 114 et 115 du rang 2 n’ont toujours pas fait l’objet d’une vente à des tiers.

[314] À la lumière de la confusion et des tensions qu’il observe à Sept-Îles, il suggère au DAI de soulever l’enjeu des empiètements auprès de la province le plus tôt possible afin d’obtenir compensation et des terres de remplacement :

It will be seen from the foregoing that the question of ownership of a portion of the Seven Islands Reserve is in dispute and complicated, and as there is much friction between the Indians and the White population, and it is almost impossible for the Agent to deal with cases of trespass and other offences against the Indian Act, the matter should be taken up with the Provincial Authorities with the least possible delay with a view to obtaining compensation for the lots sold and securing other lands in lieu thereof.

[315] De plus, il recommande la cession du lot 492, qu’il décrit comme « not looked upon by the Indians as part of their Reserve and that it is of no value to them, except for a little timber which is of very poor quality and only fit for fuel ».

[316] Finalement, à la suite de discussions avec le maire de Sept-Îles et l’agent Michaud, il fait la proposition suivante (pièce P-23, onglet 366, mémo de l’inspecteur Jean au secrétaire McLean, 5 septembre 1923) :

  1. désigner le projet de réserve arpenté en 1903 comme réserve de remplacement;

  2. acheter le Lot Ross pour 500 $;

  3. acheter ou louer une petite portion du lot 6 du rang 1, incluant les améliorations y étant comprises pour 1 500 $;

  4. déplacer les maisons innues érigées sur les lots 1 à 4 du rang 1, plutôt que d’acheter ces lots, ce qui serait plus onéreux selon lui.

[317] L’inspecteur Jean ne semble toutefois pas avoir consulté les Innus ni le chef McKenzie, bien qu’il soit présent à Sept-Îles durant l’été (pièce P-75, onglet 4, témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 12 avril 2018, à la p 19).

[318] Le 12 décembre, la ville de Sept-Îles revient à la charge et réclame les taxes impayées par les Innus. C’est le secrétaire-trésorier de la municipalité qui informe l’agent Michaud que les Innus propriétaires de maisons à l’extérieur de la réserve doivent payer des taxes, faute de quoi il leur lancera une menace indiquant que leurs maisons seront saisies et vendues par la municipalité (pièce P-67, onglet 335).

[319] Le 15 décembre, l’agent Michaud transmet la lettre au secrétaire McLean (pièce P-67, onglet 336). Il ne recommande pas le paiement de ces taxes, laissant plutôt la décision au DAI à cet égard.

[320] L’année suivante, le 16 juin 1924, le maire de Sept-Îles, P. J. Romeril, écrit au député fédéral Edmond Savard pour lui demander d’intervenir auprès du DAI afin que celui-ci achète les terrains occupés par les Innus pour créer une réserve à Sept-Îles, démontrant ainsi que le maire de l’époque ignore l’existence de la réserve créée 18 ans plus tôt (pièce P-68, onglet 341).

[321] À la réception de la lettre du maire Romeril, le député Savard communique avec le surintendant Scott afin de soutenir la demande du maire pour la création d’une réserve à Sept-Îles (pièce P-68, onglet 342, lettre du 2 juillet 1924).

[322] Manifestement, l’information concernant la réserve de Uashat créée en 1906 n’a pas traversé les années.

[323] Le surintendant Scott lui répond immédiatement qu’il comprend que l’enjeu auquel le maire et lui font référence est celui de la taxation des Innus et précise qu’il existe bel et bien une réserve à Sept-Îles, mais que celle-ci n’est occupée par les Innus qu’en périphérie (pièce P-68, onglet 343, lettre du 3 juillet 1924).

[324] À l’été 1924, le DAI envoie un second inspecteur à Sept-Îles, H. J. Bury, pour poursuivre les travaux entrepris par l’inspecteur Jean et pour trouver une solution globale. L’inspecteur Bury est engagé au DAI en 1915. Il est officiellement le superviseur des questions forestières pour les autochtones mais, tel que rapporté par l’expert Garneau, ses responsabilités sont plus larges et touchent notamment les questions foncières et les réserves (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau à la p 195).

[325] L’inspecteur Bury fait rapport, le 25 août, principalement sur les problèmes observés à Sept-Îles quant aux maisons innues situées à l’extérieur de la réserve (pièce P-68, onglet 347). Il mentionne dans son rapport que les lots 25 à 35 et 111 à 121 du rang 2 ont été vendus par la province.

[326] Contrairement à l’inspecteur Jean, qui avait surestimé le nombre de lots de la réserve vendus par la province, l’inspecteur Bury pour sa part ne les identifie pas tous puisque les lots 52 à 54 et 138 à 143 du rang 2 ont aussi déjà été vendus en date de son rapport (pièce P-67, onglets 306, 307 et 308, lettres patentes no 29388, no 29389 et no 29391, 15 décembre 1919).

[327] De plus, Bury rapporte avoir rencontré l’agent Michaud, le père Doucet, le chef Sylvestre McKenzie et le maire Romeril, de qui il affirme avoir obtenu le consentement pour régler l’impasse de la façon suivante (pièce P-68, onglet 347, mémo de l’inspecteur H. J. Bury, 25 août 1924) :

  1. acheter le Lot Ross sur lequel se trouvent sept maisons innues;

  2. retirer 14 maisons des lots appartenant à des Eurocanadiens (soit dix sur le lot 3 du rang 1 et quatre sur le lot 4 du rang 1);

  3. remettre l’ensemble du lot 492 et des 44 lots subdivisés du rang 2 au Québec, incluant les lots n’ayant pas encore fait l’objet de vente à des colons;

  4. obtenir de la province le projet de réserve arpenté en 1903, en plus de conserver la chapelle et la portion résidentielle de la réserve actuelle (le lot 5 du rang 1).

[328] L’inspecteur Bury ne reprend pas les recommandations de l’inspecteur Jean à l’effet d’obtenir compensation par le Québec pour les terres de la réserve vendues à des tiers et d’acheter ou de louer une portion du lot 6.

[329] La présence de l’inspecteur Bury à Sept-Îles le 24 juillet 1924 est rapportée dans le journal de poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson :

Thursday [July] 24th [1924] […] Indians had their Procession this p.m. and the closing of their mission, by Mgr Levantoux. I had to-day the visit of Mr Bury, Indian Dept. Inspector. He is down there to settle the question of “Land reserve for Indians” it is propose to buy Dr Roos’s lot next to ours and to move all the Indians houses on a reserve. It has also been decided that No advances should be given to the Indians by the agent, and any assistance given to Indians should be treated as relief, and the relief given to the Merchant who quote the lowest prices. [pièce P-24, onglet 402, journal de poste, le 1er juin 1924 au 31 mai 1925, à la p 8]

[330] Le même jour, A. F. MacKenzie, le sous-ministre adjoint du DAI, fait état de la situation préconisée par l’inspecteur Bury à l’agent Michaud et lui demande d’obtenir des soumissions pour le déménagement des 14 maisons vers le lot 5 du rang 1 (pièce P-68, onglet 345, lettre du 25 août 1924).

[331] Toujours le 25 août, le sous-ministre adjoint MacKenzie écrit au ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries du Québec, J. E. Perrault, pour l’informer de la confusion à l’égard de la réserve de Sept-Îles (« [a]s you are perhaps aware, considerable confusion has arisen in recent years with respect to the Indian Reserve at Seven Islands, Que »), et pour signaler la vente d’une vingtaine de lots de la réserve à des colons eurocanadiens. Il n’indique pas que les ventes sont illégales mais relate qu’elles ont causé « some discontent among the Indians » (pièce P-68, onglet 346). Il ne demande aucune compensation pour ces ventes. Plutôt, il lui transmet les détails de la solution suggérée par l’inspecteur Bury et accompagne la lettre d’un plan de la réserve. Il reprend l’énumération incomplète des lots de la réserve vendus qu’avait faite l’inspecteur Bury dans son rapport, soit les lots 25 à 35 et 111 à 121 du rang 2, sans toutefois déceler l’erreur.

[332] Le 28 août, le ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries du Québec accuse réception de la lettre et du plan transmis par le DAI (pièce P-68, onglet 348, lettre du secrétaire privé du ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries du Québec, A. Soulard, au sous-ministre adjoint du DAI, A. F. MacKenzie). Le 2 septembre, il en fait de même et indique que la proposition du DAI est à l’étude (pièce P-68, onglet 349, lettre du surintendant adjoint du ministère des Terres et des Forêts du Québec, C. E. Bernier, au sous-ministre adjoint du DAI, A. F. MacKenzie). Le surintendant adjoint écrit ensuite à l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec pour lui demander son avis sur la proposition du DAI (pièce P-68, onglet 353, lettre du 2 octobre 1924).

[333] Le 5 septembre, le sous-ministre adjoint Mackenzie écrit à la famille Ross pour l’informer que le DAI est disposé à acheter le Lot Ross au prix de 500 $ (pièce P-68, onglet 350, lettre du sous-ministre adjoint du DAI, A. F. MacKenzie, à P. Ross, 5 septembre 1924). (Les démarches en ce sens demeureront infructueuses jusqu’en 1985.) Toutefois, cet achat ne se produira qu’en 1985, après l’inaction du DAI pendant plus d’un demi-siècle (pièce P-27, onglet 576, certification d’adjudication à Sa Majesté la Reine du chef du Canada par le shérif adjoint, 26 février 1985, et index aux immeubles des lots 5-1-A et 5-1-B, rang 1). Encore en 1966, Bob Ross insiste sur le fait qu’il est propriétaire du Lot Ross. Il désire l’échanger pour une autre terre sur la rive de la baie de Sept-Îles, ce qui surprend les Innus parce qu’ils croient que cette terre fait partie de la réserve (pièce P-70, onglet 446, R. M. Ross à Donald Blanchette, maire de Sept-Îles, 27 mai 1966).

[334] Le 17 septembre, l’agent Michaud transmet au DAI des soumissions pour le déménagement des maisons appartenant à des Innus situées sur les lots 3, 4 et 6 du rang 1 vers le lot 5 du rang 1 (pièce P-68, onglet 351). Puis, le 29 septembre, le DAI accuse réception des soumissions et demande à l’agent Michaud de confirmer l’information selon laquelle trois des quatre soumissions prévoient des travaux de réparation des fondations des maisons avant d’effectuer leur déménagement, puis l’avise que les travaux devront être reportés à l’année suivante puisque les fonds ne sont pas encore disponibles (pièce P-24, onglet 383, lettre du secrétaire McLean à l’agent Michaud).

[335] Le 7 octobre, l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec répond au ministère des Terres et des Forêts que, selon ses livres, les lots que le DAI veut échanger (soit les lots F-1, G, H, I et 489) font déjà partie de la réserve, et ce, depuis 1906 (pièce P-68, onglet 354, lettre de l’agent Caron des terres de la Couronne au surintendant adjoint du ministère des Terres et des Forêts du Québec).

[336] Cette réponse suggère l’existence d’une erreur dans les registres de la province quant à l’emplacement de la réserve de Uashat.

[337] Toujours le 7 octobre, le secrétaire McLean écrit à l’agent Michaud pour l’informer que les fonds sont disponibles pour que le déménagement des maisons soit effectué au début de l’hiver (pièce P-68, onglet 355). Il demande également à l’agent Michaud de soumettre au DAI des informations plus précises concernant les soumissions, particulièrement à l’égard des travaux de réparation requis pour les fondations des maisons à être déménagées.

[338] L’agent Michaud lui répond, le 14 octobre, que les soumissions incluent tous les coûts de réparation des fondations (pièce P-68, onglet 356).

[339] À la lumière de cette clarification, le secrétaire McLean confirme à l’agent Michaud l’acceptation de la soumission d’un dénommé Louis Toutang pour un moment total de 1 750 $ (pièce P-68, onglet 357, lettre du secrétaire McLean à l’agent Michaud, 27 octobre 1924). Il demande que le déménagement soit effectué le plus tôt possible et que les maisons soient déplacées selon les positions indiquées par l’inspecteur Bury sur le plan remis à Michaud par le DAI. À titre d’instructions, McLean précise que les maisons doivent être installées avec suffisamment d’espace entre elles, de façon alignée et en assurant de laisser un espace suffisant à l’avant de l’église et face à la baie.

[340] Le 29 octobre, McLean fait un suivi auprès du ministère des Terres et des Forêts du Québec (pièce P-68, onglet 358, lettre du secrétaire McLean au surintendant adjoint du ministère des Terres et des Forêts du Québec, 29 octobre 1924).

[341] Le surintendant adjoint du Ministère fait alors rapport au ministre Honoré Mercier, afin de présenter la proposition du DAI et de lui recommander de l’accepter (pièce P-68, onglet 359, rapport du surintendant adjoint du ministère des Terres et des Forêts du Québec, 3 novembre 1924). Ce rapport confirme la confusion qui transparaît de la réponse de l’agent Caron des Terres de la Couronne, soit que l’abandon de la réserve arpentée en 1903 et la désignation de la réserve créée en 1906 n’ont pas été adéquatement enregistrés par la province dans ses livres au bureau d’enregistrement. Par conséquent, le Québec a procédé par la suite à la vente des lots réservés, croyant qu’il s’agissait de terres appartenant à la Couronne du Québec.

[342] Le surintendant adjoint du Ministère confirme ensuite au DAI que la proposition a été soumise au ministre (pièce P-68, onglet 360, lettre du 4 novembre 1924). Puis, le 13 novembre, il communique au DAI l’approbation du ministre Mercier (pièce P-68, onglet 361). Dans sa lettre, il décrit comme suit les lots à céder : lot 492 du rang 2 de même que 44 lots de village, soit les lots 25 à 35, 52 à 62, 111 à 121 et 138 à 148 du rang 2. Quant aux lots à réserver, la lettre indique les lots 489, F-1, G, H et I. Finalement, il confirme qu’un décret sera adopté une fois que la dévolution à la province des lots de la réserve de 1906 par le DAI sera accomplie.

[343] Le 27 novembre, l’arpenteur en chef du DAI, D. F. Robertson, souligne dans un mémo la nécessité de procéder à la cession des terres de la réserve afin de pouvoir effectuer l’échange de terres envisagé (pièce P-68, onglet 363).

[344] Le lendemain, le secrétaire McLean confirme au ministère des Terres et Forêts du Québec que l’agent Michaud a reçu les instructions requises pour mettre en œuvre une cession formelle des lots du village dans le but de les échanger contre les lots F-1, G et I du rang 1 et les lots 489 et H du rang 2 (pièce P-68, onglet 365, lettre du 28 novembre 1924).

[345] Le DAI écrit ensuite à l’agent Michaud pour l’informer de l’accord convenu avec le Québec et pour lui donner les instructions à suivre quant à la formalisation de la cession de la réserve de Uashat.

[346] Il demande ainsi à l’agent de soumettre dès que possible aux Innus la cession proposée lors d’une assemblée, puis de remettre au DAI une liste des votes pour et contre la cession, en plus d’un affidavit d’exécution signé par lui-même et par le chef de la bande (pièce P-68, onglet 366, lettre du DAI à l’agent Michaud et formulaire de cession, 29 novembre 1924).

[347] Le 31 décembre, Louis Toutang transmet une facture de 1 750 $ au DAI pour le déménagement de quinze maisons (pièce P-68, onglet 370, factures de Louis Toutant; pièce P-68, onglet 369, lettre du DAI à Louis Toutant, 26 décembre 1924). Les maisons sur le Lot Ross ne sont pas déménagées, compte tenu de l’intention du DAI d’acquérir ce lot pour l’ajouter à la réserve.

[348] Ce n’est qu’à leur retour sur la côte l’été suivant que la majorité des Innus prennent connaissance du déménagement de leurs maisons (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent aux pp 16–17; pièce P-75, onglet 2, témoignage de Sylvie Vincent, transcription de l’audience, 10 avril 2018, aux pp 64–65; pièce P-70, onglet 464, témoignage de Blandine Jourdain, 31 août 2006 (tel que révisé le 13 novembre 2015), aux pp 8–9; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 147–48).

[349] Les Innus sont surpris de découvrir que leurs maisons ont été déménagées et même, pour certaines d’entre elles, endommagées lors du processus de déménagement. Tel que rapporté par l’experte Sylvie Vincent, Marcel Jourdain mentionne que les maisons ont été tirées par des chevaux et laissées pêle-mêle sur la réserve (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent aux pp 16–17; pièce P-75, onglet 2, témoignage de Sylvie Vincent, transcription de l’audience, 10 avril 2018, aux pp 64–65).

[350] L’inspecteur Bury rapporte, dans sa lettre du 1er août 1927 à A. F. Mackenzie, que certaines maisons ont été endommagées lors du déménagement. Il demande par ailleurs à l’agent du DAI basé à Sept-Îles de fournir des matériaux de construction afin de faire les réparations nécessaires (pièce P-69, onglet 417).

[351] Le témoignage de Mme Blandine Jourdain fait également état de la surprise vécue par les Innus lorsqu’ils ont découvert que leurs maisons avaient été déménagées (pièce P-70, onglet 464, témoignage de Blandine Jourdain, 31 août 2006 (tel que révisé le 13 novembre 2015), aux pp 8–9, 23).

[352] Voici une photo d’elle (fig. 1.10) lors de son témoignage (pièce P-70, onglet 461, « Plan of a portion of the village of Seven Islands », prise d’écran de l’enregistrement audiovisuel de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire préalables de Blandine Jourdain, 31 août 2006, à Uashat, par Me David Schulze et Me Marie-Ève Robillard) :

Titre : Photo de Blandine Jourdain - Description : Photo d'une prise d’écran de l’enregistrement audio-visuel de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire préalables de Blandine Jourdain, 31 août 2006, à Uashat, pièce P-70, onglet 461.

[353] Lors de sa déposition, on lui montre également une photo aérienne de Sept-Îles. Elle pointe l’emplacement des maisons innues et explique que les Innus étaient heureux de les avoir bien espacées sur ce qu’elle considérait comme faisant partie de la réserve avant leur déménagement :

Blandine Jourdain

Ça, c’est la maison Gabriel. Nous autres chez-nous, je pense, était pas mal loin en arrière. Ça c’était à toutes des Mckenzie. Ici, c’était Picard. Il y avait des bâtisses là.

Maître David Schulze

O.k. Je l’ai fait montrer pour les fins de l’enregistrement. La photo que je montre à Mme Jourdain, nous allons faire faire une copie pour joindre au dossier.

Blandine Jourdain

On était heureux. On était heureux. Regarde les maisons, toutes, il y en avait bien plus loin que ça. Partout. Vous voyez là. Comme on dit comment c’était grand, il y en avait ici encore partout en bas, puis en haut, pis là.

Maître David Schulze

Et quand vous avez témoigné, les maisons qui ont été charriées, déplacées, où est-ce qu’elles étaient avant ?

[…]

Blanche Jourdain

[…] Aux alentours ici, ça pas été déplacé ça. Pis ça aussi. Mais les autres chez-nous là, c’est toute ici, toutes là.

Marguerite Cormier

Peut-être si vous montriez la vieille photo.

Maître David Schulze

D’accord.

Blandine Jourdain

Toute ça c’était la réserve.

[…]

Maître David Schulze

Alors je lui montre une autre photo qui est marqué en bas : « Sept-Iles, réserve des Indiens », où on voit tout à droite une église.

Blandine Jourdain

[…] Ça c’était toutes, toutes. Les Grégoire, c’était par là. Les Grégoire partout ici là. Là-bas encore, plus encore. Pis là, c’est la maison à Sylvestre Mckenzie. Toutes des Mckenzie, ici. Nous autres en arrière, en arrière. [pièce P-70, onglet 456, interrogatoire préalable de Blandine Jourdain, 31 août 2006, à Uashat, par Me David Schulze et Me Marie-Eve Robillard, dossier no C.F. T-2492-03 (version originale), Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam c. SMRC, aux pp 14–15]

[354] Elle relate que, quand les membres de sa famille sont revenus de leur territoire de chasse en décembre, leurs maisons avaient « [été] toutes charriées ailleurs », « dans un petit coin », encerclées par une clôture avec des piquets en haut « pour qu’[on] ne puiss[e] pas traverser ou sauter par la clôture ». Selon elle, les Innus étaient considérés « comme des animaux ». Elle dit que c’est à ce moment-là, « quand ils ont déplacé les maisons dans un enclos » (pièce P-70, onglet 456, interrogatoire préalable de Blandine Jourdain, 31 août 2006, à Uashat, par Me David Schulze et Me Marie-Eve Robillard, dossier no C.F. T-2492-03 (version originale), Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam c. SMRC, aux pp 9, 30), que les Innus ont compris que l’endroit où avaient été situées leurs maisons avait été perdu comme terres de leur réserve :

Oui, quand nous sommes montés dans le bois, en automne, c’est au mois de novembre, tous les Innus de Uashat, toutes les maisons étaient au même endroit, notre terre est très grande. Quand nous sommes arrivés à la côte au mois de décembre (surprise) nos maisons avaient toutes été déplacées (trainées ailleurs), on avait pris toute l’étendue de la terre qui nous appartenait, il ne restait qu’une petite étendue. Elle (terre) est très petite (étendue). Apparemment on avait installé les clôtures « c’est là que vous les (maisons) installerez », toutes nos maisons autant qu’elles étaient (aussi nombreuses qu’elles étaient). La terre qu’on nous donne est très petite (étendue). Quand nous avons vu cette broche dure, cette broche de fer très dure, ça faisait tout le tour (de nos maisons) c’est avec ça (la broche ou chaîne) que c’était clôturé. Cette broche de fer avec des piquants (barbelés) montée jusqu’à… nos clôtures (fr) étaient très hautes, elles étaient très hautes afin que nous ne puissions pas les enjambées, par exemple si nous voulions aller à la ville. On nous enfermait comme un animal. Je ne sais pas qui est cette personne qui a tout… Quand nous sommes arrivés à la côte, tout Innu est surpris, chacun cherche où se trouvait (installait) sa maison. Elle n’est plus là (où leurs maisons étaient quand ils sont montés dans le bois). C’est ça que je ne comprends pas. [italiques dans l’original; pièce P-70, onglet 464, témoignage de Blandine Jourdain 31 août 2006 (tel que révisé le 13 novembre 2015), à la p 9]

[355] L’expert Garneau de son côté considère que la surprise dont il est question n’est pas due au projet de déménagement en soi, mais plutôt à l’ignorance de la date du déménagement (pièce P-31, rapport de contre-expertise Jean-Pierre Garneau aux pp 147–48).

[356] L’on peut se questionner sur l’exactitude des propos de l’expert Garneau sur cette question puisque le témoignage de Mme Jourdain démontre clairement que la surprise des Innus a été de découvrir que, soudainement, leurs maisons avaient été déménagées.

