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DOSSIER : SCT‑5001-14

RÉFÉRENCE : 2021 TRPC 1

DATE : 20210118

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DE MOSQUITO GRIZZLY BEAR’S HEAD LEAN MAN

Revendicatrice

 

MRon Maurice, MRyan Lake et MMelanie Webber, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne‑Autochtones

Intimée

 

MLauri Miller et MScott Bell, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Du 16 au 20 décembre 2019, les 18 et 19 février 2020, le 13 mars 2020, le 8 avril 2020 et du 7 au 9 juillet 2020

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Harry Slade


Note: Le Tribunal a publié un corrigendum le 8 avril 2021. Les corrections ont été ajoutées au présent document, lequel pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15; Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 1984 CarswellNat 813 (QL); Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, 1984 CarswellNat 813 (QL); Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, 87 OR (3d) 321 (QL); Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, 1994 CarswellBC 438 (WL Can); Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 RCS 99 (QL); Southwind c Canada, 2017 CF 906 (QL), appel entendu par la CSC; Guerin et al c La Reine (1981), [1982] 2 CF 385, [1982] 2 CNLR 83 (CFPI) (QL); Wood v Grand Valley Railway Co (1915), 51 RCS 283, 1915 CarswellOnt 15 (WL Can); Premières Nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, 1995 CarswellNat 1278 (WL Can); Bande indienne de Lower Kootenay c Canada (1991), [1992] 2 CNLR 54 (sub nom. Luke c La Reine), 42 FTR 241 (CF 1ère inst.), 1991 CarswellNat 226 (WL Can); Fales c Canada Permanent Trust Co. (1976), [1977] 2 RCS 302 (CSC); Siemens v Bawolin, 2002 SKCA 84, 2002 CarswellSask 448 (WL Can); Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222 (QL).

Lois et règlements cités :

Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, préambule, art 14 et 20.

Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11, art 90.

Doctrine citée :

Canada, Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada. En toute justice : une politique des revendications des autochtones : revendications globales (Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1981).

Lord Hailsham of St. Marylebone, Halsbury’s Laws of England, 4éd., vol 48 (London Butterworths, 1984).

Donovan W.M. Waters, Mark Gillen & Lionel Smith, éd., Waters’ Law of Trusts in Canada, 3éd (Toronto : Thomson Carswell, 2005).

Sommaire :

Aperçu

Dans les présents motifs de décision, le Tribunal détermine l’indemnité à accorder à la Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man (la revendicatrice) du fait que la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire, en 1905, en cédant des terres des réserves indiennes nos 110 et 111 (RI nos 110 et 111).

Conformément à ses obligations issues de traités, la Couronne a mis de côté des terres au profit des bandes de Grizzly Bear’s Head et Lean Man pour en faire les RI nos 110 et 111. En 1905, elle a accepté de céder une parcelle de 14 670 acres située dans ces réserves. Les terres cédées représentaient environ les deux tiers des réserves.

Les parties ont conclu une entente concernant le bien‑fondé de la revendication. Le Canada a admis avoir manqué à ses obligations de fiduciaire antérieures à la cession à l’égard de la revendicatrice, de sorte que la cession de 1905 était invalide.

L’alinéa 20(1)g) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 (la LTRP) dispose que, dans le cas où des terres de réserve ont fait l’objet d’une cession invalide, le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps. En outre, le Tribunal accorde, aux termes de l’alinéa 20(1)h) de la LTRP, une indemnité, égale à la valeur de la perte d’usage des terres ajustée à la valeur actuelle de la perte.

Principes d’indemnisation appliqués par les tribunaux

Dans le cas où une revendication est jugée bien fondée, l’octroi de l’indemnité est également régi par l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, lequel prévoit que le Tribunal doit accorder une indemnité « qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». L’indemnisation en equity est une réparation appliquée par les tribunaux dans les cas de manquement à une obligation de fiduciaire.

L’indemnisation en equity s’applique dans le contexte d’un manquement à une obligation de fiduciaire à l’occasion d’une cession de terres de réserve (Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 1984 CarswellNat 813 (QL) [Guerin], le juge Dickson).

En l’espèce, les parties conviennent que les principes d’equity s’appliquent à l’évaluation de l’indemnité pour perte d’usage. Cette application peut s’expliquer par l’alinéa 20(1)c) ou par les termes « conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires » à l’alinéa 20(1)h) de la LTRP.

L’entente conclue par les parties ne décrit pas les événements ni les mesures à l’origine du manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne, mais il ressort de la preuve présentée à l’étape de l’indemnisation que la Couronne a tenu un vote de cession en violation de l’exigence législative selon laquelle seuls les membres des bandes de Grizzly Bear’ Head et de Lean Man pouvaient voter, qu’elle a ensuite accepté la cession et qu’elle y a donné suite, ce qui constituait d’emblée un manquement à son obligation de soin et de diligence.

Ce manquement, survenu dans le cadre d’une relation établie par traité et à l’égard de réserves constituées par traité, a abouti directement à l’aliénation permanente de terres de réserve accordées par traité à la revendicatrice.

L’indemnisation en equity « tente de rendre au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement, c’est-à-dire la possibilité qu’il a perdue » (Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534 (QL) [Canson], au para 27, la juge McLachlin).

Parmi les principes qui sous‑tendent et orientent l’évaluation de l’indemnité en equity en l’espèce, on retrouve la restitution (Guerin et Canson), le rapprochement (LTRP, préambule), la dissuasion (Canson), l’équité et la proportionnalité (Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, 1994 CarswellBC 438 (WL Can)).

Valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre‑temps

La revendicatrice et l’intimée ont toutes les deux présenté des rapports d’expert provenant d’évaluateurs fonciers, qui ont chacun donné leur avis sur la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, en date du 21 septembre 2017.

Selon l’évaluation établie pour le compte de la revendicatrice, la valeur par acre est de 1 150 $ et la valeur totale des terres visées par la revendication est de 16 635 000 $.

Selon l’évaluation établie pour le compte de l’intimée, la valeur par acre est de 960 $ et la valeur totale des terres visées par la revendication est de 13 843 872 $.

Les évaluateurs des deux parties ont accompli la tâche de façon appropriée. Chacun d’eux a critiqué certains aspects du rapport de l’autre. Le Tribunal a opté pour un chiffre se trouvant entre les deux valeurs et a conclu que la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, s’élevait à 15 500 000 $, en date du 21 septembre2017.

Application des principes de l’indemnisation en equity

S’agissant de l’évaluation de l’indemnisation en equity au regard de la revendication, le demandeur a le droit que l’indemnité soit évaluée comme s’il avait fait l’utilisation la plus favorable ou avantageuse des terres en question (Guerin, la juge Wilson, Southwind c Canada, 2017 CF 906 (QL), appel entendu par la CSC, le juge Zinn).

L’indemnisation en equity repose sur une évaluation, et non sur un calcul mathématique (Guerin, au para 359, Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, 87 OR (3d) 321 (QL) au para 90).

Pour évaluer la perte d’usage à la valeur actuelle, le Tribunal s’est appuyé sur l’application des principes de l’indemnisation en equity.

La revendicatrice a fourni un rapport d’expert sur la perte d’usage préparé par DEMA Land Services inc. (le rapport DEMA).

Ce rapport comprenait des estimations nominales pour trois modèles d’évaluation de la perte de l’usage des terres faisant l’objet de la revendication de 1905 à 2020 : modèle de location, modèle de substitution (revenu net réalisé) et modèle de substitution générique (6,3 %).

L’intimée a fourni un rapport en réponse. Celui‑ci critiquait les modèles d’évaluation de la perte d’usage proposés par la revendicatrice et relevait des éventualités pouvant avoir une incidence sur les estimations fournies par DEMA. L’intimée n’a pas proposé d’autre modèle ni d’autres valeurs relatives à la perte d’usage pour la période au cours de laquelle cette perte a été subie.

Le modèle de substitution (revenu net réalisé) estime la perte d’usage nominale pour chaque année en multipliant la valeur estimative des terres, sans égard aux améliorations, par un taux de rendement représentatif du secteur agricole en Saskatchewan. Le taux de rendement nominal annuel du modèle de substitution générique, qui est de 6,3 %, constitue le taux de rendement médian global s’appuyant sur le revenu net réalisé entre 1926 et 2018. Le Tribunal a conclu que la méthode retenue par DEMA pour calculer la valeur annuelle des terres présentait des lacunes. Les deux modèles de substitution ont été rejetés.

Dans ses conclusions, l’intimée a suggéré que le Tribunal s’appuie sur le modèle de location proposé par DEMA, sous réserve des éventualités applicables, et apporte les modifications nécessaires à l’évaluation dans l’objectif d’établir une indemnité représentative de la possibilité que la revendicatrice exploite le potentiel agricole des terres visées par la revendication.

La méthode d’évaluation de DEMA est différente d’une évaluation foncière, dans le cadre de laquelle des experts formulent des opinions en s’appuyant sur des données facilement accessibles décrivant des éléments de comparaison semblables et en appliquant des normes professionnelles bien définies et largement acceptées. Le Tribunal a conclu que les estimations des pertes annuelles s’appuyant sur le modèle de location de DEMA, tel qu’il avait été appliqué, avaient une valeur probante suffisante pour aider le tribunal à évaluer les pertes subies par la revendicatrice, après la prise en compte des éventualités, conformément à l’application des principes de l’indemnisation en equity.

Les estimations des auteurs du rapport DEMA quant aux pertes financières annuelles découlant de la perte de l’occasion de louer les terres fournissent une base par rapport à laquelle il est possible d’appliquer les éventualités dans le cadre de cette évaluation plutôt subjective.

La revendicatrice a le droit d’être indemnisée pour l’occasion perdue d’utiliser des terres cédées illégalement de 1905 à aujourd’hui, de la manière la plus avantageuse possible, y compris l’occasion perdue de tirer avantage des revenus provenant de cet usage.

Évaluation du manque à gagner

La façon d’aborder le redressement doit respecter les principes sous‑jacents applicables, y compris la restitution, la dissuasion, la réconciliation, l’équité et la proportionnalité.

Les parties reconnaissent que l’utilisation la plus avantageuse des biens détenus en fiducie entre 1905 et 2020 était celle faite à des fins agricoles.

La revendicatrice fait valoir que l’indemnité devrait être établie en fonction de l’utilisation optimale des terres qui est financièrement réalisable et légalement autorisée, sans égard à la question de savoir si elle avait la capacité d’exploiter les terres pour les utiliser de façon optimale.

L’intimée fait valoir que l’indemnité devrait reposer sur l’utilisation que la revendicatrice aurait faite des terres, de façon raisonnable et probable, si elle avait eu l’occasion de les conserver.

La revendicatrice bénéficie de la présomption selon laquelle elle aurait fait l’utilisation la plus avantageuse possible des terres. Cependant, l’utilisation la plus avantageuse possible n’est pas l’utilisation la plus avantageuse imaginable. Le cadre établi par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, se serait appliqué. Les terres en soi et les marchés locaux présentaient des caractéristiques indéniables. Bien que l’equity puisse favoriser la partie lésée dans certaines situations où la preuve est insuffisante, d’autres principes sous‑jacents s’appliquent. Comme ce fût le cas dans l’arrêt Guerin, certaines affaires comportant un grand degré d’incertitude peuvent être traitées uniquement comme visant des sommes « globales ».

Le Tribunal a rejeté les deux modèles de substitution de DEMA, au motif qu’ils ne conviennent pas comme fondement des conclusions sur la perte historique, bien que le modèle de substitution (revenu net réalisé) ait une certaine utilité lorsqu’il est utilisé conjointement avec le modèle de location pour examiner grossièrement certains aspects de l’indemnité qui sont évalués de façon globale. Les modèles de substitution de DEMA ne s’appuient pas suffisamment sur des données probantes quant à la valeur marchande réelle pour servir de fondement dans une décision judiciaire. Les données probantes sont tout simplement insuffisantes pour évaluer les revenus qui auraient pu être générés si la revendicatrice avait eu l’occasion d’exploiter la totalité de la terre elle-même tout au long de la période au cours de laquelle la perte a été subie.

Ainsi, il reste le modèle de location du rapport DEMA.

Les données probantes n’offrent aucune base en fonction de laquelle il est possible d’appliquer aux estimations les pourcentages rajustés avec précision pour tenir compte des éventualités négatives. Il est cependant nécessaire d’effectuer des rajustements, car les éventualités doivent être prises en compte. En equity, l’évaluation doit être faite en tenant compte de la totalité de la preuve. Les rajustements effectués en fonction des éventualités font partie de cette évaluation.

Les estimations de DEMA quant aux revenus annuels de location ne tenaient pas compte des éventualités qui auraient eu une incidence sur le caractère réalisable des revenus estimés, une fois les dépenses payées.

Selon les données probantes, la demande de terres louées non exploitées est limitée dans le secteur où se trouvent les terres visées par la revendication.

Les estimations du rapport DEMA ne tenaient pas compte du coût de construction de routes internes. Elles ne tenaient pas compte des coûts liés à la préparation des terres dans l’objectif de les louer ni du coût d’exploitation permanent.

Le Tribunal a jugé irréalistes les estimations de DEMA quant au rythme de location et à la proportion de terres qui seraient en définitive louées.

Les pertes annuelles utilisées par les auteurs du rapport DEMA sont des estimations. Elles s’appuient sur des données qui ne sont pas tirées de l’exploitation agricole réelle des terres visées par la revendication. Par conséquent, il ne s’agit pas de pertes calculées.

Les estimations de DEMA, une fois rajustées en fonction des éventualités, n’ont pas contribué à évaluer l’indemnité conformément aux principes applicables en equity. Bien qu’elles ne découlent pas de données probantes portant précisément sur les terres visées par la revendication, elles ont fourni une base qui, après rajustement en fonction des éventualités, permet de déterminer la valeur actuelle des pertes antérieures.

Rajustement à la valeur actuelle

En equity, l’indemnité est évaluée à la date de l’instruction, et non à la date du manquement. Par conséquent, l’évaluation porte sur la perte à sa valeur actuelle, et toutes les pertes sont couvertes par une seule et même indemnité.

Comme l’évaluation est effectuée à la date de l’instruction, les pertes sont évaluées en rétrospective. Les pertes qui ont été causées par le manquement selon une conception normale du lien de causalité seront indemnisables.

Il existe un lien logique entre la perte de l’usage des terres et la perte de revenus qui auraient pu aller dans les coffres de la revendicatrice si les terres avaient été louées à des agriculteurs.

La LTRP n’oblige pas le Tribunal à attribuer une perte annuelle (y compris les éventualités connexes) à chacune des années afin de ramener au temps présent la valeur de ces pertes. Il est possible de réaliser une évaluation pour déterminer de façon définitive la valeur actuelle des pertes.

La revendicatrice soutient que le principe de l’utilisation la plus avantageuse possible s’applique aux pertes annuelles estimées par les auteurs du rapport DEMA en raison de la perte d’occasion de louer des parcelles des terres visées par la revendication.

La revendicatrice a fourni un rapport d’expert qui ramène au temps présent la perte de l’usage des terres visées par la revendication de 1905 à 2019. Ce rapport comprenait des annexes présentant d’autres façons de calculer la valeur actuelle des pertes d’usage estimées pour chaque modèle fourni par DEMA. Ces autres méthodes d’évaluation de la valeur actuelle des pertes annuelles historiques s’appuyaient sur les éléments suivants : (i) les taux de rendement obtenus par des investisseurs prudents; (ii) le taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes.

L’intimée a fourni des rapports d’expert établissant la valeur actuelle de la perte de l’usage des terres visées par la revendication de 1905 à 2020. Ces rapports présentent les calculs de la valeur actuelle des estimations des pertes d’usage de DEMA. Ces calculs utilisent des multiplicateurs annuels s’appuyant sur le pourcentage de croissance du produit intérieur brut par habitant pendant la période au cours de laquelle la perte a été subie.

La revendicatrice soutient que le rendement de l’argent, selon les pratiques contemporaines d’un [traduction] « investisseur prudent » équivaut au rendement tiré de l’utilisation la plus avantageuse et que, par conséquent, il s’agit de la mesure à retenir pour évaluer sa perte (mémoire des faits et du droit de la revendicatrice déposé le 22 mai 2020, au para 165).

À titre subsidiaire, la revendicatrice a également présenté des données probantes fondées sur la valeur actuelle établie en fonction des taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes.

L’intimée fait valoir que la méthode la plus juste consiste à ramener à leur valeur actuelle les revenus hypothétiques au moyen de multiplicateurs annuels fondés sur le pourcentage de croissance du produit intérieur brut par habitant au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie, de sorte que la revendicatrice recouvre ce qui lui revient dans une mesure représentative du bien-être économique du Canadien moyen.

Pour déterminer l’indemnité en equity à accorder, il faut tenir compte de la relation fiduciaire et du manquement à l’obligation de fiduciaire en cause, de la « confiance qui est au cœur de ce système » (Canson, au para 3), du caractère restitutoire de l’indemnisation en equity et de la nécessité d’adapter la réparation à l’obligation, au manquement et au préjudice subi par la revendicatrice (Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15, résumé des para 79, 86–87).

Dans les faits, la Couronne n’a pas reçu de sommes qu’elle a mal gérées ou non versées à la revendicatrice.

La relation Couronne‑Autochtones dont il est question en l’espèce n’est pas celle d’un fiduciaire en possession des fonds du bénéficiaire. Le manquement se rapporte aux terres. Il reste maintenant à déterminer quelle perte découle de ce manquement.

La principale question porte sur le montant de l’indemnité qu’il convient d’accorder aujourd’hui afin de pouvoir restituer à la revendicatrice la valeur de ce qu’elle a perdu par suite du manquement et de parvenir à un « résultat juste et équitable » (Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15, au para 86). Les avocats de la revendicatrice ont reconnu dans leurs observations finales que les revenus de location auraient déposés dans le compte en fiducie que détient la revendicatrice auprès du ministère des Affaires indiennes. L’intérêt sur le solde annuel détenu en fiducie se serait accumulé au taux fixé périodiquement, composé annuellement par la suite.

La revendicatrice s’est appuyée sur des décisions judiciaires et des ouvrages de doctrine relevant du domaine de la gestion financière où il était question de fiduciaires qui exerçaient un pouvoir discrétionnaire sur des fonds dont ils avaient la possession. La principale décision invoquée portait sur un détournement des fonds du bénéficiaire de la fiducie par le fiduciaire.

Ces ouvrages et décisions ne s’appliquent pas à la situation présente, car en l’espèce, le manquement se rapporte aux terres, et non aux fonds. Les revenus hypothétiquement perdus n’ont en fait jamais été entre les mains du fiduciaire.

Pendant toute la période pertinente, la Loi sur les Indiens s’appliquait à la gestion des fonds de la revendicatrice par la Couronne. Si la Couronne avait eu le contrôle de ces fonds, ses obligations auraient relevé du cadre législatif qui est décrit dans l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222 (QL). Si les terres avaient été cédées à des fins locatives, les revenus de location auraient en fait été déposés dans le compte en fiducie des bandes.

Le Tribunal a adopté le taux de rendement du compte en fiducie des bandes. Il a conclu que ce taux était particulièrement approprié en l’espèce puisque les revenus de location, s’ils avaient été effectivement perçus, auraient été déposés dans le compte en fiducie des bandes et auraient généré des intérêts au taux applicable à ces fonds, composé annuellement.

Indemnité

Le Tribunal a fixé la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, à 15 500 000 $, en date du 21 septembre 2017.

Le Tribunal a évalué la valeur actuelle de la perte d’usage en date du 31 décembre 2019 à 111 433 972 $, abstraction faite des indemnités déjà versées par la Couronne à la revendicatrice pour les terres visées par la revendication entre 1906 et 1956.

Sous réserve de rajustements, le total de la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et de la perte d’usage s’élève à 126 933 972 $.

TABLE DES MATIÈRES

I. Introduction 16

II. ENTENTE SUR LE BIEN-FONDÉ de la revendication 16

III. DISPOSITIONS RELATIVES À L’INDEMNISATION DE LA LOI SUR LE TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES 17

IV. QUESTIONS RELATIVES À L’INDEMNISATION 18

V. questions de fait concernant le manquement ET LA RECONNAISSANCE DE CE MANQUEMENT 22

VI. aperçu de la preuve d’expert 22

A. Rapports d’expert de la revendicatrice 23

B. Rapports d’expert de l’intimée 25

VII. AnalysE DE LA PREUVE ET DES CONCLUSIONS RELATIVES AU MANQUEMENT 27

A. Peggy Martin McGuire 27

1. Époque de la cession et de la vente : 1903 à 1910 30

a) Marché des terres agricoles dans la région de North Battleford 30

b) Contexte préalable à la cession et cession 30

i) Le contexte général 30

ii) La cession 32

iii) Les ventes 32

B. M. Derek Whitehouse-Strong 36

C. Analyse : ventes réalisées en 1905 à un prix inférieur à la valeur des terres 39

D. Manquement à l’obligation de fiduciaire visé par la réparation 40

VIII. MOTIFS D’INDEMNISATION 40

IX. valeur marchande actuelle DES TERREs, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées ENTRE‑TEMPS 41

A. Preuve d’expert sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps : faits non contestés 41

B. Conclusions sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps 44

X. Perte d’usage 44

A. Introduction 44

B. Possibilité perdue 45

C. Position des parties sur la façon de modéliser le manque à gagner 47

D. Preuve : LE RAPPORT DEMA 49

E. Les quatre modèles d’évaluation de la perte d’usage dans le rapport DEMA 53

1. Modèle de propriétaire exploitant 53

2. Modèle de location 59

3. Modèle de substitution (revenu net réalisé) 61

4. Modèle de substitution générique (6,3 %) 66

5. Analyse : Modèle de substitution (revenu net réalisé) et modèle de substitution générique (6,3 %) 67

6. Taille des exploitations agricoles 72

7. Unités animales (vaches) 73

8. Résumé et conclusion 74

XI. Preuve de l’intimée : le rapport Serecon 75

XII. Valeur actuelle des pertes annuelles historiques 77

A. Preuve d’expert sur la valeur actuelle 77

1. Expert de l’intimée 77

a) Conclusions de M. Schellenberg sur les valeurs 81

b) Éventualités réalistes 81

c) Dépenses de consommation 81

2. Expert de l’intimée 82

a) Aperçu 82

b) Justification de l’utilisation du PIB 83

c) Dépenses de consommation 83

d) Éventualités réalistes 84

e) Méthode pour les années de 1905 à 1926 84

f) Année du 1er janvier au 31 décembre 2020 84

g) Conclusion de M. Johnson sur les valeurs 84

3. Réponse de l’intimée à la preuve fournie par M. Schellenberg 85

4. Réponse de la revendicatrice à la preuve fournie par M. Johnson 86

XIII. indemnisation en equity 87

A. Principes généraux : le contexte fiduciaire de la revendication 87

B. Évaluation de la perte (décision Southwind) : pertes calculables et non quantifiables 93

C. Calcul et évaluation : décision Guerin (CFPI) 95

D. Utilisation la plus avantageuse (favorable) possible 97

E. Éventualités réalistes 101

F. Dépenses de « consommation » et hypothèses quant à la façon dont la revendicatrice aurait vraisemblablement utilisé l’argent du manque à gagner, si elle l’avait reçu 102

G. Évaluation du manque à gagner : application du principe de l’utilisation la plus avantageuse et autres facteurs et éventualités connexes 104

XIV. Évaluation fondée sur le modèle de location 106

A. Application du modèle de location 106

B. Autre perte d’usage 110

C. Évaluation des éventualités appliquées 112

D. Détermination de la valeur actuelle 113

E. Autres composantes d’une méthode à caractère restitutoire pour le rajustement à la valeur actuelle 120

1. Inflation 120

2. Dépenses de consommation dans le modèle fondé sur le PIB 121

XV. INDEMNITÉ 123

A. Valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps 123

B. Indemnisation en equity et perte d’usage 124

XVI. Valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, et perte d’usage 125

XVII. DÉPENS 125


 

I. Introduction

[1] Dans les présents motifs de décision, le Tribunal détermine l’indemnité à accorder à la Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man (la revendicatrice) du fait que la Couronne (l’intimée) a manqué à ses obligations de fiduciaire en cédant des terres situées sur les réserves indiennes nos 110 et 111 (RI nos 110 et 111). Les terres de réserve de la revendicatrice, y compris celles de la réserve indienne no 109, s’étendaient sur 46 208 acres.

[2] La revendicatrice est une descendante des peuples Assiniboine, Nakoda et Stoney. Ses ancêtres ont adhéré aux Traités nos 4 et 6. La revendicatrice est aussi une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5. Comme son nom l’indique, elle est issue du regroupement des trois bandes.