J. 1925 : Cession de la réserve

[357] La photo qui suit (fig. 1.11), prise en 1925 par Frederick Johnson, étudiant de premier cycle à l’Université de Pennsylvanie, sous l’anthropologue américain Frank Speck, témoigne de la vie sur la réserve. On y voit deux jeunes innus en veston et pantalon ainsi qu’une jeune innue, tous assis sur une planche de bois avec en toile de fond des maisons innues, une clôture et d’autres structures en bois, ainsi que le clocher de la chapelle (pièce P-68, onglet 373, Frederick Johnson, « Two unidentified young men and an unidentified girl of mixed French/Innu descent », Uashat-Maliotenam, été 1925, National Museum of the American Indian (Smithsonian), numéro de catalogue N14792) :

Titre : Photo prise en 1925 par Frederick Johnson - Description : Photo prise par Frederick Johnson, "Two unidentified young men and an unidentified girl of mixed French/Innu descent", Uashat-Malitenam, été 1925, National Museum of the American Indian (Smithsonian), numéro de catalogue N14792), pièce P-68, onglet 373.

[358] Suivant les instructions du DAI, l’agent Michaud tient le 5 juillet 1925 une assemblée auprès des Innus de Sept-Îles pour obtenir leur consentement à la cession convenue avec le Québec et ainsi formaliser l’échange de terres.

[359] Le 11 juillet, il transmet au DAI une lettre très succincte et avide de détails indiquant que les Innus ont accepté à l’unanimité la cession de la réserve. Il accompagne sa lettre du formulaire de cession signé le 5 juillet et de l’attestation signée sous serment (pièce P-68, onglet 386, attestation sous serment; pièce P-69, onglet 393, acte de cession; pièce P-69, onglet 394, lettre de l’agent Michaud au DAI) :

Sir,

Please find herewith enclosed Form4903-1a signed at a meeting of indians held at Seven Islands the fifth of July 1925.

All the Indians were unanimous to surrender the village lots and lot 492 and all those present signed in favor of such a surrender

Very Truly Yours

(signed)

Agent [pièce P-69, onglet 394, lettre de l’agent Michaud au DAI, 11 juillet 1925]

[360] Selon ce formulaire, une centaine de membres votants de la bande de Sept-Îles ont votés en faveur de la cession. L’attestation sous serment est signée le 11 juillet 1925 devant le juge de paix et maire de Sept-Îles, P. J. Romeril, par l’agent Michaud, le chef Sylvestre McKenzie, et MM. Tommy Vollant et Johnny Pilot.

[361] Aux termes de cette attestation inscrite sur un formulaire en langue anglaise, le chef McKenzie et les deux autres signataires innus ont certifié que :

  • la cession a été approuvée par eux-mêmes et par une majorité des membres masculins de la bande âgés d’au moins 21 ans;

  • l’assentiment à la cession a été donné lors d’une assemblée convoquée à cet effet et en présence de l’agent;

  • tous les Indiens présents et votants résident habituellement sur la réserve et détiennent sur elle un intérêt;

  • les termes de la cession ont fait l’objet d’une interprétation de l’anglais vers la langue innue.

[362] Il est opportun de noter ici que deux versions distinctes de la liste de vote ont été retrouvées dans les archives, soit une première copie au DAI et une seconde issue de la documentation du Conseil privé (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau aux pp 182–87).

[363] Le 24 août, le DAI envoie au gouverneur en conseil une copie du formulaire de cession signé afin de confirmer la cession des terres de la réserve et demander au Québec de procéder à l’échange convenu (pièce P-69, onglet 397, lettre du surintendant général Stewart au gouverneur en conseil). Le décret approuvant la cession est adopté le 1er septembre (pièce P-69, onglet 398, décret CP 1465) et une copie certifiée est transmise au DAI un jour plus tard (pièce P-69, onglet 399, greffier du Conseil privé du ministre adjoint Mackenzie, 2 septembre 1925), puis au sous-secrétaire d’État pour enregistrement (pièce P-69, onglet 402, lettre du ministre adjoint Mackenzie au sous-secrétaire d’État Mulvey, 10 septembre 1925).

[364] L’enregistrement de la cession est confirmé le 21 septembre (pièce P-69 onglet 403, lettre du sous-secrétaire d’État Mulvey au ministre adjoint Mackenzie).

[365] Le DAI remet par la suite le décret approuvant la cession au ministère des Terres et des Forêts du Québec et lui demande de lui transmettre une copie de son décret créant la nouvelle réserve dès qu’il sera approuvé (pièce P-69, onglet 401, lettre du ministre adjoint Mackenzie au ministère des Terres et des Forêts du Québec, 5 septembre 1925).

[366] Puis, le 1er octobre, la province émet un arrêté en conseil, cette fois pour approuver la création de la nouvelle réserve (pièce P-69, onglet 404, rapport du Conseil exécutif). Une copie est ensuite transmise au DAI (pièce P-69, onglet 405, lettre du sous-ministre Lemieux au secrétaire McLean, 9 octobre 1925).

[367] À compter de cette date, la réserve initiale de 1906, à l’exception du lot de la chapelle, est officiellement cédée, soit 88,8 acres de terres, et remplacée par la réserve de Pointe-au-sable dont la superficie totale est de 255,5 acres.

[368] La carte ci-après (fig. 1.12) représente la réserve de 1925 :

Titre : Carte de la réserve de 1925  - Description : Carte qui représente la réserve de 1925.

K. Événements subséquents à la cession

[369] Après la cession, les Innus continuent d’habiter sur le lot 5-1 et sur la portion du lot 5 ne faisant toujours pas partie de la réserve, soit le Lot Ross. Toutefois, ce n’est que dans les années 1960 que les Innus de Sept-Îles commencent à habiter sur la réserve de Pointe-au-sable (pièce P-26, onglet 503, lettre de Jean-Baptiste Jean-Pierre et al à H. M. Jones, 3 novembre 1959; pièce P-22, onglet 507, lettre de Jones à Jourdain, 15 février 1960).

[370] À la suite de la cession de 1925, plusieurs événements marquent l’évolution de la réserve de Uashat. Sans entrer dans les détails, puisque ces événements ne font pas l’objet du présent litige, un bref aperçu des événements subséquents à la cession peut néanmoins s’avérer utile pour peindre une image plus complète du contexte entourant les enjeux qui occupent le Tribunal en l’espèce.

[371] Vingt ans après la cession-échange, le DAI acquiert de la Compagnie de la Baie d’Hudson le lot 4 du rang 1 et les améliorations s’y trouvant pour 2 000 $ au profit des Innus de Uashat (pièce P-26, onglet 444, lettre du DAI à Watson de la Compagnie de la Baie d’Hudson, 26 janvier 1945; pièce P-26, onglet 445, lettre de Lindley de la Compagnie de la Baie d’Hudson au directeur du ministère des Mines et des Ressources, 19 février 1945; pièce P-26, onglet 446, lettre du DAI à la Compagnie de la Baie d’Hudson, 3 mars 1945; pièce P-26, onglet 447, décret CP 1879, 20 mars 1945; pièce P-26, onglet 448, lettre du DAI au ministère de la Justice, 24 mars 1945; pièce P-26, onglet 449, lettre du ministère de la Justice au DAI, 14 mai 1945; pièce P-26, onglet 450, mémo du ministère des Mines et des Ressources, 23 mai 1945; pièce P-26, onglet 451, lettre du DAI au sous-ministre du ministère de la Justice, 26 mai 1945; pièce P-26, onglet 453, mémo de l’inspecteur Thibeault au DAI, 21 août 1945; pièce P-26, onglet 454, acte de vente de la Compagnie de la Baie d’Hudson, 19 septembre 1945; pièce P-26, onglet 455, bureau du greffier du Saguenay à Justice Canada, 20 septembre 1945). Le 12 octobre 1945, la transaction est enregistrée au Bureau de la publicité des droits du Saguenay (pièce P-26, onglet 456, Bureau de la publicité des droits, Acte no 10038, 12 octobre 1945). Toutefois, ce n’est que le 22 juin 1967 que le lot 4 du rang 1 est formellement ajouté à la réserve de Uashat par décret (pièce P-27, onglet 547, décret CP 1967-1252).

[372] Puis, la réserve de Maliotenam (ville de Marie en innu) est créée par l’acquisition de deux parcelles de terre à Moisie, respectivement en août 1947 et en avril 1949 (pièce P-26, onglet 461, décret CP 1947-3451, 26 août 1947; pièce P-26, onglet 464, acte d’achat entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Wilfrid-Eugène Gallienne, 27 janvier 1948; pièce P-26, onglet 470, décret CP 1949-1793, 12 avril 1949). Depuis lors, les réserves de Uashat et de Maliotenam ne forment qu’une seule bande, bien qu’elles soient séparées par plusieurs kilomètres (pièce P-26, onglet 490, décret CP 6016, 12 novembre 1951, et lettre du DAI à l’agence de Sept-Îles, 22 novembre 1951).

[373] Par ailleurs, à la suite de la construction du chemin de fer entre Sept-Îles et Schefferville dans les années 1950, certaines familles innues s’établissent dans les environs de Schefferville (pièce P-71, onglet 466, témoignage de Grégoire Jourdain, 11 mai 2017; pièce P-26, onglet 496, lettre du superviseur régional des agences indiennes, R. L. Boulanger, au DAI, 5 septembre 1957). Le DAI acquiert alors un terrain en 1967 qui devient subséquemment la réserve de Matimekosh (pièce P-27, onglet 581, historique foncier de Matimekosh, Ressources naturelles Canada, 1er juin 2001). Toutefois, contrairement à Maliotenam, les Innus de cette nouvelle réserve décident, à la suite d’un référendum tenu le 10 janvier 1970, de former leur propre bande (pièce P-27, onglet 549, résolution du Conseil de bande de Sept-Îles, 10 octobre 1969; pièce P-27, onglet 550, résolution du Conseil de bande de Sept-Îles, 15 novembre 1969; pièce P-27, onglet 551, avis de référendum, 22 décembre 1969; pièce P-27, onglet 552, résultat du référendum, 19 janvier 1970; pièce P-27, onglet 562, décret déclarant certaines bandes pour les fins de la Loi sur les Indiens, décret CP 1973-3571, 13 novembre 1973).

[374] Quant au Lot Ross, ce n’est qu’en 1985 qu’il est finalement acquis par le DAI (pièce P-27, onglet 576, certificat d’adjudication à Sa Majesté la Reine du Chef du Canada par le shérif adjoint, 26 février 1985, et index aux immeubles des lots 5-1-A et 5-1-B, rang 1). Ce lot est ensuite ajouté à la réserve de Uashat par décret en 1989 (pièce P-27, onglet 578, décret CP 1989-2060, 12 octobre 1989).

[375] Finalement, en 2012, une série de lots est ajoutée à la réserve de Sept-Îles au bénéfice des Innus de Uashat mak Mani-Utenam (pièce P-27, onglet 582, en liasse, documents relatifs à l’ajout de terres à la réserve de Uashat en 2012, 11 mai 2012).

IV. LES QUESTIONS EN LITIGE

[376] Dans l’ensemble, le litige porte sur la question de savoir si le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire dans l’administration et la surveillance des terres de la réserve de Uashat entre 1906 et 1925 de même que lors de la cession de la presque totalité des lots de la réserve en 1925.

[377] Pour y répondre, le mémoire des faits et du droit des Innus de Uashat soulève six questions en litige que le Tribunal reformule comme ceci.

[378] Tout d’abord, s’appuyant sur l’article 14 de la LTRP, les Innus de Uashat allèguent trois types de manquements à des obligations légales de la part du Canada, découlant :

  1. de la Loi sur les Indiens ou d’autres textes législatifs relatifs aux Indiens ou aux terres réservées aux Indiens (c.f. l’alinéa 14(1)b) de la LTRP);

  2. de la fourniture de terres de réserve (c.f. l’alinéa 14(1)c) de la LTRP);

  3. de son administration d’éléments d’actifs de la Première Nation (c.f. l’alinéa 14(1)c) de la LTRP).

[379] Ensuite, les Innus de Uashat soutiennent que le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire sous-tendant chacune des obligations légales invoquées ci-haut (a, b et c).

[380] Finalement, les Innus de Uashat allèguent que les manquements du Canada invoqués ci-haut leur ont occasionné des pertes susceptibles d’être compensées (c.f. le paragraphe 14(1) de la LTRP).

[381] Par ailleurs, le Canada ajoute une question en litige supplémentaire, dans l’éventualité où le Tribunal accueillerait la revendication. Il demande à ce dernier de déterminer quelle est sa part de responsabilité pour les pertes encourues par les Innus de Uashat.

[382] En somme, il convient au Tribunal de répondre aux questions suivantes :

  1. Le Canada a-t-il manqué à ses obligations légales et de fiduciaire dans l’administration et la surveillance des terres de la réserve de Uashat après sa création en 1906 ?

  1. Le Canada a-t-il pris les mesures nécessaires après la création de la réserve pour prévenir les empiètements sur les terres réservées à Sept-Îles ?

  2. Le Canada a-t-il réagi de façon diligente à la vente de lots de réserve par le Québec ?

  1. Le Canada a-t-il manqué à ses obligations légales ou de fiduciaire dans le cadre de la cession de 1925 ?

  2. Dans l’affirmative quant aux questions 1 et/ou 2, les manquements du Canada ont-ils engendré une perte pour les Innus de Uashat susceptible d’être compensée par le Canada ?

  3. Dans l’affirmative quant à la question 3, quelle est la part de responsabilité du Canada quant à la perte subie par les Innus de Uashat ?

V. Le Canada a-t-il manqué à ses obligations d’administration et DE surveillance DE LA RÉSERVE après La création DE celle-ci en 1906 ?

A. Le Canada a-t-il pris les mesures nécessaires après la création de la réserve pour prévenir les empiètements sur les terres réservées à Sept-Îles ?

1. Les prétentions des parties

a) Celles des Innus de Uashat

[383] Les Innus de Uashat affirment que le Canada a failli à remplir son obligation d’agir avec diligence, laquelle exigeait qu’il prenne tous les moyens à sa disposition pour protéger les terres de leur réserve à partir de la création de celle-ci en 1906.

[384] Pour démontrer ce manque de diligence, les Innus de Uashat invoquent les manquements suivants avant la vente des lots de la réserve :

  1. Omission de prendre des mesures afin d’empêcher les empiètements sur la réserve :

  1. Arpentage : Bien qu’il disposait du pouvoir d’autoriser l’arpentage de la réserve, le Canada n’a pas pris les mesures nécessaires pour que la réserve soit arpentée à la suite de sa création en 1906. Aucune démarcation physique permettant d’identifier clairement son emplacement n’a été installée pour délimiter la réserve. Aucun plan exact de l’emplacement de la réserve n’a été dressé. Par conséquent, une confusion régnait quant à l’emplacement et aux limites de la réserve de Uashat, dès sa création (mémoire des Innus de Uashat aux para 431–51).

  2. Description de la réserve : La réserve de Uashat a été décrite erronément à plusieurs reprises dans les rapports annuels du DAI, notamment quant à sa superficie, sans que ces erreurs ne soient rectifiées, ce qui témoigne du manque de diligence du Canada dans sa gestion de la réserve durant l’époque où des lots de la réserve sont vendus illégalement (mémoire des Innus de Uashat aux para 452–64).

b) Celles du Canada

[385] Le Canada affirme avoir agi, à partir de la création de la réserve de Uashat en 1906 jusqu’à la cession de 1925, avec la diligence requise dans les circonstances et dans les limites des moyens à sa disposition pour protéger les terres de la réserve.

[386] Il répond comme suit aux allégations de manquement à ses obligations :

  1. Pour ce qui est de l’arpentage, le Canada soumet que le pouvoir de désigner et d’arpenter les terres de réserve en vertu de l’Acte concernant les Sauvages et les Terres des Sauvages, SRB-C 1860, c 14, était détenu exclusivement par le Québec. À l’époque, ce n’est qu’une fois la réserve créée que, selon le Canada, l’arpenteur général du Canada était habilité à effectuer des subdivisions de lots afin d’émettre des certificats de possession, de tracer des rues, etc. Par conséquent, le Canada soutient que l’arpenteur général du Canada ne pouvait pas arpenter les terres publiques du Québec au moment de la création de la réserve en 1906 (mémoire du Canada aux para 68–80). Il ajoute s’être assuré de la suffisance de l’arpentage de 1904 par deux inspections sur le terrain en 1907 et 1908, de même qu’en prenant toutes les mesures nécessaires pour permettre aux Innus et aux tiers de localiser la réserve et ses limites (mémoire du Canada aux para 240–70).

  2. Le Canada soutient n’avoir aucune part de responsabilité quant à une erreur alléguée dans la description de la réserve ayant causé la vente des lots réservés. Il soumet que le Québec est l’unique responsable de la vente des lots de la réserve puisqu’il n’a pas correctement tenu ses registres en n’y inscrivant pas les lots réservés au bénéfice des Innus de Uashat. Le Canada rappelle que le Québec a admis cette erreur en 1924. Le Canada affirme également n’avoir aucun devoir de surveillance envers le Québec, de telle sorte qu’il pouvait raisonnablement s’attendre à ce que celui-ci prenne les mesures nécessaires pour se conformer au décret de 1905 relatif au transfert des terres pour la création de la réserve de Uashat. Qui plus est, le Canada maintient que cette erreur a mené à la vente des lots que le Québec croyait disponibles et que ces ventes constituent l’élément déclencheur de la cession-échange de 1925 (mémoire du Canada aux para 305–35).

[387] Quant à l’omission alléguée par les Innus de Uashat de prendre des mesures afin d’empêcher les empiètements sur la réserve, le Canada soutient qu’à l’époque de la création de la réserve de Uashat, le cadre législatif en vigueur requérait une collaboration entre la Couronne fédérale et la province. Puisque cette dernière était responsable de la sélection, la désignation et l’arpentage des terres publiques destinées à devenir une réserve indienne, la création de la réserve de Uashat ne pouvait se faire que par l’action combinée des deux paliers gouvernementaux. Son emplacement a d’ailleurs été le fruit de négociations ardues (mémoire du Canada aux para 98, 104–110). Le Canada ajoute que la situation factuelle qui survient à la suite de la création de la réserve en 1906 est le résultat du processus de création de la réserve, durant lequel la collaboration avec le Québec a été difficile, malgré les efforts de la Couronne fédérale (mémoire du Canada aux para 112–16, 198–235). En somme, le Canada soutient que la vente des lots de la réserve ne résulte pas d’un manquement de sa part, mais plutôt de la tenue déficiente de ses registres par le Québec (mémoire du Canada du Canada au para 270).

2. Le droit

a) L’état du droit : l’obligation de fiduciaire

i) La nature

[388] L’idée de l’existence d’une relation fiduciaire unissant le Canada aux peuples autochtones n’est pas nouvelle en droit canadien. En fait, cette relation trouverait sa source soit dans la promesse historique de la Couronne britannique de protéger les droits territoriaux des peuples autochtones, ou encore du simple fait que la Couronne ait déclaré sa souveraineté sur les terres autochtones (Sébastien Grammond, Terms of coexistence: Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013 à la p 133).

[389] Cependant, cette relation a longtemps été considérée comme étant uniquement une « fiducie politique ». En effet, durant des décennies, les tribunaux ont décrit les obligations du Canada envers les peuples autochtones comme étant de nature politique, sans aucune assise juridique. Celles-ci étaient donc considérées comme étant à l’abri de toute forme de contrôle judiciaire. (Dans l’affaire St Catharines Milling and Lumber Co v R (1887), 13 SCR 577 à la p 649, le juge Taschereau de la Cour suprême décrit l’obligation de la Couronne envers les peuples autochtones dans les mots suivants : [traduction] « […] obligation politique sacrée dans l’exécution de laquelle l’État doit être libre de tout contrôle judiciaire » (texte tiré de l’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para 73, [2002] 4 RCS 245). Dans cette même affaire, Lord Watson du Comité judiciaire du Conseil privé écrit pour sa part : « […] the tenure of the Indians was a personal and usufructuary right, dependent upon the good will of the Sovereign » (St Catherine’s Milling and Lumber Co v R (1888), 14 App Cas 46 (JCPC).)

[390] Ce n’est qu’en 1973, dans l’arrêt Calder et al c Procureur Général de la Colombie-Britannique, [1973] RCS 313, que la Cour suprême du Canada a reconnu pour la première fois l’existence de droits juridiquement exécutoires des peuples autochtones découlant du fait que « lorsque les colons sont arrivés, les Indiens étaient déjà là, ils étaient organisés en sociétés et occupaient les terres comme leurs ancêtres l’avaient fait depuis des siècles » (Calder et al c Procureur Général de la Colombie-Britannique, [1973] RCS 313 à la p 328). À partir de cette décision, les tribunaux ont considéré les droits autochtones comme étant justiciables.

[391] Puis, une décennie plus tard, dans l’affaire Guerin c R, [1984] 2 RCS 335 [Guerin], la Cour suprême du Canada a confirmé la nature juridique de la relation fiduciaire liant le Canada aux peuples autochtones :

Il nous faut remarquer que, de façon générale, il n'existe d'obligations de fiduciaire que dans le cas d'obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé. Les obligations de droit public dont l'acquittement nécessite l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport fiduciaire. Comme il se dégage d'ailleurs des décisions portant sur les « fiducies politiques », on ne prête pas généralement à Sa Majesté la qualité de fiduciaire lorsque celle-ci exerce ses fonctions législatives ou administratives. Cependant, ce n'est pas parce que c'est à Sa Majesté qu'incombe l'obligation d'agir pour le compte des Indiens que cette obligation échappe à la portée du principe fiduciaire. Comme nous l'avons souligné plus haut, le droit des Indiens sur leurs terres a une existence juridique indépendante. Il ne doit son existence ni au pouvoir législatif ni au pouvoir exécutif. L'obligation qu'a Sa Majesté envers les Indiens en ce qui concerne ce droit n'est donc pas une obligation de droit public. Bien qu'il ne s'agisse pas non plus d'une obligation de droit privé au sens strict, elle tient néanmoins de la nature d'une obligation de droit privé. En conséquence, on peut à bon droit, dans le contexte de ce rapport sui generis, considérer Sa Majesté comme un fiduciaire. [nos soulignés; Guerin à la p 385]

[392] L’arrêt Guerin a établi le caractère sui generis de l’obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones, en plus d’affirmer la nature juridique indépendante du titre aborigène, dont l’existence n’est due ni au pouvoir législatif ni au pouvoir exécutif. Pour la Cour suprême du Canada, il s’agit d’une obligation de nature sui generis compte tenu du droit des « Indiens » sur leurs terres et de leurs rapports historiques avec le Canada. Par conséquent, bien que l’obligation fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones ne constitue pas une fiducie, elle est soumise à des principes semblables à ceux qui régissent le droit des fiducies (Guerin à la p 387).

[393] En effet, la Cour suprême du Canada a reconnu que les obligations de fiduciaire du Canada découlent de ses pouvoirs discrétionnaires à l’égard des peuples autochtones :

En confirmant dans la Loi sur les Indiens cette responsabilité historique de Sa Majesté de représenter les Indiens afin de protéger leurs droits dans les opérations avec des tiers, le Parlement a conféré à Sa Majesté le pouvoir discrétionnaire de décider elle-même ce qui est vraiment le plus avantageux pour les Indiens. […]

Ce pouvoir discrétionnaire, loin de supplanter comme le prétend Sa Majesté, le droit de regard qu'ont les tribunaux sur les rapports entre Sa Majesté et les Indiens, a pour effet de transformer l'obligation qui lui incombe en une obligation de fiduciaire. [nos soulignés; Guerin aux pp 383–84]

[394] En somme, l’enseignement principal de l’arrêt Guerin peut se résumer de la façon suivante : « l’existence d’une obligation de droit public n’exclut pas la possibilité que, dans l’accomplissement de cette obligation de droit public, la Couronne soit également tenue envers les peuples autochtones à des obligations tenant de la nature d’[obligations] de droit privé» (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para 74, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]).

[395] En d’autres termes, lorsque les peuples autochtones possèdent un intérêt juridique indépendant, le Canada peut être tenu à des obligations de fiduciaires, lesquelles sont de nature juridique, et donc justiciables.

ii) La portée

[396] Il est toutefois important de noter que l’affaire Guerin ne portait que sur la question d’une cession de terres de réserve pour l’octroi d’un bail à un tiers. Ce n’est que quelques années plus tard, à l’occasion de l’arrêt R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075 [Sparrow], que la Cour suprême s’est prononcée de façon plus générale sur l’obligation fiduciaire du Canada à l’égard des peuples autochtones. Dans cette affaire, la Cour a élargi considérablement la portée de l’obligation fiduciaire du Canada par rapport à son interprétation initiale dans Guerin :

À notre avis, l'arrêt Guerin, conjugué avec l'arrêt R. v. Taylor and Williams (1981), 34 O.R. (2d) 360, justifie un principe directeur général d'interprétation du par. 35(1) [de la Loi constitutionnelle de 1982], savoir, le gouvernement a la responsabilité d'agir en qualité de fiduciaire à l'égard des peuples autochtones. Les rapports entre le gouvernement et les autochtones sont de nature fiduciaire plutôt que contradictoire et la reconnaissance et la confirmation contemporaines des droits ancestraux doivent être définies en fonction de ces rapports historiques. [nos soulignés; Sparrow à la p 1108]

[397] Par conséquent, depuis l’arrêt Sparrow, il est clair que l’obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones s’applique, de façon générale, aux relations entre le Canada et les peuples autochtones. Qui plus est, ces obligations sont enchâssées constitutionnellement par l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (John J. Borrows et Leonard I. Rotman, Aboriginal Legal Issues: Cases, Materials & Commentary, 5e éd, Markham, LexisNexis Canada, 2008 aux pp 418–19). L’obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones est donc maintenant comprise comme constituant un principe de droit constitutionnel (J. Timothy S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples, Markham, LexisNexis Canada, 2008 à la p 52).

[398] Or, l’existence d’une obligation de fiduciaire n’est pas limitée aux droits garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ou aux terres de réserves, tel que discuté respectivement dans les affaires Sparrow et Guerin. En effet, comme le rappelle la Cour suprême dans l’affaire Wewaykum, « [l]orsqu’elle existe, l’obligation de fiduciaire vise à faciliter le contrôle de l’exercice par la Couronne de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires considérables qu’elle a graduellement assumés à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones » [nos soulignés; Wewaykum au para 79].

[399] Ainsi, l’obligation de fiduciaire du Canada peut naître dès lors qu’une loi, un contrat ou même un engagement unilatéral lui impose d’agir au profit d’un bénéficiaire autochtone tout en étant investi d’un pouvoir discrétionnaire (Première Nation des Innus Essipit c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 1 au para 209 citant Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150 au para 42).

iii) Le contenu

[400] À titre de fiduciaire, le Canada doit exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à la norme de conduite à laquelle un fiduciaire est tenu en equity (Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 au para 46, [2018] 1 RCS 83 [Williams Lake]). En tout temps, le fiduciaire doit agir dans le meilleur intérêt du bénéficiaire (Sébastien Grammond, Terms of coexistence: Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013 à la p 195). Par conséquent, en sa capacité de fiduciaire, le Canada a le devoir d’agir avec uberrima fides, soit la plus absolue bonne foi, dans le meilleur intérêt des peuples autochtones (John J. Borrows et Leonard I. Rotman, Aboriginal Legal Issues: Cases, Materials & Commentary, 5e éd, Markham, LexisNexis Canada, 2008 à la p 423) :

L’existence de cette conduite peu scrupuleuse est primordiale pour qu’on puisse conclure que Sa Majesté a manqué à son obligation de fiduciaire. L’equity ne sanctionnera pas une conduite peu scrupuleuse de la part d’un fiduciaire qui doit faire preuve d’une loyauté absolue envers son commettant. [nos soulignés; Guerin aux pp 388–89]

[401] Le Canada ne peut donc pas permettre que ses propres intérêts ou ceux de tiers interfèrent avec ses obligations envers les peuples autochtones. « En tant que fiduciaire, la Couronne [a] l’obligation d’agir avec le soin et la diligence « qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires » (Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du nord canadien), [1995] 4 RCS 344 au para 104 [Rivière Blueberry]). Ceci inclut notamment l’obligation d’agir promptement (J. Timothy S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples, Markham, LexisNexis Canada, 2008 à la p 196) :

Le fiduciaire doit s'occuper du bien qui lui est confié comme s'il lui appartenait. Il doit agir avec une compétence et une diligence raisonnables. En général, je crois qu’il doit entre autres agir en temps opportun. [Première nation de Fairford c Canada (PG), [1999] 2 CF 48 au para 221, [1998] ACF no 1632]

[402] De plus, le Canada doit éviter les conflits d’intérêts et ne peut renoncer unilatéralement à sa responsabilité et au devoir de rendre des comptes au bénéficiaire (Sébastien Grammond, Terms of coexistence: Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013 à la p 195). Ceci inclut notamment une obligation de divulgation complète de ses actions à titre de fiduciaire et une interdiction de bénéfice personnel, de même qu’une obligation de reddition de comptes rigoureuse (John J. Borrows et Leonard I. Rotman, Aboriginal Legal Issues: Cases, Materials & Commentary, 5e éd, Markham, LexisNexis Canada, 2008 à la p 423).

[403] Cela dit, l’obligation de fiduciaire n’est pas de nature générale. Elle prend naissance dès lors qu’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable et que le Canada exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt (Williams Lake au para 47; Wewaykum aux para 81, 83, 85; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au para 18, [2004] 3 RCS 511; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14 au para 51, [2013] 1 RCS 623). Par conséquent, le contenu de l’obligation fiduciaire du Canada est variable en fonction de la nature et de l’importance de l’intérêt autochtone particulier ou identifiable devant être protégé (Wewaykum au para 86, alinéa 1, 92). Ainsi, ce ne sont pas tous les aspects de la relation fiduciaire entre le Canada et les peuples autochtones qui donnent naissance à des obligations de fiduciaires assujetties au droit de regard des tribunaux (Québec (PG) c Canada (Office national de l’énergie), [1994] 1 RCS 159 à la p 183).

[404] L’obligation du Canada à l’égard de terres de réserve s’évalue plutôt en fonction de l’intérêt autochtone dans les terres précises (Williams Lake au para 90). Qui plus est, lorsqu’une telle obligation existe, « [l]a Couronne s’acquitte de son obligation fiduciaire en respectant la norme de conduite prescrite, non en assurant l’obtention d’un résultat précis » (Williams Lake au para 48). C’est donc le processus plutôt que le résultat obtenu qui est déterminant.

[405] Conséquemment, pour déterminer si le Canada a agi de façon conforme à ses obligations de fiduciaires à l’égard de terres de réserve, lors de sa création ou subséquemment, ce sont les actes ou les omissions du Canada à l’égard de ces terres précises qui importent, non pas ses actions plus générales à l’égard d’autres terres ou de l’intérêt de la bande de façon plus large (Williams Lake au para 73).

  1. Avant la création d’une réserve

[406] Dans l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême du Canada a énoncé ce à quoi correspond le contenu de l’obligation fiduciaire du Canada à l’égard de terres de réserve. Tout d’abord, la Cour conclut ce qui suit concernant les obligations du Canada lors du processus de création d’une réserve :

Avant de créer une réserve, la Couronne accomplit une fonction de droit public prévue par la Loi sur les Indiens, laquelle fonction est assujettie au pouvoir de supervision des tribunaux compétents pour connaître des recours de droit public. Des rapports fiduciaires peuvent également naître à cette étape, mais l’obligation de la Couronne à cet égard se limite aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation. [nos soulignés; Wewaykum au para 86, alinéa 2]

  1. Après la création d’une réserve

[407] Une fois la réserve créée, le Canada demeure tenu à ses obligations de loyauté, de bonne foi, de communication complète de l’information et de prudence ordinaire dans le meilleur intérêt des peuples autochtones (J. Timothy S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples, Markham, LexisNexis Canada, 2008 à la p 200). Or, puisque la bande a maintenant acquis un intérêt juridique dans la réserve, le contenu de l’obligation de fiduciaire du Canada est élargi :

Après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande dans la réserve et la protection de la bande contre l’exploitation à cet égard. [nos soulignés; Wewaykum au para 86, alinéa 3]

[408] Ceci signifie que le Canada a le devoir d’agir avec la « diligence ordinaire requise pour éviter l’empiétement ou la destruction de l’intérêt quasi propriétal de la bande », que ce soit en raison d’un marché abusif avec des tiers ou de mesures d’exploitation prises par la Couronne (Wewaykum au para 100).

[409] Dans le contexte particulier de terres de réserve, la notion de « marché abusif » signifie toute forme de menace envers l’existence de l’intérêt autochtone sur les terres de réserve. Par conséquent, l’obligation de fiduciaire du Canada requiert qu’il fasse preuve d’une vigilance constante face à de telles menaces et qu’il agisse avec diligence afin de les repousser (J. Timothy S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples, Markham, LexisNexis Canada, 2008 à la p 176).

  1. Lors d’une cession de terres de réserve

[410] A priori, lorsque le Canada doit décider d’accepter ou non de céder des terres de réserve, il doit, en vertu de l’intérêt particulier de la bande dans ces terres, agir dans le seul intérêt de la bande.

[411] Toutefois, dans l’affaire Rivière Blueberry, la Cour suprême a ajouté que le Canada doit également respecter l’autonomie de la bande qui, elle, demeure entièrement libre de consentir ou non à la cession. Ceci serait dû à la recherche d’un équilibre, tel que prévu par les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives aux cessions de terres de réserve, entre le respect de l’autonomie de la bande et l’obligation du gouvernement de protéger les intérêts de cette dernière (Rivière Blueberry au para 35). Par conséquent, en contexte de cession de terres de réserve, la Cour suprême a conclu que le fondement de l’obligation de la Couronne se limite à la prévention des marchés abusifs (Rivière Blueberry au para 33, citant Guerin).

[412] Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a décidé que le Canada n’avait pas une obligation de fiduciaire d’empêcher la cession, puisque la preuve a révélé que la bande, qui a été informée du projet de cession des terres de réserve, a eu la chance d’en débattre lors d’une assemblée de cession et de façon informelle au sein des groupes familiaux et de chasse. Elle avait également été informée des conséquences de la cession et les comprenait, et n’avait pas renoncé à son pouvoir de décision quant à la cession (Rivière Blueberry aux para 39–40).

[413] Il appert donc de la jurisprudence relative aux cessions de terres de réserve que le contenu de l’obligation de fiduciaire est restreint à la protection contre l’exploitation, sans toutefois requérir du Canada de promouvoir les intérêts de la bande ou encore d’agir dans son meilleur intérêt (Sébastien Grammond, Terms of coexistence: Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013 à la p 133). Par conséquent, il revient aux tribunaux de vérifier si le prix et les autres conditions de la cession de même que les circonstances étaient justes (Sébastien Grammond, Terms of coexistence: Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013 à la p 133).

[414] À titre d’exemple, dans l’affaire Bande indienne de Semiahmoo c Canada, [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CA) [Semiahmoo], la Cour d’appel fédérale conclut que le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire puisqu’une des conditions de la cession n’a jamais été remplie et que la bande a agi sous la menace d’expropriation, ce qui a eu pour effet de vicier son consentement.

[415] Qui plus est, la Cour d’appel fédérale a indiqué dans l’affaire Semiahmoo que l’obligation de fiduciaire du Canada impliquait, face à un marché abusif, de refuser de consentir à la cession. À cette fin, le Canada a le devoir d’examiner la transaction proposée afin de s’assurer qu’elle ne constitue pas une situation d’exploitation. Ainsi, dans le cadre d’une cession, le Canada est tenu à une norme de conduite stricte (Semiahmoo au para 45).

3. Décision et analyse

[416] Qu’en est-il en l’espèce ?

[417] Le Canada a-t-il pris les mesures nécessaires après la création de la réserve pour prévenir les empiètements sur les terres réservées ?

[418] Examinons premièrement la question de l’arpentage de la réserve.

a) L’arpentage

[419] Les Innus de Uashat détenaient un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur les terres de la réserve au moment de sa création. À la suite de sa confection, le transfert de l’usufruit du gouvernement du Québec au gouvernement fédéral par décret cédait effectivement à ce dernier l’administration des terres publiques de la province.

[420] Le Tribunal est d’avis qu’il n’y a nul doute quant à la portée du pouvoir du Québec pour ce qui est de l’arpentage réalisé avant la création de la réserve en 1906. La question qui se pose est donc à savoir quelles étaient les responsabilités du Canada après la création de la réserve.

[421] Bien que l’historique législatif concernant le processus de création de la réserve soit intéressant, il n’est pas pertinent dans la mesure où ce qui nous préoccupe en l’espèce concerne les pouvoirs et devoirs de la Couronne suivant la création de la réserve.

[422] Le Canada possède le pouvoir, au moment de la création de la réserve en 1906, de procéder à l’arpentage. L’article 20 de la Loi des sauvages, SRC 1906, c 81 [Loi sur les Indiens de 1906], le prévoit spécifiquement :

20. Le surintendant général peut autoriser l’arpentage, avec plans et procès-verbaux, de toute réserve pour les sauvages, lesquels plans et procès-verbaux doivent indiquer et distinguer les terres améliorées, les forêts et les terres propres à la culture, et contenir tous autres renseignements nécessaires; et il peut autoriser la subdivision en lots de la totalité ou de partie d’une réserve.

[423] Tel que souligné dans la section sur l’obligation de fiduciaire, et conformément aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans Wewaykum, la création de la réserve engageait notamment la responsabilité du Canada aux devoirs élémentaires de loyauté́, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances, et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones.

[424] En tant que fiduciaire, le Canada a l’obligation d’agir avec le soin et la diligence qu’un « bon père de famille » utiliserait dans l’administration de ses propres affaires.

[425] Ainsi, quel comportement aurait adopté un propriétaire foncier raisonnablement prudent et diligent dans les mêmes circonstances ? C’est la question que doit se poser le Tribunal concernant les mesures qu’aurait dû prendre le Canada afin d’éviter tout empiètement sur les terres de la réserve de Uashat.

[426] Selon le Tribunal, ce propriétaire raisonnablement prudent aurait d’emblée constaté l’importance d’un plan exact et aurait délimité la réserve avec une série de marqueurs physiques visibles afin de sécuriser le titre de propriété et de s’assurer que les terres de réserve mises de côté pour les Innus de Uashat étaient clairement définies et identifiables aux yeux de tous.

[427] Il est fondamental pour le propriétaire d’un terrain de déterminer, de façon claire et sans équivoque, où sont les limites de sa propriété. Ceci permet de faire savoir à tous où les frontières se situent et, par conséquent, ce qui sera considéré comme une intrusion ou un empiètement sur sa propriété.

[428] L’arpenteur est un acteur-clé dans la création de la réserve et son rôle est primordial afin d’éviter tout conflit entre voisins.

[429] Examinons de plus près si l’arpentage par le Québec en 1903 était suffisant pour prévenir les empiètements sur la réserve créée en 1906.

[430] Rappelons que l’importance d’avoir une réserve bien démarquée, afin de la protéger face au nombre grandissant de colons eurocanadiens, est soulignée par les Innus et l’agent Gagnon dès septembre 1901 (pièce P-62, onglet 33, lettre de l’agent Gagnon au secrétaire McLean, Département des Affaires indiennes, 20 septembre 1901).

[431] La première réserve projetée, laquelle a été abandonnée, est arpentée par l’arpenteur Lefrançois en 1903. (Voir sommaire de la preuve, paragraphes 110 et ss. Ce projet de réserve est constitué des lots B, C, D, E, F-1, G, H, I et 489; pièce P-63, onglet 92, plan et notes d’arpentage de l’arpenteur Lefrançois, 5 octobre 1903.) Le plan de la réserve projetée est remis au DAI le 10 mai 1904.

[432] Lefrançois a également arpenté le village de Sept-Îles à la même occasion. Il reçoit des instructions qui lui demandent de « marqu[er] les poteaux d’arpentage de […] Gédéon Gagnon […] village des Sept Iles » et de « [c]hiffre[r] avec peinture [les] poteaux de lots [du] village Sept Isles » (pièce P-20, onglet 117, procès-verbal ou rapport de certains travaux d’arpentage faits à Sept-Îles, canton Letellier, comté Saguenay, village des Sept-Îles, par N. J. Émile Lefrançois, 28 mars 1904; pièce P-20, onglet 163, carnet d’arpentage, L105 Letellier, N. J. É. Lefrançois, 15 décembre 1904; pièce P-20, onglet 164, carnet d'arpentage, rapport, procès-verbal et télégramme, N. J. Émile Lefrançois, 15 décembre 1904; pièce P-45, onglet M-12, carnet des notes de terrain d’une partie du canton Letellier, N. J. É. Lefrançois, A.P., Québec, 28 mars 1904, déposé sous le numéro C0121904, Service du cadastre du Québec, pour accompagner le plan (Tracé) T612 C.L.S.R.; pièce P-20, onglet 150, Taché à Lefrançois (télégramme), 29 septembre 1904, pièce attenante au procès-verbal ou rapport de certains travaux d’arpentage faits aux Sept-Îles, canton Letellier, comté Saguenay, village des Sept-Îles, par N. J. Émile Lefrançois).

[433] Il procède également à la subdivision des lots du village du rang 2. Sur le plan qu’il a dessiné, il illustre les marqueurs qu’il a apposés sur le terrain. Selon son plan et son carnet d’arpentage, il est possible d’y voir également la présence et l’emplacement de poteaux et de bornes posés par Gédéon Gagnon en 1896.

[434] Dans son carnet d’arpentage, Lefrançois confirme avoir planté des poteaux chiffrés aux coins des rues et aux extrémités de chacune des divisions. Entre les lots, il indique avoir planté des poteaux non chiffrés, mais « de grosseur suffisante et solidement enfoncés dans le sol » et les poteaux se situent sur les rues, tel que le démontre le plan d’arpentage (pièce P-45, onglet M-11, plan d’une partie du village des Sept-Îles, comté de Saguenay, fait en vertu d’instructions du Département des Mines et Pêcheries à Québec du 8 août 1903, N. J. Émile Lefrançois, arpenteur, 28 mars 1904; pièce P-20, onglet 163, carnet d’arpentage, L105 Letellier, N. J. Émile Lefrançois, 15 décembre 1904; P-20, onglet 164, carnet d'arpentage, rapport, procès-verbal et télégramme, N. J. Émile Lefrançois, 15 décembre 1904, à la p 5).

[435] Lefrançois travaille également à la subdivision du lot 5, créant ainsi les lots 5-1 (le Lot Ross) et 5-2 (la chapelle et le cimetière). Il y trace, entre autres, une rue entre le rang 1 et le rang 2. Ces deux opérations sont également marquées par des bornes et des poteaux (pièce P-20, onglet 163, carnet d’arpentage, L105 Letellier, N. J. É. Lefrançois, 15 décembre 1904, aux pp 7, 83; P-45, onglet M-11, plan d’une partie du village des Sept-Îles, comté de Saguenay, fait en vertu d’instructions du Département des Mines et Pêcheries à Québec du 8 août 1903, N. J. Émile Lefrançois, 28 mars 1904; prendre note également de la nouvelle spécification du lot 5 en juillet 1905 : C-E Gauvin, « Nouvelle spécification du lot No. 5 », 14 juillet 1905, pièce P-65, onglet 185).

[436] Force est de constater que l’arpenteur a utilisé plusieurs marqueurs physiques visibles sur une grande distance. Il a voulu, par son marquage, entre autres identifier clairement les limites de la réserve projetée de 1903.

[437] Le nouveau projet de réserve prend forme au début de l’année 1905. Bien que la réserve projetée et arpentée en 1903 par Lefrançois est toujours considérée comme terre à bois, l’agent Scott propose une nouvelle solution avec l’ajout de 20 acres de terres sur des lots se situant à proximité de la chapelle.

[438] Au cours de l’année 1905, de nombreuses correspondances entre le DAI et le Québec ont lieu concernant les lots vacants et les travaux à réaliser afin de mettre de côté les nouvelles terres identifiées par l’agent Scott (voir sommaire de la preuve, sous-titre III.E.).

[439] Le 24 août, une entente tripartite est intervenue entre le DAI, représenté par l’agent Scott, le révérend père Boyer, de la Mission de Sept-Îles, et l’agent Caron du Département des Forêts et des Terres du Québec, de même que Paul Blouin, représentant du ministre des Terres du Québec.

[440] Ensemble, ils identifient spécifiquement les lots qui seront inclus pour la création de la réserve (les lots 5-2 du rang 1 et les lots 25 à 35, 52 à 62, 111 à 121, 138 à 148 et 492 du rang 2; pièce P-65, onglet 193, entente tripartite; pièce P-65, onglet 194, lettre de l’agent Scott au DAI, 28 août 1905).

[441] Dans une lettre écrite au secrétaire McLean du DAI le 10 décembre, l’agent Scott soulève le risque de disputes associées à l’absence de limites claires et de bornes identifiant le périmètre de la réserve. L’agent Scott mentionne qu’une somme de 100 $ serait nécessaire afin de procéder à cet arpentage :

As the section of land on which the reserve will be located, was surveyed, en Bloc, and the division lines on the plan are not marked on the land, it would be necessary to have the section measured and the boundaries marked by a surveyor, to avoid disputes in future, this would probably cost about one hundred dollars […] [nos soulignés; pièce P-65, onglet 203]

[442] Quelques jours plus tard, l’arpenteur en chef du DAI recommande l’attribution d’un budget de 1 500 $ pour l’opération de création de la réserve, un montant qui inclut les frais d’arpentage (pièce P-65, onglet 204, lettre de l’arpenteur en chef Bray au DAI, 14 décembre 1905).