[3] Conformément à ses obligations prévues par traité, la Couronne a mis de côté des terres au profit des bandes de Grizzly Bear’s Head et de Lean Man pour constituer les RI nos 110 et 111. En 1905, la Couronne a cédé une parcelle de terre de 14 670 acres située sur les RI nos 110 et 111. Les terres cédées représentaient environ les deux tiers des réserves. Une autre réserve de la revendicatrice, soit la réserve indienne no 109, n’a pas été touchée par la cession.

[4] Pour les besoins de l’instance, il est bien établi que la revendicatrice agit comme ayant droit relativement à toute cause d’action pouvant exister contre la Couronne par suite de la cession.

II. ENTENTE SUR LE BIEN-FONDÉ de la revendication

[5] Pour les besoins de la présente procédure devant le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal), les parties ont conclu une entente sur le bien‑fondé de la revendication selon les conditions suivantes :

[traduction] Le Canada admet avoir manqué à ses obligations de fiduciaire antérieures à la cession à l’égard de la revendicatrice, de sorte que la cession des terres situées sur les réserves indiennes nos 110 et 111 survenue en 1905 est invalide.

Comme le Canada a admis avoir manqué à ses obligations, il n’y a pas d’autre question à trancher relativement au bien-fondé de la revendication et il n’est pas nécessaire de tenir une audience. [Entente sur les questions relatives au bien‑fondé déposée auprès du Tribunal, le 21 décembre 2017, aux para 1-2]

[6] L’entente n’énonce pas les détails du manquement et ne décrit pas non plus l’événement historique à l’origine du manquement de la Couronne.

III. DISPOSITIONS RELATIVES À L’INDEMNISATION DE LA LOI SUR LE TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

[7] Les alinéas 20(1)g) et h) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP] sont ainsi libellés :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[…]

g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps;

h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

[8] Aux termes des alinéas 20(1)a) et b) de la LTRP, le Tribunal ne peut accorder une indemnité pécuniaire supérieure à cent cinquante millions de dollars. Il ne peut pas non plus accorder de dommages‑intérêts exemplaires ou punitifs ni d’indemnité « pour un dommage autre que pécuniaire, notamment un dommage sur le plan culturel ou spirituel » (sous-alinéas 20(1)d)(i) et (ii) de la LTRP).

[9] Aux termes de l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, le Tribunal, « sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». Enfin, le paragraphe 20(3) prévoit ce qui suit :

Le Tribunal déduit de l’indemnité calculée au titre du paragraphe (1) la valeur de tout avantage — ajustée à sa valeur actuelle conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires — reçu par le revendicateur à l’égard de l’objet de la revendication particulière.

[10] Les parties conviennent que les principes d’equity s’appliquent en l’espèce à l’évaluation de l’indemnité pour perte d’usage. Cette application peut s’expliquer par l’alinéa 20(1)c) ou les termes « conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires » à l’alinéa 20(1)h).

IV. QUESTIONS RELATIVES À L’INDEMNISATION

[11] Les parties conviennent que le Tribunal doit encore statuer sur les questions suivantes :

[traduction] Au regard de l’alinéa 20(1)g) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, quelle est l’indemnité égale à la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations apportées entre‑temps, conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires?

Au regard de l’alinéa 20(1)h) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, quelle est l’indemnité égale à la valeur de la perte de l’usage des terres de la revendicatrice ajustée à la valeur actuelle de la perte conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires? À cet égard, le Tribunal devra trancher les sous‑questions suivantes :

i. Quelle est la méthode appropriée, y compris la prise en compte de toute éventualité, pour calculer la valeur historique de cette perte d’usage?

ii. Quelle est la méthode appropriée, y compris la prise en compte de toute éventualité, pour ajuster la valeur historique de la perte d’usage à la valeur actuelle?

[Exposé conjoint des questions en litige déposé auprès du Tribunal, le 16 mai 2019, aux para 1-2]

[12] En faisant ainsi référence à toute « éventualité », les parties conviennent que l’alinéa 20(1)h) commande au Tribunal d’appliquer les principes du droit des fiducies, y compris les principes d’equity, dans l’évaluation de l’indemnité à accorder pour la perte d’usage. Cependant, les parties ne s’entendent pas sur la façon dont les principes clés doivent s’appliquer aux faits et orienter l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont dispose le Tribunal lorsqu’il se livre à une telle évaluation.

[13] Le contexte dans lequel s’est produit le manquement dont les parties ont admis l’existence n’est pas en litige. La relation de fiduciaire existait entre les parties au traité. L’intérêt sur lequel l’intimée exerçait un contrôle discrétionnaire était un intérêt dans les terres de réserve mises de côté en vertu du traité. Le manquement commis par la Couronne a mené à l’aliénation, pour une durée indéterminée, d’une partie substantielle de la réserve créée en vertu du traité : environ 22,5 sections représentant plus ou moins les deux tiers des RI nos 110 et 111.

[14] Dès le début de l’instance, les parties divergeaient d’opinion à propos du manquement, notamment au sujet des intentions et des motivations des représentants de la Couronne à l’époque de la cession. Le rapport d’expert de Mme Peggy Martin McGuire (le rapport de Martin McGuire), historienne, porte en grande partie sur la question de savoir si les représentants de la Couronne et d’autres personnes avaient comme plan d’obtenir de la revendicatrice qu’elle vote sur la cession et de vendre des quarts de section des terres visées par la revendication à un prix inférieur à leur valeur marchande à un groupe de personnes affiliées au Parti libéral du Canada. Il ressort essentiellement du rapport de Martin McGuire que la mise en vente des terres à un prix inférieur à leur valeur marchande, l’absence de publicité, le tracé des « terres cédées » sur un plan de la réserve établi avant que des membres de la revendicatrice demandent que l’on procède à la cession, et l’achat de quarts de section par des partisans du Parti libéral du Canada sont autant d’indices d’un effort concerté pour obtenir une cession et donner à des initiés l’occasion d’acquérir des terres agricoles à des prix inférieurs à ceux du marché.

[15] Dans leurs observations relatives à l’objet et à la pertinence du rapport de Martin McGuire, les avocats de la revendicatrice ont fait valoir que la preuve des éléments susmentionnés toucherait à l’application des principes d’indemnisation en equity, plus particulièrement le principe de la dissuasion.

[16] L’intimée a admis avoir manqué à ses obligations sans préciser sur quels alinéas du paragraphe 14(1) de la LTRP reposait la revendication. Le fait que l’intimée ait admis avoir manqué à ses obligations et que les parties aient invoqué les alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP laisse entières les questions suivantes :

  1. Considérant que les parties ont convenu que [traduction] « [c]omme le Canada a admis avoir manqué à ses obligations, il n’y a pas d’autres questions à trancher relativement au bien‑fondé de la revendication » (entente sur les questions relatives au bien‑fondé, au para 2), les éléments de preuve qui prêtent à la Couronne une intention illicite relativement à la cession et aux ventes peuvent‑ils néanmoins être pris en considération pour définir la nature du manquement reconnu et, le cas échéant, la nature du manquement aurait‑elle une incidence sur l’application des principes d’indemnisation en equity qui découlent des principes d’equity qui les sous‑tendent?

  2. Si la revendicatrice ne prétend pas ou n’établit pas qu’il y a eu faute intentionnelle de la part des représentants de la Couronne, la preuve présentée à l’appui de ce qui précède est-elle néanmoins pertinente pour ce qui est de la valeur des terres au début du XXsiècle, une question susceptible de faciliter l’évaluation de l’indemnisation? Plus particulièrement, la preuve ainsi présentée s’applique‑t‑elle à la question de la valeur des terres visées par la revendication au moment de la cession?

[17] Ni dans son mémoire final des faits et du droit ni lors de l’audience portant sur les observations orales, la revendicatrice n’est revenue sur la question de savoir si la Couronne avait tenté de vendre les terres cédées à un prix inférieur à leur valeur à des initiés. En réponse à une question posée par le Tribunal à l’audience portant sur les observations orales, à savoir si la revendicatrice croyait à une forme quelconque de complot, les avocats de cette dernière ont écarté l’idée du complot, mais ont déclaré que les actes posés par la Couronne en ce qui a trait à la cession et à la vente des terres constituaient une « action fautive », et non une « inaction » ou une « simple négligence », et qu’il fallait en tenir compte au moment de déterminer le montant de l’indemnité en equity.

[18] La revendicatrice n’a pas donné de détails sur la distinction qu’il y aurait entre l’action fautive et l’inaction pour l’application des principes d’indemnisation en equity.

[19] L’entente sur les questions relatives au bien‑fondé de la revendication mentionne simplement que le Canada a manqué à [traduction] « à ses obligations de fiduciaire antérieures à la cession à l’égard de la revendicatrice » (au para 1). Le Tribunal n’est pas saisi de la question de l’intention illicite.

[20] Les rapports d’expert de Mme Martin McGuire et de M. Whitehouse-Strong demeurent au dossier et seront examinés lorsque viendra le temps de déterminer la valeur qu’avaient les terres visées par la revendication au début du XXsiècle.

[21] Les questions suivantes se posent au sujet de l’indemnité :

  1. Quelle est la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps?

  2. Dans l’objectif de respecter le plus fidèlement possible les principes d’indemnisation en equity et les principes qui les sous‑tendent, dans ce contexte de fiducie concernant la Couronne et les Autochtones, comment la perte de l’usage des terres devrait‑elle être évaluée dans les circonstances de l’espèce? En ce qui concerne cette perte, les parties se sont concentrées sur la question de savoir si cette perte devrait être évaluée en fonction de l’un ou l’autre des critères suivants :

  1. l’utilisation la plus avantageuse des terres qui était réaliste en fonction des caractéristiques objectives des terres, y compris des facteurs et des éventualités se rapportant à cette utilisation, selon l’un des modèles proposés par la revendicatrice (modèle de propriétaire exploitant, modèle de location ou modèle de substitution);

  2. l’expérience la plus raisonnable et probable de la revendicatrice dans un passé hypothétique où aucun manquement n’aurait été commis, représentatif d’un rythme de développement réaliste.

  1. Quelle méthode d’évaluation de la valeur actuelle de la perte d’usage historique cadre le mieux avec le principe législatif selon lequel tout fiduciaire doit rendre des comptes pour avoir manqué une obligation relativement à un élément d’actif sur lequel quelqu’un d’autre détient l’intérêt bénéficiaire? À ce sujet, les parties ne s’entendaient pas sur lequel des éléments suivants l’évaluation de la valeur actuelle devrait reposer :

  1. le taux de rendement obtenu par des investisseurs prudents (position de la revendicatrice);

  2. les taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes (autre position de la revendicatrice);

  3. des multiplicateurs annuels s’appuyant sur le pourcentage annuel de croissance du produit intérieur brut par habitant pour la période au cours de laquelle la perte a été subie (position de l’intimée).

[22] Il n’est pas contesté, d’une part, que le produit de la vente des terres visées par la revendication que la revendicatrice a reçu au début du XXe siècle doit être ramené à sa valeur actuelle d’une façon comparable à l’estimation de la valeur actuelle du manque à gagner et, d’autre part, que la valeur actuelle du produit de la vente doit être déduite de l’indemnité déterminée par le Tribunal.

V. questions de fait concernant le manquement ET LA RECONNAISSANCE DE CE MANQUEMENT

[23] L’intimée admet que la cession de 14 670 acres de terres situées dans les RI nos 110 et 111 effectuée en 1905 était invalide et que la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire « antérieures à la cession » en consentant à procéder à la cession. La revendicatrice reconnaît qu’il [traduction] « suffit de dire » que l’intimée a autorisé la tenue irrégulière du vote de cession et a permis au mauvais groupe de bénéficiaires de se partager le produit de la vente (version modifiée du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice déposé auprès du Tribunal le 22 mai 2020, au para 40). Il n’est pas nécessaire de procéder à un examen détaillé de la preuve et de l’analyse ayant mené aux conclusions de fait qui sous‑tendent la reconnaissance du manquement.

VI. aperçu de la preuve d’expert

[24] La preuve est principalement composée des rapports rédigés par des experts, de leurs documents de référence respectifs et des témoignages qu’ils ont offerts lors des interrogatoires et contre‑interrogatoires. D’autres documents font partie du dossier après y avoir été versés sur consentement des parties.

[25] Les rapports d’experts traitent du contexte historique du manquement, de la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, des modèles d’évaluation de la perte d’usage décrivant le manque à gagner associé aux terres visées par la revendication de 1905 à aujourd’hui, et de la valeur actuelle du manque à gagner.

[26] Est dressée ci-dessous une liste des versions définitives de tous les rapports d’expert déposés en preuve, avec une brève description de leur contenu. Une description plus détaillée de la preuve fournie par les experts est présentée plus loin dans les présents motifs.

A. Rapports d’expert de la revendicatrice

[27] Les versions définitives des rapports d’experts de la revendicatrice sont :

  1. Rapport d’expert de Peggy Martin McGuire

  • Auteure : Peggy Martin McGuire, titulaire d’un doctorat en anthropologie culturelle

  • Date de dépôt : le 8 mai 2015

  • Objet : Histoire des bandes de Mosquito, de Grizzly Bear’s Head et de Lean Man avant la cession des terres visées par la revendication, en 1905; et circonstances historiques dans lesquelles la cession et la vente des terres visées par la revendication ont eu lieu.

  1. Phase II de la revendication relative à la cession des terres, déposée par la Première Nation de Mosquito, Grizzly Bear’s Head et Lean Man : estimation de la valeur des terres (rapport Altus I)

  • Auteurs : Norris Wilson et Gina Gallant, évaluateurs agréés

  • Date de dépôt : le 4 décembre 2019

  • Objet : Point de vue sur la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps

  1. Revendication relative à la cession des terres, déposée par la Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head et Lean Man : estimation de la valeur des terres en 1906, en 1908 et en 1910

  • Auteurs : Norris Wilson et Gina Gallant, évaluateurs agréés

  • Date de dépôt : le 4 avril 2017

  • Objet : Juste valeur marchande des terres visées par la revendication pour les années 1906, 1908 et 1910

  1. Rapport sur la perte d’usage agricole d’une partie des réserves indiennes nos 110 et 111 de la Première Nation Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man, qui ont été cédées en 1905 (rapport DEMA)

  • Auteure : Alana J. Kelbert, évaluatrice agréée et agrologue professionnelle

  • Date de dépôt : le 21 février 2020 (Ce rapport remplace le rapport DEMA qui a été déposé le 30 septembre 2019, puis le 4 décembre 2019, avant d’être retiré par la revendicatrice pour des questions d’admissibilité.)

  • Objet : Présentation de quatre modèles visant à déterminer la valeur nominale de la perte d’usage agricole des terres visées par la revendication de 1905 à 2020 : propriétaire-exploitant, modèle de location, modèle de substitution (revenu net réalisé) et modèle de substitution générique (6,3 %)

  1. Perte d’usage agricole de la Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man – Rapport sur la valeur actuelle de la perte de revenus : rapport d’expert de Scott Schellenberg (rapport Schellenberg)

  • Auteur : Scott Schellenberg, comptable professionnel agréé et analyste financier agréé

  • Date de dépôt : le 20 mai 2020 (Cette version actualisée du rapport comprend les données figurant dans le rapport DEMA déposé le 21 février 2020 et remplace la version précédente du rapport Schellenberg et de l’index des annexes déposés le 21 janvier 2020.)

  • Objet : Présentation de trois méthodes permettant de calculer la valeur actuelle de l’argent que la revendicatrice aurait gagné grâce à l’utilisation des terres visées par la revendication à partir de 1905. Ces méthodes sont : le fonds en fiducie des bandes (compte en fiducie des bandes), le portefeuille générique équilibré, et les indices de référence des fonds de pensions et de dotation.

  1. Perte d’usage agricole de la Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Lean Man : rapport de Scott Schellenberg déposé en réponse (rapport Schellenberg déposé en réponse)

  • Auteur : Scott Schellenberg, comptable professionnel agréé et analyste financier agréé

  • Date de dépôt : le 12 février 2020

  • Objet : Examen du rapport de Howard E. Johnson daté du 27 janvier 2020.

  1. Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man – Perte de valeur – Valeur actuelle de la perte d’usage – Calendriers de travail

  • Auteur : Scott Schellenberg, comptable professionnel agréé et analyste financier agréé

  • Date de dépôt : le 5 juin 2020

  • Objet : Calendriers de travail (chiffrier Excel) du modèle élaboré par Scott Schellenberg pour calculer la perte d’usage

B. Rapports d’expert de l’intimée

[28] Les versions définitives des rapports d’expert de l’intimée sont :

  1. Examen et analyse du rapport d’expert de Peggy Martin McGuire (rapport Whitehouse-Strong)

  • Auteur : Derek Whitehouse-Strong, titulaire d’un doctorat en histoire

  • Date de dépôt : le 3 décembre 2019 (remplace le rapport précédent déposé le 31 juillet 2017)

  • Objet : Analyse du rapport historique préparé par Peggy Martin McGuire

  1. Rapport d’examen technique par les pairs ayant pour objet la revendication SCT-5001-14 de la Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man — Rapport d’évaluation : valeur estimée des terres en date du 21 septembre 2017 (rapport Love I)

  • Auteurs : Hal Love, évaluateur agréé et Michael Lamont, membre stagiaire, Institut canadien des évaluateurs

  • Date de dépôt : le 11 décembre 2019

  • Objet : Examen du rapport Altus I sur la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication; point de vue de l’intimée sur la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication en date du 21 septembre 2017, et point de vue sur la valeur qu’avaient les terres visées par la revendication en 1921 et en 1935, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps.

  1. Rapport d’examen technique par les pairs préparé par Hal Love, AACI, évaluateur professionnel, et Michael Lamont, membre stagiaire, Institut canadien des évaluateurs (Hal Love Real Estate Advisory Services)

  • Auteurs : Hal Love, évaluateur agréé et Michael Lamont, membre stagiaire, Institut canadien des évaluateurs

  • Date de dépôt : le 15 septembre 2017

  • Objet : Examen du rapport Altus déposé le 4 avril 2017 et portant sur la juste valeur marchande des terres pour les années 1906, 1908 et 1910.

  1. Rapport en réponse au rapport DEMA sur la perte d’usage agricole – Première Nation de Mosquito (SCT 5001-14) (rapport Serecon)

  • Auteur : Bruce R. Simpson, évaluateur agréé et agrologue professionnel

  • Date de dépôt : le 12 mars 2020

  • Objet : Examen du rapport DEMA sur la perte d’usage agricole

  1. Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c. S.M.L.R. (du chef du Canada) SCT 5001-14 : modèle proposé pour l’établissement de la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques (rapport Johnson)

  • Auteur : Howard E. Johnson, comptable professionnel agréé, analyste financier agréé

  • Date de dépôt : le 27 janvier 2020

  • Objet : Méthode de calcul de la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques basée principalement sur le PIB.

  1. Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c. S.M.L.R. (du chef du Canada) SCT 5001-14 : rapport critique restreint (rapport critique restreint de Johnson)

  • Auteur : Howard E. Johnson, comptable professionnel agréé, analyste financier agréé

  • Date de dépôt : le 7 février 2020

  • Objet : Analyse du rapport Schellenberg déposé le 21 janvier 2020

  1. Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c. S.M.L.R. (du chef du Canada) SCT 5001-14 : addenda au modèle proposé pour l’établissement de la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques (addenda Johnson)

  • Auteur : Howard E. Johnson, comptable professionnel agréé, analyste financier agréé

  • Date de dépôt : le 8 mai 2020

  • Objet : Addenda au rapport Johnson déposé le 27 janvier 2020 qui comprend les données figurant dans le rapport DEMA déposé le 21 février 2020 et qui présente les multiplicateurs du taux de croissance annuel composé (le TCAC).

VII. AnalysE DE LA PREUVE ET DES CONCLUSIONS RELATIVES AU MANQUEMENT

A. Peggy Martin McGuire

[29] La présente analyse vise non pas à examiner le bien‑fondé de la revendication, mais plutôt à déterminer si le rapport de Martin McGuire, qui contient des renseignements pertinents quant à la valeur qu’avaient les terres visées par la revendication en 1905, a une valeur probante pour ce qui est de l’évaluation de la perte d’usage de ces terres en fonction de la valeur qu’elles avaient en 1905. Comme nous le verrons, les méthodes utilisées par l’expert de la revendicatrice, DEMA, pour évaluer la perte d’usage des terres visées par la revendication utilisent comme point de départ une évaluation distincte de la valeur par acre en 1905.

[30] En plus des renseignements qui portent directement sur la question de la valeur par acre qu’avaient les terres visées par la revendication en 1905, le rapport de Martin McGuire expose le contexte historique général dans lequel la transaction en question, à savoir la cession de 1905, a eu lieu. Son rapport, et celui préparé par M. Whitehouse-Strong, portent sur la valeur par acre des terres visées par la revendication à l’époque de la cession.

[31] Le rapport de Martin McGuire se divise en quatre parties :

Partie 1 – L’origine de la Première Nation de Mosquito

Partie 2 – Les réserves de Eagle Hills en période de changement, 1882-1905

Partie 3 – L’époque de la cession et de la vente, 1903-1910

Partie 4 – Les contrecoups de la cession, 1906-1950

[32] Mme Martin McGuire offre un résumé de ses conclusions :

[traduction]

1) Les trois bandes avaient des histoires séparées et distinctes avant que leurs réserves ne soient arpentées. Il ne fait aucun doute qu’il existait certains liens de parenté, car ces liens étaient typiques de la nature et de la formation des petites bandes, surtout en période de bouleversements. Il était essentiel à la formation et à l’intégrité des bandes d’avoir un chef.

2) Les trois bandes, collectivement appelées les « Stoney », ont participé activement aux événements de 1885. Les résidents de la petite communauté de Battleford se méfiaient d’eux et des agents des Indiens parlaient de leur entêtement à vouloir conserver leur langue et leur culture.

3) Les trois bandes vivaient ensemble dans une même localité, mais ne se voyaient pas, au moment de la cession, comme une seule bande. À l’époque, le ministère ne reconnaissait aucun chef à l’une ou l’autre de ces bandes, mais il comprenait la notion de chef traditionnel.

4) Les trois bandes ont souffert de privation et de famine à la fin des années 1870 et au début des années 1880. En fait, leur situation n’était pas différente de celle des autres Premières Nations de la région. Au cours des années qui ont précédé 1905, leur situation est demeurée passablement précaire, avec un faible taux de natalité et un taux élevé de mortalité chez les jeunes enfants. Elles ont essayé d’établir un régime d’économie mixte, et elles ont réussi, dans une certaine mesure, à élever des bovins et à cultiver des plantes racines pour s’alimenter, ainsi qu’à vendre du foin, du bois et d’autres ressources en échange d’espèces. En 1885, les gens des environs les craignaient et gardaient leurs distances, notamment parce qu’ils n’appréciaient pas la concurrence agricole des fermiers et des entrepreneurs de la réserve.

5) Les bandes ont peut‑être proposé la cession, comme l’a laissé entendre l’agent George Day, mais elles étaient très intéressées par le point de vue de ce dernier, par l’argent nécessaire à l’achat de nourriture et par la nourriture elle-même. À l’époque, les agents des Indiens avaient beaucoup de pouvoir sur l’accès à la nourriture et aux autres ressources. Il est certain que je me demande si Day est à l’origine de la cession, mais je ne dispose d’aucune preuve tangible à cet effet. Il semble douteux que les Stoney aient eu besoin de céder leurs terres pour obtenir des outils et des vivres puisqu’ils disposaient déjà de moyens de s’en procurer, bien que de façon limitée.

6) Le fait que George Day ait affirmé que les trois bandes formaient essentiellement une seule collectivité a amené le ministère à traiter la bande de Mosquito comme si elle avait un intérêt dans les terres cédées.

7) La première vente aux enchères s’est déroulée de façon quelque peu différente des autres ventes de terres indiennes en ce que, même si de la publicité avait supposément été faite, l’agent connaissait tous les acheteurs et la plupart d’entre eux se connaissaient également. En 1906, Battleford était une petite collectivité qui souhaitait ardemment obtenir des liaisons ferroviaires, attirer des immigrants et trouver de nouvelles possibilités commerciales. C’était une époque et un endroit où la spéculation immobilière semblait possible pour tout homme disposant d’un minimum de moyens.

8) George Day entretenait des relations sociales, politiques et professionnelles avec les acheteurs les plus importants, comme Edward White et Champagne, Speers et Simpson, et il était un fervent libéral. Il a participé aux efforts politiques visant à relier Battleford au reste du monde par voie ferroviaire. Il connaissait les prix de départ et il sollicitait les acheteurs le jour de la vente. De plus, il a plaidé en faveur de plusieurs ventes privées à des personnes de son entourage.