[443] Le 16 juillet 1906, le secrétaire McLean confirme par lettre à l’agent Scott qu’un budget a été mis de côté pour la création de la réserve. Il écrit qu’une esquisse (« blue print ») de la réserve est jointe à cette lettre. Il demande à l’agent Scott de préparer un plan de la réserve à plus grande échelle :

The land to be reserved for the church and cemetery should be very clearly defined. Enclosed herewith is a blue print copy of the reserve, which you will probably find useful. Kindly prepare from it a sketch on a larger scale, if necessary, showing the subdivision you propose should be surveyed by the Government Surveyor, as well as the land to be reserved for the church and the cemetery. [pièce P-66, onglet 224]

[444] Le 1er septembre, l’agent Scott fait rapport au DAI et il en décrit erronément la réserve. Il relate également de façon spécifique qu’il y a un risque que le public passe sur la réserve et demande qu’elle soit arpentée et qu’on y installe des bornes afin de limiter toute confusion quant aux limites de celle-ci (pièce P-66, onglet 225, rapport de l’agent Scott au surintendant général adjoint Pedley, à la p 53).

[445] Le 24 juin 1907, l’agent Scott envoie son rapport final au secrétaire McLean. Il y joint un plan du village et explique l’état de la situation quant à la possession et l’occupation de certains lots (lot 5), la situation concernant les maisons des Innus hors réserve et la présence d’un colon, M. Rochette, sur le lot de l’église (pièce P-66, onglet 228, rapport de l’agent Scott au secrétaire McLean, 24 juin 1907).

[446] Il informe le secrétaire McLean également de façon non équivoque de la nécessité de faire arpenter la réserve et d’y apposer des marqueurs délimitant ses frontières afin de prévenir la coupe de bois par les colons à l’intérieur de celle-ci. L’agent Scott mentionne que ces opérations pourraient être effectuées, pour une somme modique, pendant les mois d’été où les arpenteurs sont sur place :

The Reserve should be surveyed and the boundaries marked and thus prevent the white settlers from cutting fire-wood and other timber within the line, this could be done at small expense as during summer surveyors often call at the place. [nos soulignés]

[447] Le 2 juillet, l’arpenteur en chef Bray écrit au sous-ministre afin de lui recommander que la somme de 1 500 $ soit à nouveau votée par le Parlement, et ce, malgré les nouvelles informations contenues dans le rapport de l’agent Scott quant au fait qu’il ne sera plus nécessaire d’offrir une compensation aux missionnaires ni d’acheter le Lot Ross. Bien qu’il ne mentionne pas explicitement la nécessité de l’arpentage, nous savons, par l’historique du dossier, que des frais d’arpentage étaient inclus dans le budget initial (pièce P-66, onglet 229, mémo de l’arpenteur en chef Bray au sous-ministre du DAI).

[448] Le 12 juillet, le secrétaire McLean écrit au nouvel agent Tremblay afin notamment de lui transmettre un plan de la réserve.

[449] Dans sa lettre, il met en doute la nécessité de l’arpentage. Il relate qu’un arpentage a été réalisé récemment par le Québec et que des bornes ont été installées. Il lui demande tout de même d’informer le DAI advenant le cas où il jugerait important de réaliser un nouvel arpentage et, si nécessaire, de planter de nouveaux poteaux, tel que recommandé par l’ancien agent Scott :

The late Indian Agent, Mr. Scott, has requested that the Reserve should be surveyed and the boundaries marked. All these lands were surveyed at a recent date by the Provincial Government, and the posts then planted should be easily found. It would be well for you to make a special search, and if necessary, plant substantial new posts by the side of those planted by the surveyor, but do not on any account remove the posts planted by the surveyor. If you find that a new survey is absolutely necessary you will please report in full to the Department. [nos soulignés; pièce P-66, onglet 230]

[450] Bien que l’agent Tremblay confirme la réception de cette lettre, rien n’indique toutefois qu’il suit ces instructions.

[451] Le Canada est d’avis que l’agent Tremblay a vraisemblablement déterminé, après avoir visité le terrain et vérifié les poteaux, que l’arpentage de Lefrançois de 1904 était suffisant puisqu’il ne demande pas qu’il soit refait (mémoire du Canada au para 261).

[452] Le Tribunal considère qu’il est curieux que le secrétaire McLean demande au nouvel agent Tremblay s’il considère cet arpentage « absolument nécessaire ».

[453] En effet, McLean semble plutôt insinuer qu’un tel arpentage n’est pas essentiel, ce qui expliquerait en partie pourquoi l’agent Tremblay n’a jamais laissé de trace documentaire sur la question d’un arpentage de la réserve créée en 1906.

[454] Encore une fois, le Tribunal constate un changement de cap quant à l’intention du DAI d’arpenter ou non la réserve (tel que mentionné précédemment, le budget prévu pour un nouvel arpentage se chiffre à environ 100 $).

[455] La confusion qui s’ensuit, au fil des années suivantes jusqu’en 1925 quant à l’emplacement de la réserve, laisse sous-entendre que l’agent Tremblay n’a rien effectué de ce que le DAI lui avait demandé à ce sujet.

[456] Une année plus tard, dans un rapport daté du 9 septembre 1908, l’inspecteur J. A. MacRae écrit qu’il a promis au chef McKenzie une esquisse (« blue print ») de la réserve. Une fois obtenu, ce plan de la réserve serait envoyé à l’agent Dr Tremblay afin de l’afficher à la vue de tous. Ceci démontre le besoin d’afficher publiquement un plan de la réserve afin que le public, autochtones et colons, puisse visualiser les limites de celle-ci.

[457] Tel que soulevé par les Innus de Uashat, il est bien étonnant de lire dans ce rapport que les Innus sont satisfaits de leur réserve et que les limites de la réserve sont claires (« defined boundaries ») et que, néanmoins, il y est stipulé que la moitié des maisons innues se trouvent à l’extérieur de la réserve et qu’il est nécessaire d’envoyer une esquisse de la réserve au chef McKenzie afin de l’afficher publiquement (mémoire des Innus de Uashat au para 193).

[458] Le 4 décembre, l’arpenteur en chef Bray recommande que la somme de 1 500 $ soit à nouveau votée par le Parlement (aucune preuve n’a été déposée à cet égard) afin de tenir compte des enjeux fonciers à Sept-Îles qui ne sont toujours pas réglés (pièce P-66, onglet 242).

[459] Or, l’exercice de délimitation, fait de façon scrupuleuse par l’arpenteur Lefrançois en 1903, n’a pas été reproduit lors de la création de la réserve en 1906. En effet, malgré les nombreuses demandes faites en ce sens par l’agent Scott, la réserve nouvellement créée n’a pas fait l’objet d’une telle délimitation.

[460] Il convient également de mentionner qu’en 1919, le père Pétel n’a vu qu’une seule borne au coin du lot 6 sur laquelle il était écrit « Réserve » (pièce P-23, onglet 319, lettre (et traduction) du père Pétel, missionnaire des Indiens, au ministre des Affaires indiennes, 26 septembre 1919; pièce P-23, onglet 322, lettre de J. D. McLean au père Pétel, 7 octobre 1919; voir aussi le témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 12 avril 2018, pièce P-75, onglet 4, aux pp 4–6). Ce lot ne se trouve pas sur la réserve créée en 1906, mais bien à l’extérieur de celle-ci.

[461] Le Tribunal constate qu’une seule borne ne permet pas de délimiter adéquatement les 44 lots du rang 2 de la réserve.

[462] Des années plus tard, en avril 1921, à la suite de la vente de plusieurs lots de la réserve par le Québec, l’agent MacDougal écrit que la réserve ne possède aucune clôture et qu’il n’y a aucun marquage indiquant les limites de cette dernière (pièce P-67, onglet 322, lettre de l’agent MacDougal au secrétaire McLean, 28 avril 1921) : « The reserve is not fenced and there are no landmarks to indicate its limits. »

[463] Le Canada soutient, dans son mémoire, que l’absence de défrichage ou de bâtiment sur la réserve a eu pour conséquence qu’il était impossible pour MacDougal de soupçonner que le gouvernement du Québec avait vendu des lots de la réserve par correspondance (mémoire du Canada au para 332). Le Canada prétend en effet que c’est pour cette raison que le DAI n’a pas réagi plus rapidement auprès du Québec.

[464] Le Canada mentionne que la totalité des lots constituant la réserve de 1906 a été arpentée par Lefrançois lors de ses travaux. Cependant, tel que nous l’avons vu des faits exposés précédemment, les lots constituant la réserve de 1906 diffèrent de ceux qui ont été marqués par ce dernier.

[465] La photo du plan (fig. 1.13), ci-après, illustre bien quels lots du rang 2 ont été choisis pour la réserve de 1906 par rapport à ceux arpentés et identifiés sur le plan de Lefrançois. On y voit clairement la superposition des limites de la réserve de 1906 sur la carte datant de 1904. Sur ce plan, il est possible de constater que les bornes plantées par Lefrançois ne délimitent pas la réserve définitive de 1906.

Titre : Photo du plan de la réserve - Description : Photo qui se trouve à la page 118 de la pièce P-31 (Contre-expertise de Jean-Pierre Garneau). Elle démontre la superposition des limites de la réserve de 1906 sur la carte tracée par Lefrançois en 1904.

[466] Les mesures de démarcation prises par Lefrançois pour le projet de réserve de 1903 ne sont pas effectuées pour la réserve de 1906.

[467] Il est indispensable ici de mentionner que l’agent Scott, qui se trouve alors sur place, est mieux placé que quiconque pour prévoir qu’un arpentage supplémentaire serait utile afin d’éviter la confusion quant aux limites de la réserve.

[468] Il a participé à l’entente tripartite du 24 août 1905, il a vu les lots qui ont été arpentés par Lefrançois, il connaît les besoins des Innus et il est conscient des pressions eurocanadiennes sur les terres situées au cœur du village. C’est lui qui propose des lots qui diffèrent de ceux de la réserve originale mais qui correspondent mieux aux besoins des Innus. Il conclut que cette nouvelle réserve devra faire l’objet d’un autre arpentage parce qu’elle n’est pas délimitée : « …the division lines on the plan are not marked on the land… » (pièce P-65, onglet 203, lettre de l’agent Scott au secrétaire McLean, 10 décembre 1905). Il est, selon le Tribunal, le meilleur témoin possible pour affirmer une telle chose.

[469] Le Tribunal observe, des documents reçus en preuve, qu’au moment de la création de la réserve et au fil des années qui ont suivi, il y avait un impératif d’arpenter les terres mises de côté pour les Innus de Uashat et qu’un bornage indiquant ses limites avait été maintes fois demandé afin d’éviter l’empiètement par les colons vivant à proximité.

[470] S’ajoute à ces nombreuses demandes le fait qu’un budget incluant des frais d’arpentage ait été voté, année après année, au moment de la création de la réserve.

[471] En conclusion, bien que le Canada considère que le DAI ait pris toutes les mesures nécessaires suivant la création de la réserve pour protéger l’intérêt quasi propriétal des Innus, et que l’arpentage de Lefrançois était suffisant pour permettre aux Innus et aux tiers de connaître l’emplacement et les limites de la réserve, le Tribunal conclut plutôt que le Canada avait le devoir d’arpenter et de baliser clairement les limites de la réserve pour ainsi éviter toute confusion et, de fait, tout empiètement sur les terres de réserve.

[472] Le Tribunal constate également que les tergiversations du Canada et l’absence d’un suivi rigoureux concernant l’arpentage de la réserve et l’utilisation des fonds votés par le Parlement démontrent des lacunes certaines dans son rôle de fiduciaire.

[473] Le Tribunal estime donc que l’omission du Canada d’arpenter et de démarquer la réserve pour protéger l’intérêt des Innus dans les terres de la réserve constitue un manquement à son obligation de fiduciaire.

b) La description de la réserve

[474] Examinons maintenant l’allégation qui a trait au manque de diligence du Canada dans sa description de la réserve.

[475] La preuve ne laisse aucun doute que la réserve établie en 1906 a été décrite incorrectement à plusieurs reprises dans les rapports annuels du DAI et qu’il y a eu une grande confusion et plusieurs croyances erronées quant à sa taille et sa localisation entre 1906 et 1925 parmi les acteurs de l’époque, notamment de la part des Innus, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, des missionnaires de l’Église catholique, de la province de Québec, de la municipalité et de la famille Ross.

[476] Le Tribunal note que la confusion concernant l’emplacement et la taille de la réserve s’installe dès 1906, lorsque l’agent Scott décrit la nouvelle réserve erronément dans son rapport annuel et que le DAI ne remarque pas l’erreur et ne prend pas le soin de la rectifier (pièce P-66, onglet 225, rapport de l’agent Scott au surintendant général adjoint Pedley, 1er septembre 1906; pièce P-22, onglet 246, lettre du secrétaire McLean à l’agent Scott, 24 septembre 1906).

[477] De 1913 à 1925, l’agent MacDougal indique, dans son rapport annuel, que la réserve est d’une superficie de 6 acres au lieu de 94,57 acres (pièce P-66, onglets 259, 262 et 268, rapports annuels du DAI de 1912-1913, 1913-1914 et 1914-1915; pièce P-67, onglets 286, 289, 293, 297, 309, 317, 327 et 333, rapports annuels du DAI de 1915-1916, 1916-1917, 1917-1918, 1918-1919, 1919-2020, 1920-1921, 1921-1922 et 1922-1923; pièce P-68, onglets 338 et 388, rapports annuels du DAI de 1923-1924 et 1924-1925). Cette erreur de la part du médecin, répétée à de nombreuses reprises, en dit long sur l’attention qu’il porte à son travail d’agent et sur le manque de soin et de diligence avec lequel il l’effectue.

[478] En 1914, la municipalité estime que 38 maisons innues sont situées hors réserve. Elle confond évidemment les maisons situées sur la réserve avec celles situées en dehors de celle-ci. Par ailleurs, la municipalité propose au Canada d’accorder une réserve pour les Innus, ce qui suggère qu’elle ignore l’existence même de la réserve créée en 1906 (pièce P-66, onglet 264, lettre de F. H. Vignault, secrétaire-trésorier, à l’agent MacDougal, 4 décembre 1914; pièce P-66, onglet 263, rôles d’évaluation de Sept-Îles de 1914).

[479] En juillet 1915, l’inspecteur Parker estime, pour sa part, qu’il n’y a que 25 maisons innues hors réserve à Sept-Îles (pièce P-66, onglet 272, rapport de l’inspecteur Parker au surintendant général adjoint du DAI, 23 juillet 1915).

[480] Le 30 novembre, la municipalité informe le DAI que les Innus refusent de payer les taxes municipales au motif qu’ils croient que leurs maisons sont situées sur une réserve (pièce P-66, onglet 278, lettre du secrétaire-trésorier Vignault à l’agent MacDougal).

[481] Le rôle d’évaluation municipale de 1918 stipule qu’il y a 24 maisons innues situées à l’extérieur de la réserve (pièce P-67, onglet 295).

[482] En septembre 1919, le père Pétel avertit le DAI de la vente de certains lots de la réserve et explique que le Québec refuse de reconnaître la réserve de 1906. Selon lui, l’agent des Terres de la Couronne, M. Edmond Joncas, ne veut pas reconnaître d’autre réserve que le projet de réserve arpentée par Lefrançois en 1903 (pièce P-67, onglet 299, lettre du révérend père Pétel au DAI, 26 septembre 1919).

[483] Le père Pétel informe également le DAI que la municipalité déclare ne pas savoir où se trouve la réserve et, lorsqu’on lui précise ses frontières, qu’elle refuse d’en accepter l’existence :

Malgré toutes ces explications que j’ai données au Conseil Municipal, celui-ci ne veut pas entendre raison. De là, les difficultés. [pièce P-67, onglet 299, lettre du révérend père Pétel au DAI, 26 septembre 1919]

[484] Un an plus tard, le 15 septembre 1920, c’est le père Brière qui ne semble pas connaître le bon emplacement de la réserve (pièce P-67, onglet 313, lettre de J. M. Brière, missionnaire, au DAI).

[485] Dans un mémo du 7 octobre 1919, l’inspecteur Parker reconnaît la grande confusion qui règne à l’époque à Sept-Îles :

The attached letter refers to taxes on Indian dwellings, which it is claimed, are built on municipal property. The Department refused, some years ago, to pay the taxes. There has always been a doubt, however, amongst Seven Islands people as [to] what constituted the Indian Reserve. I have shown them the blue print as supplied to me by the Department but there are some who claim that the location of the reserve is changed. [nos soulignés; pièce P-67, onglet 303, lettre de l’inspecteur Parker à l’arpenteur en chef Bray]

[486] Le 12 mai 1922, la Compagnie de la Baie d’Hudson, croyant que les Innus n’ont pas de réserve, avise le DAI qu’elle serait prête à vendre une partie du lot 4 (pièce P-67, onglet 328, lettre de Rousseau, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, à l’agent MacDougal).

[487] En septembre 1923, à la suite de sa visite de la réserve, l’inspecteur Jean prend note de la confusion quant à son emplacement et ses limites. Il relate que le maire de Sept-Îles et M. Bob Ross sont d’avis que ce dernier est propriétaire du lot 5, incluant la chapelle et le cimetière. De plus, il se trompe et surestime le nombre de lots vendus, ce qui démontre une fois de plus la confusion qui règne à Sept-Îles, ainsi que l’absence de rigueur employée par les membres du DAI (pièce P-23, onglet 366, mémo de l’inspecteur Jean au secrétaire McLean, le 5 septembre 1923).

[488] En juin 1924, le maire de Sept-Îles communique avec le député fédéral pour lui demander d’intervenir pour s’assurer que le DAI achète les terrains occupés par les Innus pour créer une réserve à Sept-Îles (pièce P-68, onglet 341, lettre du maire Romeril au député fédéral Savard, 16 juin 1924).

[489] Le 25 août 1924, l’inspecteur Bury fait rapport après sa visite à Sept-Îles. Ironiquement, alors que l’inspecteur Jean surestime le nombre de lots vendus, Bury, quant à lui, le sous-estime (pièce P-68, onglet 347, mémo de l’inspecteur H. J. Bury).

[490] La même journée, le sous-ministre adjoint du DAI écrit à Québec pour faire part de la confusion à l’égard de la réserve et signaler la vente de lots de la réserve. Il reprend l’énumération incomplète de Bury des lots de la réserve vendus par le Québec (pièce P-68, onglet 345, lettre du sous-ministre adjoint du DAI, A. F. MacKenzie, à l’agent Michaud, 25 août 1924).

[491] Les erreurs et les omissions répétées du Canada illustrent un manque de diligence raisonnable dans sa gestion de la réserve. Évidemment, ses efforts pour clarifier la confusion au cours des années sont inadéquats. Ils ne fonctionnent pas.

[492] Devant cette preuve, le Tribunal estime que le Canada n’a pas agi avec le même soin qu’il apporterait à l’administration de ses propres affaires.

B. Le Canada a-t-il réagi de façon diligente à la suite de la vente des lots de la réserve par le Québec ?

1. Les prétentions des parties

a) Celles des Innus de Uashat

[493] Les Innus invoquent que le Canada n’a pas pris les mesures nécessaires afin de faire cesser les empiètements sur la réserve (mémoire des Innus de Uashat aux para 525–34). Notamment, ils soulèvent l’omission de prendre les mesures suivantes :

  1. Expulsion : En vertu des dispositions de la Loi sur les Indiens en vigueur, le Canada disposait de plusieurs recours afin de rectifier les empiètements illégaux sur les terres de réserve. À l’époque qui nous concerne, le Canada a utilisé ces pouvoirs pour expulser des occupants illégaux sur d’autres réserves. Pourtant, il a omis d’utiliser ses pouvoirs de rectifications dans le cas de la réserve de Uashat, ce qui constitue une violation de ses obligations de fiduciaires de protéger les intérêts des Innus (mémoire des Innus de Uashat aux para 467–96).

  2. Annulation : Le Canada a honoré des billets de location et des lettres patentes émis par le gouvernement du Québec alors que ces transactions octroyant des droits à des tiers sur les terres de réserves étaient invalides ab initio puisque le Québec ne possédait pas la juridiction requise et que le mécanisme spécifique à cet effet prévu par la Loi sur les Indiens alors en vigueur n’a pas été suivi. Pourtant, en raison de ses obligations de fiduciaires, le Canada était tenu de s’opposer à ces ventes de lots sur la réserve et à prendre les mesures à sa disposition pour s’y opposer, incluant son pouvoir d’intenter des procédures pour obtenir l’annulation des droits octroyés par erreur par la province (mémoire des Innus de Uashat aux para 497–524).

b) Celles du Canada

[494] Le Canada soumet avoir agi dans le respect de l’honneur de la Couronne et de façon conforme à ses obligations de fiduciaire à l’égard de la réserve de Uashat depuis sa création en 1906, notamment lors de la cession-échange de 1925.

[495] Selon lui, la vente des lots de la réserve ayant mené à la cession-échange de 1925 n’est imputable qu’à une erreur du Québec qui n’a pas correctement tenu ses registres en y inscrivant la réserve projetée de 1903, plutôt que la réserve créée en 1906.

[496] À l’égard de l’omission alléguée de prendre les moyens à sa disposition pour faire cesser les empiètements sur la réserve, le Canada répond qu’il disposait d’une grande latitude quant à la façon dont il pouvait s’acquitter de ses obligations légales.

[497] En ce qui concerne le mécanisme d’expulsion prévu par la Loi sur les Indiens, le Canada répond aux prétentions des Innus de Uashat qu’un tel mécanisme n’était pas disponible en l’espèce puisque les occupants des lots vendus n’étaient pas des squatteurs, mais des tiers de bonne foi ayant obtenu des lettres patentes du Québec. Ainsi, le Canada soutient que l’article 33 de la Loi sur les Indiens concernant les brefs d’expulsion n’était pas applicable en ce cas (mémoire du Canada aux para 444–52).

[498] Quant à la prétention des Innus que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en n’exerçant pas son pouvoir d’annulation des lettres patentes, ce dernier soutient qu’une telle prétention n’est pas fondée en droit puisque la Couronne fédérale ne disposait pas de pouvoirs lui permettant d’annuler des lettres patentes émises par le Québec (mémoire du Canada aux para 468–85).

[499] Il ajoute qu’en l’espèce, une solution à l’amiable a été privilégiée et que la cession-échange constituait non seulement une mesure de réparation usuelle dans les circonstances, mais également que cette mesure a été acceptée par le Québec qui a octroyé des terres de remplacement pour offrir une compensation aux Innus de Uashat pour son erreur (mémoire du Canada aux para 486–95).

[500] Finalement, le Canada affirme qu’en cas de refus du Québec de régler la situation à l’amiable, le seul recours à sa disposition aurait été d’intenter une demande en justice pour détermination de titres contradictoires par le dépôt d’un bref de scire facias tel que prévu dans le Code de procédure civile, ce qui n’a pas été nécessaire puisque le Québec a accepté le règlement proposé par le Canada (mémoire du Canada aux para 505–22).

[501] Le Canada affirme avoir agi avec la diligence requise et ajoute que son obligation de fiduciaire de protéger l’intérêt quasi propriétal des Innus dans les terres de la réserve de Uashat ne lui imposait pas un devoir d’empêcher toutes les cessions de terres, d’autant plus que la cession-échange était à l’avantage des Innus de Uashat (mémoire du Canada aux para 544–45).