9) Cela dit, rien ne permet d’affirmer qu’il en a profité personnellement, si ce n’est qu’il a acheté des terres par l’intermédiaire de sa femme à des fins de revente. On peut en dire autant d’Edward White, l’homme qui a acheté le plus de terres et qui faisait réellement partie de l’élite de Battleford. Une recherche dans le journal local a permis de trouver de nombreuses références aux interactions sociales entre ces deux hommes, et tous deux ont acheté leurs terres par l’entremise de Wilbur Van Horne Bennett d’Omaha, employé du ministère de l’Intérieur et homme d’affaires. Bennett ne se gênait pas pour se servir de son poste au sein du gouvernement canadien pour investir dans l’immobilier. Nous savons qu’il communiquait régulièrement avec le surintendant général adjoint Frank Pedley.

10) L’année suivant la première vente, soit 1907, a été particulièrement difficile sur le plan des ventes de terres et de l’accès au capital. Les nombreux acheteurs de 1906 ont négligé de faire leur deuxième versement et la bande n’avait pas le capital à partir duquel elle aurait pu générer des intérêts. Comme la plupart des acheteurs semblaient avoir acheté des terres à des fins de spéculation, la situation était certainement aussi décourageante pour eux. En fin de compte, certaines ventes ont été annulées et les terres restantes ont été transférées à d’autres acheteurs. White a commencé à vendre des terres à des agriculteurs et à des investisseurs américains et je suis certaine qu’il a fait appel à Wilbur Bennett. Le père de White, William J. White, avait déjà collaboré avec Bennett en vue d’acquérir des terres des Assiniboines à des fins de spéculation. Il est fort probable que White en ait tiré un certain profit financier, mais on n’a trouvé aucun document le confirmant.

11) Bennett, par l’entremise de ses associés des secteurs bancaire et de l’investissement, a fourni les fonds nécessaires pour rembourser le capital et les intérêts associés à l’acquisition de nombreux quarts de section pendant la période de 1910 à 1913, et il en savait assez sur les dettes en souffrance pour communiquer avec le ministère afin de discuter de certains défauts de paiement et de menaces d’annulation. En 1913, certains gains personnels tirés par Frank Pedley pendant qu’il était en poste ont été examinés à la loupe et il a travaillé d’arrache-pied pendant la première moitié de cette année-là pour éviter que les achats de terres dont le paiement était en souffrance depuis longtemps apparaissent dans les livres comptables. Bennett et lui communiquaient fréquemment à ce sujet. Les intérêts versés aux trois bandes ont atteint un sommet.

12) Chacune des trois bandes a touché des intérêts. Au cours des premières années, les bordereaux de versement des intérêts correspondaient au compte portant intérêt. Quand les acheteurs effectuaient leurs paiements, les bandes recevaient davantage d’intérêts. Personne n’a tenté de savoir si les bandes avaient touché tout l’argent qu’elles auraient pu recevoir, ni de déterminer la part des intérêts qui revenait aux membres de Mosquito et de Grizzly Bear’s Head. Comme il n’y avait qu’un seul membre de Lean Man jusque dans les années 1930, année de son décès, il est alors plus facile de déterminer ce montant. [rapport de Martin McGuire, aux pp 3–6]

1. Époque de la cession et de la vente : 1903 à 1910

[33] Dans la partie 3 de son rapport, Mme Martin McGuire parle d’événements historiques liés :

  1. au marché des terres agricoles dans la région de North Battleford;

  2. à l’origine de la cession et à la cession elle-même;

  3. au processus d’évaluation et de vente;

  4. à l’identité et aux affiliations politiques et communautaires des acheteurs;

  5. aux quatre ventes aux enchères;

  6. aux spéculateurs, aux ventes annulées et aux reventes.

a) Marché des terres agricoles dans la région de North Battleford

[34] La Société ferroviaire Grand Trunk Pacific Railway a été constituée en 1903. La construction d’une ligne secondaire traversant les réserves de Mosquito et de Grizzly Bear Head/Lean Man pour se rendre à Battleford a alors été annoncée. La même année, Frank Pedley, le surintendant général adjoint du « Ministère indien de l’Intérieur » (ministère des Affaires indiennes (le MAI)) a envoyé J. Lestock Reid, un arpenteur, pour arpenter à nouveau les réserves de l’agence de Battleford (rapport de Martin McGuire, à la p 54). La carte dressée par Reid montre les terres qui ont plus tard été cédées et le tracé du chemin de fer.

[35] Mme Martin McGuire raconte que, tout au long de l’année 1905, le journal Saskatchewan Herald a présenté [traduction] « plusieurs reportages relatant avec enthousiasme l’arrivée des colons dans la région » (rapport de Martin McGuire, à la p 55). Elle affirme qu’[traduction] « [i]l y avait, à tout le moins, beaucoup de spéculation ».

b) Contexte préalable à la cession et cession

i) Le contexte général

[36] Dans une section précédente du rapport, Mme Martin McGuire traite de la vie économique des Stoney avant 1905. Le transport de marchandises était une source de revenus, mais cette activité a disparu avec l’arrivée du chemin de fer. Les Stoney se consacraient à la culture du foin et à l’élevage du bétail. George Day est devenu l’agent des Indiens en 1902. La superficie cultivée des terres avait alors augmenté par rapport à l’année précédente. En 1906, la réserve de Mosquito comptait 74 personnes, dont 24 hommes adultes. Selon le prédécesseur de Day, la bande disposait d’un équipement agricole limité alors que Day estimait qu’elle [traduction] « assez bien nantie pour répondre à ses besoins actuels » (rapport de Martin McGuire, à la p 43). Comme il a déjà été mentionné, Pedley, surintendant général adjoint, a demandé à Reid d’arpenter les réserves afin d’[traduction]« éviter les conflits avec les nouveaux colons » (rapport de Martin McGuire, à la p 44).

[37] En 1904, [traduction] « la population des bandes a diminué, tout comme la taille des troupeaux de bovins et la superficie cultivée » (rapport de Martin McGuire, à la p 44).

[38] Mme Martin McGuire explique qu’en 1905 :

[traduction] [l]a région connaissait incontestablement une période de prospérité foncière, alors que les bandes indiennes locales étaient exclues de la vie économique. Le vieux Battleford était quelque peu coupé des échanges commerciaux, mais le chemin de fer a rendu la région plus attrayante pour les agriculteurs, qu’ils soient producteurs de grains ou éleveurs. De toutes les bandes de l’agence de Battleford, les Stoney possédaient les terres les plus productives en foin. [rapport de Martin McGuire, aux pp 44–45]

[39] Mme Martin McGuire parle de la politique favorisant les cessions adoptée par le gouvernement libéral et appliquée par le ministre responsable, Clifford Sifton, et son successeur, Frank Oliver. Elle fait allusion au pouvoir accru du ministre adjoint sur les « affaires locales » et à des allégations d’actes répréhensibles commis par MM. Sifton et Oliver. De plus :

[traduction] D’autres partisans libéraux ont accédé à des postes de pouvoir : C.W. Speers, de Griswold (Manitoba), est devenu l’agent général de colonisation de la Direction de l’immigration, et Frank Pedley, anciennement aussi de Cobourg et avocat à Toronto, a obtenu le nouveau poste de surintendant de l’immigration. Un troisième, William White, a vendu le Sun en 1897 à la Western Publishing Company, propriété de Sifton, ainsi que le Winnipeg Free Press en 1898. White est devenu l’un des agents payés par le gouvernement canadien pour attirer des immigrants. Il a ensuite été promu inspecteur des agences d’immigration des États‑Unis. White n’occupait pas un poste bureaucratique très important, mais lorsqu’il s’est installé dans le Midwest américain, il a profité de cette occasion parfaite pour amener des acheteurs américains, et des colons, dans l’Ouest canadien afin de stimuler le marché des terres, y compris des terres indiennes. Son travail consistait notamment à faire venir certaines personnes au Canada, y compris des rédacteurs en chef de journaux des États‑Unis et d’Europe. Sifton a aussi entretenu une longue correspondance avec J. Obed Smith, qui est devenu commissaire à l’immigration [renvois omis; rapport de Martin McGuire, aux pp 46–47]

[40] Mme Martin McGuire retrace, en détail, [traduction] « l’histoire des premières cessions de terres sous l’administration libérale » (rapport de Martin McGuire, à la p 50). Elles sont nombreuses. S’agissant des cessions de terres de réserve appartenant à d’autres Premières Nations, certains fonctionnaires du MAI auraient pris part, à des fins personnelles, aux appels d’offres et à la revente de ces terres.

ii) La cession

[41] Dans une lettre datée du 6 février 1905, l’agent des Indiens Day a informé le commissaire aux Indiens de ce qui suit :

[traduction] […] la bande le priait de demander la cession de 22 sections et demie de terres faisant partie des réserves nos 110 et 111, puisque que les bandes étaient de moins en moins populeuses, qu’elles n’avaient pas besoin de ces terres et que les personnes âgées souhaitaient en tirer certains avantages de leur vivant. Il laissait entendre qu’ils vivaient tous ensemble comme une seule bande […] [rapport de Martin McGuire, à la p 55]

[42] Peu après :

[traduction] Le 23 mars, Pedley a recommandé à Wilfrid Laurier que la cession des terres ait lieu. Il a repris les mêmes termes, sans mentionner les conditions de cession que souhaitaient obtenir les bandes, sinon que celle-ci devait servir l’intérêt général des personnes âgées. Le 12 avril 1905, le commissaire adjoint aux Indiens, M. McKenna, a bouclé la boucle en écrivant à l’agent Day pour lui donner des directives quant à la cession. Là encore, la lettre précisait qu’il « fallait prendre des dispositions » pour les personnes âgées et les personnes handicapées qui ne pouvaient pas bénéficier de la culture de la terre ou de l’élevage du bétail. Plus précisément, le produit de la vente devait être porté au crédit de la bande et les intérêts payés annuellement ou semestriellement. Toutes les autorisations ont été accordées assez rapidement. [renvois omis; rapport de Martin McGuire, à la p 56]

iii) Les ventes

[43] Des hauts fonctionnaires du MAI ont ordonné que les 22,5 sections de terres cédées, selon le levé réalisé par Reid en septembre 1905, soient vendues aux enchères plutôt que par appel d’offres. Le MAI s’est fié aux évaluations de J. K. McLean, un arpenteur, pour fixer les prix de départ, qui variaient de 2,50 $ à 5 $ l’acre. La première vente aux enchères a eu lieu à Battleford, le 13 juin 1906.

[44] En avril 1906, la Kane Land Company a proposé à Day d’acheter toutes les sections au prix de 7 $ l’acre, de verser le cinquième en espèces et de payer le reste en quatre versements annuels égaux à un taux d’intérêt de 5 %. Day a présenté cette offre au secrétaire du MAI avec une recommandation favorable. Cependant, au moment de la vente aux enchères, [traduction] « Day avait retiré son appui, disant que “l’homme” avait bluffé en présentant son offre » (rapport de Martin McGuire, à la p 60).

[45] Mme Martin McGuire est d’avis que les prix de départ étaient [traduction] « peu élevés pour des terres agricoles » (rapport de Martin McGuire, à la p 59), se fondant apparemment sur l’offre de Kane.

[46] La première vente aux enchères a permis de vendre 59 des 90 quarts de section. Il a fallu trois autres ventes aux enchères sur une période de quatre ans pour vendre les autres quarts restants. La plupart des terres ont été vendues à des personnes qui n’étaient pas intéressées par l’agriculture et qui espéraient réaliser un profit à la revente. Certains n’ont pas fait les versements à valoir sur le prix d’achat et les ventes ont été annulées. D’autres sont parvenus à faire leurs paiements grâce au financement de prêteurs américains. Les terres agricoles étaient rares aux États‑Unis à l’époque.

[47] La preuve fournie par Mme Martin McGuire concernant les reventes révèle que les acheteurs initiaux et leurs cessionnaires ont réalisé des gains dans les dix années suivantes.

[48] La première vente aux enchères a commencé le 13 juin 1906. Day a présenté les résultats le 19 juin et a fait remarquer que la vente n’avait pas été suffisamment annoncée et qu’elle avait attiré peu de participants. Mme Martin McGuire expose en détail les mesures prises par le MAI pour annoncer cette vente. Elle s’appuie sur un rapport de 1996 pour affirmer qu’[traduction] « [i]l semble que la publication de l’annonce ait été très limitée, même si des paiements ont été versés à divers journaux » (rapport de Martin McGuire, à la p 60; recueil de documents de l’expert, vol 3, onglet PMM-00158 (Report on the Specific Claim Submitted by the Mosquito/Grizzly Bear’s Head/Lean Man First Nations [« Rapport sur la revendication particulière déposée par les Premières Nations Mosquito/Grizzly Bear’s Head/Lean Man »], mai 1996)).

[49] Le prix de départ moyen des sections vendues était de 3,83 $ l’acre et le prix moyen obtenu était de 4,01 $ l’acre.

[50] Mme Martin McGuire nomme les acheteurs de la plupart des sections vendues et souligne leurs liens avec le parti Libéral.

[51] Le 19 juin 1906, une délégation de la revendicatrice a demandé à Day que l’argent de la vente serve à acheter :

[traduction] […] une herse à disques, 5 faucheuses, 3 râteaux, 3 charrues à versoir mobile, 3 charrues défonceuses, 3 herses, 5 chariots, 3 harnais de bovin, 6 ensembles de harnais de cheval et 3 ensembles de traîneau. Une botteleuse a été ajoutée, à la main. [rapport de Martin McGuire, à la p 63]

[52] La vente suivante a [traduction] « apparemment été organisée à la demande des bandes » (rapport de Martin McGuire, à la p 64). Day a présenté la valeur des terres à son supérieur et a été chargé par Pedley de procéder à une vente aux enchères, le 4 novembre 1908. Les chiffres de l’évaluation présentée par Day sont illisibles.

[53] La vente aux enchères a été annoncée dans des journaux d’Edmonton, de Toronto et de Winnipeg. Seuls 12 quarts de section ont été vendus, tous au prix de départ apparemment établi à 4 $ l’acre. Mme Martin McGuire souligne que E. H. White, qui fut le principal acheteur lors des deux ventes aux enchères, était [traduction] « l’une des nombreuses personnes qui ont bénéficié de favoritisme et ont été avisées des ventes », tout comme la Kane Land Company et d’autres entreprises qui, selon elle, ont profité de la mise en vente des terres cédées (rapport de Martin McGuire, à la p 65).

[54] Le 19 avril 1909, la Kane Land Company a offert 4 $ l’acre pour les terres non vendues.

[55] Une troisième vente aux enchères a été annoncée et a eu lieu le 16 juin 1909. Day avait fixé les prix de départ à 6 et à 7 $ l’acre. Peu de gens se sont présentés et il n’y a pas eu de vente. Selon Day, les gens estimaient que les prix fixés étaient trop élevés compte tenu de la qualité des terres et du potentiel de revenus à tirer de l’agriculture.

[56] Day a rapporté avoir reçu une offre privée pour le reste des terres, soit 19 quarts, au prix de 3,75 $ l’acre.

[57] Les 19 quarts restants, ainsi que les terres cédées à des fins de vente et appartenant à deux autres bandes, ont été annoncés en vue d’une vente aux enchères fixée au 1er juin 1910. E. H. White a acheté six quarts, [traduction] « Margaret A. Simpson, sœur d’Alex Speers, fille de Robert G. Speers et femme de S.S. Simpson, a acheté 7 quarts, et toutes les ventes ont fini par être annulées » (rapport de Martin McGuire, aux pp 66–67).

[58] Les renseignements contenus dans l’extrait ci‑dessus sont exposés en détail dans une section du rapport de Mme Martin McGuire qui s’intitule [traduction] « Réseaux d’achat de terres » :

[traduction] Sydney Seymour Simpson était un libéral dont les relations remontaient tout droit jusqu’à Sifton. Il s’est rapidement installé dans le district de Regina, puis a déménagé dans la région de Battleford en 1887 pour devenir instructeur agricole à l’école industrielle. En 1889, il a épousé Margaret Ann Speers, la fille de l’agriculteur R.G. Speers, qui était maire au moment de la première vente. [rapport de Martin McGuire, à la p 71]

[59] Il y a eu quatre autres achats : un par R. J. Coulter, comptable, banquier et agent des terres du Dominion; un par A. J. McCormack, employé des frères Prince, des marchands [traduction] « qui bénéficiaient, entre autres avantages, du favoritisme libéral pour approvisionner le ministère des Affaires indiennes » (rapport de Martin McGuire, à la p 67); un autre par Joseph Daudelin, [traduction] « un “vieux de la vieille” bien connu dans la région, qui travaillait à l’occasion pour le ministère en tant que conducteur de voiture de louage »; et enfin, un par John Barr, [traduction] « l’homme qui semblait vouloir acquérir des terres en 1906 et en 1908, qui a acheté plusieurs quarts et qui les a revendus immédiatement au marchand C. J. Rollefson, de Hanley » (rapport de Martin McGuire, à la p 68). Plus tard, MM. Coulter, McCormack et Daudelin ont vu leurs ventes annulées pour défaut de paiement, tout comme la vente en faveur de Barr, dont les terres ont été transférées à Rollefson, ainsi que la vente à Margaret Simpson.

[60] Dans le reste du rapport, Mme Martin McGuire nomme et décrit les relations politiques, commerciales et communautaires de ceux qui ont acheté aux enchères, ou acquis des premiers acheteurs, presque tous les quarts de section constitués à même les terres cédées. Mme Martin McGuire conclut, à la page 82, que le prix des terrains vendus était inférieur à leur valeur marchande, car [traduction] « selon un billet paru dans un journal de Winnipeg au début de 1906, la valeur des terres avait augmenté de 2 à 3 $ l’acre au cours de la dernière année dans le district de Battleford » en raison de l’arrivée du chemin de fer, et « selon d’autres publicités parues en 1906, les terres agricoles se vendaient de 8 à 14 $ l’acre, pour une moyenne d’environ 10 $ » (rapport de Martin McGuire, à la p 82). Elle cite également l’offre de 7 $ l’acre faite par la Kane Land Company :

[traduction] Ainsi, les ventes des terres appartenant aux bandes de Grizzly Bear’s Head et de Lean Man ont un caractère particulier du fait que les acheteurs se connaissaient bien. En effet, ces derniers faisaient presque tous partie de l’élite sociale et commerciale de Battleford, une collectivité qui se développait dans l’ombre de la nouvelle ville de North Battleford et qui cherchait à conserver son importance. L’agent George Day était au cœur de la cession et des ventes. Bien que Day et d’autres aient déprécié la parcelle cédée en affirmant qu’elle était de mauvaise qualité, et même si la région faisait face à des risques de gel hâtif, il n’en demeure pas moins que le marché immobilier en général aurait supporté, en juin 1906, une valeur deux fois supérieure au prix de départ. Dans sa lettre d’avril 1906, M.J. Kane offre 7 $ l’acre, ce qui laisse croire, plus que toute autre chose, qu’il pensait acheter la parcelle à ce prix et la revendre plus cher. Rien n’indique que la population locale ait réclamé ces terres de réserve en particulier. Tout ce que l’on sait, c’est que l’agent Day a promis de l’argent et des vivres à une population vieillissante, une bande qui semblait préférer les transactions en espèces plutôt que l’agriculture. [rapport de Martin McGuire, à la p 83]

B. M. Derek Whitehouse-Strong

[61] M. Whitehouse-Strong a préparé un rapport intitulé « A Review and Analysis of Dr. Peggy Martin McGuire’s Expert Report » (« Examen et analyse du rapport d’expert préparé par Mme Peggy Martin McGuire »).

[62] M. Whitehouse-Strong a analysé le dossier documentaire sur lequel s’est appuyée Mme Martin McGuire pour tirer les conclusions exposées précédemment au paragraphe 32 et a formulé les conclusions suivantes :

[traduction]

les représentants du ministère ont toujours cherché à vendre les terres qui avaient été cédées par les Indiens Stoney;

les terres ont été évaluées par des personnes qui connaissaient bien les conditions locales;

des prix de départ ont été fixés pour les terres et ils étaient basés sur des évaluations locales;

les terres étaient vendues aux enchères, processus qui obligeait les acheteurs à offrir le prix de départ fixé ou un prix supérieur;

les forces du marché ont été déterminantes dans le choix des terres à vendre, du moment de la vente et du prix de vente;

des efforts constants ont été déployés pour s’assurer que les soumissionnaires retenus s’acquittent de leurs paiements;

ce n’est pas parce que les acheteurs ont annoncé la revente des terres que ces terres se vendaient au prix demandé (ou même qu’elles se vendaient tout court);

comme il était l’agent des Indiens et la personne à qui le ministère avait confié la responsabilité de superviser les ventes aux enchères, Day était nécessairement la personne-ressource pour ce qui est des ventes et des renseignements relatifs aux ventes;

certaines parties des terres cédées étaient de bien meilleure qualité que d’autres. Les terres de meilleure qualité se sont vendues en premier et celles de moindre qualité ont mis beaucoup plus de temps à se vendre;

l’affirmation de Mme Martin McGuire selon laquelle [traduction] « le marché immobilier en général aurait supporté, en juin 1906, une valeur deux fois supérieure aux prix de départ » n’est étayée par aucun document :

les terres ont été vendues aux enchères selon un processus qui donnait aux spéculateurs la possibilité de présenter une offre qui — croyaient‑ils — allait leur permettre de réaliser un profit;

les terres ont été vendues à un prix égal ou supérieur au prix de départ, y compris les primes, mais non au double du prix.

l’affirmation de Mme Martin McGuire selon laquelle [traduction] « [d]ans sa lettre d’avril 1906, M. J. Kane offre 7 $ l’acre, ce qui laisse croire, plus que toute autre chose, qu’il pensait acheter la parcelle à ce prix et la revendre plus cher » (PMM, p 83) ne tient pas compte du fait que l’offre de Kane dépassait largement toute offre à l’enchère retenue, que Kane n’avait jamais donné suite à son offre et que Day l’avait rejetée sous prétexte qu’il s’agissait d’un bluff.

En fait, dans les années 1920 et 1930, les terres qui ont été confisquées et revendues ont été mises sur le marché à un prix de départ de 4 $ l’acre.

Mme Martin McGuire affirme que [traduction] « [r]ien n’indique que la population locale ait réclamé ces terres de réserve en particulier », mais dans son analyse au sujet des acheteurs, elle fait expressément abstraction des « terres achetées et utilisées par les agriculteurs locaux » et tient uniquement compte des « terres qui ont plus tard été cédées à d’autres ». L’analyse de Mme Martin McGuire fait donc fi des terres achetées par des personnes qui souhaitaient en faire une utilisation directe et immédiate.

[Renvois omis.] [Souligné dans l’original; rapport Whitehouse-Strong, aux pp 71‑73]

[63] En ce qui concerne le rôle de l’agent Day dans la cession des terres et le gain financier que E. H. White aurait réalisé, M. Whitehouse-Strong déclare ce qui suit :

[traduction]

L’affirmation de Mme Martin McGuire, selon laquelle [traduction] « l’agent Day a promis de l’argent et des vivres à une population vieillissante, une bande qui semblait préférer les transactions en espèces plutôt que l’agriculture », est exacte mais ne reconnaît pas que la bande :

appuyait la cession;

n’a formulé aucune objection après que la cession ait eu lieu;

a insisté pour que les terres qui mettaient plus de temps à se vendre soient vendues;

a cherché à utiliser les fonds provenant de la cession et de la vente pour aider sa population à répondre à ses besoins courants;

a cherché à utiliser les fonds provenant de la cession et des ventes pour diversifier son économie à la lumière :

des nouvelles possibilités liées à l’agriculture et à l’élevage dans les réserves indiennes à cette époque;

de la diminution des ressources de la réserve pouvant être vendues dans l’économie monétaire locale;

de la diminution des possibilités de travail rémunéré dans l’économie monétaire locale.