2. Analyse et décision

[502] Rappelons que la jurisprudence souligne qu’en tant que fiduciaire, le Canada a l’obligation de faire preuve d’une vigilance constante raisonnable face à des menaces contre l’intérêt des Innus dans la réserve et il doit agir avec tout le soin et la diligence requis dans l’administration de la réserve.

[503] Il doit, entre autres, réagir promptement, avec toute la prévoyance raisonnable requise, face à un empiètement après la création d’une réserve.

[504] Le Canada a également l’obligation d’agir en temps opportun pour repousser et faire cesser les empiètements afin de protéger les intérêts des Innus dans les terres de la réserve.

[505] Que s’est-il passé en l’espèce ?

[506] Nous savons que le premier lot de la réserve est vendu par le Québec à l’automne 1917 (pièce P-67, onglet 292, lettre patente no 27598, 19 novembre 1917). Le lot 34 du rang 2 est situé directement sur la rue qui fait face au lot 5-2 de la chapelle où sont situées plusieurs maisons innues (voir fig. 1.13). Ensuite, en septembre 1919, six autres lots sont vendus (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 166).

[507] Curieusement, et de façon inexplicable, c’est le père Pétel qui, en septembre 1919, informe le DAI de cet état de fait, et non l’agent MacDougal. L’on ne peut donc dire que ce dernier fait preuve d’une vigilance raisonnablement constante face aux empiètements. Il ne travaille certainement pas minutieusement pour les éviter ou pour protéger l’intérêt quasi propriétal des Innus de Uashat. Il semble s’être endormi au volant.

[508] Pourtant, il est médecin et il habite à Sept-Îles à l’époque des faits. D’ailleurs, lors de son interrogatoire, l’expert Garneau reconnaît que l’agent MacDougal devrait savoir ce qui se passe à Sept-Îles puisque c’est un petit village. Il affirme ne pas comprendre pourquoi ce n’est pas celui-ci qui avise le DAI de la vente des lots de la réserve par le Québec (pièce P-75, onglet 4, témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 12 avril 2018, aux pp 6–7).

[509] Toutefois, l’on peut constater que le DAI réagit rapidement en envoyant trois lettres, le 7 octobre 1919, dont une lettre au sous-ministre des Terres et Forêts du Québec pour l’informer des ventes et lui demander d’annuler immédiatement celles-ci (pièce P-67, onglet 301, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Miville-Deschêne, 7 octobre 1919). Il écrit également à l’agent MacDougal et au père Brière pour insister qu’aucun empiètement ne sera toléré (pièce P-67, onglet 302, lettre du secrétaire McLean à l’agent MacDougal; pièce P-67, onglet 300, lettre du secrétaire McLean au père Pétel, 7 octobre 1919). Cependant, on ne donne aucune instruction à l’agent MacDougal concernant la procédure à suivre pour mettre fin aux empiètements ou pour expulser les occupants illégaux.

[510] La réponse écrite du Québec n’a pas été trouvée. Nous savons toutefois qu’une semaine plus tard, le Québec vend 18 autres lots de la réserve (pièce P-67, onglets 306, 307 et 308, lettres patentes no 29388, no 29389 et no 29391, 15 décembre 1919; la lettre patente no 29391 à la pièce P-67, onglet 308, mentionne également les lots 355, 356, 463 et 464).

[511] La preuve présentée ne fait pas état d’actions prises par l’agent MacDougal afin d’empêcher ou d’éviter les empiètements sur la réserve après cette communication avec le DAI. Il accuse réception de la lettre de McLean et écrit vouloir transmettre les plans de la réserve au maire de Sept-Îles et au chef Régis. Il ne mentionne rien concernant les ventes illégales, ce qui est pourtant le sujet d’actualité le plus important et urgent.

[512] Par ailleurs, le DAI ne fait pas de suivi auprès de l’agent MacDougal à la suite de ses instructions de ne permettre aucun empiètement.

[513] De plus, nous n’avons aucune indication que le DAI aurait fait un suivi avec la province concernant la demande d’annuler immédiatement les ventes de lots réservés.

[514] En fait, la question des empiètements ne semble plus préoccuper le Canada.

[515] Dorénavant, le Canada s’en occupera seulement sous la pression éventuelle de tiers, comme lorsque l’année suivante, en juillet 1920, le père Brière écrit au DAI pour dénoncer son inaction et lui demander de faire une enquête sérieuse (pièce P-67, onglet 310, lettre du père Brière au surintendant général adjoint Scott, 12 juillet 1920).

[516] Au mois d’août, sans réponse à sa première lettre, il doit écrire à nouveau au DAI pour réitérer sa demande (pièce P-67, onglet 311, lettre du père Brière au surintendant général adjoint Scott).

[517] Ce n’est que le 3 septembre que le DAI répond, sans proposer de solution ou mentionner les reproches quant à la probité de l’agent MacDougal, pour répéter sa position indiquant que le Canada n’est pas responsable des taxes foncières (pièce P-67, onglet 312, lettre du secrétaire McLean au père Brière).

[518] Le 15 septembre, le père Brière écrit à nouveau, insistant sur la nécessité d’une enquête sérieuse (pièce P-67, onglet 313, lettre de J. M. Brière, missionnaire, au DAI).

[519] Cent ans plus tard, à la lecture de ses écrits, on peut ressentir sa frustration dans son incapacité d’influencer le DAI sur la gravité et l’urgence de la situation, lequel tarde à prendre les mesures qui s’imposent pour mettre fin aux ventes illégales et protéger les Innus contre les pressions juridiques de la municipalité qui réclame l’imposition des maisons hors réserve.

[520] On ne semble pas le prendre trop au sérieux. Il n’y a aucune preuve documentaire indiquant que le DAI a répondu à cette lettre ou qu’il a fait quoi que ce soit d’autre face aux empiètements et à la vente des lots de la réserve.

[521] Le temps passe. Ce n’est que trois ans plus tard, à l’été 1923, en raison des pressions de la Compagnie de la Baie d’Hudson (pièce P-67, onglet 319, lettre du commissaire des terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson au secrétaire McLean, 13 avril 1921), que l’inspecteur Jean est envoyé à Sept-Îles pour recueillir des informations et recommander des pistes de solutions. À la lumière de ce qu’il constate relativement aux empiètements, il suggère au DAI de soulever cet enjeu auprès du Québec le plus tôt possible (« with the least possible delay ») afin d’obtenir compensation et des terres de remplacement (pièce P-67, onglet 334, rapport de l’inspecteur Jean au secrétaire McLean, 5 septembre 1923).

[522] De toute évidence, le Canada ne réagit pas rapidement, tel que le recommande l’inspecteur Jean.

[523] L’année suivante, après d’autres interventions de la municipalité (pièce P-75, onglet 4, témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 12 avril 2018, à la p 19; pièce P-67, onglet 336, lettre de l’agent Michaud au secrétaire McLean, 15 décembre 1923) et du député fédéral de la circonscription (pièce P-68, onglet 341, lettre du maire Romeril au député fédéral Savard, 16 juin 1924), le DAI envoie un nouvel inspecteur pour trouver une solution globale. L’inspecteur Bury fait rapport le 25 août 1924 (pièce P-68, onglet 347, mémo de l’inspecteur H. J. Bury). Il dit avoir trouvé une solution acceptée par tous pour régler la situation.

[524] Le même jour, le DAI écrit au Ministère québécois pour la première fois depuis près de cinq ans. Il ne soulève pas l’illégalité des ventes et ne demande pas qu’elles soient annulées. Plutôt, le DAI signale la vente d’une vingtaine de lots et transmet la solution suggérée par l’inspecteur Bury, soit de remettre l’ensemble des 44 lots du rang 2 et le lot 492 en échange de la réserve projetée en 1903 (pièce P-68, onglet 345, lettre du sous-ministre adjoint du DAI, A. F. MacKenzie, à l’agent Michaud, 25 août 1924).

[525] Ainsi, le Tribunal constate de cet état de fait que le Canada n’a pas agi avec diligence raisonnable dans les circonstances pour protéger la réserve contre les empiètements et mettre fin à la vente illégale de ses terres.

[526] Le Tribunal note également que le Canada avait différents pouvoirs et recours pour faire cesser les empiètements sur la réserve et expulser les occupants illégaux. La preuve documentaire illustre, par son silence, qu’il n’a pas évalué de tels recours dans les circonstances.

[527] Pourtant, à la même époque, dans le cas de la réserve de Doncaster, le DAI a étudié la question. Il a obtenu un avis juridique du ministre de la Justice qui a recommandé l’usage du pouvoir d’expulsion face à des occupants illégaux (pièce P-72, onglet Don-16, E. L. Newcombe, ministre de la Justice, au surintendant général des Affaires indiennes, 12 mai 1893). Le Canada a dès lors notifié des avis aux occupants illégaux indiquant qu’ils devaient cesser d’occuper la réserve sous peine d’expulsion (pièce P-72, onglet Don-8, A. B. Fillion, garde forestier, « Copy of notice served on each squatter », 7 décembre 1881). Or, le DAI a finalement décidé d’indemniser les occupants illégaux pour s’assurer qu’ils quittent cette réserve.

[528] En l’espèce, le Canada aurait pu, entre autres, intenter une action en justice pour reprendre la possession des terres vendues de la réserve en vertu de l’article 37A de la Loi sur les Indiens de 1906, tel qu’amendé en 1910 et 1911, et qui prévoit que :

37A. Si quelque personne retient la possession de quelque terrain réservé ou prétendu réservé pour les sauvages, ou de quelques terrains dont les sauvages, ou quelque sauvage ou quelque bande ou tribu de sauvages réclame la possession ou quelque droit de possession, ou si les dits terrains sont occupés ou revendiqués par un tiers à l’encontre des sauvages ou s’il y a eu quelque empiètement sur les dits terrains, la possession peut en être recouvrée pour les sauvages, ou pour quelque sauvage ou bande ou tribu de sauvages, ou les revendications des parties adverses peuvent être adjugées et déterminées, ou les dommages être recouvrés, au moyen d’une action instituée par Sa Majesté au nom des sauvages, ou du sauvage ou de la bande ou tribu de sauvages qui y ont droit ou qui en revendiquent la possession ou le droit de possession, ou qui sont fondés, dans la déclaration, la réparation ou les dommages qu’ils réclament. [nos soulignés; Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1911, c 14]

[529] Toutefois, le DAI a choisi de ne pas judiciariser le dossier. Il a privilégié une solution à l’amiable étant donné la complexité de la situation à Sept-Îles. Il préfère la diplomatie à la confrontation.

[530] Cependant, le DAI ne fait aucun effort pour donner suite à la recommandation de l’inspecteur Jean d’obtenir compensation pour les Innus pour les ventes illégales. Il n’envisage pas non plus l’achat de certains lots où se situent des maisons innues, sauf pour ce qui est du Lot Ross.

[531] Pourtant, l’inspecteur Jean avait souligné en 1924 que certains lots où se situent des maisons innues auraient pu être achetés à un prix raisonnable. Également, la Compagnie de la Baie d’Hudson avait offert au DAI, en 1922, de vendre une partie du lot 4 à un prix abordable (pièce P-67, onglet 328, lettre de Rousseau, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, à l’agent MacDougal, 12 mai 1922), soit environ 20 $ par maison, ce qui aurait coûté moins cher que de les déménager (le déménagement des 15 maisons innues sur la réserve a coûté la somme de 1 750 $, soit approximativement 115 $ par maison).

[532] Comme le disait le père Brière en 1920, « il ne faut donc pas chercher midi à quatorze heures » pour saisir le meilleur intérêt des Innus de Uashat (pièce P-67, onglet 313, lettre de J. M. Brière, missionnaire, au DAI, 15 septembre 1920). Depuis 1880, ils demandent une réserve à proximité de la chapelle (pièce P-62, onglet 13, rapport de L. F. Boucher au DAI, 20 septembre 1880, aux pp 37–38) et non pas, tel que souligné en 1903, « [un terrain] loin de tout ce que nous avons besoin » (pièce P-63, onglet 93, lettre de Jean-Baptiste Picard à l’agent Gagnon, 15 novembre 1903).

[533] Le Tribunal estime que le Canada contrevient à son obligation de fiduciaire lorsqu’il ne tient pas compte du meilleur intérêt des Innus : l’achat de lots qu’ils occupent et où sont situées leurs maisons depuis longtemps. Il omet également de prendre en considération ses pouvoirs de rectifier les ventes illégales et invalides.

[534] En vertu de ses obligations de fiduciaires, le Canada était tenu de s’opposer à ces ventes illégales et de rectifier la situation. Il a manqué à ses obligations en ne prenant aucune mesure sérieuse pour s’y opposer de façon diligente.

[535] Force est de constater que cette inaction et ce manque de diligence raisonnable constituent une violation de son obligation de fiduciaire.

[536] En somme, les Innus de Uashat ont souffert d’un manque de suivi sérieux par le Canada face à la vente des lots de la réserve par le Québec. Les mois et les années filent sans actions concrètes. On constate une administration peu efficace, un manque de professionnalisme, soit une culture de contentement de soi, d’inactions, de contradictions, d’oublis et de retards.

VI. Le Canada a-t-il manqué à ses obligations LÉGALES ET DE FIDUCIAIRE DANS LE CADRE DE LA CESSION DE 1925 ?

A. Les prétentions des parties

1. Celles des Innus de Uashat

[537] Les Innus de Uashat allèguent que le Canada a également manqué à ses obligations légales dans le cadre de la cession de 1925.

[538] Quant à ce deuxième stade de ce recours, les Innus de Uashat soulèvent les manquements suivants :

  1. Défaut de respecter les règles en vigueur quant aux conditions de validité d’une cession de terres de réserve : en vertu de l’article 49 de la Loi sur les Indiens de 1906, en vigueur lors de la cession de 1925, le Canada avait l’obligation de s’assurer que les terres réservées pour les Indiens n’étaient pas cédées sans l’obtention préalable du consentement de la Première Nation. Pourtant, le formulaire de cession et l’attestation sous serment avaient été rédigés en anglais et la preuve voulant qu’un interprète ait été présent est inexistante. Qui plus est, la liste des noms produite en lien avec la cession relève plusieurs irrégularités ou, du moins, des doutes quant au nombre réel d’Innus présent lors d’une assemblée tenue le 5 juillet 1925.

  2. Défaut d’obtenir validement le consentement des Innus à la cession : selon les Innus de Uashat, les circonstances entourant une possible assemblée de cession le 5 juillet 1925 ne permettent pas de conclure que les Innus ont pu consentir de manière libre et éclairée à la transaction proposée par le DAI. La cession de 1925 était donc illégale pour vices de consentement (mémoire des Innus de Uashat aux para 565–600).

  3. Approbation d’une transaction abusive lors de la cession de 1925 : les Innus de Uashat allèguent, subsidiairement, que la cession de 1925 était une transaction abusive car elle offrait une contrepartie inéquitable que le Canada n’aurait pas dû approuver en vertu de ses obligations de fiduciaires (mémoire des Innus de Uashat aux para 601–07).

  4. Défaut de porter le moins possible atteinte aux intérêts des Innus : les Innus de Uashat soutiennent, également de façon subsidiaire, que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire de s’assurer que la cession portait le moins atteinte possible aux droits des Innus sur les terres de réserve (mémoire des Innus de Uashat aux para 608–17).

2. Celles du Canada

[539] Le Canada affirme avoir adéquatement redressé la situation en négociant la cession-échange avec le Québec et en agissant dans le respect de la volonté, de l’autonomie et des intérêts de la bande de Uashat.

[540] À cet égard, le Canada soumet que la cession-échange constituait une mesure disponible et adéquate pour rectifier la situation des lots vendus. Par conséquent, le Canada maintient que le Tribunal doit se limiter à analyser la validité de cette mesure spécifique, et non se prononcer sur l’opportunité de recourir à d’autres mesures disponibles ni spéculer sur leurs issues possibles.

[541] Le Canada ajoute que la cession-échange de 1925 est la solution de redressement prévue par la Loi sur les Indiens qui a été privilégiée après une évaluation de la situation de la réserve de Uashat et qu’il ne convient pas de réviser l’opportunité de cette mesure aujourd’hui, près de 100 ans après les faits.

[542] Autrement dit, le Canada soutient que le Tribunal doit se contenter de déterminer si la solution choisie face à la situation des ventes de lots réservés à Sept-Îles, soit la cession-échange, était conforme à l’obligation de fiduciaire, sans toutefois examiner le bien-fondé et la pertinence des divers recours disponibles à l’époque, et que le Canada n’a pas exercés (mémoire du Canada aux para 442–43).

[543] De plus, le Canada soutient que, par la cession-échange, les Innus de Uashat ont obtenu compensation pour la vente des lots de la réserve par le Québec. À cet égard, le Canada affirme que les conditions de validité de la cession-échange ont été respectées, dont l’obtention du consentement des Innus de Uashat lors d’une assemblée de cession. Il indique également que la superficie des terres de remplacement était supérieure à celle des terres cédées. Ainsi, le Canada soumet que la cession-échange constituait une mesure de réparation juste et équitable qui était habituellement octroyée dans de telles circonstances.

[544] Qui plus est, il répond ce qui suit à l’égard des manquements allégués par les Innus de Uashat en affirmant que ses actions dénotaient une recherche d’équilibre entre le besoin de protection des intérêts des Innus de Uashat et le respect de leur autonomie :

  1. Le Canada affirme avoir agi dans le plein respect des conditions de validité d’une cession de terres de réserve, c’est-à-dire en se conformant aux exigences procédurales prévues par la Loi sur les Indiens, incluant la tenue d’une assemblée lors de laquelle les membres de la bande habilités à voter ont appuyé la cession (mémoire du Canadaaux para 552–58).

  2. Le Canada soutient avoir obtenu adéquatement le consentement libre et éclairé des Innus de Uashat préalablement à la cession et avoir agi dans le respect de l’autonomie de la bande. Il ajoute que les attestations certifiant que la majorité de la bande approuvait la cession-échange constituent une preuve suffisante de l’obtention du consentement des Innus de Uashat selon les exigences de la Loi sur les Indiens (mémoire du Canadaaux para 559–93).

  3. Le Canada soutient que les Innus de Uashat ont tort de prétendre que la cession constituait un marché abusif, puisqu’ils ont été adéquatement dédommagés en nature par l’octroi de terres de remplacement dont la superficie était supérieure à celle des terres cédées. Selon le Canada, le Tribunal doit considérer la transaction dans son ensemble, laquelle constituait une réparation juste et équitable dans les circonstances. Par conséquent, le Canada estime avoir respecté son obligation de fiduciaire en consentant à la cession-échange de 1925 qui n’était ni un marché abusif ni une solution inappropriée pour préserver l’intérêt quasi propriétal des Innus de Uashat, et respectait leur volonté et autonomie (mémoire du Canada aux para 594–623).

  4. Quant au devoir de porter le moins possible atteinte aux intérêts des Innus, le Canada soumet que ce critère d’évaluation n’est pas applicable au cas d’espèce puisque la cession prévoyait une contrepartie, soit des terres de remplacement, de telle sorte que le critère d’évaluation de l’obligation de fiduciaire est plutôt celui du marché abusif (plaidoirie du Canada, transcription de l’audience, 17 avril 2019).

[545] Par ailleurs, le Canada admet avoir manqué à ses obligations de fiduciaire à l’égard du Lot Ross en omettant d’informer les Innus de Uashat des négociations relatives à la transaction visant à acquérir ce lot entre le 28 mars 1906 et le 26 octobre 1959.

[546] Toutefois, il maintient que ce manquement n’a engendré aucune perte susceptible d’être compensée pour les Innus de Uashat, puisque le Lot Ross a été ajouté à la réserve le 20 février 1985 et que, tout au long des négociations, ils ont bénéficié de l’usage de ce lot avec la tolérance du propriétaire (mémoire du Canada aux para 290–91).

B. Analyse et décision

[547] Rappelons que l’obligation de fiduciaire du Canada dans le contexte d’une cession exige en l’espèce qu’il doit s’assurer que le consentement éclairé des Innus soit préalablement obtenu et que les exigences de la Loi sur les Indiens en matière de cession soient respectées.

[548] L’article 49 de la Loi sur les Indiens de 1906 en vigueur lors de la cession de 1925 prévoit les conditions de validité d’une cession des terres de réserve :

49. Sauf les restrictions autrement établies par la présente Partie, nulle cession et nul abandon d’une réserve ou d’une partie de réserve à l’usage d’une bande, ou de tout sauvage individuel, n’est valide ni obligatoire, à moins que la cession ou l’abandon ne soit ratifié par la majorité des hommes de la bande qui ont atteint l’âge de vingt et un ans révolus, à une assemblée ou à un conseil convoqué à cette fin conformément aux usages de la bande, et tenu en présence du surintendant général, ou d’un fonctionnaire régulièrement autorisé par le gouverneur en conseil ou par le surintendant général à y assister.

2. Nul sauvage ne peut voter ni assister à ce conseil s’il ne réside habituellement sur la réserve en question ou près de cette réserve, et s’il n’y a un intérêt.

3. Le fait que la cession ou l’abandon a été consenti par la bande à ce conseil ou à cette assemblée doit être attesté sous serment, par le surintendant général ou par le fonctionnaire autorisé par lui à assister à ce conseil ou à cette assemblée, et par l’un des chefs ou des anciens qui y a assisté et y a droit de vote, devant un juge d’une cour supérieure, cour de comté ou de district, ou devant toute personne autorisée à recevoir des affidavit et ayant juridiction dans l’endroit où le serment est administré.

4. Après que ce consentement a été ainsi attesté, la cession ou l’abandon est soumis au gouverneur en conseil, pour qu’il l’accepte ou le refuse. [Loi des sauvages, SRC 1906, c 81, art 49, tel qu’amendé en 1918 par la Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1918, c 26, art 2]

[549] Que s’est-il passé en l’espèce ?

1. Grande vulnérabilité chez les Innus

[550] Notons premièrement la situation à Sept-Îles ainsi que plusieurs événements ayant eu lieu avant la cession de 1925, qui démontrent la grande vulnérabilité des Innus au moment où on leur demande leur consentement. Comme nous le verrons, c’est une époque dans leur histoire où ils ne peuvent que se sentir menacés de toute part.

a) Surprise devant le déménagement de leurs maisons et la perte d’une partie de ce qu’ils considéraient être leur réserve

[551] À la suite de leur séjour sur leurs territoires de chasse et de retour sur la côte, la majorité des Innus sont surpris de découvrir que 15 de leurs maisons ont été déplacées des lots 3 et 4 qu’ils occupent depuis plus d’une génération vers le lot 5-2 de la chapelle.