Cela étant, il faut retourner au résumé de Mme Martin McGuire, plus précisément aux points 5, 9 et 10 (PMM, aux pp 3-6), puisqu’ils illustrent à quel point il est difficile de bien analyser plusieurs éléments de son rapport de recherche. Au point 5, Mme Martin McGuire écrit : [traduction] « Il est certain que je me demande si Day est à l’origine de la cession, mais je ne dispose d’aucune preuve tangible à cet effet ». Au point 9, elle écrit : [traduction] « Cela dit, rien ne permet d’affirmer qu’il [l’agent des Indiens Day] en a profité personnellement, si ce n’est qu’il a acheté des terres par l’intermédiaire de sa femme à des fins de revente. On peut en dire autant d’Edward White […] ». Enfin, au point 10, elle écrit : [traduction] « [J]e suis certaine qu’il a fait appel à Wilbur Bennett. Le père de White, William J. White, avait déjà collaboré avec Bennett lorsqu’il avait tenté d’acquérir des terres des Assiniboines à des fins de spéculation. Il est fort probable que White en ait tiré un certain profit financier, mais on n’a trouvé aucun document le confirmant ». Il n’est pas possible de procéder à une analyse correcte de ce type de déclarations ou de certains aspects de la présentation générale qui portent sur ce type de déclarations, car, comme Mme Martin McGuire le souligne elle-même, aucune preuve ne saurait étayer une telle analyse. Voilà qui est inquiétant, car comme nous l’avons vu, une grande partie de l’exposé des faits que renferme le rapport, l’histoire même qu’il expose, repose sur ce type de suppositions sans fondement plutôt que sur la preuve. Il est vrai que, du point de vue d’un historien, la preuve se prête à l’interprétation et l’analyse historique peut faire l’objet de discussions, mais lorsqu’un exposé des faits repose uniquement sur des conjectures et des suppositions, il ne s’agit pas d’une analyse historique puisqu’il n’y a aucune preuve à l’appui. [Rapport Whitehouse-Strong, aux pp 73‑74]

C. Analyse : ventes réalisées en 1905 à un prix inférieur à la valeur des terres

[64] La preuve fournie par Mme Martin McGuire quant à la valeur, en 1905, des terres visées par la revendication est liée à la preuve sur laquelle la revendicatrice entendait se fonder, plus tôt dans l’instance, afin d’établir l’existence d’un plan visant à faire accepter la cession, à obtenir les terres en les achetant à un prix inférieur à leur valeur marchande et à tirer profit de la revente. À l’instar de l’analyse de Mme Martin McGuire sur les motivations et intérêts des représentants du gouvernement et des personnes désireuses d’acquérir des terres agricoles, les observations de M. Whitehouse-Strong sur les conjectures et suppositions concernent la valeur des terres visées par la revendication au moment de la cession.

[65] Rien n’indique que l’agent Day a lancé le processus de cession des terres autrement que pour répondre à la demande des membres des bandes qui souhaitaient que les terres soient vendues et que les personnes âgées en retirent un certain avantage. La preuve n’établit pas que les terres ont été vendues à un prix inférieur à la valeur marchande.

[66] Rien ne prouve non plus que quelqu’un d’autre ait pu influer sur le prix de départ ou que ce prix était inférieur à la valeur par acre des terres non exploitées de la région qui avaient un potentiel agricole. Lors de la première vente aux enchères, les ventes ont été réalisées à un prix se rapprochant du prix de départ. Il est donc raisonnable de conclure que les prix de départ et les prix offerts correspondaient à la valeur marchande, ou à peu près. En outre, le prix des ventes réalisées au cours des quatre ventes aux enchères tenues entre 1906 et 1910 se situait, en moyenne, entre 3,75 et 4,01 $ l’acre. Le prix de départ fixé à l’occasion de ces ventes aux enchères aurait généralement été connu. Si le marché avait permis un prix plus élevé qu’en 1906, les offres auraient été plus élevées.

[67] La preuve que la première vente aux enchères a été annoncée est équivoque. Des annonces ont été payées, mais n’ont pas, semble-t-il, été publiées. La vente aux enchères de 1906 n’a fait l’objet d’aucun avis à l’échelle locale, de sorte que l’agent Day a dû se débrouiller pour informer la collectivité qu’elle avait lieu le jour même. Cependant, les ventes aux enchères subséquentes ont été annoncées.

D. Manquement à l’obligation de fiduciaire visé par la réparation

[68] L’intimée admet avoir manqué à l’obligation de fiduciaire, antérieure à la cession, qu’elle avait à l’égard de la revendicatrice, de sorte que la cession des terres situées dans les RI nos 110 et 111 qui a eu lieu en 1905 est invalide. Cela étant, l’intimée ne précise pas à quelle obligation de fiduciaire antérieure à la cession elle a manqué. On peut dire à tout le moins, d’après les observations des parties, que le manquement découle du fait que les membres de la bande de Mosquito ont voté sur la cession de terres réservées pour la bande de Lean Man, ce qui constitue une violation des dispositions en matière de cession de la Loi sur les Indiens, et que la Couronne a par la suite approuvé cette cession irrégulière (décret CP 1920/1905, 3 novembre 1905). Cela suffit pour que la revendication relève des alinéas 14(1)b) et c) et qu’il y ait indemnisation en vertu des alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP. Les deux parties ont formulé leurs arguments en se fondant sur la prémisse que les principes d’indemnisation en equity s’appliquent également.

VIII. MOTIFS D’INDEMNISATION

[69] Lorsqu’une revendication relative à une cession illégale, présentée en vertu de la LTRP, est jugée fondée, le Tribunal accorde une indemnité conformément aux alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP. En bref, il accorde une indemnité égale à la valeur marchande actuelle des terres en question, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, ainsi qu’une indemnité pour la perte des terres en question, ajustée à la valeur actuelle de la perte, sous réserve des conditions énoncées aux alinéas 20(1)g) et h) :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[…]

g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps;

h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

IX. valeur marchande actuelle DES TERREs, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées ENTRE‑TEMPS

[70] Les parties se sont généralement entendues sur bon nombre des critères permettant de déterminer la valeur actuelle des terres visées par la revendication. Par conséquent, les questions en litige étaient assez limitées et techniques. Les efforts déployés par les parties et les experts à cet égard ont été appréciés.

A. Preuve d’expert sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps : faits non contestés

[71] Les deux parties se sont appuyées sur des données d’experts, à savoir des données d’évaluateurs fonciers, pour tenter de déterminer la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps. Les évaluateurs n’ont pas tenu compte du fait que les terres en question seraient des terres de réserve non cédées. Ils ont tous deux utilisé des terres comparables vendues sur le marché immobilier.

[72] Le rapport d’expert de la revendicatrice concernant la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, a été rédigé par Norris Wilson et Gina Gallant, de l’entreprise Altus Group Limited (le rapport Altus I). Norris Wilson est un évaluateur agréé de l’Institut canadien des évaluateurs (AACI). Il a une grande expérience des revendications territoriales des Premières Nations et a déjà comparu à titre de témoin expert devant de multiples cours et tribunaux. Mme Gallant est une évaluatrice agréée de l’Institut canadien des évaluateurs (AACI). Elle a de l’expérience dans la production de rapports d’experts dans le contexte de revendications territoriales des Premières Nations. Elle a déjà comparu à titre de témoin au cours de séances de médiation et d’audiences de tribunaux.

[73] L’expert de l’intimée au regard de la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, est Hal Love, de l’entreprise Hal Love Real Estate Advisory Services. M. Love est un évaluateur agréé de l’Institut canadien des évaluateurs (AACI). Il a de l’expérience dans l’évaluation de propriétés agricoles, ainsi que dans la formulation de conseils concernant l’évaluation des terres des Premières Nations, les études sur la perte d’usage et les études sur l’utilisation optimale.

[74] Les experts de la revendicatrice et de l’intimée ont estimé la valeur des terres visées par la revendication en fonction de leur utilisation optimale en date du 21 septembre 2017. Les valeurs fournies n’ont pas été ramenées à la date de l’audience du Tribunal.

[75] Les parties conviennent que l’utilisation optimale des terres visées par la revendication est celle à des fins agricoles, et que la méthode de comparaison directe est appropriée (rapport Altus 1, aux p. 6 et 27, et rapport Love, aux pp 5 et 6).

[76] L’expression « utilisation optimale » des terres est définie par l’Institut canadien des évaluateurs en ces termes :

Usage raisonnablement probable et légal du bien immobilier qui est physiquement possible, légalement permissible, financièrement faisable et le plus productif possible, qui confère au bien immobilier la meilleure valeur marchande. [Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC) (Canada, Institut canadien des évaluateurs [Ottawa, 2020]), section 3.30, à la p 9; rapport Altus I, à la p 26, citant la version des NUPPEC en vigueur le 1er mai 2016; rapport Love I, à la p 4, citant la version des NUPPEC de 2018].

[77] Les parties citent des définitions semblables pour l’« approche de la comparaison directe ». Elle est définie en ces termes dans le rapport Altus I :

[traduction] L’approche de la comparaison directe reconnaît le principe de la substitution, selon lequel un acheteur ne paiera pas une propriété plus cher qu’une autre propriété tout aussi désirable. Suivant cette logique, l’opinion concernant la valeur se forge en effectuant une analyse comparative de propriétés semblables à la propriété visée qui ont récemment été vendues, qui sont en vente ou qui font l’objet d’un contrat de vente. [Rapport Altus I, à la p 29.]

[78] La définition donnée dans le rapport Love I est similaire :

[traduction] MÉTHODE DE LA comparaison directe en ce qui a trait à la valeur : Un ensemble de procédures à l’issue desquelles une indication de la valeur est obtenue en comparant la propriété évaluée avec des propriétés similaires qui ont été vendues récemment, en appliquant des unités de comparaison appropriées et en rajustant les prix de vente des propriétés comparables en fonction des éléments de comparaison. La méthode de la comparaison directe peut être utilisée pour évaluer des propriétés auxquelles des améliorations ont été apportées, des terrains vacants et des terrains considérés comme vacants. Il s’agit de la méthode d’évaluation foncière la plus couramment utilisée et privilégiée lorsqu’il existe des données comparables sur les ventes. [Rapport Love I, à la p 5.]

[79] Le rapport Love I cite trois sources pour ses définitions : NUPPEC (Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada) (2018); The Appraisal of Real Estate (deuxième édition canadienne), Institut canadien des évaluateurs, 2005; The Dictionary of Real Estate Appraisal, troisième et cinquième éditions, Appraisal Institute (rapport Love I, à la p 5).

[80] Gina Gallant, pour la revendicatrice, a indiqué que l’entreprise Altus, contrairement à M. Love, avait rajusté les valeurs des ventes de parcelles comparables aux terres visées par la revendication afin de tenir compte du pourcentage de terre arable et de la qualité du sol (transcription de l’audience, 18 décembre 2019, à la p 149). M. Love a indiqué qu’il n’était pas nécessaire de rajuster les valeurs en fonction de la classification des sols, étant donné que les propriétés comparables retenues se trouvaient toutes très près des terres visées par la revendication et que la classification des sols était semblable (transcription de l’audience, 19 décembre 2019, à la p 53). Les deux parties ont utilisé les données de la Saskatchewan Assessment Management Agency (SAMA), selon lesquelles les terres visées par la revendication sont arables à 72 %.

[81] L’expert de la revendicatrice a conclu que la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, était de 1 150 $ l’acre en date du 21 septembre 2017, et qu’en conséquence, le coût total estimé pour remplacer les 14 465 acres des terres visées par la revendication, y compris celles qui ont été mises de côté ultérieurement pour des réserves routières, que les routes soient construites ou non, était de 16 635 000 $ en date du 21 septembre 2017. Le rapport Altus a utilisé une superficie de 14 465 acres pour les terres visées par la revendication, à savoir 14 670 acres moins 205 acres pour des routes déjà construites (rapport Altus 1, à la p 18).

[82] L’expert de l’intimée a conclu que la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, était de 960 $ l’acre. M. Love, qui a utilisé une superficie de 14 421 acres pour les terres visées par la revendication, a calculé que la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, était de 13 843 872 $ en date du 21 septembre 2017.

B. Conclusions sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps

[83] Les experts de la revendicatrice en matière d’évaluation, Norris Wilson et Gina Gallant de l’entreprise Altus Group Limited, estiment, en date du 21 septembre 2017, que la valeur par acre est de 1 150 $, et que la valeur des terres visées par la revendication est de 16 635 000 $.

[84] L’expert de l’intimée en matière d’évaluation, Hal Love, estime, en date du 21 septembre 2017, que la valeur par acre est de 960 $, et que la valeur des terres visées par la revendication est de 13 843 872 $.

[85] Les évaluateurs des deux parties ont accompli la tâche de façon appropriée et ont appliqué leur jugement professionnel et un grand savoir-faire. Les valeurs qu’ils ont obtenues sont toutefois différentes. Chaque évaluateur a soulevé des préoccupations valables sur les facteurs que l’autre évaluateur a pris en compte et les méthodes qu’il a utilisées. Je n’ai pas tenté de modifier leurs conclusions respectives à la lumière de ces préoccupations. La « bonne » valeur se trouve quelque part au milieu. Je conclus que la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, est de 15 500 000 $ en date du 21 septembre 2017.

X. Perte d’usage

A. Introduction

[86] Lorsqu’une revendication particulière est jugée valide conformément à une conclusion ou à une admission selon laquelle la Couronne a commis un manquement à une obligation légale relativement à une cession invalide, le Tribunal est tenu de déterminer la valeur pécuniaire de la perte d’usage des terres en question (al 20(1)h) de la LTRP).

[87] La période d’évaluation de la perte d’usage en l’espèce s’échelonne de 1905 à 2020. Le fardeau de prouver les pertes sur une période aussi longue est colossal, tout comme l’est la tâche d’évaluer les pertes à la date du prononcé de la décision. Les revendications dont est saisi le Tribunal sont « historiques » non seulement en raison du temps qui s’est écoulé depuis l’événement établissant les motifs d’ordre juridique, mais aussi en raison de leur importance sur le plan historique. Par exemple, dans l’affaire Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15 [Beardy's], les motifs de la revendication découlaient de la Rébellion du Nord-Ouest de 1885.

[88] Il n’est pas facile pour les Premières Nations revendicatrices de rassembler la preuve nécessaire pour quantifier, en dollars, la perte d’usage historique subie depuis la date du manquement. Les deux parties, à savoir la Première Nation revendicatrice et la Couronne, qui est l’intimée, consultent des experts de différents domaines pour obtenir des rapports aidant le Tribunal à prendre des décisions.

[89] Les experts sont eux aussi confrontés à des difficultés dans la réalisation de leur travail, en raison du manque de renseignements sur lesquels ils peuvent appuyer leurs analyses et leurs conclusions.

[90] L’exigence selon laquelle les pertes historiques doivent être ramenées à la valeur actuelle « conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires » (al 20(1)h) de la LTPR) complique les choses.

[91] Les parties qui participent aux instances devant le Tribunal semblent comprendre que l’al 20(1)h) exige que la valeur pécuniaire de la perte d’usage soit déterminée pour chaque année, depuis la date du manquement jusqu’à aujourd’hui, puis rajustée à la valeur actuelle. Cette interprétation donne lieu à des tentatives de déterminer des résultats négociés au moyen de calculs qui, comme nous le verrons ci-dessous, ne respectent pas l’optique de la loi en ce qui a trait à l’application des principes de l’indemnisation en equity.

B. Possibilité perdue

[92] Selon l’approche retenue par la revendicatrice, la « possibilité perdue » est celle de conserver les terres, de les utiliser de façon optimale et d’investir les produits qui auraient pu être tirés des terres (version modifiée du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, au para 48). La revendicatrice soutient que la présomption de l’utilisation la plus avantageuse s’applique à la façon dont les terres auraient pu être exploitées et à la façon dont les revenus subséquents auraient pu être investis (version modifiée du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, aux para 44 et 165).

[93] Dans ses observations écrites, l’intimée a critiqué DEMA pour avoir omis de tenir compte des éléments suivants :

[traduction]

a. ce que la Première Nation de Mosquito avait l’intention de faire ou voulait faire avec les terres visées au moment de la cession;

b. la capacité de la Première Nation de Mosquito à exploiter les terres visées;

c. la façon dont la Première Nation de Mosquito a exploité ses autres terres de réserve au cours des 115 dernières années;

d. le fait que les terres visées n’auraient pas nécessairement été divisées et utilisées à des fins agricoles de la même manière et au même rythme (le rythme de développement) que les terres arables utilisées à des fins agricoles dans deux municipalités rurales voisines. [Version modifiée du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, au para 44.]

[94] Contrairement à ce que fait valoir l’intimée aux alinéas a) et c) ci-dessus, et aux alinéas b) et d), qui sont plutôt ambigus, la bonne question n’est pas celle de savoir ce que la revendicatrice aurait fait des terres si elles n’avaient pas été cédées, mais plutôt de savoir ce qu’il aurait été possible de faire si les terres avaient été utilisées de la façon la plus avantageuse possible. La tâche est de déterminer l’utilisation la plus avantageuse des terres qui était réaliste en fonction des caractéristiques objectives des terres et du régime légal en vigueur. Les facteurs liés à l’utilisation optimale des terres sont pris en compte. En l’espèce, l’application du principe de l’utilisation la plus avantageuse révèle que l’agriculture est l’utilisation optimale des terres. Sur ce point, les parties sont du même avis. La revendicatrice s’appuie sur le rapport DEMA pour démontrer les pertes attribuables à la perte d’occasion de pratiquer l’agriculture commerciale sur les terres.

[95] Les points soulevés par l’intimée aux alinéas b) et d) ci-dessus peuvent comprendre des facteurs objectifs, et par conséquent, peuvent être liés aux éventualités pouvant être prises en compte dans l’évaluation d’une indemnisation en equity.

[96] L’approche de la revendicatrice exige l’existence d’un lien entre le manquement et la perte des terres visées qu’a subie la revendicatrice, mais n’exige pas que la revendicatrice prouve que, si le manquement reconnu n’avait pas été commis, elle aurait fort probablement gagné les revenus historiques revendiqués, puis les aurait investis d’une certaine façon. En effet, la revendicatrice reconnaît que [traduction] « [i]l ne fait quasiment aucun doute que la Première Nation n’aurait pas réussi à exploiter les terres visées par la revendication de la manière la plus avantageuse possible » (mémoire des faits et du droit de la revendicatrice fourni en réponse, au para 19). La revendicatrice a aussi affirmé que [traduction] « […] nous pouvons supposer avec certitude qu’une Première Nation défavorisée sur le plan économique aurait dépensé la majorité des fonds auxquels elle aurait eu accès » (mémoire des faits et du droit de la revendicatrice fourni en réplique, au para 38).

C. Position des parties sur la façon de modéliser le manque à gagner

[97] La revendicatrice a utilisé des évaluations et d’autres données liées aux activités agricoles afin de modéliser le rendement agricole des terres visées par la revendication pour chaque année qui s’est écoulée depuis le manquement à l’obligation de fiduciaire. Par l’entremise du rapport DEMA, la revendicatrice a présenté plusieurs façons de modéliser ce rendement agricole, se fondant sur des hypothèses d’exploitation agricole des terres par la revendicatrice (modèle de propriétaire exploitant), d’un modèle de location et de modèles de substitution. DEMA privilégiait le modèle de propriétaire exploitant, mais n’a pas été en mesure de terminer les recherches et l’analyse nécessaires pour obtenir une estimation de la perte d’usage fondée sur un tel modèle. La revendicatrice s’est appuyée sur l’un des deux modèles de substitution présentés (« substitution (revenu net réalisé) »).

[98] Les différents modèles que DEMA a utilisés pour estimer la valeur en dollars de la perte d’usage des terres visées par la revendication reflètent la pratique consistant à évaluer les pertes au moyen d’approximations dans les négociations menées en vue du règlement des revendications acceptées par le ministre dans le processus établi par la politique gouvernementale, à savoir : Canada, ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada, En toute justice : une politique des revendications des autochtones : revendications globales (Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1981). Le Tribunal n’est pas lié par les méthodes d’évaluation utilisées dans la négociation de revendications particulières entre les Premières Nations et la Couronne. Cependant, ces méthodes peuvent, dans la mesure où elles fournissent une base solide permettant de quantifier les pertes historiques, être appliquées dans les instances du Tribunal.

[99] Les quelques modèles mentionnés ci-dessus sont des modèles de « substitution », en ce sens où ils ne font pas appel à des données sur l’utilisation réelle des terres visées par la revendication. Cependant, ils supposent l’utilisation optimale des terres visées par la revendication, qui, selon les données probantes, est l’utilisation à des fins agricoles. De même, ils s’articulent autour des fins économiques auxquelles l’exploitation des terres aurait pu servir dans les faits, à savoir une exploitation agricole à but lucratif et une location des terres à des fins agricoles.

[100] Chaque modèle donne lieu à une estimation de la valeur pécuniaire des pertes annuelles subies par la revendicatrice en raison du fait que la Couronne a agi sur le fondement d’une cession invalide. Ces estimations sont tirées de méthodes s’appuyant sur des données agricoles pour la Saskatchewan, lesquelles sont conservées par différents ministères fédéraux et provinciaux ayant un mandat de surveillance en matière d’agriculture.

[101] Les ensembles de données comprennent le nombre d’acres exploitées, les revenus par type de culture et les revenus globaux, le revenu brut tiré de l’agriculture, les dépenses agricoles, le nombre d’acres en propriété franche et en location, le facteur travail de la main-d’œuvre familiale et agricole, les subventions offertes et d’autres données.

[102] Chaque partie a fourni des données d’expert sur la façon de ramener au présent les estimations du manque à gagner sur le plan agricole, peu importe à combien celles-ci s’élèvent selon le Tribunal. Comme l’a fait la revendicatrice en ce qui concerne la modélisation agricole, les experts de la valeur actuelle ont proposé plusieurs scénarios sur la façon de faire les calculs conformément aux principes de l’indemnisation en equity.

[103] Les données et les rajustements des données générales visant à mieux refléter les attributs agricoles semblables à ceux des terres visées par les revendications sont présentés dans des chiffriers électroniques. Les nombreuses rubriques dans lesquelles des données agricoles ont été utilisées illustrent la complexité des méthodes de DEMA. Par exemple, dans le modèle de location, afin de mesurer le nombre d’acres cultivées, on trouve les terres agricoles pouvant être utilisées uniquement pour le pâturage, les terres stériles, le revenu brut et net, le ratio de terres en propriété franche et en location, et d’autres données.

[104] La méthode la plus complexe, comme l’illustrent les points d’entrée de données et les rajustements figurant dans le chiffrier électronique, annexe E, est le modèle de substitution (revenu net réalisé).

[105] Comme les méthodes utilisées sont présentées de façon mathématique, les estimations ont été obtenues à l’issue de calculs. Il ne s’agit cependant pas de calculs des pertes réelles s’appuyant sur des données propres à l’utilisation réelle des terres visées par la revendication.

[106] En réplique, l’intimée a présenté des preuves d’expert critiquant les rapports d’expert de la revendicatrice, mais n’a pas présenté d’estimation indépendante du manque à gagner sur le plan agricole.

D. Preuve : LE RAPPORT DEMA

[107] La revendicatrice s’appuie sur un rapport d’expert daté du 21 février 2020, produit par l’entreprise DEMA Land Services inc., pour l’évaluation de la perte d’usage des terres visées par la revendication entre 1905 et 2020.

[108] Ce rapport a été corédigé par M. Dallas Maynard et Mme Alana Kelbert. M. Maynard est décédé avant la date à laquelle il devait témoigner devant le Tribunal au sujet du rapport DEMA. Il est entendu que son décès attriste bien des gens outre sa famille et ses amis. Le Tribunal reconnaît sa contribution au règlement de revendications particulières tout au long de sa carrière.

[109] M. Maynard était un évaluateur foncier agréé. Il a offert pendant longtemps des services aux Premières Nations et à d’autres entités en ce qui a trait à l’évaluation de pertes historiques, y compris des pertes liées aux terres agricoles. Comme il était agriculteur, il pouvait mettre à profit ses connaissances personnelles dans l’exercice de ses fonctions. Mme Kelbert est une évaluatrice foncière agréée et une agrologue professionnelle. Elle est issue d’une famille d’agriculteurs. Elle a réalisé des études sur la perte d’usage dans le cadre d’autres revendications de Premières Nations en Saskatchewan et en Ontario, et a effectué des évaluations à des fins de soutien judiciaire et autres. M. Maynard et elle ont travaillé ensemble dans de nombreux dossiers.

[110] Comme il l’est précisé au paragraphe B.3 du rapport DEMA :

[traduction] La présente étude vise tout d’abord à fournir un aperçu des éléments suivants :

1) les tendances historiques relatives à l’activité agricole à la fois sur les terres de réserve de Mosquito et dans les environs;

2) les ressources agricoles des terres visées par la revendication;

3) l’activité et le développement agricole sur les terres adjacentes à celles visées par la revendication.

[111] La tâche est décrite de façon générale au paragraphe C.1 :

[traduction] La présente étude sur la perte d’usage sur le plan agricole est préparée dans l’objectif d’estimer la perte d’usage nominale nette subie par la Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man (Première Nation de Mosquito, PNM) découlant de la cession des terres en 1905.

[112] Les estimations de la perte nominale subie par la revendicatrice en raison de la cession ne s’appuient pas sur des données propres aux terres visées par la revendication. En réponse, l’expert de l’intimée, M. Bruce Simpson de Serecon inc., a affirmé, à la page 11 du rapport Serecon, que l’attribution d’activités d’agriculture et de pâturage aux terres visées par la revendication (modèle de propriétaire exploitant) ne s’appuie pas sur l’utilisation des terres visées par la revendication, mais découle plutôt d’une déduction faite en fonction de la totalité des terres des municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle :

[traduction] Les renseignements fournis portent sur la région environnante des terres visées par la revendication (selon toute vraisemblance dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle). Les tableaux indiquent que les données portent sur la région visée par la revendication, mais le terme « Mosquito » qui figure dans les rubriques des tableaux peut porter le lecteur à penser que les données portent précisément sur les terres visées par la revendication de la Première Nation de Mosquito. À notre avis, il importe de préciser que les données concernent la totalité des terres des municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle et non précisément les terres visées par la revendication.

[113] Le modèle de propriétaire exploitant et le modèle de location s’appuient tous deux sur des statistiques relatives à la production agricole pour la région [traduction] « environnante » des municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle. Les deux modèles de substitution s’appuient sur des données agrégées pour la totalité des terres agricoles en Saskatchewan.

[114] En bref, peu de données utilisées pour le modèle de propriétaire exploitant, le modèle de location ou les modèles de substitution sont tirées de l’utilisation réelle des terres visées par la revendication ou de terres de réserve comparables. Il y a deux exceptions. Premièrement, les conclusions sur le pourcentage de la récolte payable au propriétaire dans le modèle de location s’appuient dans une certaine mesure sur des [traduction] « recherches effectuées dans le Système de registre des terres indiennes afin de documenter les conventions de location agricole historiques dans [la partie restante des réserves indiennes nos 110 et 111] ». (Rapport DEMA, au para B.6.) Deuxièmement, le rapport DEMA fournit des données réelles sur la zone de sols, la topographie et l’écozone des terres visées par la revendication (au para G.9).

[115] Le rapport DEMA utilise des données de la Saskatchewan Assessment Management Agency pour déterminer les possibilités d’exploitation agricole suivantes sur les terres visées par la revendication : des 14 465 acres des terres visées par la revendication, 72,2 % sont des terres arables (c.-à-d. pouvant être utilisées pour la culture), 15,2 % sont des pâturages indigènes (terres pouvant être utilisées pour le pâturage) et 12,6 % sont des terres stériles.

[116] Le mandat de DEMA, que les avocats de la revendicatrice ont utilisé pour se forger une opinion sur la perte d’usage et la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, comprend le passage suivant :

[traduction] L’étude a été réalisée conformément au mandat suivant :

a) Les terres visées par la revendication devraient être considérées comme des terres de réserve au sens de la Loi sur les Indiens et assujetties aux dispositions de celle-ci, y compris ses modifications successives. Bien que les terres visées par la revendication soient considérées comme étant assujetties aux dispositions de la Loi sur les Indiens, il ne faut pas présumer que ces dispositions ont été appliquées uniquement au détriment des Premières Nations en ce qui a trait aux terres visées par la revendication.

[…]

c) La valeur de la perte d’usage sur le plan agricole devrait être estimée au moyen de deux modèles, à savoir :

(i) le rendement net obtenu par la Première Nation à titre de propriétaire exploitant agricole (propriétaire exploitant);

(ii) le rendement net obtenu par la Première Nation à titre de locateur (location).

d) La valeur de la perte d’usage sur le plan agricole devrait être établie en fonction de l’utilisation la plus raisonnable et probable, ce qui n’exclut pas l’utilisation la plus avantageuse, à savoir l’activité agricole qui aurait raisonnablement pu être entreprise si les Premières Nations avaient conservé les terres visées par la revendication. [L’italique est utilisé dans la version originale; les caractères gras sont ajoutés; rapport DEMA, au para D.2]

[117] Les sections F, G et H du rapport DEMA énoncent les méthodes et les renseignements utilisés pour tirer les conclusions, à savoir :

  1. les deux utilisations à des fins agricoles, soit la culture et le pâturage, auxquelles conviennent les terres visées par la revendication;

  2. le rendement de culture estimé pour les terres visées par la revendication.

[118] La section F, intitulée [traduction] « TENDANCES HISTORIQUES DE L’ACTIVITÉ AGRICOLE », attribue le développement de l’agriculture dans la région au prolongement du chemin de fer Canadien du Nord près de Battleford, en 1905, où la population est passée de 5 562 habitants en 1901 à 38 830 habitants en 1911, et mentionne que [traduction] « nous pouvons supposer que les terres de la région ont aussi été complètement utilisées à des fins agricoles au moins jusqu’en 1920 » (rapport DEMA, au para F.16).

[119] La section G, intitulée [traduction] « RESSOURCES AGRICOLES DES TERRES VISÉES PAR LA REVENDICATION », s’appuie sur des données de la Saskatchewan Assessment Management Agency, qui consigne l’utilisation réelle des terres visées par la revendication, pour conclure que des 14 465 acres des terres visées par la revendication, 72,2 % sont des terres arables (c.-à-d. pouvant être utilisées pour la culture), 15,2 % sont des terres pouvant être utilisées pour le pâturage et 12,6 % sont des terres stériles.

[120] La section H, intitulée [traduction] « ACTIVITÉS AGRICOLES DANS LES ENVIRONS », compare la capacité de production de terres comparables à celle de la totalité des terres agricoles en Saskatchewan, en s’appuyant sur des statistiques tirées de rapports historiques et récents du ministère de l’Agriculture de la Saskatchewan. Il est souligné que la production agricole tirée des parties des terres visées par la revendication auxquelles des améliorations ont été apportées était supérieure à celle observée en Saskatchewan tout au long de la période.

[121] Au paragraphe H.14 du rapport DEMA, les auteurs traitent de la taille moyenne des exploitations agricoles, du pourcentage des terres utilisées pour les cultures, la jachère et le pâturage, ainsi que des terres en propriété comparativement aux terres louées entre 1916 et 2016 :

[traduction] Le tableau 14 présente les tendances relatives à la structure des exploitations agricoles, décrit en détail la taille moyenne des exploitations agricoles et la proportion des terres en propriété comparativement aux terres louées, selon les données du recensement. La taille moyenne des exploitations agricoles [dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle] connaît une augmentation stable depuis 1936; la taille moyenne des exploitations agricoles s’élève aujourd’hui à près de 1 600 acres. La taille des exploitations agricoles a augmenté au fil du temps grâce à l’acquisition de terres, sachant que [les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle] ont conservé un ratio similaire de +/-70 % de terres en propriété et de +/-30 % de terres louées entre 1921 et 2016. En comparaison, les données provinciales révèlent un pourcentage croissant de terres louées au cours de la période visée par la revendication.

[122] Au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie, 30 % des terres agricoles dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle étaient louées. Dans l’ensemble de la Saskatchewan, entre 30 et 40 % des terres étaient louées.

[123] En 1921, la taille moyenne des exploitations agricoles dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle était de 371 acres (transcription de l’audience, 13 mars 2020, à la p. 166).

E. Les quatre modèles d’évaluation de la perte d’usage dans le rapport DEMA

[124] Ci-dessous se trouve un résumé des méthodes retenues par les auteurs du rapport DEMA pour estimer la perte d’usage au moyen de différents modèles, soit : premièrement, le modèle de propriétaire exploitant; deuxièmement, le modèle de location; troisièmement, le modèle de substitution (revenu net réalisé); quatrièmement, le modèle de substitution générique (6,3 %).

[125] Les modèles de location et de substitution estiment la perte de revenus de la revendicatrice en conséquence de la cession de 14 670 acres des réserves indiennes nos 110 et 111, en 1905. Le modèle de propriétaire exploitant ne fournissait pas d’estimation de la perte.

1. Modèle de propriétaire exploitant

[126] Comme les données du recensement révèlent que 30 % des terres comparables étaient loués au cours de la période visée par la revendication et que les 70 % restants étaient exploités par le propriétaire foncier, le rapport DEMA pose que selon toutes probabilités, l’utilisation des terres aurait été faite dans cette même proportion (rapport DEMA, au para I.10). Cependant, selon l’utilisation la plus rentable, dans l’objectif d’évaluer différentes options en ce qui a trait à l’évaluation, les auteurs du rapport DEMA se sont appuyés sur l’hypothèse selon laquelle 100 % des terres auraient été exploitées à des fins agricoles dans le modèle de propriétaire exploitant, et 100 % des terres auraient été louées dans le modèle de location :

[traduction] Pour les besoins du présent rapport, nous avons supposé que la Première Nation aurait utilisé à des fins agricoles 100 % des terres visées par la revendication au cours de la période visée, afin d’utiliser les terres de la façon la plus rentable possible pendant ces 115 années.

Dans le modèle de location, nous avons supposé que le propriétaire foncier aurait loué la totalité des terres visées par la revendication à des tierces parties, qui auraient utilisé de façon optimale les terres à des fins agricoles et d’élevage de bétail, compte tenu des caractéristiques des terres. [Rapport DEMA, aux para I.11 et I.27]

[127] Comme les modèles de propriétaire exploitant et de location ont certains dénominateurs communs, les auteurs du rapport DEMA ont traité conjointement certains aspects, comme il l’est mentionné ci-dessous, dans l’objectif d’éviter des répétitions dans la section consacrée au modèle de location.

[128] Les auteurs du rapport DEMA indiquent que la méthode qu’ils privilégient pour estimer la perte de revenus subie par la revendicatrice est celle du modèle de propriétaire exploitant. Il s’agit d’un [traduction] « modèle économique suivant lequel les terres sont utilisées de façon optimale afin de générer des revenus compte tenu du potentiel de productivité des terres » (rapport DEMA, au para I.1). Cependant, les auteurs n’ont pas développé le modèle entièrement, [traduction] « n’ayant pas été en mesure de concevoir le modèle de propriétaire exploitant dans les délais prescrits » (rapport DEMA, au para K.13).

[129] La revendicatrice a choisi de s’appuyer sur le présent rapport DEMA.

[130] Les auteurs du rapport DEMA reconnaissent que les terres de réserve possèdent des attributs qui réduiraient les coûts que devrait assumer la Première Nation agissant à titre de propriétaire exploitant, ce qui augmenterait le revenu net par acre. Il s’agit principalement de l’absence de dette liée à l’acquisition des terres, et par conséquent l’absence de remboursements annuels du principal et des intérêts, ainsi que de l’exemption de taxes foncières et d’impôts sur le revenu tiré de l’utilisation des terres.

[131] L’approche utilisée pour le modèle de propriétaire exploitant est la suivante :

1. déterminer les modes d’utilisation des terres tout au long de la période visée par la revendication, y compris la proportion des terres utilisées à des fins agricoles et la vitesse à laquelle ces terres sont passées du pâturage à la culture de 1906 à aujourd’hui dans les municipalités régionales situées à proximité;

2. estimer le nombre hypothétique d’acres que la revendicatrice aurait utilisées à fins agricoles et d’élevage de bétail pour chaque année de 1906 à aujourd’hui, en tenant compte du fait que le nombre d’acres cultivées augmenterait proportionnellement au rythme du développement des municipalités régionales (et dans l’examen du modèle de location, les mêmes données sont utilisées pour déterminer le nombre d’acres louées à des tierces parties à des fins de pâturage, comparativement à des fins de culture, pour chaque année);

3. estimer le rendement brut des différentes utilisations des terres à des fins agricoles, en fonction de l’éventail de cultures, du rendement et du prix des cultures, et de la capacité d’accueillir des troupeaux de vaches;

4. estimer le revenu net que la revendicatrice a perdu et qu’elle aurait tiré de l’agriculture et de l’élevage de bétail (pour le modèle de location, ces données sont utilisées dans le calcul du partage des récoltes, ou métayage).

[132] Pour les modèles de propriétaire exploitant et de location, les auteurs du rapport DEMA indiquent que pour évaluer les pertes, il faut tout d’abord tenir compte des activités agricoles suivantes [traduction] « qui auraient raisonnablement pu être entreprises » (rapport DEMA, au para I.2) :

  • les terres cultivées exploitées par la Première Nation (modèle de propriétaire exploitant);

  • les terres cultivées louées à des tierces parties (modèle de location);

  • herbe indigène et buissons utilisés pour le pâturage du bétail.

[133] Le modèle tient aussi compte de zones qui ne sont pas utilisées à des fins agricoles, y compris les acres non améliorées à cultiver et les aires non productives, y compris les routes, les lieux où se trouvent des bâtiments, les lieux d’extraction minière, ainsi que les plans d’eau temporaires et permanents (rapport DEMA, au para I.2).

[134] Au départ, les terres auraient été principalement utilisées à des fins de pâturage, et l’exploitation agricole des terres aurait augmenté graduellement, au fil des améliorations apportées aux terres. Une partie des terres aurait été non productive pour la totalité de la période, [traduction] « y compris les routes, les lieux où se trouvent des bâtiments, les lieux d’extraction minière, ainsi que les plans d’eau temporaires et permanents » (rapport DEMA, au para I.2).

[135] Il a été impossible d’établir avec précision les activités agricoles historiques sur les terres visées par la revendication. On ne disposait d’aucune donnée à ce sujet. Les auteurs du rapport DEMA ont souligné que dans la plupart des projets, ils examinent des photographies aériennes actuelles et anciennes pour déterminer [traduction] « les fins auxquelles les terres sont utilisées et les superficies respectives » des terres visées, mais que dans le cas présent, « cette tâche dépassait la portée de [leur] engagement » (rapport DEMA, au para I.3). Un représentant de DEMA a souligné qu’il n’existe aucune photographie aérienne prise en Saskatchewan avant 1946 (transcription de l’audience, 13 mars 2020, à la p 150).

[136] Le tableau 15 présente le rythme estimé de développement des activités de culture sur les terres visées par la revendication entre 1905 et 2016 (rapport DEMA, au para I.3). Il s’appuie sur le recensement des données agricoles pour les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle au cours de la période visée. Il n’existe aucune donnée de recensement sur les municipalités régionales avant 1916, mais pour la période s’échelonnant de 1905 à 1915, les auteurs du rapport DEMA se sont appuyés sur le recensement des données agricoles pour le district agricole (transcription de l’audience, 13 mars 2020, aux pp 169 et 170). Les données du recensement ont aussi servi à obtenir une estimation de la superficie des terres non améliorées utilisées à des fins de pâturage de 1905 à 2016.

[137] Comme il l’a été mentionné précédemment, les auteurs du rapport DEMA ont appliqué les données de la Saskatchewan Assessment Management Agency (SAMA) [traduction] « comme indicateur de l’utilisation actuelle des terres visées par la revendication » et ont « supposé que les données de la SAMA reflètent l’utilisation actuelle des terres, et qu’au plus 72,2 % des terres visées par la revendication, à savoir 10 444 acres, auraient pu être cultivées au cours de la période visée par la revendication » (zone cultivée) (rapport DEMA, au para I.3).

[138] S’appuyant sur les données de recensements antérieurs de sources publiques, les auteurs du rapport DEMA ont tenu compte de l’éventail de cultures, de leur rendement et de leur prix dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle afin de calculer le revenu annuel brut provenant des cultures agricoles de 1905 à aujourd’hui, puis de l’appliquer aux terres visées par la revendication. Ils se sont aussi [traduction] « appuyés sur les cotes attribuées par la Saskatchewan Assessment Management Agency (SAMA) concernant la capacité du parcours naturel des terres visées par la revendication en matière de pâturage » et sur d’autres renseignements publics afin de déterminer le nombre de « vaches » que le pâturage non amélioré des terres visées par la revendication pourrait alimenter chaque année (rapport DEMA, au para I.19). D’après ces renseignements, ils pouvaient estimer le [traduction] « revenu brut provenant du bétail » (rapport DEMA, au para I.22).

[139] Les auteurs du rapport DEMA ont ajouté le « revenu agricole supplémentaire », c’est‑à‑dire les subventions agricoles gouvernementales, ainsi que le « revenu en nature », soit la main-d’œuvre agricole fournie « gratuitement » par la famille, pour estimer le [traduction] « revenu brut total provenant de l’agriculture et de l’élevage de bétail » pour une année (rapport DEMA, au para I.24).

[140] Le modèle de propriétaire exploitant et les modèles de substitution ont une caractéristique commune, à savoir qu’ils ne tiennent pas compte des dépenses liées à la main‑d’œuvre agricole qui figurent dans les données de la SAMA.

[141] Le rapport DEMA exclut des dépenses la main‑d’œuvre agricole fournie par la famille pour déterminer le [traduction] « rendement net pour la Première Nation à titre de propriétaire exploitant » (souligné dans l’original, rapport DEMA, au para J.8). Par conséquent, le revenu familial agricole est déduit des dépenses liées à la main-d’œuvre agricole tirées de la SAMA, afin d’obtenir un revenu net réalisé par acre de terre agricole. Bien que la main‑d’œuvre salariée demeure incluse dans les dépenses d’exploitation pour toutes les années, il n’y a aucune analyse de la nécessité de recourir à une main‑d’œuvre salariée non familiale dans l’exploitation agricole d’un propriétaire exploitant qui compte 14 670 acres, en comparaison des nombreuses exploitations agricoles familiales d’une superficie semblable qui sont prises en compte dans les données agrégées, sur une période au cours de laquelle la taille moyenne des exploitations agricoles est passée de 371 à 1 600 acres.

[142] Le rapport DEMA n’explique pas si la revendicatrice aurait eu une main‑d’œuvre suffisante parmi ses membres pour suivre le rythme de développement modélisé ou si elle aurait eu besoin de plus de main-d’œuvre salariée que ne le prévoit le modèle, selon les données sur les dépenses pour la Saskatchewan. En 1905, soit l’année de la cession, on comptait en tout 24 hommes adultes dans les trois bandes. En 1906, soit l’année suivant la cession, les trois bandes comptaient en tout 74 habitants (rapport de Martin McGuire, à la p 85). Il n’existe aucun élément de preuve ni aucune estimation du nombre d’exploitations agricoles que les auteurs du rapport DEMA ont attribué aux terres visées par la revendication entre 1905 et 1996. Au cours de cette période, la Saskatchewan dans son ensemble ou les terres visées par la revendication auraient compté de nombreuses exploitations agricoles familiales. Il n’existe aucun élément de preuve ni estimation du nombre de membres de la famille en mesure de contribuer à la préparation du terrain non aménagé en vue de la production de cultures entre 1905 et 1996, ni du niveau d’effort requis de la part de la main-d’œuvre. Pour atteindre leur plein développement, les terres visées par la revendication auraient manifestement compté de nombreuses exploitations agricoles dont la main‑d’œuvre aurait été composée de membres de la famille, au vu de la proportion de main‑d’œuvre familiale et salariée hypothétique utilisée par les auteurs du rapport DEMA.

[143] En ce qui a trait aux dépenses, pour obtenir un [traduction] « revenu net total provenant de l’agriculture et de l’élevage de bétail » par année, les dépenses ont été [traduction] « établies d’après les données provinciales globales provenant de Statistique Canada pour le revenu brut total et les dépenses totales de l’ensemble des exploitations agricoles en Saskatchewan » (rapport DEMA, au para I.25).

[144] Prenant pour hypothèse que les terres visées par la revendication auraient été des terres de réserve si elles n’avaient pas été cédées, les auteurs du rapport DEMA, conformément aux directives des avocats de la revendicatrice, ont exclu des données agrégées [traduction] « [l]es dépenses qui ne sont pas considérées comme applicables (impôt foncier, irrigation, intérêts sur les créances hypothécaires immobilières, loyer) […] pour estimer les dépenses d’exploitation agricole totales que la Première Nation de Mosquito aurait assumées », afin de « calculer le ratio entre la proportion de dépenses agrégées totales de l’exploitation agricole et le revenu agrégé total de l’exploitation agricole pour la province de la Saskatchewan » (rapport DEMA, aux para I-25 et I‑26). [traduction] « Cette proportion sert ensuite à déterminer les dépenses de l’exploitation agricole totales à déduire du revenu brut total de l’agriculture et de l’élevage de bétail. » (Rapport DEMA, au para I.26.)

[145] La superficie cultivée totale de la région n’avait pas été améliorée aux fins de culture en 1905. Au vu des superficies cultivables dans les régions métropolitaines, on a jugé que la zone cultivée totale, soit 10 444 acres, a été atteinte en 1996 (rapport DEMA, au para H.5).

[146] Dans l’objectif d’estimer le rendement des cultures, les auteurs du rapport DEMA ont d’abord examiné l’éventail des cultures, à savoir le blé, l’avoine, l’orge et le canola, l’évolution de leurs proportions et les revenus respectivement générés selon les modèles historiques observés en Saskatchewan.

[147] Pour estimer le revenu net provenant de l’agriculture et de l’élevage de bétail, les auteurs du rapport DEMA ont additionné le revenu brut provenant des cultures, le revenu brut provenant du bétail (selon le [traduction] « nombre de vaches que le pâturage non amélioré des terres visées par la revendication pourrait alimenter chaque année ») et le « revenu supplémentaire » provenant des programmes d’assurance des récoltes et d’autres subventions gouvernementales accordées aux agriculteurs de la Saskatchewan à partir de 1940 (rapport DEMA, aux para I.19 et I.23). La somme ainsi obtenue est l’estimation du [traduction] « revenu brut total provenant de l’agriculture et de l’élevage de bétail » pour une année (rapport DEMA, au para I.24).

[148] Pour compléter l’estimation :

[traduction] Toutes les dépenses agricoles applicables sont déduites du revenu brut total afin d’obtenir un revenu net total provenant de l’agriculture et de l’élevage de bétail, par année. Les dépenses agricoles applicables sont établies d’après les données provinciales globales provenant de Statistique Canada pour le revenu brut total et les dépenses totales de l’ensemble des exploitations agricoles de la Saskatchewan (voir l’annexe H). Les dépenses qui ne sont pas considérées comme applicables (impôt foncier, irrigation, intérêts sur les créances hypothécaires immobilières, loyer) sont exclues des données agrégées pour estimer les dépenses d’exploitation agricole totales que la Première Nation de Mosquito aurait assumées. [Rapport DEMA, au para I.25.]

[149] Cependant, les auteurs du rapport DEMA ne sont pas parvenus à une estimation de la perte de revenu net dans le cadre de leur analyse du modèle de propriétaire exploitant.

2. Modèle de location

[150] La méthode utilisée pour estimer le revenu de location s’appuie sur le même modèle d’utilisation des terres que celui décrit dans le modèle de propriétaire exploitant.

[151] Dans le modèle de location, comme dans le modèle de propriétaire exploitant, on suppose que les terres visées par la revendication auraient été développées au même rythme que celui observé dans les régions métropolitaines des environs. Pour tenir compte des coûts de défrichement, un [traduction] « congé » de location de trois ans est supposé pour les trois années suivant le début de la culture de chaque acre défrichée (cela s’est produit graduellement jusqu’en 1996, année à laquelle le sommet de 10 444 acres cultivables a été atteint), et aucun revenu tiré des terres n’a été pris en compte pour ces trois années (transcription de l’audience, 13 mars 2020, aux pp 106 et 107).

[152] Comme pour le modèle de propriétaire exploitant, les auteurs du rapport DEMA ont estimé l’éventail de cultures d’après les données des recensements, les prix à la production des cultures d’après les données du ministère de l’Agriculture de la Saskatchewan et de Statistique Canada, et le rendement des cultures (déclaré par district agricole ou par municipalité régionale) selon les données du ministère de l’Agriculture de la Saskatchewan (rapport DEMA, au para I.30).

[153] Cependant, les auteurs du rapport DEMA ont expliqué que, contrairement au modèle de propriétaire exploitant, le modèle de location ne prévoit pas le retour des avantages découlant de la gestion et de la main-d’œuvre fournie par le propriétaire foncier (main‑d’œuvre agricole fournie « gratuitement » par la famille). En outre, les paiements supplémentaires liés à la production agricole (subventions gouvernementales) ne sont pas pris en compte dans le modèle (rapport DEMA, à la p iii).

[154] Dans l’objectif de déterminer le manque à gagner sur le plan de la location, les auteurs du rapport DEMA, s’appuyant sur leur [traduction] « expérience d’autres revendications territoriales de Premières Nations », ont utilisé un loyer fondé sur le quart de la récolte (part du locateur) pour la période précédant 1940 et la période postérieure à 1979, et un loyer fondé sur le tiers de la récolte pour la période s’échelonnant de 1940 à 1980 (rapport DEMA, au para I.31). Pour cette dernière période, il existait des données sur les taux de location de sept parcelles de terre restantes dans les réserves indiennes nos 110 et 111.