[552] Mme Blandine Jourdain a témoigné de la surprise et de la confusion des Innus lorsqu’ils s’aperçoivent que plusieurs maisons ont été déménagées. Selon elle, ils ont compris qu’on : « avait pris toute l’étendue de la terre qui nous appartenait » et qu’« il ne restait qu’une petite étendue » (pièce P-70, onglet 464, témoignage de Blandine Jourdain, 31 août 2006 (tel que révisé le 13 novembre 2015), à la p 9).

[553] Or, il transparaît de plusieurs sources que le processus de déménagement n’est pas effectué consciencieusement par le DAI. Son travail n’est pas rigoureux.

[554] Entre autres, les fondations de certaines maisons se sont effondrées à la suite du déménagement, de sorte que des Innus de Uashat, soit le chef Georges Régis, Johnny Pilot et Alphonse St-Onge, ont dû se rendre jusqu’à Ottawa en 1927 pour réclamer du DAI qu’il les répare (pièce P-69, onglet 417, lettre de H. J. Bury à A. F. MacKenzie, 1er août 1927).

[555] Cette mesure extrême de la part des Innus, ayant dû voyager plus de mille kilomètres de leur réserve isolée jusqu’à la capitale nationale, laisse sous-entendre que l’agent Michaud refusait ou négligeait de les aider sur cette question.

b) Croissance démographique eurocanadienne

[556] On note également qu’il s’agit d’une période de forte croissance de la population eurocanadienne à Sept-Îles, ce qui augmente la pression sur les terres.

[557] L’expert Jean-Pierre Garneau précise qu’à partir de la deuxième moitié des années 1910, la population eurocanadienne de Sept-Îles « considère la présence innue au sein de la municipalité avec une antipathie grandissante » (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 167).

[558] Il explique également l’escalade de vente des terres de la réserve par le contexte de la fin de la Première Guerre mondiale, la vigueur, le développement de l’économie, ainsi que la croissance de la population eurocanadienne de 540 résidents en 1911 à 866 en 1921 (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, aux pp 168–69).

c) Pressions de la municipalité

[559] Depuis 1914, les Innus subissent des pressions de la municipalité pour payer des taxes municipales, notamment en juillet 1920 lorsque le père Brière relate avoir défendu un Innu devant un juge pour le non-paiement de taxes foncières et, de façon plus contemporaine, en décembre 1923, quand la municipalité menace de saisir et de procéder à la vente de leurs maisons situées hors réserve (pièce P-67 onglet 310, lettre du père Brière au surintendant général adjoint Scott, 12 juillet 1920; pièce P-67, onglet 335, lettre du secrétaire-trésorier de Sept-Îles à l’agent Michaud, le 12 décembre 1923).

[560] Étant donné l’inaction et la position du DAI de ne pas payer les taxes foncières ou d’acheter les terres où sont situées leurs maisons, l’unique solution qui demeure est de faire déménager les maisons innues sur la réserve.

d) Pressions de la Compagnie de la Baie d’Hudson

[561] De plus, ils endurent depuis des années les pressions du DAI pour déménager quatre maisons du lot 4 appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson. En fait, en juin 1921, le constable Jos. Gamache est envoyé pour les aviser qu’ils doivent cesser d’occuper ce lot (pièce P-67, onglet 326, lettre de l’agent MacDougal au secrétaire McLean, 23 juin 1921).

[562] Le fait qu’un constable plutôt qu’un agent soit dépêché sur place afin de transmettre le message aux Innus pourrait avoir eu un impact psychologique sur ces derniers.

e) Pressions socio-économiques

[563] Nous savons également que la période précédant la cession de 1925 est marquée par des changements socio-économiques importants. Entre autres, la politique de l’inspecteur Parker de 1916 consistant à diminuer le soutien financier aux chasseurs (pièce P-67, onglet 288, rapport de l’inspecteur Parker, 10 août 1916, à la p 6), et mise en place immédiatement par le DAI, a des impacts négatifs sur leur capacité d’assurer des revenus.

[564] L’experte Sylvie Vincent écrit que le marché de la fourrure s’effondre vers 1920 (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent, à la p 23). Plus particulièrement, de façon plus contemporaine, en juillet 1924, l’inspecteur Bury informe l’agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Sept-Îles que le DAI ne fera pas d’avances aux chasseurs (pièce P-24, onglet 402, journal de poste, le 1er juin 1924 au 31 mai 1925, à la p 8).

f) Problèmes de santé

[565] De plus, la preuve documentaire démontre que les Innus souffrent de nombreux problèmes de santé depuis des années.

[566] L’experte Vincent écrit que rien ne laisse croire que la santé des Innus se soit améliorée entre 1917 et 1925 (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent, à la p 28) : « Le fait qu’ils aient traversé des années difficiles, au cours desquelles ils ont souffert de la faim en raison de la pénurie de gibier, a dû fragiliser leur santé et leur capacité à résister aux maladies. »

[567] Dans une lettre au DAI du 31 juillet 1922, le chef Régis accuse l’agent MacDougal de ne pas soigner des Innus malades de la rougeole et ajoute que « plusieurs sont morts parce qu’ils n’ont pas eu les soins voulus » (pièce P-87).

g) Conflit avec l’agent MacDougal

[568] L’expert Garneau relate aussi qu’entre 1915 et 1922, il y a un conflit ouvert entre l’agent MacDougal et plusieurs chefs de famille. Entre autres, l’élection de 1921 est annulée par MacDougal de sorte qu’il n’y a ni chef ni conseil pendant toute une année.

[569] Garneau souligne que l’élection de 1922 a lieu « dans une atmosphère de tension et d’inimitié » d’une partie importante de la communauté innue envers l’agent MacDougal (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 36).

[570] Examinons plus attentivement les agissements du docteur MacDougal, agent du DAI à Sept-Îles de 1911 à 1922, qui permettent de conclure qu’il a rempli ses obligations d’administration de manière peu rigoureuse.

[571] Plusieurs preuves historiques disponibles témoignent du fait qu’il aurait même agi de mauvaise foi, possiblement en raison d’un biais envers les autochtones. Il va sans dire qu’une telle attitude est incompatible avec l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les Innus, que doit représenter l’agent MacDougal dans son rôle pour le DAI.

[572] Tout d’abord, en juillet 1920, le missionnaire J. M. Brière, alors en poste à Sept-Îles, tient les propos suivants dans une lettre au surintendant général adjoint du DAI, D. C. Scott :

Je vous ferai remarquer une chose, c’est que nos Indiens sont ici les premiers occupants : s’ils ont délaissé le vieux fort où était la première réserve, c’est que le poste actuel est plus facile pour l’entrée des bateaux : en tout cas ils y sont depuis plus de cent ans : la baie d’Hudson y a son comptoir et la mission son église : nous formons donc un vrai village indien : si le conseil municipal de Sept Iles et quelques marchands font aux Indiens des difficultés, c’est que personne n’a jamais élevé la voix pour les défendre : dans la province de Québec, un squatteur qui occuppait un terrain trente ans ne pourrait pas être dérangé, des Indiens y sont depuis un siècle et on veut les dépouiller de leurs droits légitimes : on oublie qu’ils son les fils des vrais propriétaires et on les recule toujours.

Enfin, Monsieur le Surintendant, je vous ferai [re]marquer que le terrain est inculte : c’est un morceau de sable, et que conséquemment il n’est d’aucune utilité pour personne, mais convient aux Indiens pour le peu de temps qu’ils sont à la mer et que votre Département pourrait aisément en faire l’acquisition de Québec, ou des soi-disants marchands qui sont supposés l’avoir acheté et [après cela] nos pauvres Indiens seraient tranquilles.

La semaine dernière, j’ai plaidé devant le juge Simard et j’ai fait remettre à l’année prochaine la poursuite des Indiens […] et j’en appelle à votre Département, un inspecteur qui aurait du bon sens et qui voudrait l’intérêt des Indiens règlerait vite cette question et d’autres question : car je vous le dis simplement, si vous voulez d’autres explications, je vous les donnerai, il y va du bon nom et de l’honneur du Département des Indiens de faire ici une enquête et une inspection sérieuse, chose inconnue depuis des années. [nos soulignés; pièce P-67, onglet 310, lettre du père Brière au surintendant général adjoint Scott, 12 juillet 1920]

[573] Cette première lettre du missionnaire sonne l’alerte quant à l’attitude négligente du docteur MacDougal, qui ne fait rien pour défendre les Innus.

[574] Un mois plus tard, le père Brière réécrit à Scott, lui communiquant de manière plus détaillée ce qu’il pense de l’agent MacDougal, confirmant sa première missive :

Par la même occasion, vous aurez dû recevoir une pétition signée de tous les Indiens relativement à leur agent : nous n’avons eu aucune réponse officielle.

Nous espérons cependant que vous prendrez note de nos justes remarques et que la tribu des Sept-Iles ne sera pas plus longtemps victime des exploitations de vos représentants. Je vous demandais dans ma lettre de bien vouloir faire une enquête sérieuse et alors vous sauriez à qui vous avez affaire aux Sept-Îles.

Si le Département ne se fie pas à mon témoignage, informez-vous à la Gulf Pulp and Paper Co., informez-vous à Hudson’s Bay Co., et à tout ce qu’il y a d’honnête dans le quartier et vous verrez si nous avons tort quand nous disons qu’il est honteux pour un Département comme le vôtre d’avoir sur la Cote Nord des représentants comme ceux que vous avez.

D’ailleurs, vous recevrez prochainement un rapport du Commandant Bernier, Fishery service, et vous pourrez voir si j’ai tort. […] Comme petite nation protégée par la Couronne Britannique, [les Innus] ont droit à un meilleur traitement, mais ils ne l’auront jamais, si vous ne prenez pas de bonnes informations, et surtout si vous ne leur donnez pas de bons agents. [nos soulignés; pièce P-67, onglet 311, lettre du père Brière au surintendant général adjoint Scott, août 1920]

[575] Il est étonnant de voir un homme de religion s’indigner ainsi. Or, bien que le père Brière se montre sévère, il appert que ses critiques à l’égard de l’agent MacDougal sont légitimes car il réfère le DAI à de nombreuses sources pour les corroborer.

[576] Le père Brière est effectivement si convaincu de la mauvaise foi de MacDougal qu’il rédige une troisième lettre au DAI le mois suivant. Il énonce cette fois l’idée que l’agent MacDougal fait passer ses intérêts avant ceux des Innus, qui en souffrent, et que cette situation est cautionnée par des individus au sein de l’administration centrale du DAI :

Deuxièmement, je vous dirais qu’au point de vue de l’hygiène, [les Innus] sont traités comme des animaux. Vous avez reçu leurs plaintes et je vous demandais de vouloir bien faire une enquête sérieuse et de vous rendre compte de la situation. Je suis trop au courant des affaires pour ne pas voir; l’intérêt particulier ne passe pas avant l’intérêt général et sacrifier une tribu entière pour conserver à un agent sa position, c’est de la barbarie; l’amitié est une grande chose, mais un employé civil qui se permet tout, qui se moque de tout, sous prétexte qu’il est l’ami d’un ministre ou d’un inspecteur, c’est une monstruosité; aussi je vous ai demandé une enquête; entre temps, votre agent s’est rendu à Ottawa, où il a pu arranger ses ficelles, et votre Département semble décidé à ne rien faire. En tout cas, j’ai fait mon devoir; le commandant Bernier, sir Lomer Gouin, l’honorable Taschereau et autres sont venus sur les lieux, ont vu comme moi la misère des Indiens […] [nos soulignés; pièce P-67, onglet 313, lettre de J. M. Brière, missionnaire, au DAI, 15 septembre 1920]

[577] Le dossier historique illustre que les responsables du DAI à Ottawa ne répondent pas aux dénonciations du père Brière contre l’agent MacDougal et qu’aucune enquête n’a été menée.

[578] Ensuite, Jean-Pierre Garneau souligne, dans son expertise, que l’agent MacDougal tente de manipuler l’élection de 1921 du conseil de Bande de Uashat en demandant au DAI de désigner un autre individu comme chef. Bien évidemment, cette demande est refusée (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, aux pp 35–36).

[579] Cette action de la part de MacDougal semble motivée par son conflit personnel avec le chef George Régis, à qui il n’a pas parlé entre juillet 1919 et août 1921 (pièce P-43, onglet 347, lettre de MacDougal à MacKenzie, 15 août 1921), soit pendant plus de deux ans. Il est même possible que le conflit entre Régis et MacDougal remonte à plus loin encore : dans une lettre au DAI rédigée en 1916, le chef George Régis demande la visite d’un inspecteur et déplore que les Innus à Sept-Îles soient traités comme des bêtes alors que l’agent MacDougal ne fait rien pour changer la situation :

À présent, cher Monsieur, je regrette de me voir dans l’obligation de passer quelques remarques au sujet des effets qui sont donnés aux vieillards et aux veuves. D’après une petite enquête que je viens de faire, je me suis aperçu que certains fournisseurs faisaient de la spéculation et aussi des ministères des passe-droits; il y a des vieillards qui ne reçoivent rien du tout et ils sont bien pauvres et de plus, malades, et on refuse même de les secourir médicalement parlant. Enfin je le déclare, et je suis prêt à le prouver, si vous l’exigez; certains fournisseurs ne méritent pas les faveurs du Gouvernement; les sauvages sont vraiment traités comme des bêtes; c’est vraiment révoltant. Je comprends que l’Agent le Docteur MacDougal devrait y voir, mais d’après ce que je me suis aperçu, il n’est pas libre. Malheureusement on se sert de ces avances et secours, comme patronage politique. S’il venait ici un Inspecteur, je pourrais lui prouver les dires de ce que j’avance et aussi lui donner bien d’autres détails. »

[…]

J’ai aucun doute que vous prendrez en considération ces plaintes et que justice sera rendue. [nos soulignés; pièce P-67, onglet 283, lettre du chef Régis au DAI, 31 janvier 1916]

[580] De façon plus contemporaine, le 5 avril 1922, le chef Régis écrit au DAI pour confirmer la nécessité d’une enquête sérieuse concernant l’agent MacDougal soulignée par le père Brière dans ses lettres de 1920. Il traite de manœuvres frauduleuses employées par ce dernier lors de l’élection de 1921 :

[…] quand il sera question d’une élection, j’aimerais bien qu’il le ferait selon la loi. Non pas comme votre agent a fait l’automne dernier. Il a fait une élection après que les sauvages étaient partient pour le bois, alors qu’il restait a Sept Iles que cinq ou six vieux sauvages qui garde autour de lui pour le servire.

[…]

[…] votre agent des Sept Iles, qui agit envers nous comme un ingras. Il s’occupe de son affaire très bien, mais des sauvages du tous.

[…]

J’ai déjà écris souvent au Departement et je n’ai eu aucune réponse […] [pièce P-80, lettre du chef George Régis au DAI, 5 avril 1922]

[581] Quelques mois plus tard, le 31 juillet, le chef Régis réécrit au DAI pour souligner que, selon lui, l’agent MacDougal n’est pas digne d’être l’agent des Innus de Uashat. Il signale que MacDougal a commis, une fois de plus à son avis, de la fraude électorale lors des élections de 1922. Il écrit que ce dernier a permis à des mineurs de voter et qu’il a comptabilisé des votes de personnes n’ayant pas voté. Dans cette nouvelle missive, il l’accuse également de négligence médicale envers les Innus. Les conséquences de celle-ci sont graves, allant jusqu’à la mort :

Je dois vous dire que l’élection qui a eu lieu samedi le 29 juiellette 1922 n’est pas légal; plus que la majorité des sauvages n’ont pas voté ils ne veulent pas reconnaître le Dr MacDougall ils disent quil n’est pas digne d’être l’agent des sauvages pour la raison quil ne veut pas soigner les malades il les laisse mourir, de plus il ne rend aucun service a la tribu, […] quon le reconnaissait pas comme agent pour la raison quil ne soignait pas les malades : plusieurs sont morts parce quils n’ont pas eu les soins voulus. Même actuellement plusieurs sont malades de la rougeole et ils n’ont aucun soin, durant cette semaine trois sont morts parce quils n’ont [reçu] aucun soin. Enfin il n’a pas voulu nous écouter [et] il a fait l’élection. Je dois vous dire que cet élection est completement illégal [quil appelait] voter des enfants et aussi il a mis des noms de sauvages qui n’ont pas été [voter]. [nos soulignés; pièce P-87, lettre du chef Régis au DAI, 31 juillet 1922]

[582] Ces accusations de partialité politique, d’ingérence illégale dans les élections de 1921 et 1922 et de manquements de soins envers les Innus sont inquiétantes. Elles permettent certainement de mieux comprendre le départ de l’agent MacDougal quelque trois ou quatre mois plus tard.

[583] Il est intéressant de noter que, le même jour, l’agent MacDougal rédige une lettre au DAI dans laquelle il explique que les élections ont été tenues dans la demeure du candidat à la chefferie, Sylvestre McKenzie qui, par coïncidence, gagne l’élection (pièce P-23, onglet 360, lettre de C. A. MacDougal à J. D. McLean, 31 juillet 1922).

[584] C’est une situation inhabituelle qui semble de plus engendrer de nombreux conflits d’intérêts. Cela laisse transparaître le manque de neutralité de MacDougal face à la situation. En outre, il ne signale pas, dans son rapport au DAI, que 52 Innus se sont abstenus de voter, comme le prétend Régis, ce qui illustre son manque de transparence. Enfin, il ajoute que trois constables étaient présents pour l’élection, ce qui apparaît étrange et superflu.

[585] Il n’y a aucune preuve probante d’une enquête sérieuse par le DAI pour vérifier les allégations de Monsieur Régis.

[586] Tout semble indiquer que George Régis devrait être cru. En effet, tel qu’expliqué précédemment, les propos de ce dernier sont en partie corroborés par ceux du père Brière, une source neutre par son occupation, qui réfère le DAI à d’autres individus pour confirmer le manque de bonne foi de l’agent MacDougal.

[587] En outre, George Régis semble à l’époque être une figure respectée par les Innus de Uashat puisqu’ils l’élisent comme Chef à de nombreuses reprises.

[588] Régis transparaît enfin des documents historiques comme un individu articulé qui se soucie grandement des intérêts de son peuple, se déplaçant même jusqu’à Ottawa pour les défendre auprès du DAI (pièce P-69, onglet 417, lettre de H. J. Bury à A. F. Mackenzie, 1er août 1927), un voyage difficile pour l’époque lorsque l’on considère les moyens de transport alors limités. L’inspecteur Parker lui-même, disposant de nombreuses ressources du DAI contrairement à Régis, se plaint effectivement dans un rapport du trajet pénible qu’il effectue pour se rendre d’Ottawa à Sept-Îles (pièce P-22, onglet 295, rapport de l’inspecteur Parker, 23 juillet 1915).

[589] La mauvaise foi de MacDougal se manifeste également dans son inaction lorsque, dès 1917, Québec commence à vendre erronément des lots de la réserve des Innus à des colons eurocanadiens (pièce P-67, onglet 292, lettre patente no 27598, 19 novembre 1917 : vente du lot 34 du rang 2). Selon l’expert Jean-Pierre Garneau, 27 des 44 lots composant la réserve sont vendus par la province entre 1917 et 1921 (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, aux pp 164, 166). Ce n’est toutefois pas l’agent MacDougal, responsable du bien-être des Innus de Sept-Îles, qui alerte ses supérieurs de l’administration centrale du DAI de la situation, mais le révérend F. Pétel, en septembre 1919 (pièce P-67, onglet 299, lettre du révérend père Pétel au DAI, 26 septembre 1919).

[590] L’agent MacDougal choisit donc d’ignorer activement durant deux ans la vente de terrains de la réserve dont il est responsable.

[591] À la suite de la réception de la lettre du révérend Pétel, le 7 octobre, le DAI impose la tâche à MacDougal d’empêcher des empiètements subséquents sur la réserve (pièce P-67, onglet 302, lettre du secrétaire McLean à l’agent MacDougal). Il n’existe néanmoins aucune documentation indiquant que l’agent MacDougal entreprend quelque démarche que ce soit à cet effet durant son mandat à Sept-Îles, malgré le fait que le rôle d’évaluation de la municipalité de Sept-Îles de 1921 montre qu’il y a un bâtiment construit sur le lot 35 situé à l’intérieur de la réserve (pièce P-23, onglet 355, rôle d’évaluation de la municipalité de Sept-Îles de 1921, à la p 3).

[592] Enfin, les écrits de l’agent MacDougal au DAI témoignent eux-mêmes de l’attitude biaisée de ce dernier envers les Innus. Dans un rapport de 1916, il caractérise les Innus de « paresseux et pauvres » (pièce P-67, onglet 287, rapport de C. A. MacDougal, agent des Sauvages pour les Montagnais de Sept-Îles et de Moisie, Québec, rapport se terminant au 31 mars 1916). La même année, dans une lettre au DAI, il a le même ton lorsqu’il traite du chef Régis et des Innus (pièce P-22, onglet 312, lettre de l’agent MacDougal au DAI, 1er août 1916) : « […] the Chief seems to support the Indains in acting dishonourably, and schemes with them in trying to bluff the Department. »

h) L’agent Michaud

[593] Il appert de la preuve historique que le successeur de l’agent MacDougal à l’agence locale de Sept-Îles remplit également ses obligations de manière peu rigoureuse. Ce dernier est le docteur Louis-Napoléon Michaud, qui restera en poste jusqu’au 9 juin 1931 (pièce P-33, onglet 2, Matheson, G. M., Historical Directory of Indian Agents & Agencies in Canada, extraits, à la p 88). (Veuillez noter que le document indique « Michaud, Dr. L.H. ». Or, la contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, citée à la phrase suivante, indique plutôt « Michaud, Louis-Napoléon ».) Il se trouve donc à Sept-Îles à un moment crucial – il devra y gérer la cession-échange de la réserve de 1925 (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 198).

[594] L’agent Michaud se voit confier trois tâches principales pour s’acquitter de l’obligation de fiduciaire du DAI envers les Innus. Il devra s’occuper de gérer la question des taxes municipales ainsi que de l’occupation par des maisons innues du lot 4 appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson, de déménager les maisons des Innus situées hors de la réserve sur celle-ci et de faire approuver la cession-échange. L’analyse suivante nous permet de conclure qu’il remplira ses obligations de manière inefficace, voire médiocre.

[595] D’abord, lorsque l’agent Michaud débute son rôle à Sept-Îles, celui-ci se retrouve avec le problème de la taxation des maisons des Innus situées hors de la réserve, notamment celles situées sur le lot 4 appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson (pièce P-23, onglet 366, mémo de l’inspecteur Jean au secrétaire McLean, 5 septembre 1923, à la p 2). L’agent Michaud se voit confronté à ces revendications de la part de la ville de Sept-Îles, le 12 décembre 1923, qui menace de saisir et de vendre les maisons des Innus (pièce P-67, onglet 335, lettre du secrétaire-trésorier de Sept-Îles à l’agent Michaud, 12 décembre 1923). En conséquence, devant l’inévitable, les maisons sont déplacées à l’automne 1924 (pièce P-68, onglet 370, factures de Louis Toutant, 31 décembre 1924), tel que mentionné précédemment.