[155] Afin d’estimer le rendement brut de la location de ces terres pour le pâturage, les auteurs du rapport DEMA se sont appuyés sur les taux de location du Programme de pâturages communautaires d’Agriculture Canada pour le pâturage dans des terres non améliorées utilisées à cette fin. Les auteurs du rapport DEMA ont obtenu les taux à partir de 1960 et ont estimé les taux de location en remontant jusqu’à 1905 en s’appuyant sur l’indice des prix à la consommation (IPC) pour indexer le taux de variation jusqu’au début de la période visée par la revendication (rapport DEMA, aux para I.33–I.34; pièce 57 [version modifiée de l’annexe D, colonne J]; transcription de l’audience, 13 mars 2020, à la p 106). Le modèle de location se distingue du modèle de propriétaire exploitant à cet égard, et les auteurs du rapport DEMA ont ainsi réussi à calculer une valeur nominale pour le modèle de location.

[156] Le rendement total provenant du pâturage du bétail est estimé en multipliant la capacité de pâturage totale des terres visées par la revendication (unité animale‑mois) par le taux de location ($/unité animale‑mois) (rapport DEMA, aux para I.33–I.34, annexe D). Essentiellement, il faut examiner la capacité d’accueil des terres non améliorées visées par la revendication et déterminer combien d’unités animale‑mois les terres visées par la revendication peuvent soutenir.

[157] L’annexe D du rapport DEMA présente sous forme de tableau les revenus bruts tirés des cultures. Cette annexe applique les données sur les revenus moyens des cultures par acre des municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle à la superficie améliorée des terres visées par la revendication.

[158] Les auteurs du rapport DEMA estiment que la perte d’usage nominale entre 1905 et 2020 suivant le modèle de location s’élève à 22 725 005 $ (correction apportée dans la transcription de l’audience, 13 mars 2020, à la p 115; voir aussi la pièce 57 [version modifiée de l’annexe D]).

3. Modèle de substitution (revenu net réalisé)

[159] Aux termes de la section J, « MODÈLE DE SUBSTITUTION », un modèle utilisé [traduction] « pour estimer la perte d’occasion économique en prenant pour point de départ que le rendement des terres dépend de la valeur de celles-ci. Ce modèle estime la perte d’usage pour chaque année en multipliant la valeur estimée des terres non améliorées par un taux de rendement représentatif du secteur agricole en Saskatchewan » (je souligne; rapport DEMA, au para J.1.).

[160] Le passage en italique dans la citation ci-dessus laisse entendre que les auteurs du rapport DEMA ont commencé leur analyse sur des bases non fiables. Le rendement issu de l’utilisation agricole d’une certaine partie des terres serait un facteur qui influerait sur la valeur des terres, mais cela ne signifie pas qu’il est possible de se fier à la valeur des terres et aux taux de rendement pour la Saskatchewan dans son ensemble pour estimer le manque à gagner lié aux terres visées par la revendication en particulier. Cependant, les modèles de substitution utilisés par les auteurs du rapport DEMA s’appuient sur l’hypothèse selon laquelle la relation est suffisamment étroite pour constituer le fondement des estimations. Les taux de rendement annuels utilisés par les auteurs du rapport DEMA sont établis pour chaque année en divisant le revenu net de toutes les terres agricoles de la Saskatchewan par la valeur de toutes les terres agricoles en Saskatchewan.

[161] En résumé, l’approche utilisée pour appliquer les modèles de substitution fait appel aux statistiques sur la productivité agricole et les revenus des exploitations agricoles pour l’ensemble de la province de la Saskatchewan et aux statistiques sur la valeur agrégée de toutes les terres agricoles de la Saskatchewan pour calculer les valeurs suivantes :

  1. le revenu net total provenant de l’agriculture et de la location en Saskatchewan chaque année;

  2. la valeur totale des terres agricoles en Saskatchewan chaque année;

  3. le taux de rendement de chaque année, exprimé en pourcentage de la valeur foncière.

[162] Pour calculer ces totaux, les auteurs du rapport DEMA ont utilisé des renseignements statistiques, comme il l’est précisé ci-dessus, pour obtenir un revenu net réalisé pour toutes les exploitations agricoles en Saskatchewan, pour chaque année entre 1926 et 2016.

[163] Le chiffrier électronique du modèle de substitution (revenu net réalisé), annexe E, comprend les valeurs des terres agricoles de l’ensemble de la Saskatchewan, le revenu net pour toutes les exploitations agricoles de l’ensemble de la Saskatchewan et plusieurs rajustements effectués pour obtenir les valeurs annuelles correspondant aux terres visées par la revendication. D’après ces données, les auteurs du rapport DEMA ont obtenu les pourcentages de rendement annuels sur lesquels s’appuient les estimations annuelles des pertes pécuniaires nominales.

[164] Pour chaque année à partir de 1926, les données et les calculs utilisés pour estimer les pertes subies chaque année (colonne A) sont énoncés dans 13 colonnes (de B à O) :

  1. B : la valeur des terres et des immeubles de l’ensemble de la Saskatchewan en dollar par acre;

  2. C : la valeur des terres seulement, en dollars par acre;

  3. D et E : le pourcentage de changement de la valeur des terres par acre (augmentation ou baisse par rapport à l’année précédente);

  4. F : le revenu net réalisé dans l’ensemble de la Saskatchewan;

  5. G : le revenu net réalisé moins les dépenses non applicables du fait que les terres constituent une réserve;

  6. H : le nombre d’exploitations agricoles en Saskatchewan;

  7. I : le nombre total d’acres cultivées en Saskatchewan;

  8. J : la taille moyenne des exploitations agricoles en Saskatchewan;

  9. K : la valeur totale des terres agricoles en Saskatchewan;

  10. L : le revenu net réalisé (taux de rendement);

  11. M : la valeur des terres visées par la revendication par acre;

  12. N : la valeur totale estimée des terres visées par la revendication;

  13. O : la valeur de la perte d’usage annuelle, nominale (produit des colonnes L et N).

[165] Les auteurs du rapport DEMA laissent entendre, par le titre des colonnes B à M ci-dessus, qu’ils ont modélisé le taux de variation de la valeur des terres pour les terres visées par la revendication au moyen des valeurs des terres fournies par les évaluateurs des deux parties. Le rapport explique que les auteurs ont modélisé la valeur des terres en se fiant à la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, établie par Altus pour 2017, soit 1 150 $ l’acre, puis sont revenus en arrière, selon l’augmentation ou la baisse indiquée dans les colonnes D et E, pour estimer la valeur par acre des terres visées par la revendication pour chaque année de la période visée par la revendication. Les auteurs du rapport DEMA ont utilisé les deux évaluations rétrospectives effectuées par M. Love (6,30 $ l’acre en 1935 et 12,60 $ l’acre en 1921) pour souligner que leur rapprochement approximatif avec les valeurs annuelles rajustées des terres par acre pour les terres visées par la revendication appuie l’utilisation de leur modèle; selon le modèle, la valeur des terres est estimée à 6,43 $ l’acre en 1906, ce qui se trouve entre les évaluations obtenues par les deux évaluateurs pour les terres visées par la revendication en 1906 (c.-à-d. de 7,00 $ à 8,00 $ l’acre selon l’entreprise Altus et 6,00 $ l’acre selon M. Love) (rapport DEMA, au para J.3; annexe E [colonne M]).

[166] Les auteurs du rapport DEMA ont calculé le taux de rendement de la façon suivante :

Taux de rendement = revenu net réalisé de l’exploitation agricole / valeur des terres agricoles [souligné dans l’original; rapport DEMA, au para J.19].

[167] Le revenu net réalisé de l’exploitation agricole, colonne G, est défini comme la somme des rentrées d’argent (cultures et bétail), le revenu en nature et les paiements supplémentaires (assurance des récoltes et assurance contre la grêle, programmes gouvernementaux, subventions), moins les dépenses d’exploitation et l’amortissement (rapport DEMA, au para J.19).

[168] La variabilité d’une année à l’autre du taux de rendement de la production agricole en Saskatchewan entre 1926 et 2006 est reflétée dans le graphique présenté à la figure 12, intitulé [traduction] « Taux de rendement calculé d’après le revenu net réalisé » (rapport DEMA, au para J.21) :

La variabilité d’une année à l’autre du taux de rendement de la production agricole en Saskatchewan entre 1926 et 2006 est reflétée dans le graphique présenté à la figure 12, intitulé [TRADUCTION] « Taux de rendement calculé d’après le revenu net réalisé »

[Taux de rendement agricole – revenu net réalisé]

[169] Pour la période s’échelonnant de 1905 à 1925, les auteurs du rapport DEMA ont conclu que le taux de rendement annuel de la valeur des terres était de 6,3 %. En voici l’explication :

[traduction] Statistique Canada n’a pas produit de statistiques sur le revenu net réalisé avant 1926 et, par conséquent, nous devons estimer un taux de rendement raisonnable entre 1905 et 1925. Selon les calculs effectués, le taux de rendement moyen global fondé sur le revenu net réalisé entre 1926 et 2018 est de 12,8 %, et le taux de rendement médian est de 6,3 %, tandis que le taux moyen et le taux médian entre 1926 et 1944 sont respectivement de 13,0 % et de 11,5 %. Bien qu’il soit possible que le taux de rendement entre 1905 et 1925 fût supérieur à la médiane calculée globale entre 1926 et 2018, nous nous sommes appuyés sur la médiane globale de 6,3 % pour obtenir un taux de rendement raisonnable entre 1905 et 1925. Nous nous sommes aussi appuyés sur cette médiane globale de 6,3 % pour obtenir le taux de rendement dans le modèle de substitution générique. [Rapport DEMA, au para J.22.]

[170] Comme il l’est expliqué ci-dessus, les auteurs du rapport DEMA affirment que le modèle de propriétaire exploitant serait le meilleur indicateur pour estimer la perte d’usage sur le plan agricole selon l’utilisation la plus avantageuse des terres. Cependant, comme ils n’ont pas été en mesure de développer le modèle de propriétaire exploitant dans les délais prescrits, les résultats du modèle de substitution (revenu net réalisé) sont considérés comme un indicateur raisonnable de la perte d’utilisation des terres visées par la revendication sur le plan agricole (rapport DEMA, au para K.13). Les auteurs du rapport DEMA affirment que le modèle de substitution (revenu net réalisé) [traduction] « reflète » ou « représente » un modèle de propriétaire exploitant (rapport DEMA, au para K.10; transcription de l’audience, 13 mars 2020, à la p 45).

4. Modèle de substitution générique (6,3 %)

[171] Le modèle de substitution générique (6,3 %) donne un [traduction] « taux de rendement générique/statique » (rapport DEMA, au para K.12) (6,3 %) pour chaque année de la période visée par la revendication. Il estime le rendement net pendant la période visée par la revendication sans tenir compte de la [traduction] « volatilité plus réaliste » de l’industrie agricole, comparativement au modèle de substitution (revenu net réalisé) (rapport DEMA, au para K.11).

[172] En l’espèce, comme c’est le cas pour le modèle de substitution (revenu net réalisé), le revenu provenant de l’agriculture en Saskatchewan est rajusté à la hausse afin d’éliminer les dépenses que les auteurs du rapport DEMA considèrent comme non applicables aux exploitations agricoles se trouvant dans une réserve (hypothèque, main-d’œuvre et taxes, comme il en a été question précédemment), puis divisé par la valeur totale des terres agricoles en Saskatchewan afin d’obtenir un taux de rendement pour chaque année au cours de laquelle une perte a été subie. La médiane des taux de rendement annuels est ensuite calculée. Ce pourcentage (6,3 %) est multiplié par la valeur totale des terres en question pour chaque année afin d’estimer la perte d’usage annuelle.

[173] Contrairement au modèle de substitution (revenu net réalisé), le modèle de substitution « générique » utilise un taux de rendement fixe de 6,3 %. La raison pour laquelle le taux de rendement annuel de 6,3 % est utilisé pour le modèle « générique » est répétée ci-dessous

[traduction] Statistique Canada n’a pas produit de statistiques sur le revenu net réalisé avant 1926 et, par conséquent, nous devons estimer un taux de rendement raisonnable entre 1905 et 1925. Selon les calculs effectués, le taux de rendement moyen global fondé sur le revenu net réalisé entre 1926 et 2018 est de 12,8 %, et le taux de rendement médian est de 6,3 %, tandis que le taux moyen et le taux médian entre 1926 et 1944 sont respectivement de 13,0 % et de 11,5 %. Bien qu’il soit possible que le taux de rendement entre 1905 et 1925 fût supérieur à la médiane calculée globale entre 1926 et 2018, nous nous sommes appuyés sur la médiane globale de 6,3 % pour obtenir un taux de rendement raisonnable entre 1905 et 1925. Nous nous sommes aussi appuyés sur cette médiane globale de 6,3 % pour obtenir le taux de rendement dans le modèle de substitution générique. [Je souligne; rapport DEMA, au para J.22.]

[174] La « médiane calculée globale » dont il est question ci-dessus est la médiane de tous les rendements en fonction du revenu net réalisé entre 1926 et 2018. La médiane est le rendement médian en pourcentage de la valeur des terres entre 1926 et 2020. Comme il est possible de le voir dans le graphique de la figure 12 dont il est question au paragraphe 168 ci-dessus, le rendement fluctue entre un plancher historique de -1,7 % en 1931 et un plafond de 65,5 % en 1944. Plusieurs autres pics et creux, bien que moins marqués, ont été observés au cours de la période. Le rendement des exploitations agricoles est reconnu pour sa volatilité, mais les éléments de preuve devraient permettre d’expliquer et d’analyser dans une certaine mesure les changements qui sont intervenus dans le marché, au‑delà des statistiques brutes.

[175] Les auteurs du rapport DEMA estiment que la perte d’usage nominale subie entre 1905 et 2020 établie en fonction du modèle de substitution générique (6,3 %) se chiffre à 20 429 200 $, soit environ 4 000 000 $ de plus que celle établie en fonction du modèle de substitution (revenu net réalisé) (rapport DEMA, au para K.14).

[176] Cependant, les auteurs du rapport DEMA précisent qu’il ne faut pas se fier au modèle de substitution générique (6,3 %), car il existe des données fiables pour établir le taux de rendement en fonction du revenu net réalisé découlant de l’exploitation agricole (le modèle de substitution (revenu net réalisé) (rapport DEMA, à la p iii).

5. Analyse : Modèle de substitution (revenu net réalisé) et modèle de substitution générique (6,3 %)

[177] Le paragraphe I.3 du rapport DEMA est formulé en ces termes :

[traduction] [U]ne analyse détaillée des photographies aériennes actuelles et anciennes contribue généralement à déterminer les différentes fins auxquelles les terres ont été utilisées et les superficies respectives de ces usages sur les terres visées par la revendication à différents intervalles au cours de la période visée par la revendication. Ces renseignements donnent aussi une indication du rythme de développement des terres visées par la revendication. Comme ces tâches dépassaient la portée de l’engagement, nous nous sommes appuyés sur les données provenant du recensement agricole pour déterminer le rythme de développement, et sur les données de la Saskatchewan [Assessment Management] Agency (SAMA) pour déterminer les fins auxquelles sont utilisées les terres visées par la revendication aujourd’hui. [Je souligne.]

[178] Les photographies aériennes, même s’il n’y en a aucune avant 1946, auraient contribué à mesurer l’applicabilité des données aux terres visées par la revendication.

[179] Les auteurs du rapport DEMA se sont exprimés en ces termes au paragraphe K.9 : [traduction] « Le modèle dépend de la valeur estimée des terres visées par la revendication. » Pour évaluer les pertes au cours de la période visée par la revendication, il faut alors être convaincu dans une certaine mesure de la fiabilité des estimations.

[180] Le modèle de substitution (revenu net réalisé) estime le taux de rendement annuel des terres agricoles en Saskatchewan en divisant le revenu net rajusté total provenant de l’agriculture par la valeur totale des terres agricoles pour la même année. Les estimations de la perte d’usage pour chaque année sont ensuite calculées en appliquant le taux de rendement pour une année donnée (pour l’ensemble de la Saskatchewan) à la valeur estimée des terres visées par la revendication pour la même année. Par conséquent, la fiabilité des estimations de la perte d’usage ainsi obtenues dépend grandement des facteurs suivants : a) la fiabilité des valeurs foncières utilisées dans les calculs; b) l’exactitude de l’hypothèse selon laquelle le taux de rendement en Saskatchewan se rapproche d’un taux de rendement équitable pour les terres visées par la revendication.

[181] Les auteurs du rapport DEMA ont d’abord évalué les valeurs fournies dans les rapports d’expert pour les années 2017, 1935, 1921 et de 1906 à 1910 (en utilisant le point médian de 6,43 $ fourni par l’évaluateur pour 1906), puis ont modélisé le changement de la valeur des terres entre ces dates en fonction des données de la Saskatchewan sur la valeur des terres uniquement. Pour ce faire, pour chaque année depuis 1981, ils ont utilisé les données de la Saskatchewan sur la valeur foncière, y compris les immeubles, ainsi que les données sur les valeurs des immeubles uniquement afin de calculer les pourcentages attribuables aux immeubles (annexe F). Pour chaque année depuis 1981, les auteurs du rapport DEMA ont utilisé ces pourcentages afin de mettre de côté la valeur des immeubles et de calculer le pourcentage de la valeur totale qui était attribuable uniquement aux terres. Pour la période précédant 1981, ils ont utilisé la médiane du pourcentage attribuable aux terres (88,4 %; annexe F, colonne D, et annexe E, colonne C). Ils ont ensuite calculé le changement d’une année sur l’autre des valeurs concernant uniquement les terres pour la Saskatchewan, et s’en sont servi pour modéliser le changement de la valeur des terres visées par la revendication pour toutes les années se situant entre les années d’évaluation fournies par les experts, en commençant par l’année 2017 et en revenant ensuite en arrière, année par année (annexe E). Les auteurs du rapport DEMA s’appuient sur les données d’évaluation fournies par les deux parties pour fixer la valeur des terres en 1906 à 6,43 $ l’acre. Cependant, les meilleurs indicateurs de la valeur des terres par acre sont les prix obtenus aux enchères, qui sont en moyenne de 4,01 $ l’acre, comme il est précisé dans une note interne datée du 20 juillet 1906 en provenance de W. A. Orr, de la Direction générale des ressources foncières et forestières à l’intention du sous‑ministre, que citent les deux experts en histoire, à savoir Mme Martin McGuire et M. Whitehouse-Strong.

[182] Comme la moyenne des prix obtenus à la deuxième vente aux enchères ne dépasse pas celle des prix obtenus à la première vente aux enchères, il semble que le manque de publicité de la première vente aux enchères n’est pas un facteur ayant entraîné des prix de vente inférieurs à la valeur du marché.

[183] Les auteurs du rapport DEMA établissent un lien entre les valeurs qu’ils ont attribuées aux terres et des données provenant du rapport d’évaluation fourni par la revendicatrice (rapport Altus I) pour 1921 et 1935. Les auteurs du rapport DEMA se sont exprimés en ces termes au paragraphe K.9 :

[traduction] Le modèle dépend de la valeur estimée des terres visées par la revendication. La valeur des terres est modélisée pour chaque année de la période visée par la revendication. Le modèle global est amélioré lorsqu’il existe des estimations rétrospectives de la valeur des terres qui permettent de corriger le modèle à différents intervalles au cours de la période visée par la revendication. Pour la présente revendication, nous avons l’avantage de connaître non seulement la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, mais aussi la valeur estimative des terres en 1921 et en 1935. Nous pouvons intégrer dans le modèle ces données et celles de 1905 afin de vérifier si le modèle permet d’obtenir une estimation raisonnable de la valeur des terres. [Je souligne.]

[184] Comme l’intimée le fait valoir dans ses observations écrites :

[traduction] Compte tenu du nombre très limité de points de données (évaluations historiques de la valeur) sur une si longue période (de 1935 à 2017), les valeurs des terres sur lesquelles s’appuie la perte d’usage annuelle estimée peuvent mener à une importante surestimation ou sous-estimation de la valeur des terres sur une longue période, comme l’illustre l’ampleur du correctif qu’il a fallu apporter pour combler l’écart entre la valeur estimée des terres en 1936, soit 12,51 $ l’acre, et le montant de l’évaluation pour 1935, soit 6,30 $ l’acre. De tels écarts remettent en cause la fiabilité des estimations de la perte d’usage obtenues avec le modèle. [Note de bas de page omise; version modifiée du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, au para 65.]

[185] La méthode utilisée par les auteurs du rapport DEMA pour estimer la valeur par acre de toutes les terres agricoles en Saskatchewan produit une valeur 5,77 $ l’acre en 1905, ce qui est largement supérieur à 4,01 $, soit la valeur des terres par acre en 1905 selon les données du marché. Cela illustre le manque de fiabilité général des modèles de substitution utilisés par les auteurs du rapport DEMA dans leur utilisation de données pour obtenir la valeur annuelle par acre des terres visées par la revendication jusqu’en 1926, année à laquelle la valeur obtenue au moyen de la méthode utilisée par les auteurs du rapport DEMA concorde avec celle découlant des évaluations. Comme l’a souligné l’intimée, une vérification semblable faite par rapport aux données d’évaluation est fournie pour 1935, mais aucune explication n’est donnée pour justifier que la valeur par acre a doublé en 1936, outre des renseignements sur le fonctionnement du modèle.

[186] Les auteurs du rapport DEMA ont expliqué, au paragraphe J.3, la méthode qu’ils ont utilisée pour estimer la valeur des terres pour la période visée par la revendication, de 1905 à 2020 :

[traduction] Ces données sur la valeur des terres nous permettent de modéliser le taux de variation à partir de la valeur estimée des terres visées par la revendication, en tenant compte de leur valeur marchande actuelle sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, établie par Altus (1 150 $ l’acre en 2017) et des évaluations rétrospectives de M. Love (6,30 $ l’acre en 1935 et 12,60 $ l’acre en 1921). Nous avons modélisé la valeur des terres à partir de leur valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, établie par Altus, pour estimer la valeur par acre des terres visées par la revendication pour chaque année de la période visée par la revendication (colonne M, annexe E). Selon le modèle, la valeur des terres est estimée à 6,43 $ l’acre en 1906, ce qui se trouve entre les évaluations obtenues par les deux évaluateurs pour les terres visées par la revendication en 1906 (c.-à-d. de 7,00 $ à 8,00 $ l’acre selon l’entreprise Altus et 6,00 $ l’acre selon M. Love).

[187] Comme nous le verrons dans mes conclusions sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, l’évaluation des terres était inférieure à celle retenue par l’entreprise Altus. Ainsi, compte tenu de ce qui précède, aucune des valeurs annuelles par acre utilisées par les auteurs du rapport DEMA dans les modèles de substitution n’est « correcte ».

[188] Une erreur encore plus importante est aussi manifeste. Les auteurs du rapport DEMA ont rajusté la valeur par acre à la baisse, de 12,51 $ l’acre en 1936 à 6,30 $ l’acre en 1935. Ils ont procédé ainsi pour rapprocher la valeur de 1935 des données d’évaluation, afin d’obtenir une valeur de départ à partir de laquelle rajuster la valeur des terres en revenant en arrière jusqu’en 1920 en fonction du taux de variation annuel tiré des statistiques de la SAMA. Cependant, les données de la SAMA indiquent une augmentation de la valeur par acre des terres agricoles (y compris les immeubles) entre 1936 (12 $) et 1935 (14 $). Rien n’explique le défaut apparent du modèle qui a rendu nécessaire un rajustement [traduction] « majeur » pour combler l’écart entre la valeur des terres estimée en 1935 et en 1936, ni l’écart entre le rythme d’évolution de la valeur des terres agricoles en général et de celle des terres visées par la revendication en particulier.

[189] Les auteurs du rapport DEMA se sont exprimés en ces termes au paragraphe K.9 :

[traduction] Le modèle dépend de la valeur estimée des terres visées par la revendication. La valeur des terres est modélisée pour chaque année de la période visée par la revendication. Le modèle global est amélioré lorsqu’il existe des estimations rétrospectives de la valeur des terres qui permettent de corriger le modèle à différents intervalles au cours de la période visée par la revendication. Pour la présente revendication, nous avons l’avantage de connaître non seulement la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, mais aussi la valeur estimative des terres en 1921 et en 1935. Nous pouvons intégrer dans le modèle ces données et celles de 1905 afin de vérifier si le modèle permet d’obtenir une estimation raisonnable de la valeur des terres. [Je souligne.]

[190] Entre 2016 et 1936, et entre 1920 et 1905, les valeurs évaluées ont été rajustées à la baisse, respectivement, en 2017 (1 150 $) et en 1921 (12,30 $), en fonction des données de la SAMA.

[191] Les estimations de la valeur exprimée en dollars l’acre, obtenues à partir des données de la SAMA, concordent avec la donnée d’évaluation de 1921 (12,30 $). Les valeurs établies à partir de l’évolution annuelle touchant les terres agricoles selon les données de la SAMA qui « remontent » depuis 1920 jusqu’à 1905 concordent, en 1905 et en 1906, avec les valeurs évaluées.

[192] Le problème, dans les estimations des auteurs du rapport DEMA, est le rajustement à la baisse de la valeur, qui passe de 12,51 $ l’acre à 6,30 $ l’acre. Au paragraphe J.3, les auteurs du rapport DEMA ont affirmé ceci (je souligne) [traduction] : « Nous avons modélisé la valeur des terres à partir de leur valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, établie par Altus, pour estimer la valeur par acre des terres visées par la revendication pour chaque année de la période visée par la revendication (colonne M, annexe E). Selon le modèle, la valeur des terres est estimée à 6,43 $ l’acre en 1906, ce qui se trouve entre les évaluations obtenues par les deux évaluateurs pour les terres visées par la revendication en 1906 (c.-à-d. de 7,00 $ à 8,00 $ l’acre selon l’entreprise Altus et 6,00 $ l’acre selon M. Love). » Si cela est correct, le modèle aurait fait état d’une augmentation de la valeur estimée des terres visées par la revendication entre 1935 et 1936. Il aurait aussi donné lieu à une estimation largement supérieure de la valeur des terres visées par la revendication dans les premières années de la période au cours de laquelle la perte a été subie. Les valeurs de 1905, qui sont tirées d’évaluations, ne pourraient par conséquent pas être utilisées [traduction] « afin de vérifier si le modèle permet d’obtenir une estimation raisonnable de la valeur des terres » (je souligne; rapport DEMA, au para K.9).

[193] Comme le modèle fausse les valeurs antérieures à 1936 d’une façon ne concordant pas avec la méthode fondamentale utilisée par les auteurs du rapport DEMA pour obtenir la valeur annuelle des terres visées par la revendication, cela jette un sérieux doute sur la fiabilité de la méthode qu’ils ont utilisée pour estimer la valeur historique des terres visées par la revendication, en s’appuyant sur des statistiques concernant l’ensemble de la Saskatchewan pour déterminer le taux de variation annuel visant les terres agricoles de la Saskatchewan au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie.

[194] Les estimations inexactes de la valeur annuelle des terres donnent lieu à des estimations discutables des pertes annuelles, car celles-ci sont obtenues en multipliant les valeurs de la colonne M par les pourcentages de la colonne L.

[195] Autre observation : pour 1926, les auteurs du rapport DEMA ont appliqué un taux de rendement de 20,8 % à la valeur des terres pour estimer la valeur de la perte d’usage annuelle. Les taux de rendement s’appuyant sur la méthode utilisée par les auteurs du rapport DEMA sont passés, dans les années subséquentes, de -1,7 % à 65,5 %. Il est possible de présumer que ces fluctuations sont attribuables à des périodes de dépression et de guerre, et aux rebonds qui les ont suivies. Cependant, cette explication est hypothétique, et non expliquée. En outre, le report des pertes annuelles estimées à la valeur actuelle, par l’application de taux de rendement périodiques composés du capital amplifie l’incidence de toute erreur dans le « calcul » de la valeur annuelle des terres et des bénéfices non répartis.

6. Taille des exploitations agricoles

[196] Entre 1921 et 2016, la taille de l’exploitation agricole moyenne dans les régions métropolitaines est passée de 371 à 1 598 acres, où elle se situe encore aujourd’hui. L’attribution du même taux de rendement par acre à toutes les exploitations agricoles, peu importe leur taille, se fait à partir de la mesure la plus générale accessible, à savoir les statistiques tenues par la SAMA en l’espèce.

[197] Le modèle attribue la même valeur à tous les acres des exploitations agricoles, sans égard au nombre d’acres de chaque exploitation agricole. Dans les évaluations, la taille d’une parcelle est un aspect qui joue sur la comparabilité lorsqu’il est question d’utiliser des renseignements sur la valeur d’une propriété pour établir la valeur de la propriété visée. En 2016, la taille moyenne des exploitations agricoles dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle était de 1 598 acres; les terres visées par la revendication comptent 14 670 acres. Peu importe la situation, il convient d’effectuer une analyse pour déterminer si, s’agissant de terres agricoles, les écarts importants dans la taille des exploitations agricoles ont une incidence sur la valeur des terres. Il n’existe aucun élément de preuve ni aucune analyse portant sur la relation entre la taille et les dépenses des exploitations agricoles en Saskatchewan de façon générale, encore moins pour une exploitation agricole de 14 670 acres. Bien que les économies d’échelle tendent à favoriser les exploitations de grande taille, les dépenses en immobilisations supérieures soulèvent la question de l’accès au capital et aux garanties d’emprunt. Dans le contexte des terres de réserve, il est nécessaire d’examiner et d’analyser ces questions dans une certaine mesure, sans que cela ait été le cas.

7. Unités animales (vaches)

[198] Les auteurs du rapport DEMA attribuent une valeur à la totalité des terres visées par la revendication, à l’exception de 205 acres réservées aux routes et d’un petit rajustement pour les [traduction] « terres stériles », pour toute la période au cours de laquelle la perte a été subie. Le pourcentage de terres cultivées augmente jusqu’en 1996, année à laquelle le plein potentiel de culture des terres visées par la revendication est considéré comme ayant été atteint, à 10 444 acres.

[199] L’estimation des pertes attribuables à la perte d’usage des terres aux fins de pâturage dépend du nombre d’[traduction]« unités animales » (vaches) que la partie des terres pouvant être utilisées à des fins de pâturage aurait pu accueillir. Ce nombre a varié d’année en année au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie.

[200] L’hypothèse de travail veut que, dans la détermination de l’utilisation la plus avantageuse, il devrait être supposé, au profit de la revendicatrice, que les terres visées par la revendication auraient été pleinement utilisées tout au long de la période au cours de laquelle la perte a été subie. À l’échelle de la Saskatchewan, cela revient à supposer que tout au long de la période au cours de laquelle la perte a été subie, la production bovine aurait occupé toutes les terres agricoles de la Saskatchewan qui n’étaient pas encore prêtes à être cultivées. Rien ne prouve que les terres visées par la revendication auraient pu être utilisées de cette manière pour toutes les années depuis 1905, du point de vue de la logistique et du marché.

8. Résumé et conclusion

[201] Les facteurs suivants font ressortir le manque de fiabilité des modèles de substitution :

  1. l’utilisation de valeurs incorrectes pour estimer la valeur annuelle historique des terres visées par la revendication;

  2. le défaut de tenir compte de la variabilité de la valeur par acre des terres en fonction de la taille de parcelles de terre par ailleurs comparables;

  3. l’absence d’analyse du coût lié à l’exploitation agricole à grande échelle et des besoins en capitaux connexes;

  4. l’hypothèse selon laquelle les familles auraient compté suffisamment de travailleurs agricoles pour exploiter les terres de la façon modélisée, sans nécessité d’avoir recours à une plus grande proportion de main-d’œuvre salariée que celle ressortant des données sur les dépenses des exploitations agricoles pour l’ensemble de la Saskatchewan;

  5. l’hypothèse sur laquelle s’appuient les estimations des pertes découlant de l’occasion manquée de faire de la production bovine.

[202] J’estime que le modèle de substitution, tel qu’il est présenté, ne fournit pas de fondement probatoire solide permettant d’évaluer l’indemnité en equity en l’espèce. Cela ne devrait pas être interprété comme le rejet en bloc du modèle de substitution (revenu net réalisé) appliqué par les auteurs du rapport DEMA pour estimer les pertes historiques dans une revendication fondée sur la perte de terres de réserve possédant un potentiel agricole. Si le modèle faisait l’objet d’améliorations tenant compte des « facteurs » énumérés ci-dessus, il pourrait donner des estimations qui aideraient le Tribunal à évaluer les indemnités à accorder dans des situations de manquement à une obligation de fiduciaire.

XI. Preuve de l’intimée : le rapport Serecon

[203] L’intimée s’appuie sur un rapport rédigé par M. Bruce Simpson, un membre de l’entreprise Serecon inc., société spécialisée dans l’agro-industrie. Ses compétences professionnelles sont dans le domaine de l’agrologie et de l’évaluation foncière.

[204] M. Simpson a formulé des commentaires sur le modèle de substitution de DEMA :

[traduction] Pour utiliser des statistiques générales sur la valeur des immeubles et des terres agricoles de l’ensemble de la Saskatchewan, il faut s’appuyer sur de nombreuses hypothèses afin que les données soient un tant soit peu applicables au scénario examiné, ce qui diminue la fiabilité des résultats. Les données servent à déterminer le taux de variation des estimations de la valeur des terres d’une année à l’autre. À notre avis, cette méthode pourrait être raisonnable s’il était question de combler un vide dans un nombre d’années relativement petit. Cependant, le taux de variation est appliqué à la grande majorité des années visées par l’étude, car il existait des évaluations au prix du marché pour seulement trois années, à savoir 2017 (Altus), 1935 (M. Love) et 1921 (M. Love). Il est souligné dans le rapport DEMA que le modèle produit, pour les années 1906, 1908 et 1910, des résultats semblables aux estimations de la valeur fournies dans les rapports d’Altus et de M. Love pour ces années. Comme nous l’avons précisé précédemment dans nos commentaires, nous craignons que les rapports Altus en particulier, et peut‑être les rapports de M. Love, aient exagéré les valeurs dans leurs estimations. En outre, selon l’évaluation initiale des terres visées par la revendication effectuée par J.K. Maclean en 1905, la majorité de quarts de section était évaluée entre 3 $ et 4 $ l’acre, tandis que selon le modèle de substitution, la valeur est de 5,77 $ l’acre pour cette même année, ce qui est nettement supérieur à l’évaluation effectuée par J.K. MacLean à l’époque. Cet exemple illustre donc les limites du modèle de substitution. [Rapport Serecon, à la p 15.]

[205] L’auteur du rapport Serecon se prononce sur l’utilisation de données statistiques pour faire des estimations sur le plan agricole :

[traduction] Les auteurs du rapport DEMA utilisent des données de recensement pour ce qui est de l’éventail des cultures sur les terres visées par la revendication (au para I.14, p 46). L’éventail des cultures utilisé comprenait le blé, l’avoine, l’orge et le canola. Cependant, le tableau ci‑dessus révèle que les données de Statistique Canada ne se limitent pas à l’éventail de cultures utilisé dans le rapport DEMA. Par conséquent, le modèle de substitution est susceptible de donner des résultats qui ne sont pas représentatifs de l’éventail de cultures probable sur les terres visées par la revendication, tel qu’il est défini dans le rapport DEMA.

La même observation peut être formulée en ce qui concerne les données sur le bétail utilisées. Le tableau suivant indique qu’il est possible que les données de Statistique Canada ne soient pas très représentatives des fins auxquelles les terres visées par la revendication pourraient raisonnablement être utilisées.

Dans le rapport DEMA, la production bovine est utilisée dans l’application du modèle de substitution. Or les statistiques utilisées comprennent des données sur le porc, sur le bétail soumis à la gestion de l’offre et sur d’autres bétails. Par conséquent, le modèle de substitution est susceptible de donner des résultats qui ne sont pas représentatifs de la production bovine sur les terres visées par la revendication, tel qu’il est indiqué dans le rapport DEMA. [Rapport Serecon, aux pp 16 et 17.]

[206] En résumé, en ce qui concerne les modèles de substitution :

[traduction] Dans l’ensemble, nous estimons que le modèle de substitution donne une mauvaise indication de la perte d’usage. Il fait appel à des renseignements généraux sur la valeur des terres; il utilise des données générales sur le revenu comprenant des statistiques sur les cultures et le bétail qui ne se seraient probablement pas matérialisées sur les terres visées par la revendication; il suppose qu’il existe un lien direct entre le revenu net et la valeur des terres agricoles d’une année sur l’autre; il ne tient pas compte de la façon dont les terres de la réserve existante ont été ou non exploitées à des fins agricoles. Dans l’ensemble, nous estimons que les conclusions du modèle de substitution ne sont pas fiables, sans égard aux indications relatives au taux de rendement qui sont utilisées pour effectuer les calculs dans l’estimation de la perte d’usage. [Rapport Serecon, à la p 17.]

[207] En ce qui concerne le modèle de location :

[traduction] À notre avis, les points suivants répondent aux préoccupations relatives au calendrier et au rythme de développement des terres, ce dont il n’est pas question dans le rapport DEMA selon ce que nous comprenons.

Point 1 : Le modèle de location suppose que le rythme de développement des terres visées par la revendication est compatible avec la façon dont ces terres ont été exploitées par les colons après la cession. Le rapport fournit une justification minime quant à la demande de location des terres visées par la revendication en 1905. Il aurait fallu que la demande dans le secteur soit importante pour se traduire par l’utilisation de la superficie indiquée au tableau 15. Si on examine le modèle de location, une superficie de 5 776 acres cultivées en 1912 est considérable, à la faveur d’une analyse limitée. À notre avis, le nombre de preneurs à bail potentiels aurait dû être important compte tenu de la petite taille de la plupart des exploitations agricoles de ce secteur. Cependant, selon le rythme de développement observé dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle, il est possible que de nombreux propriétaires fonciers de la région visée élargie se concentraient sur l’amélioration de leurs propres terres et que leur possibilité ou volonté de louer les terres visées par la revendication ait été limitée. Par conséquent, le rythme de développement aurait peut-être été moindre que celui observé dans les environs. Le rythme de développement s’appuyant sur la location des terres de réserve existantes devrait également être considéré comme un indicateur du rythme de développement probable des terres visées par la revendication. Il est ainsi possible que le modèle de location surévalue l’activité agricole sur les terres visées par la revendication. [Rapport Serecon, aux pp 14 et 15.]

[208] Ci‑dessus, le passage concernant la « location des terres de réserve existantes » fait référence au fait que les terres visées par la revendication sont adjacentes aux terres restantes des réserves indiennes nos 110 et 111 de la revendicatrice, qui comptent 8 498 acres, dont environ 2 000 ont été louées pendant différentes périodes de trois à cinq ans entre 1940 et 1982.

[209] Les commentaires de M. Simpson ont une grande valeur. Toutefois, l’intimée soutient que le Tribunal pourrait utiliser le modèle de location, malgré ses lacunes, pour déterminer les rajustements à effectuer en fonction des éventualités, dans l’objectif d’obtenir une évaluation plus réaliste de la perte d’usage de 1905 à 2020.

XII. Valeur actuelle des pertes annuelles historiques

A. Preuve d’expert sur la valeur actuelle

1. Expert de l’intimée

[210] L’intimée s’appuie sur le rapport d’expert de M. Scott Schellenberg, qui est comptable professionnel agréé, analyste financier agréé et expert en évaluation d’entreprise. Il est aussi spécialisé dans la juricomptabilité. Son rapport présente les méthodes de calcul de la valeur actuelle de l’argent que la revendicatrice aurait gagné grâce à l’utilisation des terres visées par la revendication de 1905 à 2019.

[211] M. Schellenberg s’est acquitté de sa tâche en s’appuyant sur les principes suivants :

[traduction]

En equity, on présume que les fonds du compte en fiducie auraient été investis de la manière la plus rentable ou encore utilisés de la façon la plus avantageuse possible », mais toute indemnité doit « refléter les éventualités réalistes ».

La théorie moderne du portefeuille ou la « règle de l’investisseur prudent », qui prévoit que la norme de diligence applicable à un fiduciaire ou à un administrateur « en ce qui a trait au placement d’argent à l’avantage d’autrui veut qu’un fiduciaire fasse preuve du jugement et de la diligence dont ferait preuve toute personne qui administre les biens d’autrui ». [Souligné dans l’original; rapport Schellenberg, au para 8; citant la lettre de mission datée du 7 janvier 2020 (pièce 4).]

[212] M. Schellenberg propose trois autres méthodes de calcul de la valeur actuelle de l’argent que, selon le rapport DEMA, la revendicatrice aurait gagné grâce à l’utilisation de ses terres de 1905 à 2019. Le calcul de ces sommes fait abstraction de la valeur actuelle de tout paiement reçu de la part de la Couronne à titre d’indemnité pour la cession des terres visées par la revendication (rapport Schellenberg, à la p 2, annexe 2.1 déposée le 5 juin 2020). Ces méthodes sont les suivantes : scénario du compte en fiducie des bandes, scénarios du portefeuille équilibré générique et rendement des indices de référence des fonds de pension et de dotation. Il recommande le rendement des indices de référence des fonds de pension et de dotation. Chacune de ces trois méthodes est décrite ci-dessous :

  1. Scénario du compte en fiducie des bandes

  • Supposant que l’argent aurait été placé aux taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes de 1905 au 31 décembre 2019, M. Schellenberg calcule les valeurs actuelles pour les trois modèles proposés dans le rapport DEMA, de la façon suivante (abstraction faite des paiements effectués par la Couronne) :

    • o Modèle de location : 289 556 756 $

    • o Modèle de substitution (revenu net réalisé) : 310 510 753 $

    • o Modèle de substitution générique (6,3 %) : 176 173 093 $

  1. Scénarios du portefeuille équilibré générique

  • M. Schellenberg s’est exprimé en ces termes :

[traduction] Dans cet ensemble de scénarios, nous avons supposé qu’un fiduciaire aurait exclusivement conservé ses placements dans des produits à revenu fixe jusqu’à un certain moment entre 1970 et 1990, après quoi il aurait adopté un portefeuille générique équilibré composé à 60 % d’actions et à 40 % de titres à revenu fixe. [Rapport Schellenberg, au para 14.]

  • M. Schellenberg calcule ensuite un certain nombre de scénarios possible pour la partie de ce portefeuille composée à 60 % d’actions. Pour tous ces scénarios, M. Schellenberg calcule la partie des titres à revenu fixe au moyen du taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes.

  • o Utilisant comme référence le S&P 500 pour la partie du portefeuille composée à 60 % d’actions, M. Schellenberg calcule les valeurs actuelles de la façon suivante pour les trois modèles de perte d’usage proposés dans le rapport DEMA daté du 21 février 2020 (modèle de location, modèle de substitution [revenu net réalisé] et modèle de substitution générique [6,3 %]) :

changement en 1970 : de 494 M$ à 899 M$;

changement en 1980 : de 528 M$ à 971 M$;

changement en 1990 : de 422 M$ à 763 M$.

  • o Utilisant le TSE au lieu du S&P 500 pour la partie du portefeuille composée à 60 % d’actions, M. Schellenberg calcule les valeurs actuelles de la façon suivante pour les trois modèles de perte d’usage proposés dans le rapport DEMA daté du 21 février 2020 (modèle de location, modèle de substitution [revenu net réalisé] et modèle de substitution générique [6,3 %]) :

changement en 1970 : de 306 M$ à 554 M$;

changement en 1980 : de 276 M$ à 490 M$;

changement en 1990 : de 274 M$ à 488 M$.

  1. Indices de référence des fonds de pension et de dotation

  • Dans cet ensemble de scénarios, M. Schellenberg a analysé le rendement réel de différents types de portefeuilles de placement gérés par un fiduciaire au fil du temps. Ces portefeuilles de placement sont les plus grands régimes de retraite du Canada et les plus grands fonds de dotation universitaires du Canada. À des fins de comparaison, il a également examiné le rendement de deux fonds de dotation universitaires aux États-Unis.

[213] M. Schellenberg a utilisé le taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes pour rajuster les pertes énoncées dans le rapport DEMA de 1905 jusqu’à la date à laquelle les rendements réels de chaque fonds de pension et de dotation sont disponibles. Ces dates varient entre les années 1964 et 2006 selon le fonds de pension ou le fonds de dotation universitaire pris en compte. À partir de la date applicable pour le fonds pension ou le fonds de dotation en particulier, les pertes ont ensuite été rajustées en utilisant le taux de rendement du fonds en question.

[214] M. Schellenberg a calculé les valeurs médianes en date du 31 décembre 2019 pour les gestionnaires d’actifs canadiens en fonction du rendement de BCIMC, qui gère les régimes de retraite des fonctionnaires en Colombie-Britannique, et de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), qui gère le Régime de rentes du Québec, obtenant ainsi une fourchette de 341 M$ à 609 M$ pour les trois modèles relativement auxquels les auteurs du rapport DEMA ont fourni des valeurs nominales, à savoir le modèle de location, le modèle de substitution (revenu net réalisé) et le modèle de substitution générique (6,3 %).

[215] M. Schellenberg calcule une fourchette de valeurs actuelles en date du 31 décembre 2019 pour chacun des trois modèles relativement auxquels les auteurs du rapport DEMA ont fourni des valeurs nominales, à savoir le modèle de location, le modèle de substitution (revenu net réalisé) et le modèle de substitution générique (6,3 %), au moyen du rendement réel de dix fonds de pension et de dotation canadiens, et de deux fonds de dotation aux États-Unis à des fins de comparaison. Ces valeurs se situent entre 230,3 M$ et 1 508,5 M$. Elles sont fournies au tableau 1, qui se trouve au paragraphe 128 du rapport de M. Schellenberg déposé le 20 mai 2020.

[216] Partant des valeurs énoncées dans le tableau 1, M. Schellenberg utilise les valeurs médianes pour les gestionnaires d’actifs canadiens (en fonction du rendement de BCIMC, qui gère les régimes de retraite des fonctionnaires en Colombie-Britannique, et de la Caisse de dépôt et placement du Québec [CDPQ], qui gère le Régime de rentes du Québec) afin d’obtenir des valeurs actuelles se situant dans une fourchette de 341 M$ à 609 M$ pour les trois modèles relativement auxquels les auteurs du rapport DEMA ont fourni des valeurs nominales, à savoir le modèle de location, le modèle de substitution (revenu net réalisé) et le modèle de substitution générique (6,3 %).

a) Conclusions de M. Schellenberg sur les valeurs

[217] Dans la section [traduction] « Conclusion générale » de son rapport, M. Schellenberg indique que si les pertes annuelles calculées par les auteurs du rapport DEMA avaient été investies de la même façon que d’autres fiduciaires investissaient au Canada, la valeur actuelle de la perte de revenu se situerait entre 341 M$ et 609 M$ (souligné dans l’original; rapport Schellenberg, au para 20).

[218] Ces valeurs s’appuient sur le scénario du rendement des indices de référence des fonds de pension et de dotation. M. Schellenberg explique que les fonds de pension constituent un bon élément de comparaison pour l’argent que la Première Nation n’a pas reçu, car dans les fonds de pension sont des investisseurs fiduciaires qui font des placements au nom de bénéficiaires et [traduction] « ils ont une aversion au risque, ou ne veulent pas prendre de risques inutiles » (transcription de l’audience, 18 février 2020, à la p 48). Il explique également que les fonds de pension ont généralement un horizon de placement [traduction] « à plus long terme ». Par conséquent, le fonds de pension peut assumer un risque accru, car au fil du temps, [traduction] « le risque sera récompensé par un rendement supérieur ». M. Schellenberg est d’avis que la Première Nation aurait investi l’argent sur 115 ans.

[219] Les valeurs fournies font abstraction de tout paiement que la Première Nation a reçu de la part de la Couronne à titre d’indemnité pour la cession des terres visées par la revendication, comme l’indiquent les annexes 2.1 et 2.2 du rapport Schellenberg déposé le 20 mai 2020.

b) Éventualités réalistes

[220] M. Schellenberg souligne que dans la méthode qu’il recommande, les éventualités réalistes comprendraient des frais de gestion des sommes placées et les pertes sur les placements faits dans les actions (transcription de l’audience, 18 février 2020, à la p 101; voir aussi le rapport en réponse de M. Schellenberg, au para 48).

c) Dépenses de consommation

[221] M. Schellenberg estime que le taux de rendement ne devrait pas être réduit afin de tenir compte de la possibilité que la revendicatrice ait dépensé une partie de l’argent au fil des ans. Il explique que la revendicatrice devrait être indemnisée pour avoir été privée de profiter de ce revenu au fil des ans. Il déclare ceci :

[traduction] […] un taux de rendement est nécessaire afin de les indemniser pour l’incapacité de profiter de la totalité de la perte de revenu de chaque année au cours de la période s’échelonnant de 1905 à aujourd’hui.