[596] Or, comme relaté ci-haut, il transparaît de plusieurs sources que le processus de déménagement n’est pas effectué consciencieusement par l’agent Michaud et le DAI. Le travail n’est pas rigoureux.

[597] Effectivement, l’expertise de Sylvie Vincent soutient que la preuve et la documentation historique ne permettent pas de conclure que l’agent Michaud et le DAI aient obtenu le consentement des Innus pour le déménagement de leurs maisons (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent, aux pp 41–42). Pourtant, depuis 1907, on exige que leur approbation soit obtenue à cet effet (pièce P-66, onglet 228, rapport de l’agent Scott au secrétaire McLean, 24 juin 1907). Une lettre de 1907 de J. D. McLean du DAI à l’agent Tremblay, alors en poste, souligne notamment que « [y]ou should explain very fully to the Indians the necessity of their removing their houses to their own reserve and obtain as soon as you can an engagement from each Indian that he will remove accordingly » (pièce P-66, onglet 230, lettre du secrétaire McLean à l’agent Tremblay, 12 juillet 1907).

[598] En outre, tel qu’également mentionné précédemment, des fondations de maisons se sont effondrées à la suite du déménagement, de sorte que des Innus de Uashat ont dû se rendre jusqu’à Ottawa pour réclamer du DAI qu’il les répare (pièce P-69, onglet 417, lettre de H. J. Bury à A. F. MacKenzie, 1er août 1927). On peut en conclure que l’agent Michaud refusait de les aider avec ce problème.

[599] Enfin, le passage du docteur Michaud à l’agence de Sept-Îles est principalement marqué par la cession-échange de 1925. Comme nous le verrons ci-après, l’agent Michaud ne s’assure pas de respecter les lois de l’époque quant au consentement d’une bande autochtone à une cession des terres de réserve.

2. Devant un fait accompli

[600] Lorsqu’on demande aux Innus d’approuver la cession durant l’été 1925, ces derniers sont placés devant un fait accompli. On ne leur donne pas vraiment le choix puisqu’un des éléments les plus importants de l’entente de 1924, soit le déménagement de 15 maisons, a déjà été réalisé par le DAI. Les Innus comprennent, d’une façon brutale et traumatisante, qu’ils ont été déracinés de leurs terrains et qu’ils ont perdu l’étendue des terres où ils résidaient depuis des générations.

[601] La documentation historique laisse croire également que la nécessité d’obtenir l’approbation des Innus à la cession soit en réalité une réflexion après coup de la part du DAI et que, soudainement, il fallait faire les choses rapidement.

[602] Le 25 août 1924, le DAI écrit à Québec pour transmettre la solution suggérée par l’inspecteur Bury de céder certaines des terres de la réserve en échange de la réserve projetée de 1903 (pièce P-68, onglet 346, lettre du sous-ministre adjoint du DAI, A. F. MacKenzie, au ministre Perrault).

[603] Selon l’expert Jean-Pierre Garneau, les travaux de déménagement des maisons innues ont été complétés dans la semaine du 11 novembre (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 147).

[604] Le 13 novembre, le Ministère québécois confirme l’approbation du ministre à l’échange qui est proposé (pièce P-68, onglet 361, lettre du surintendant adjoint du ministère des Terres et des Forêts du Québec au secrétaire McLean).

[605] Ce n’est que le 27 novembre que l’arpenteur en chef du DAI souligne la nécessité de procéder à la cession afin de pouvoir effectuer l’échange envisagé (pièce P-68, onglet 363, mémo de l’arpenteur en chef Robertson).

[606] Le lendemain, le DAI écrit à l’agent Michaud pour lui donner les instructions à suivre pour soumettre la cession proposée aux Innus. La lettre est accompagnée d’un formulaire de cession à remplir :

I have therefore to authorise you to submit the enclosed surrender to the Indians at the first possible opportunity when there are present at the Reserve a majority of the band. You should submit a voters’ list showing the names of the Indians voting in favor of this surrender and exchange and those voting against.

The enclosed affidavit of execution of surrender should be signed in duplicate by yourself and the Chief, before any person who is commissioned to take oaths and you should then return all the documents to the Department. [nos soulignés; pièce P-68, onglet 366, lettre du DAI à l’agent Michaud et formulaire de cession, 29 novembre 1924]

3. L’assemblée du 5 juillet 1925

[607] Le Tribunal constate que, lors de l’assemblée du 5 juillet 1925, le Canada n’a pas respecté la norme élevée de diligence requise par son obligation de fiduciaire pour les raisons suivantes.

[608] Rien n’indique que l’agent Michaud ait suivi les instructions du DAI de soumettre une liste des électeurs, conformément à la procédure applicable. La lettre de transmission de l’agent Michaud, dont la brièveté impressionne, est accompagnée de deux listes des Innus ayant participé à l’assemblée, soit celle enregistrée avec la copie des documents de cession tenus au registre des terres indiennes (pièce P-69, onglet 393, acte de cession, 5 juillet 1925) et une autre tenue aux archives du Conseil privé (pièce P-44, onglet 398B, rapport du Comité du Conseil privé, décret CP 1465, 1er septembre 1925).

[609] Force est de constater, en examinant attentivement les deux listes, qu’elles sont fort différentes – un pêle-mêle de noms, qu’elles ne contiennent pas le même nombre de noms et qu’elles incluent une dizaine de noms de femmes (pièce P-31, contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 187; pièce P-14, onglet A, réplique de Sylvie Vincent, à la p 32; pièce P-75, onglet 2, témoignage de Sylvie Vincent, transcription de l’audience, 10 avril 2018, aux pp 83–84; pièce p-75, onglet 4, témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 12 avril 2018, à la p 71).

[610] Voici, sur les images suivantes (fig. 1.14.1 à 1.14.4), quatre pages de ces documents historiques. On peut y voir la différente allure des deux listes des noms des électeurs. Les deux premières images proviennent de la copie du Conseil Privé :

Titre : Image du Rapport du Comité du Conseil privé - Description : Image qui démontre la liste des noms des électeurs du Rapport du Comité du Conseil privé, arrêté en conseil P.C. no 1465, 1er septembre 1925.
(Image prise de l'onglet 398B de la pièce P-44)

Titre : Image du Rapport du Comité du Conseil privé - Description : Image qui démontre la liste des noms des électeurs du Rapport du Comité du Conseil privé, arrêté en conseil P.C. no 1465, 1er septembre 1925.
(Image prise de l'onglet 398B de la pièce P-44)

[611] Les deux images suivantes sont tirées de la copie des Affaires indiennes :

Titre : Image de l'Acte de cession - Description : Image qui démontre la liste des noms des électeurs de l'Acte de cession, 5 juillet 1925.
(Image prise de l'onglet 393 de la pièce P69)

Titre : Image de l'Acte de cession - Description : Image qui démontre la liste des noms des électeurs de l'Acte de cession, 5 juillet 1925.
(Image prise de l'onglet 393 de la pièce P69)

[612] La présence de noms de femmes sur la liste démontre un manque de compréhension des règles de vote relatif à une cession par l’agent Michaud et par les Innus présents à l’assemblée de cession, puisque seuls les hommes ayant 21 ans ou plus, résidant habituellement sur ou près de la réserve, pouvaient voter en vertu de l’article 49 de la Loi sur les Indiens.

4. Le Canada a-t-il obtenu un consentement valide des Innus ?

a) Consentement au déménagement

[613] Examinons premièrement si le Canada a obtenu un engagement de la part des Innus de Uashat de déménager leurs maisons ? Les experts ne s’entendent pas.

[614] L’expert Garneau rapporte que l’inspecteur Bury mentionne dans son mémo du 25 août 1924 que les Innus touchés par le déménagement ont acquiescé à celui-ci (pièce P-68, onglet 347, mémo de l’inspecteur H. J. Bury, 25 août 1924; pièce P-31, contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 144) : « The Indian owners of the houses to be removed are agreable to removal []. »

[615] Bury suggère en effet que le consentement des Innus a été obtenu, mais aucune trace écrite de ces accords n’existe (pièce P-68, onglet 347, mémo de l’inspecteur H. J. Bury, 25 août 1924; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 145). La preuve démontrant que Bury se trouve à Sept-Îles à la fin de la mission catholique, soit au moment où l’ensemble de la communauté se rassemble annuellement, illustre, selon l’expert Garneau, qu’il est probable que des discussions aient eu lieu avec les propriétaires contraints par le déménagement (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 146).

[616] De son côté, l’experte Sylvie Vincent conclut plutôt que le fait que les Innus se soient rassemblés à Sept-Îles ne permet pas de conclure que les propriétaires des maisons à être déménagées ont été mis au courant de la situation. Elle souligne en effet l’absence d’une confirmation par un autre observateur de l’époque (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent, à la p 41; pièce P-14, onglet A, à la p 27). Selon elle, se référant à la seule source disponible (pièce P-68, onglet 347, mémo de l’inspecteur H. J. Bury, 25 août 1924), les faits ne permettent tout simplement pas de conclure que le consentement des Innus affectés a été obtenu (pièce P-15, rapport d’expertise de Sylvie Vincent, à la p 42; pièce P-14, onglet A, réplique de Sylvie Vincent, à la p 28).

[617] L’absence de consentement de la part des Innus concernés par le déménagement est confirmée par le témoignage du 31 août 2006 de Mme Blandine Jourdain (pièce P-70, onglet 464, à la p 26). En effet, selon l’expert Garneau, il est possible que celle-ci ait parlé de la rencontre de Bury avec les propriétaires de maisons innues au moment de son témoignage (pièce P-75, onglet 3, témoignage de l’expert Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 11 avril 2018, aux pp 176–78).

[618] Mme Jourdain a rapporté de cette rencontre avec l’inspecteur qu’il y avait à peu près dix personnes qui y ont assisté et qu’il n’y avait personne pour faire la traduction. Elle n’a pas compris ce dont il était question et elle n’a vu personne signer quoi que ce soit :

Maître David Schulze

Vous m’avez dit hier que vous vous rappelez d’une réunion à cette époque, une réunion avec l’inspecteur, pourriez-vous m’en parler[?]

[…]

Blandine Jourdain

[…] il y avait à peu près dix personnes d’après ma connaissance, j’étais là, et il n’y avait personne pour interpréter. Mais moi, j’ai été là pareil, j’ai écouté, je ne comprenais pas de quoi il demandait. Je n’ai vu personne signer.

[…]

Me Marie-Ève Robillard

O.k. Ce matin vous nous avez dit également qu’il y avait eu une réunion à laquelle vous avez assisté, où il y avait dix personnes qui étaient là. C’était une réunion à quel sujet, ça?

[…]

Blandine Jourdain

[…] Eukuan ne c’est ça, pour moi je ne sais pas, ça doit être ça là qui ont voulu… quand l’inspecteur est arrivé qui avait… il n’y avait personne assez français pour comprendre français pour comprendre ce qu’il voulait. Pour moi c’est ça qu’il cherchait, pour nous ôter notre réserve. [caractères gras dans l’original; pièce P-70, onglet 464, témoignage de Blandine Jourdain, 31 août 2006 (tel que révisé le 13 novembre 2015), aux pp 26, 100–01]

[619] Ce témoignage rend fort probable que les Innus n’avaient pas compris la situation de manière à pouvoir consentir au déménagement.

b) Consentement à la cession

[620] Qu’en est-il de la cession-échange ?

[621] Le formulaire de cession et l’attestation sous serment transmis par le DAI sont rédigés en anglais, malgré le fait que très peu d’Innus parlent cette langue et que le chef McKenzie ne parle ni français ni anglais.

[622] L’attestation assermentée fait mention d’un interprète « qualified to interpret from the English language to the language of the Indians » (pièce P-69, onglet 393, acte de cession, 5 juillet 1925), malgré le fait que, selon l’expert Jean-Pierre Garneau, l’assemblée se serait déroulée en français et en innu (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 189). Cette affirmation est donc très probablement fausse.

[623] Par ailleurs, nous n’avons aucune documentation démontrant qu’un interprète était présent lors de l’assemblée, ce qui aurait permis aux Innus qui parlaient alors le français de pouvoir verbalement consentir à la cession de leurs terres. Il n’existe aucune trace de l’embauche ou du paiement d’un tel traducteur.

[624] Selon l’experte Sylvie Vincent, il y a un grand nombre d’inconnus quant à l’assemblée du 5 juillet 1925 :

[…] on sait la date [de] cette assemblée, on ne sait pas exactement comment elle a été annoncée, est-ce qu’il y a eu discussion, est-ce qu’il y a eu présentation, explication, débat, et cætera, alors, on ne sait absolument pas comment ça s’est passé. [pièce P-75, onglet 2, témoignage de Sylvie Vincent, transcription de l’audience, 10 avril 2018, à la p 89]

[625] Le Tribunal estime que le manque d’information concernant le déroulement de la réunion du 5 juillet 1925 ou d’un procès-verbal de l’assemblée ne nous permet pas de conclure que les Innus ont pu consentir de manière libre et éclairée à la cession de 1925.

[626] Rappelons que l’obligation de fiduciaire exige que le Canada fournisse une information complète aux Innus, eu égard aux circonstances. L’obligation de bonne foi exige également la transparence.

[627] Il est fort probable que l’agent Michaud n’ait proposé aux Innus qu’une seule solution et qu’il ne les ait pas informés, entre autres :

  1. de la nullité des ventes et des recours possibles pour les annuler;

  2. qu’une partie du lot 4 où sont situées quatre maisons innues pouvait être achetée au prix de 20 $ par maison;

  3. de la possibilité d’acheter une partie du lot 6, tel que proposé par l’inspecteur Jean en 1923.

[628] Le Tribunal est d’avis que, sans ces informations complètes, les Innus n’ont pas été en mesure de prendre une décision éclairée et informée sur l’opportunité d’une cession.

[629] En conclusion, la preuve ne démontre pas que l’agent Michaud ait respecté les lois applicables pour s’assurer que la cession soit faite en bonne et due forme avec le consentement éclairé des Innus, ne s’acquittant ainsi pas de l’obligation de fiduciaire du DAI envers ceux-ci.

[630] Il est possible de conclure qu’il ait plutôt préféré accélérer le processus pour satisfaire ses supérieurs de l’administration centrale du DAI à la suite de la longue inaction de celle-ci pour protéger les intérêts des Innus dans leur réserve et empêcher ou annuler la vente erronée de leurs terres à des colons eurocanadiens.

[631] On peut constater cet empressement d’en finir avec cette cession par le fait qu’on semble couper les coins ronds. L’attestation sous serment du 11 juillet 1925 est assermentée par nul autre que le maire P. J. Romeril de la ville de Sept-Îles, lequel a un intérêt professionnel que la cession des lots du village soit finalisée (Philip John Romeril (1878-1965), maire de Sept-Îles de 1917 à 1937 et de 1941 à 1943).

[632] Comme l’exprime l’expert Garneau, la cession est une victoire pour le maire Romeril :

Ce qui est à certains égards désagréable, c’est que la solution retenue, consolidant la partie résidentielle de la réserve sur le lot #5, mais repoussant plus au nord-ouest la réserve de bois, en périphérie du village euro-canadien, constituait en quelque sorte une victoire pour la municipalité des Sept-Iles et pour son maire P.J. Romeril, qui obtenaient manifestement ce qu’ils désiraient. [pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 178]

[633] En fait, si l’agent Michaud avait attendu un jour de plus, le père Doucet, qui devait arriver à Sept-Îles le lendemain, aurait pu agir comme commissaire à l’assermentation. Ce dernier aurait ainsi eu l’occasion de vérifier la compréhension des Innus, signataires de l’attestation.

[634] En conséquence, la preuve ne démontre pas que l’agent Michaud ait respecté les lois applicables pour s’assurer que la cession soit faite en bonne et due forme avec le consentement des Innus, ne s’acquittant ainsi pas de l’obligation de fiduciaire du DAI envers ceux-ci.

5. Une unanimité qui ne s’explique pas

[635] Finalement, le Tribunal constate que l’unanimité des Innus de Uashat sur la cession proposée énoncée par l’agent Michaud ne s’explique pas. Pourquoi auraient-ils accepté, de façon unanime, la cession de terres à proximité de la baie de Sept-Îles, de la chapelle et de leurs maisons en échange d’un terrain éloigné et inadéquat qu’ils avaient rejeté 20 ans auparavant ?

[636] Cette affirmation d’unanimité de l’agent Michaud est fort douteuse puisque les Innus de Uashat étaient rarement unanimes : notamment, leurs élections de Conseil de bande de 1909, 1912, 1915, 1918, 1921 (pas régulièrement tenue) et 1922 ne l’avaient pas été (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, aux pp 35–36).

[637] Selon l’expert Garneau, l’élection de 1918 « fut chaudement contestée et même conflictuelle » (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 35), le chef Régis étant réélu par seulement deux voies (pour 39, contre 37).

[638] Quant à l’élection de 1921, elle ne peut être régulièrement tenue en raison d’un conflit ouvert avec l’agent MacDougal.

[639] L’élection de 1922 a également été tenue dans une « atmosphère de tension et d’inimitié d’une partie de la communauté envers l’agent MacDougal » (pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 36). Nous avons ici une communauté fort divisée : une cinquantaine d’hommes ont refusé de voter (pièce P-87, lettre du chef Régis au DAI, 31 juillet 1922), 41 ont voté pour Sylvestre McKenzie et 19 ont voté pour Ange Picard (pièce P-23, onglet 360, lettre de C. A. MacDougal à J. D. McLean, 31 juillet 1922).

[640] Également, les témoignages importants de M. Grégoire Jourdain, Mme Marie-Clara Jourdain et Mme Anne-Marie Labbé illustrent le fait que les Innus de Uashat étaient loin d’être unanimes sur la question du déménagement de la réserve de Uashat vers Moisie dans les années 1940 et 1950 (pièce P-71, onglet 466, témoignages de Marie-Clara Jourdain, Anne-Marie Labbé et Grégoire Jourdain, les 8, 9, 10 et 11 mai 2017).

[641] Les documents historiques et les témoignages oraux démontrent qu’une quarantaine de familles ont refusé de déménager à Moisie malgré les pressions, les misères et les inquiétudes que la situation leur a causées (pièce P-26, onglet 460, lettre (et traduction) de Michel Vachon à un inspecteur du DAI, 19 août 1947; pièce P-26, onglet 476, lettre de Xavier Grégoire (conseiller) à J. A. Kren, 25 août 1950; pièce P-26, onglet 467, lettre de Sylvestre McKenzie au DAI, 12 juillet 1948; pièce P-26, onglet 475, lettre caviardée de Pauzé à McCrimmon, 9 juillet 1949; pièce P-26, onglet 479, lettre de Xavier Grégoire et al à Kren, 14 avril 1951; pièce P-26, onglet 480, lettre (et traduction) de Marcel Jourdain & al à Kren, 19 avril 1951).

[642] En conclusion, le Tribunal estime que le Canada a manqué à ses obligations légales dans le cadre de la cession de 1925.

VII. LeS MANQUEMENTS DU CANADA ONT-ILS ENGENDRÉ UNE PERTE POUR LES INNUS DE UASHAT SUSCEPTIBLE D’ÊTRE COMPENSÉE ?

A. Les prétentions des parties

1. Celles des Innus de Uashat

[643] Les Innus de Uashat soumettent que, bien que le détail des pertes ne sera débattu que lors de la dernière phase de l’instance, chacun des manquements de la part du Canada est susceptible de causer une perte.

[644] Ils soutiennent notamment que la cession illégale a causé la perte des terres cédées et que l’existence des terres reçues en échange n’est pas pertinente à ce stade-ci de l’instance (mémoire des Innus de Uashat aux para 619–21).

[645] De plus, ils affirment avoir perdu l’usage de certains lots de leur réserve entre 1917 et 1925, et ce, sans compensation ou compensation adéquate (mémoire des Innus de Uashat au para 622).

2. Celles du Canada

[646] Le Canada soutient que, même si le Tribunal conclut à l’existence de manquements à ses obligations légales et de fiduciaires, il doit rejeter la revendication. En effet, les Innus de Uashat n’ont selon lui subi aucune perte susceptible d’être indemnisée en vertu de la LTRP, étant donné que la vente des terres de réserve a été adéquatement compensée par l’octroi de terres dont la superficie était supérieure à celle des terres cédées (mémoire du Canada aux para 624–25).

B. Analyse et décision

[647] Le Tribunal estime que les Innus ont subi une perte importante lorsqu’ils ont cédé les 44 lots du rang 2 et le lot 492, et ce pour plusieurs raisons.

[648] Premièrement, le remplacement de ces lots par l’ancienne réserve projetée de 1903 ne remédie pas au manquement fiduciaire du Canada. La Cour suprême affirme ce qui suit dans la décision Williams Lake rédigée par le juge en chef Richard Wagner :

Il peut y avoir manquement à une obligation fiduciaire sans que le bénéficiaire ne prouve que le manquement a entraîné une perte indemnisable, ni même qu’il a subi une quelconque perte (Keech c. Sandford (1726), Sel. Cas. T. King 61, 25 E.R. 223; Lac La Ronge Band (T.R.P.), par. 197). Aussi, le fait que la Couronne a subséquemment établi une réserve pour la bande dans la région de Williams Lake ne saurait — malgré ce que prétend le Canada et ce que reconnaît la Cour d’appel fédérale (au par. 109) — effacer le manquement antérieur à l’obligation fiduciaire même s’il peut avoir pour effet de réduire la perte qui pourrait avoir découlé de ce manquement. Là encore, la Loi reconnaît la distinction entre conclure au manquement à une obligation fiduciaire et ordonner l’indemnisation du préjudice en ayant découlé. Elle enjoint en effet au Tribunal de déduire de l’indemnité accordée la valeur de tout avantage obtenu par le revendicateur en lien avec l’objet de la revendication particulière (par. 20(3)). [Williams Lake au para 49]

[649] Deuxièmement, il est vrai que l’existence des terres d’échange n’est pas pertinente à ce stade-ci de l’instance puisque le détail des pertes sera débattu lors de la deuxième phase de cette cause. À ce moment-là, le Tribunal devra, aux termes du paragraphe 20(3) de la LTRP, déduire de l’indemnité calculée la valeur de tout avantage reçu par les Innus de Uashat à l’égard de cette revendication particulière.

[650] Troisièmement, le Canada admet que les Innus ont perdu l’usage de certains lots du rang 2 entre 1917 et 1925, sans compensation adéquate.

[651] Finalement, le Tribunal constate que les Innus ont perdu des lots centralement situés au cœur de Sept-Îles, proches de la chapelle et du magasin de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qu’ils avaient convoités à plusieurs reprises depuis 1880. Il faut comprendre également l’importance pour les Innus d’avoir accès à l’eau et à la côte de la baie de Sept-Îles.

[652] Il ne faut pas non plus minimiser la perte du lot 492 qui est situé au centre du village de Sept-Îles, à proximité des maisons innues. Ce lot aurait pu servir de réserve de bois. Il aurait facilité le travail de récolte de bois de chauffage pour les Innus habitant près de la chapelle.

[653] La documentation historique montre qu’en 1901, ils ont déjà 37 maisons situées proche des lots de la réserve (pièce P-62, onglet 35, lettre de l’agent Gagnon à J. D. McLean, secrétaire du Département des Affaires indiennes, 21 octobre 1901; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 68).

[654] En 1903, Jean-Baptiste Picard insiste que les Innus désirent obtenir une réserve où sont situées leurs maisons, soit « [un] terrain » qu’ils ont « toujours occupé[s] », près de l’église. Il souligne que la réserve projetée en 1903 est « loin de tout ce que nous avons besoin » (pièce P-63, onglet 93, lettre de Jean-Baptiste Picard à l’agent Gagnon, 15 novembre 1903).

[655] En septembre 1903, le surintendant général adjoint Pedley écrit que la suggestion de la réserve proposée serait injuste envers les Innus :

It will of course be a very great injustice if the Indians should not be confirmed in the possession of the land on which their houses stand, or if they should be compelled to remove to the land reserved for them without being fairly compensated for their several losses. [pièce P-63, onglet 91, lettre du surintendant général adjoint Pedley au sous-ministre Taché, 24 septembre 1903]

[656] En 1904, l’agent Scott souligne que la réserve projetée de 1903 est trop loin de leurs maisons : « […] too far away from the site of their houses which they have been occupying for years […] ». Il écrit que ce site « has been selected with little judgment » (pièce P-64, onglet 129, rapport de l’agent Scott au DAI, 27 août 1904).

[657] La même année, le père Arnaud écrit que les Innus tiennent à être regroupés autour de l’église (pièce P-64, onglet 130, lettre de Charles Arnaud au secrétaire du Département des Affaires indiennes, 27 septembre 1904).

[658] Dans un rapport de décembre 1904, l’agent Scott souligne le caractère inadéquat des terres de la réserve projetée. Il évoque plusieurs raisons :

This Reserve is situated at one third to three quarters of a mile North of the present sites of many of the Indian houses, and the whole being covered with a thick growth of bush, well suited for use as fuel and building purposes, but for many reasons not suitable for the purpose of an Indian settlement.

There being, a wide mud and sand flat immediately in the front, or on the West side of the property, which is perfectly dry at low tide, in fact at half tide, which prevents canoes or boats going near the place except at certain stages of the tides, this would be at all time an expense and inconvenience to Indians settled there. When the tide is at full flood, there remains but a narrow strip of soft sandy beach between the sea and the bush, and at times even this is covered by the sea, when heavy weather prevails, thus the only safe place on the Reserve, for an Indian to erect a house or other buildings would be in the woods, where, owing to Seven Islands being one of the worst localities on the coast for flies in summer, they strongly object to being located here, as to avoid the fly pest, they endeavour to camp or build as near the sea coast as possible while on the coast during the summer. [pièce P-64, onglet 147, rapport de l’agent Scott au DAI, 29 décembre 1904]

[659] En février 1905, un employé du marchand de fourrure Revillon Frères écrit au député fédéral Girard que l'emplacement de la réserve proposée est peu clément :

On enverrait les indiens à ¾ de miles [à] l’ouest, sur une pointe aride et désolée, sur un emplacement limité [à] l’ouest par un marécage, au sud par une plage sur laquelle on ne peut [dé]barquer à marée basse, à l’est par un terrain ouvert et inhabité. Bref, on les rélègue loin de toute commodité. [pièce P-65, onglet 165, lettre de J. Salone, employé de Revillon Frères, au député fédéral J. Girard, 23 février 1905]

[660] Le Tribunal constate que la réserve d’échange de 1925 n’est pas plus proche de leurs maisons, ni plus adéquate, clémente ou abordable d’accès vingt ans après que les Innus l’aient refusée en 1903.

[661] Par ailleurs, l’on peut s’apercevoir que les Innus de Uashat n’utiliseront pas la nouvelle réserve avant les années 1960 (pièce P-26, onglet 503, lettre de Jean-Baptiste Jean-Pierre et al à H. M. Jones, 3 novembre 1959).

VIII. QUELLE EST LA PART DE RESPONSABILITÉ DU CANADA QUANT À LA PERTE SUBIE PAR LES INNUS DE UASHAT ?

A. Les prétentions des parties

1. Celles du Canada

[662] Selon le mémoire soumis par le Canada, les pertes subies par les Innus ont pour cause directe les fautes commises par le gouvernement du Québec, à qui ce Tribunal doit attribuer la responsabilité à part entière.

[663] Autrement dit, les manquements du Canada, dont il nie l’existence, n’ont pas mené aux circonstances donnant lieu à la cession-échange de 1925, événement cristallisant la perte subie par les Innus de Uashat.

[664] Le Canada soulève principalement la vente par le Québec de 27 lots de la réserve de 1906, faute qui relève « uniquement » de l’erreur et du manque de diligence du gouvernement du Québec et qui, selon les termes non équivoques de l’intimée, représente « l’élément déclencheur qui va aboutir à la cession-échange de 1925 » (mémoire du Canada aux para 293–94).

[665] Par ailleurs, le Canada prétend que la situation des maisons innues se trouvant à l’extérieur de la réserve après sa création en 1906 est elle aussi imputable uniquement aux fautes du Québec, notamment son refus de « concéder au DAI à titre de réserve les terres publiques disponibles en temps opportun » ainsi que le « refus de vendre des lots à des Innus qui ont érigé des maisons sur ces lots » (mémoire du Canada au para 338). Ensemble, ces fautes constituent la « cause directe des demandes de taxation de la municipalité et non un quelconque manquement de l’Intimée à ses obligations de fiduciaires » telle « une confusion sur l’emplacement de la réserve imputable au DAI » (mémoire du Canada au para 339).

[666] Enfin, le Canada soutient qu’il n’y a aucun lien entre la cession-échange de 1925 et le déménagement des maisons innues de 1924. En effet, selon lui, les causes du déménagement de 1924 tirent leurs sources dans les circonstances entourant la création de la réserve en 1906, alors que la cession-échange, elle, fut causée par la vente du Québec de lots de la réserve pendant son existence. Si les événements se sont produits tous les deux à cause des fautes du Québec, le Canada souligne qu’ils n’ont « ni les mêmes causes, ni les mêmes objets » (mémoire du Canada au para 438).

2. Celles des Innus de Uashat

[667] Il importe de souligner que c’est le Canada qui a soulevé la question de la détermination de sa part (ou des parts) de responsabilité. Si elle n’a pas traité la question explicitement, la revendicatrice en traite de manière implicite en indiquant à maintes reprises que les manquements du Canada sont à la source de la perte subie par les Innus de Uashat.

[668] Selon ces derniers, la confusion occasionnée par les manquements du Canada à son obligation de fiduciaire a mené à la cession de 1925. À cet égard, ils prétendent que cette confusion a « exacerbé, voire provoqué, deux problèmes importants, soit celui de la vente de terres de réserve par la Province et celui de la réclamation de taxes municipales aux Innus propriétaires de [maisons] hors de la réserve » et que « ce sont ces mêmes problèmes que le DAI choisira de régler en obtenant la cession de la réserve de 1906 » (mémoire des Innus de Uashat aux para 461–62).

[669] À cette confusion engendrée par le manque de diligence du DAI peut s’ajouter le défaut du Canada d’avoir eu recours à des remèdes appropriés pour faire cesser les empiètements. En effet, « [u]ne grande partie des pertes encourues par les Innus de Uashat mak Mani-Utenam faisant l’objet de la présente revendication découle de l’omission de la Couronne de prendre des mesures afin de faire cesser les empiètements illégaux sur leurs terres » (mémoire des Innus de Uashat au para 465).

[670] Enfin, la cession-échange de 1925, un acte illégal en ce que la transaction était abusive et le consentement des Innus n’a pas été validement obtenu, aurait scellé le sort de la réserve de 1906. Le lien de causalité entre les manquements du Canada et la perte des Innus est direct selon les termes du mémoire de la revendicatrice (mémoire des Innus de Uashat au para 620) : « [l]a cession illégale ou abusive a causé la perte des terres cédées. »

[671] Bref, selon les Innus de Uashat, si « [d]ans le cadre d’une instance scindée comme la présente » ils n’ont pas à « prouver en détail les pertes découlant des manquements légaux et de fiduciaire de l’intimée », ils maintiennent néanmoins que « chacun des manquements de la part de l’intimée est susceptible de causer une perte » (mémoire des Innus de Uashat aux para 618–19).

B. Analyse et décision

[672] La question de la part de responsabilité du Canada dans la perte des Innus de Uashat rappelle l’histoire de la poule et de l’œuf, pour reprendre une expression familière.

[673] Il s’agit d’une question de causalité complexe pour laquelle il n’existe pas de réponse toute faite.

[674] Prétendre, comme le fait le Canada, que la perte des Innus est seulement imputable aux fautes du Québec alors que, de l’avis du Tribunal, les manquements du Canada à son obligation de fiduciaire sont manifestes, présente une réponse simpliste et erronée.

[675] En effet, les fautes du Canada et du Québec ont été interdépendantes en ce que les conséquences de la faute de l’un ont créé les conditions pour que se réalise la faute de l’autre. Autrement dit, les manquements du DAI en tant que fiduciaire et les fautes du gouvernement du Québec s’entrecroisent et se complètent, de sorte qu’il est impossible de les dénouer.

1. Fautes du Québec

[676] À la lecture du dossier, il ne fait aucun doute qu’il existe de nombreuses fautes attribuables au gouvernement du Québec qui remontent même à l’époque précédant la création de la réserve de 1906.

[677] À la suite de l’arpentage du « village des Sept-Îles et des terrains environnants » en 1896, arpentage qui a fait défaut de respecter l’occupation innue du site (avec quelques exceptions), le département des Terres de la Couronne du Québec a procédé à la vente de lots arpentés sans égard aux Innus qui y habitaient déjà et qui y avaient construit des maisons (pièce P-18, onglet 38, index des ventes des terres publiques, canton Letellier, 1899 à 1904; pièce P-63, onglet 100, index des ventes des terres publiques, canton Letellier, 1899 à 1904; pièce P-31, rapport de contre-expertise de Jean-Pierre Garneau, à la p 65).

[678] Par ailleurs, les agents du gouvernement du Québec ont fait preuve d’une conduite ouvertement discriminatoire envers les Innus, et ce, en faveur des Eurocanadiens. La politique impliquant le refus de vente de lots aux Innus, même lorsqu’ils occupaient les terres revendiquées, reposait sur une compréhension erronée de la loi dont le fondement raciste peut être lu dans les propos de l’agent Caron du 24 janvier 1905 (pièce P-65, onglet 154, lettre de l’agent Caron des terres de la Couronne du Québec au sous-ministre Taché, 24 janvier 1905 (voir paragraphe 126)).

[679] Si les agents du Québec se montrent insouciants à l’égard des droits des Innus, ils font preuve d’une grande préoccupation en ce qui concerne les sensibilités de la communauté eurocanadienne de Sept-Îles, comme en témoigne la lettre de l’agent Caron du 23 mars 1905, affirmant que les lots accordés aux colons blancs ne devaient pas être annulés en faveur des Innus. Selon lui, le fait que les blancs n’étaient « pas disposés à laisser les sauvages s’installer au milieu d’eux » justifiait l’indifférence du Québec à l’endroit des Innus (pièce P-65, onglet 170, rapport de l’agent Caron des Terres de la Couronne du Québec au ministre des Terres, Mines et Pêcheries du Québec, 23 mars 1905).

[680] Cette conduite fautive se poursuit après la création de la réserve de 1906, conduite fautive soulignée à juste titre par le Canada. À cet égard, le Québec a fait preuve de négligence sur le plan de la tenue de ses registres, en y inscrivant le projet de réserve de 1903 au lieu de la réserve de 1906 (pièce P-27, onglet 588, Terrier du Canton Letellier, Agence de la Côte Nord, Rang I & II, Sept-Îles). Cet enregistrement erroné a mené à la vente illégale de lots de la réserve de 1906 au cours de son existence, comme l’admet le gouvernement du Québec lui-même dans un rapport interne de 1924 (pièce P-24, onglet 390, rapport de C. E. Bernier, surintendant adjoint, à H. Mercier, 3 novembre 1924).

[681] Par ailleurs, même après avoir appris le caractère illégal de ces ventes en 1919 suite à l’intervention du DAI, le Québec ne pose aucun geste pour rectifier la situation et continue de vendre des lots de la réserve de 1906 (pièce P-27, onglet 588, terrier du Canton Letellier, Agence de la Côte Nord, Rang I & II, Sept-Îles, aux pp 52–53, 56–58; pièce P-75, onglet 4, interrogatoire de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 12 avril 2018, à la p 12).

2. Fautes du Canada

[682] Par contre, les manquements du Canada à son obligation de fiduciaire sont tout aussi déterminants par rapport au sort de la réserve de 1906.

[683] Comme c’est le cas pour les fautes du Québec, le Tribunal remarque que ces manquements remontent à la période qui précède la création de la réserve de 1906. Notamment, le DAI a participé activement à la sélection d’une réserve nettement inadéquate en 1904. Sur ce point, le DAI semble avoir été beaucoup plus préoccupé par le règlement rapide de la question de la création d’une réserve que par la recherche d’une solution qui serait dans l’intérêt supérieur des Innus de Sept-Îles.

[684] À titre d’exemple, le DAI a refusé à maintes reprises les demandes de l’agent Gagnon de se rendre à Sept-Îles afin qu’il y ait un représentant du DAI sur place pour participer à la sélection d’un site pour la réserve (pièce P-63, onglet 87, télégramme du DAI à l’agent Gagnon, 26 août 1903; pièce P-20, onglet 128, lettre du secrétaire McLean à l’agent Gagnon, 15 juin 1904; pièce P-64, onglet 128, lettre du secrétaire McLean à l’agent Gagnon, 11 août 1904).

[685] De plus, le secrétaire du DAI, J. D. McLean, écrit, le 30 mai 1904, au sous-ministre des Terres, Forêts et Pêcheries du Québec pour confirmer l’emplacement de la réserve projetée, sans recenser la position des Innus (pièce P-64, onglet 112, lettre du secrétaire McLean au sous-ministre Taché), alors que le site avait été choisi par le Québec et un tiers, M. Ross de la Compagnie de la Baie d’Hudson (pièce P-63, onglet 89, lettre (avec cartes) du sous-ministre Taché au DAI, 21 septembre 1903; pièce P-63, onglet 93, lettre de Jean-Baptiste Picard à l’agent Gagnon, 15 novembre 1903). Par ailleurs, aucun membre du DAI ne s’est enquis à propos des plaintes des Innus à l’endroit des prétendus abus de l’agent Scott datant de la même époque.

[686] Les manquements du Canada lors de l’existence de la réserve de 1906 sont étayés en profondeur dans les sections précédentes, mais méritent d’être rappelés. Le DAI n’a jamais procédé à l’arpentage de la réserve de 1906, et ce, malgré le besoin criant de frontières clairement définies constatées par les acteurs sur place à Sept-Îles et malgré l’avancement de sommes par le Parlement pour répondre à ce besoin.

[687] Par ailleurs, le DAI a produit à maintes reprises des descriptions erronées de la réserve : tous les rapports annuels de l’agent MacDougal entre 1913 et 1925, par exemple, indiquent que la réserve était de 6 acres, alors qu’elle était de 94,57 acres. En effet, un examen approfondi des actions du docteur MacDougal entre 1911 et 1922 permet de conclure que ses obligations envers les Innus de Uashat ont été remplies de manière peu rigoureuse.

[688] Le résultat de ce manque de prise en charge mène à une confusion quasi totale sur l’emplacement, l’étendue et parfois même l’existence de la réserve. Dans ce contexte, le Tribunal ne croit pas surprenant de voir cette confusion se traduire par la vente de lots de la réserve par le Québec.

[689] En effet, le climat d’incertitude peut aussi expliquer la lenteur de la réaction du Canada face aux empiètements sur la réserve. Sur ce dernier point, le manque de diligence flagrant du Canada ne supporte aucunement la thèse de ce dernier selon laquelle seules les fautes du Québec auraient constitué « l’élément déclencheur » menant à la cession-échange de 1925.

[690] Si les premiers lots de la réserve sont vendus par le Québec en 1917, ce n’est qu’en 1919 que le DAI s’en aperçoit, et ce, à cause de l’intercession d’un tiers, le père Pétel, et non de l’agent MacDougal (pièce P-67, onglet 299, lettre du révérend Pétel au DAI, 26 septembre 1919; pièce P-75, onglet 4, témoignage de Jean-Pierre Garneau, transcription de l’audience, 12 avril 2018, aux pp 6–7).

[691] Le DAI envoie une série de lettres cette année-là, mais ne fait aucun suivi, alors même que le Québec continue à vendre des lots de la réserve. Ce n’est qu’en 1924 que le DAI revient à la charge – cinq ans plus tard et sept ans après les premières ventes de lots – en écrivant au Québec pour suggérer la cession-échange comme solution aux empiètements (pièce P-68, onglet 346, lettre du sous-ministre adjoint du DAI, A. F. MacKenzie, au ministre Perrault, 25 août 1924).

[692] Il s’agit ici d’une crise que le Canada, en tant que fiduciaire des Innus de Uashat, aurait dû faire de son mieux pour éviter. Conséquemment, une part de responsabilité pour la situation telle qu’elle était en 1925 doit revenir au Canada.

[693] Enfin, les manquements du Canada à ses obligations légales et de fiduciaire en ce qui concerne la cession-échange de 1925, manquements qui ont été discutés en détail à la partie 6 des présents motifs, établissent clairement qu’une part importante de responsabilité doit revenir au Canada.

[694] Les Innus se retrouvent dans une situation précaire à l’occasion de l’assemblée de 1925, ce qui engendre des pressions considérables sur la communauté. Notamment, le DAI semble avoir procédé aux déménagements de 15 maisons sans avoir obtenu le consentement des Innus.

[695] De plus, il est peu probable que les Innus avaient à leur disposition une information complète au moment où leur consentement à la cession est demandé de sorte qu’aucune décision de procéder à la cession ne peut être qualifiée d’« éclairée ». Ce manque d’information concernant notamment les autres recours existant en vertu de la Loi sur les Indiens ainsi que l’opportunité d’acheter certains lots est attribuable aux manquements du Canada.

[696] Le caractère immédiat du lien entre ces manquements et les pertes subies par les Innus sont indiscutables : la cession de 1925, acte final de la saga de la réserve de 1906, constitue l’événement qui a cristallisé la perte de terres centralement localisées près de la chapelle, endroit qu’ils occupaient depuis plusieurs générations.

C. Conclusion

[697] En conclusion, il importe de répéter qu’une vue globale des événements entourant la création, le maintien et la cession de la réserve de 1906 s’impose en l’espèce.

[698] Les pertes subies par les Innus ne sont pas simplement attribuables aux fautes du gouvernement du Québec.

[699] En effet, nous faisons face non pas à un cas isolé d’inattention de la part du Canada mais à des manquements répétés à son obligation de veiller à ce que l’intérêt supérieur des Innus soit servi.

IX. POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[700] ACCUEILLE la déclaration de revendication des Innus de Uashat mak Mani-Utenam au stade du bien-fondé;

[701] DÉCLARE que le Canada a manqué à ses obligations envers les Innus de Uashat mak Mani-Utenam et que, de ce fait, il leur a occasionné des pertes devant être compensées en vertu de la LTRP;

[702] DÉCLARE que ces manquements comprennent :

  1. d’avoir omis de prendre les mesures nécessaires afin d’empêcher les empiètements sur la réserve de la revendicatrice telle que créée en 1906;

  2. d’avoir omis de prendre les mesures nécessaires afin de faire cesser les empiètements sur la réserve de la revendicatrice telle que créée en 1906;

  3. d’avoir autorisé une cession illégale en 1925.

[703] DÉCLARE que ces pertes comprennent :

  1. la valeur marchande actuelle des terres cédées, sans égard aux améliorations;

  2. des dommages-intérêts en equity afin d’indemniser les Innus de Uashat mak Mani-Utenam pour leurs pertes et dommages, notamment :

  1. l’indemnité pour la perte d’usage des lots du deuxième rang faisant partie de la réserve de 1906 et vendus illégalement, et ce, entre l’année de la vente et 1925;

  2. l’indemnité équivalente à la perte d’usage et de revenus des terres cédées depuis 1925 jusqu’à la date du jugement.

[704] LE TOUT, avec frais de justice.

PAUL MAYER

L’honorable Paul Mayer


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20200221

Dossier : SCT-2003-13

OTTAWA, (ONTARIO), le 21 février 2020

En présence de l’honorable Paul Mayer

ENTRE :

LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocates de la revendicatrice LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM

Représentée par Me Jameela Jeeroburkhan et Me Charlotte Chicoine-Wilson

Dionne Schulze s.e.n.c.

ET AUX :

Avocates de l’intimée

Représentée par Me Stéphanie Dépeault et Me Josianne Philippe

Ministère de la Justice

X. ANNEXE : LISTE DES ILLUSTRATIONS

Fig. 1.1 : Plan de la Moyenne et Haute Côte-Nord du Québec montrant les territoires de chasse des bandes innues, en 1922-1925 (p. 19)

Fig. 1.2 : Photo de 1880 montrant un campement innu, la chapelle des Innus de Uashat et le poste de traite Compagnie de la Baie d’Hudson dans un champ ouvert (p. 22)

Fig. 1.3 : Une partie du rang 1 dessinée par l’arpenteur Gédéon Gagnon en 1896 (p. 24)

Fig. 1.4 : Plan de la réserve projetée réalisé par l’arpenteur Émile Lefrançois, 1903 (p. 35)

Fig. 1.5 : Plan du village de J. Salone, employé de Revillon Frères, envoyé au député fédéral J. Girard, 1905 (p.46)

Fig. 1.6 : Plan de la réserve de 1906, incluant le lot 5-2, les 44 lots subdivisés du rang 2 derrière le lot 5-2, et le lot 492 (p. 50)

Fig. 1.7 : Photo de Duncan Campbell Scott du DAI (p. 58)

Fig. 1.8 : Photo de la chapelle et de plusieurs maisons innues en 1913 (p. 61)

Fig. 1.9 : Photo du chef Sylvestre McKenzie portant sa médaille de chef, 1924 (p. 76)

Fig. 1.10 : Photo de Blandine Jourdain au Musée Shapatuan à Uashat, 31 août 2006 (p. 85)

Fig. 1.11 : Photo de trois Innus de Uashat prise par Frederick Johnson, 1925 (p. 88)

Fig. 1.12 : Plan de la réserve de 1925 (p. 91)

Fig. 1.13 : Plan de la réserve de 1906 illustrant les 44 lots du rang 2 qui ont été choisis par rapport à ceux arpentés et identifiés sur le plan d’Émile Lefrançois (p. 114)

Fig. 1.14.1 à : Photos des deux listes des électeurs de l’assemblée du 5 juillet 1925 (p. 143-146)

Fig. 1.14.4

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