[…] la réduction du taux de rendement pour tenir compte des dépenses de consommation qui auraient pu être engagées pénalise les revendicatrices pour des dépenses de consommation qu’elles n’ont pas eu l’occasion de faire. [Rapport Schellenberg, aux para 44 et 45]

2. Expert de l’intimée

[222] L’intimée s’appuie sur des rapports rédigés par M. Howard E. Johnson. M. Howard Johnson a été reconnu comme fellow de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Canada et de l’Institut canadien des experts en évaluation d’entreprises. Il est aussi un analyste financier agréé et un évaluateur principal agréé. Il est titulaire d’un doctorat en administration des affaires.

[223] L’intimée a demandé à M. Johnson de proposer une méthode pour aider le Tribunal à calculer la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques et à quantifier la valeur actuelle de ces pertes pour les besoins de la revendication.

[224] M. Johnson a fourni une méthode permettant de rajuster au 31 décembre 2019 les estimations de la perte d’usage annuelle du rapport DEMA, ainsi que des annexes détaillées estimant la valeur actuelle de la perte d’usage en date du 31 décembre 2019 en fonction des valeurs nominales fournies par les auteurs du rapport DEMA. Il précise que cette méthode pourrait être appliquée [traduction] « à tout montant de perte d’usage retenu par le Tribunal » (rapport Johnson, au para 2.5).

a) Aperçu

[225] La méthode de M. Johnson s’appuie principalement sur le produit intérieur brut (PIB) par habitant au Canada. Pour les années de 1927 à 2019, il utilise des multiplicateurs du taux de croissance annuel composé (TCAC) en fonction de la variation annuelle du PIB. Il applique le TCAC aux estimations nominales annuelles historiques de la perte d’usage fournies dans le rapport DEMA, puis il additionne les valeurs ainsi obtenues pour calculer la valeur totale actuelle de la perte d’usage. Il procède ainsi pour chacun des trois modèles relativement auxquels les auteurs du rapport DEMA ont fourni une estimation en dollars, à savoir le modèle de location, le modèle de substitution (revenu net réalisé) et le modèle de substitution générique (6,3 %).

[226] Il n’existe aucune donnée sur le PIB avant 1926. Pour les années de 1905 à 1926, M. Johnson a obtenu le TCAC à partir d’une moyenne pondérée de l’indice des prix à la consommation et du taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes (addenda Johnson, annexe 6).

b) Justification de l’utilisation du PIB

[227] M. Johnson définit le PIB de la façon suivante :

[traduction] […] la valeur marchande totale de la totalité des biens et des services finals produits à l’intérieur du pays sur une période donnée, généralement un an. Il comprend les dépenses de consommation privée, les investissements, les dépenses publiques et les exportations nettes à l’étranger. [Note de bas de page omise; rapport Johnson, au para 7.9.]

[228] M. Johnson a utilisé les données de Statistique Canada sur le PIB pour chaque année, puis a divisé le PIB par le nombre d’habitants au Canada afin de calculer le PIB annuel par habitant. Le montant ainsi obtenu augmente certaines années et baisse certaines autres années à la faveur de l’expansion ou de la contraction de l’économie du Canada.

[229] M. Johnson explique que le PIB par habitant sert à mesurer le [traduction] « bien-être économique historique » et le [traduction] « niveau de vie » (rapport Johnson, au para 7.27; transcription de l’audience, 19 février 2020, aux pp 62 et 63). Il indique que le PIB par habitant peut nous dire [traduction] « comment le Canadien moyen s’en est tiré au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie, particulièrement en ce qui a trait au revenu et au pouvoir de dépenser » (rapport Johnson, au para 7.28). Le taux d’évolution du PIB par habitant indique l’amélioration du niveau de vie dont la Première Nation de Mosquito aurait pu profiter grâce aux revenus provenant des terres en question.

c) Dépenses de consommation

[230] M. Johnson explique que le PIB tient compte de l’effet de l’inflation. Il comprend aussi les dépenses de consommation privée, qui sont évaluées au-delà de l’inflation, car les gens doivent être indemnisés au-delà du taux d’inflation pour renoncer à leurs dépenses de consommation (transcription de l’audience, 19 février 2020, à la p 94).

d) Éventualités réalistes

[231] M. Johnson s’est exprimé en ces termes :

[traduction] […] le PIB par habitant tient compte en fait des « éventualités réalistes » sur une longue période, car il traduit les conséquences des résultats positifs et négatifs découlant des dépenses de consommation individuelles et des dépenses de l’État. [Rapport Johnson, au para 7.29.]

[232] Les fluctuations dans la croissance de l’économie canadienne sous l’effet des dépressions, des guerres, des changements touchant le marché boursier et d’autres valeurs constituent des éventualités réalistes dans le modèle du PIB par habitant (transcription de l’audience, 19 février 2020, à la p 69.

e) Méthode pour les années de 1905 à 1926

[233] Pour les années de 1905 à 1926, M. Johnson a calculé un TCAC en utilisant la moyenne pondérée de l’IPC et des taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes. Il a utilisé une pondération de 30 % pour l’IPC et de 70 % pour les taux du compte en fiducie des bandes à titre de valeur de substitution de l’évolution du PIB par habitant pour la période s’échelonnant de 1905 à 1926.

[234] M. Johnson a expliqué que la croissance de l’IPC est un indicateur du pouvoir des acheteurs en dollars constants et n’inclut pas le rendement de l’épargne et des placements. Il a aussi expliqué que le taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes tient compte à la fois du changement du pouvoir d’achat en dollars constants d’une année sur l’autre et du taux de rendement de l’épargne.

f) Année du 1er janvier au 31 décembre 2020

[235] Pour l’année du 1er janvier au 31 décembre 2020, M. Johnson n’a pas appliqué de facteur de TCAC. Autrement dit, il a inclus les valeurs de la perte d’usage présentées dans le rapport DEMA pour l’année qui a pris fin le 31 décembre 2020, auxquelles il a appliqué un facteur de TCAC de 1,0 fois (addenda Johnson, au para 6.6).

g) Conclusion de M. Johnson sur les valeurs

[236] M. Johnson calcule la valeur actuelle de la perte d’usage en date du 31 décembre 2020 pour chacun des trois modèles utilisés dans le rapport DEMA, abstraction faite de la valeur actuelle de tout paiement reçu de la part de la Couronne à titre d’indemnité pour la cession des terres visées par la revendication. M. Johnson explique que ces montants n’ont pas été rajustés pour tenir compte des éventualités,

Perte d’usage, abstraction faite des paiements que la revendicatrice a reçus pour les terres visées par la revendication

Modèle de location :

147 045 243 $

Modèle de substitution (revenu net réalisé) :

159 382 306 $

Modèle de substitution générique (6,3 %) :

94 082 884 $

(Addenda Johnson, au para 6.15; voir aussi les annexes 1, 2 et 3.)

3. Réponse de l’intimée à la preuve fournie par M. Schellenberg

[237] L’intimée soutient que la méthode utilisée par M. Schellenberg ne tient pas compte d’éventualités réalistes concernant la façon dont la Première Nation de Mosquito aurait utilisé le revenu. Elle fait valoir que la Première Nation de Mosquito aurait pu, par exemple [traduction] « réinvestir une partie du revenu dans les activités agricoles ou pour d’autres besoins, comme les écoles, l’éducation, les routes, la santé, les installations médicales et les entreprises commerciales » (mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 107; voir aussi le rapport critique restreint de M. Johnson, aux para 2.13 et 2.14).

[238] M. Johnson souligne également que la méthode de M. Schellenberg fondée sur les régimes de retraite est incompatible avec les objectifs et l’horizon vraisemblables des investissements de la Première Nation de Mosquito. L’intimée fait valoir que l’horizon d’investissement des régimes de retraite, comme le Régime de pensions du Canada, est très long, et qu’en conséquence, les régimes de retraite sont en mesure d’investir à très long terme dans des actions qui fluctuent et présentent un risque supérieur (rapport critique restreint de M. Johnson, au para 2.15; transcription de l’audience, 19 février 2020, à la p 53). À l’opposé, le revenu que la Première Nation Mosquito aurait tiré des terres visées aurait fort probablement été utilisé à différentes fins et aurait entre autres été réinvesti dans la communauté et placé dans le compte en fiducie des bandes. M. Johnson affirme que [traduction] « la Première Nation de Mosquito aurait eu des objectifs et un horizon d’investissement différents de ceux d’un fonds de pension, ainsi que des schémas de dépenses plus volatiles » (rapport critique restreint de M. Johnson, au para 2.16).

[239] M. Johnson souligne que les régimes de retraite utilisés dans l’analyse de M. Schellenberg détiennent des fonds qui sont largement supérieurs à la valeur de la perte d’usage subie par la Première Nation de Mosquito dont il est question en l’espèce. Il affirme que, parce qu’ils gèrent des sommes plus grandes, les fonds de pension et de dotation ont accès à [traduction] « un ensemble d’investissements, comme l’investissement direct dans de grands projets d’infrastructures généraux auxquels la Première Nation de Mosquito n’aurait pas accès » (rapport critique restreint de M. Johnson, aux para 2.21 et 2.22).

[240] M. Johnson affirme que le taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes [traduction] « reflète dans les faits un “rendement optimal” et n’intègre pas d’“éventualités réalistes” » (rapport Johnson, à l’al 8.6b)). Il affirme qu’en conséquence, le taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes exagère la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques de la revendicatrice.

4. Réponse de la revendicatrice à la preuve fournie par M. Johnson

[241] La principale critique de M. Schellenberg concerne le fait que M. Johnson a utilisé le PIB pour rajuster les sommes que la Première Nation n’a pas reçues. Il affirme que [traduction] « le PIB par habitant n’est pas un taux de rendement » (souligné dans l’original, rapport en réponse de M. Schellenberg, au para 25) ni [traduction] « un rendement de l’investissement », mais bien « une mesure du bien-être » (transcription de l’audience, 18 février 2020, aux pp 83 et 84).

[242] M. Schellenberg compare ses taux de rendement et ceux énoncés dans le rapport de M. Johnson. Il souligne que jusqu’en 1980 environ, les taux de rendement que M. Johnson et lui utilisent donnent lieu à des calculs très similaires (rapport en réponse de M. Schellenberg, au para 34). Cependant, M. Schellenberg affirme que le rapport de M. Johnson ne tient pas compte du changement de stratégie de placement que les investisseurs fiduciaires prudents ont commencé à opérer dans les années 1980. M. Schellenberg précise qu’à partir des années 1980 :

[traduction] […] les investisseurs fiduciaires prudents semblent abandonner les produits d’investissement à revenu fixe au profit de produits d’investissements offrant un meilleur rendement. Le rapport [Johnson] semble laisser entendre le contraire, et que dans les années 1980, le taux de rendement aurait diminué à un niveau inférieur au taux de rendement qui aurait été obtenu si l’argent avait simplement été laissé dans le compte en fiducie des bandes. [Rapport en réponse de M. Schellenberg, au para 37.]

[243] M. Schellenberg conclut ceci :

[traduction] […] il n’aurait pas été raisonnable pour un investisseur fiduciaire prudent d’investir dans un produit générant invariablement un taux de rendement moyen de seulement 1 % ou 2 % de plus que le taux d’inflation. [Rapport en réponse de M. Schellenberg, au para 38.]

XIII. indemnisation en equity

A. Principes généraux : le contexte fiduciaire de la revendication

[244] Pour élaborer une réparation convenable, il faut d’abord examiner le contexte fiduciaire particulier de la revendication.

[245] L’arrêt Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 1984 CarswellNat 813 (QL) [Guerin], appuie la proposition selon laquelle l’indemnisation en equity est la réparation qu’il convient d’appliquer dans le contexte d’un manquement à une obligation de fiduciaire survenu à l’occasion d’une cession de terres de réserve. Dans cet arrêt, le juge Dickson a déclaré ce qui suit :

L’exigence d’une cession et la responsabilité qui en découle ont pour effet d’imposer à Sa Majesté une obligation de fiduciaire distincte envers les Indiens. [au para 85]

[246] Depuis Guerin, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de l’indemnisation en equity dans des contextes très différents et a donné des indications supplémentaires sur la façon dont les tribunaux devraient aborder cette réparation. L’analyse contenue dans la décision Beardy’s en présente un résumé, à partir du paragraphe 79 :

Dans les motifs de jugement qu’elle a formulés dans l’arrêt Canson, la juge McLachlin a traité de l’importance de l’obligation de fiduciaire ainsi que de la raison d’être de l’indemnité fondée sur l’equity :

Ma première préoccupation en ce qui concerne la façon de procéder par analogie avec le droit en matière de responsabilité délictuelle tient au fait qu’elle fait abstraction du fondement et des objectifs uniques de l’equity. Le fondement de l’obligation fiduciaire et la raison d’être de l’indemnité fondée sur l’equity se distinguent du délit civil de négligence et du domaine contractuel. Dans les cas de négligence et en matière contractuelle, les parties sont considérées comme des acteurs égaux et indépendants, soucieux principalement de leur propre intérêt. Par conséquent, la loi recherche l’équilibre entre faire respecter des obligations en accordant une indemnité et préserver une liberté optimale pour ceux qui sont impliqués dans le rapport en question, qu’il soit collectif ou autre. Par contre, le rapport fiduciaire réside essentiellement dans le fait que l’une des parties s’engage à agir dans le meilleur intérêt de l’autre. Le rapport fiduciaire repose sur la confiance et non sur l’intérêt personnel, et lorsqu’il y a manquement, la balance penche en faveur de la personne lésée. La personne soumise à une obligation fiduciaire voit sa liberté restreinte par la nature de l’obligation qu’elle a assumée, savoir une obligation qui "commande […] la loyauté, la bonne foi et l'absence de conflits d'intérêts et d'obligations": Canadian Aero Service Ltd. c. O'Malley, [1974] R.C.S. 592, à la p. 606. En résumé, l'equity se préoccupe non seulement d'indemniser l[e] demandeur, mais encore de faire respecter la confiance qui est au cœur de ce système.

[Souligné dans la décision Beardy’s; citant Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129 [Canson]]

[247] L’analyse se poursuit jusqu’au paragraphe 86, où il est écrit ce qui suit :

L’objectif de l’equity est de parvenir à un résultat juste et équitable. En ce sens, rien n’empêche un tribunal de tenir compte des principes de l’éloignement du dommage et du lien de causalité :

[traduction]

En quoi les arrêts Canson et Hodgkinson sont-ils conciliables? Il appert que, dans Canson, la Cour a accordé une indemnité pour manquement à une obligation de fiduciaire, indemnité qui aurait tout aussi bien pu être considérée comme des dommages‑intérêts pour négligence. Dans l’arrêt Hodgkinson, en revanche, la Cour semble avoir adopté une interprétation plus large à l’égard de l’indemnisation. Dans les motifs qu’il a rendus dans l’arrêt Hodgkinson, aux pp. 443-446, le juge LaForest explique en détail de quelle façon ces deux jugements cadrent ensemble. Je reproduis ici, en entier, cette explication :

[…] Dans [Canson], notre Cour a statué qu'il est loisible à un tribunal qui exerce sa compétence d'equity d'examiner les principes de l'éloignement du dommage, de la causalité et de l'acte intermédiaire lorsque cela est nécessaire pour arriver à un résultat juste et équitable. Cet arrêt ne constitue pas cependant une indication de l'abandon du principe de la restitution intégrale; il reconnaît plutôt qu'un manquement à une obligation fiduciaire peut revêtir plusieurs formes et que divers redressements peuvent convenir; voir aussi McInerney c. MacDonald, précité, à la p. 149. Le juge Huband de la Cour d'appel du Manitoba a récemment fait des remarques sur cette idée dans l'article « Remedies and Restitution for Breach of Fiduciary Duties » tiré de The 1993 Isaac Pitblado Lectures, loc. cit., pp. 21 32, à la p. 31 […]

[Souligné dans la décision Beardy’s; citant le juge Thomas Cromwell, Money Remedies: Towards a Functional Approach (Isaac Pitblado Lectures : 2010 Manitoba), aux parties I-12–I-13 (Money Remedies)]

[248] Et, au paragraphe 87 :

L’indemnité en equity ne s’applique pas nécessairement à tous les cas de manquement à une obligation de fiduciaire. Le manquement pourrait être d’une telle nature qu’il sera justifié de calculer des dommages-intérêts en fonction des principes de common law. Ainsi que le juge Cromwell le souligne, en reprenant à son compte les remarques formulées par le juge Huband :

[traduction]

Un manquement à une obligation fiduciaire peut revêtir de nombreuses formes. Il peut équivaloir à un dol et à un vol, ou encore il peut constituer tout au plus un mauvais conseil innocent et honnête ou un défaut de faire promptement une mise en garde. [Money Remedies, à la partie I-13]

[Je souligne.]

[249] Ce qu’il faut retenir des passages précités tirés de l’affaire Beardy’s, c’est que la nature de la relation fiduciaire et du manquement sont des facteurs à prendre en considération dans l’élaboration de la réparation.

[250] Dans la présente revendication, on retrouve parmi les aspects importants du contexte fiduciaire du manquement (sans être nécessairement exhaustifs) la relation découlant des traités et les circonstances dans lesquelles les parties en sont arrivées à ce que la Couronne procède à une cession au nom des prédécesseurs de la revendicatrice, la nature de l’intérêt que la Couronne s’est engagée à protéger et le préjudice subi par la revendicatrice.

[251] En l’espèce, la Couronne a tenu un vote de cession en violation de l’exigence législative qui permettait uniquement aux membres des bandes de Grizzly Bear’s Head et de Lean Man de voter. Les parties conviennent que ce vote a mené à une « cession invalide », qui a été approuvée par l’intimée (décret CP 1920/1905, 3 novembre 1905). Les membres de la bande de Mosquito ont aussi signé le document de cession, ce qui constituait un manquement à l’obligation de soin et de diligence.

[252] Certes, il s’agit d’un manquement à l’obligation de soin et de diligence, mais ce manquement, survenu dans le cadre d’une relation établie par traité et à l’égard de réserves constituées par traité, a mené directement à l’aliénation permanente des terres de réserve de la revendicatrice. Cet aspect du lien entre le manquement et la perte alléguée n’est pas contesté.

[253] Le type de relation et le type d’intérêt en cause dans la présente revendication sont des facteurs militant en faveur d’une intervention fondée sur l’equity. Dans l’arrêt Canson, le juge La Forest a établi une distinction entre le fiduciaire qui exerce un contrôle sur des biens et les autres fiduciaires (au para 72; voir aussi Whitefish Lake Band of Indians v AG, 2007 ONCA 744, au para 53, 87 OR (3d) 321 (QL) [Whitefish]). La juge McLachlin a privilégié une approche souple et structurée à l’égard des relations fiduciaires plutôt qu’une approche catégorielle :

Ma deuxième préoccupation en ce qui concerne la façon de procéder par analogie avec le droit en matière de responsabilité délictuelle tient au fait qu'elle nous oblige à distinguer ce qu'on appelle les "fiducies au sens strict", où le fiduciaire détient les biens à titre de représentant du bénéficiaire, des autres obligations découlant d'un rapport de confiance. Cette distinction s'impose si l'on procède par analogie avec le droit en matière de responsabilité délictuelle parce que cette analogie ne peut pas s'appliquer à la première catégorie (voir le juge La Forest, à la p. 578). À mon avis, cependant, cette distinction est artificielle et réduit le tort commun qu'englobent les deux catégories, savoir le manquement à l'obligation de confiance et de bonne foi la plus grande à laquelle est tenu celui qui s'engage à contrôler ou à gérer quelque chose, que ce soit un bien ou quelque autre droit, pour le compte d'autrui. La jurisprudence n'étaye pas non plus cette distinction, comme en témoigne l'analyse qui suit de l'arrêt Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335.

Les différences entre divers types de rapports fiduciaires peuvent, selon les circonstances, commander des façons différentes d'aborder les dommages‑intérêts. Cela peut être important au fur et à mesure que le droit évolue en matière d'obligations fiduciaires. Toutefois, il faut rattacher d'une certaine façon ces différences au concept sous‑jacent de la fiducie, savoir la notion de pouvoirs spéciaux accordés au fiduciaire pour que celui‑ci les exerce exclusivement au profit du bénéficiaire. La distinction entre les droits de l'auteur d'une demande, fondée sur l'equity, pour mauvaise gestion de biens par opposition à des conseils ou à des renseignements erronés réside dans le fait que, dans le premier cas, l'equity peut exiger et exige effectivement que les biens acquis illicitement soient rendus au bénéficiaire en plus de procéder à une reddition de comptes. Lorsqu'il n'y a aucun bien qui puisse être rendu, la restitution dans ce sens n'est pas possible. Dans ce cas, le tribunal peut accorder une indemnité au lieu d'ordonner la restitution. C'est une distinction pragmatique sous la forme d'un redressement qui ne doit pas cacher le fait que le calcul de l'indemnité tient de la restitution ou de la fiducie dans les deux cas. [Canson, aux para 9-10]

[254] Plus loin, la juge McLachlin a traité de l’intérêt en cause dans l’arrêt Guerin où, à la différence de la présente affaire, les terres de réserve faisaient toujours l’objet d’un bail, la revendicatrice ne les ayant pas perdues, et a confirmé que les principes de fiducie s’appliquaient dans cette affaire :

L'arrêt Guerin ne portait pas sur un usage abusif de biens en fiducie dans le sens classique du mot fiducie. Aucun bien n'avait été détourné. Le tort causé résidait dans l'omission de se conformer aux conditions de la cession et de consulter la bande conformément à l'obligation fiduciaire de Sa Majesté. Le juge Dickson (plus tard Juge en chef) (à l'avis duquel ont souscrit les juges Beetz, Chouinard et Lamer) et le juge Wilson (à l'avis de laquelle ont souscrit les juges Ritchie et McIntyre) ont tous les deux conclu que, même si le rapport juridique constituait non pas une fiducie au sens strict mais une obligation fiduciaire, le montant des dommages‑intérêts devait être déterminé à la manière des dommages‑intérêts qui seraient accordés en matière de fiducie. [Canson, au para 16]

[255] Depuis, la Cour suprême s’est de nouveau exprimée sur la question du contrôle exercé sur les terres de réserve et du titre ancestral. De façon générale, la relation Couronne‑Autochtones a été considérée comme justifiant l’application des principes d’equity.

[256] Dans l’arrêt Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario a renvoyé à l’arrêt Guerin et a déclaré ce qui suit au paragraphe 57 :

[traduction] L’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays. Une façon de reconnaître son importance est d’accorder une indemnité en equity dans les cas de manquement. L’indemnisation en equity facilite l’atteinte des objectifs d’application de la loi et de dissuasion. Elle confirme l’importance que la cour accorde à l’obligation continue de la Couronne de respecter son obligation fiduciaire et à la nécessité de la dissuader de commettre d’autres manquements.

[257] La Cour suprême a aussi clairement indiqué que l’indemnisation en equity relève de l’appréciation, non pas du calcul mathématique : Guerin, au para 47; voir aussi Whitefish, au para 90. Dans Guerin, la Cour suprême a souligné que le juge de première instance, dont elle a confirmé la décision, « a reconnu qu’on ne pouvait étayer ce chiffre de façon mathématique, mais il a affirmé […] que c’était une “réaction éduquée, fondée sur la preuve administrée, les opinions fournies, les moyens soulevés et, finalement, mes conclusions quant au faits” » (au para 47).

[258] Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’évaluation, la proportionnalité est un autre facteur à prendre en compte. Dans l’arrêt Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377, 1994 CarswellBC 438 (WL Can) [Hodgkinson], le juge La Forest a dit :

En d'autres termes, l'equity n'est pas rigide au point de pouvoir être utilisée pour imposer à des défendeurs de lourds dommages‑intérêts disproportionnés à leur conduite véritable. Au contraire, dans les cas où la common law a conçu un principe modéré et juste pour répondre à un type particulier de tort, l'equity est suffisamment souple pour emprunter à la common law. Comme je le fai[s] remarquer aux pp. 587 et 588 dans l'arrêt Canson, ce point de vue est compatible avec la fusion de la common law et de l'equity qui a eu lieu au tournant du siècle en vertu des anciennes Judicature Acts; voir aussi l'arrêt M. (K.) c. M. (H.), précité, à la p. 61. En conséquence, l'arrêt Canson signifie que les tribunaux devraient s'efforcer de traiter de façon similaire les torts similaires, quelle que soit la cause d'action invoquée. Comme je l'affirme dans l'arrêt Canson, à la p. 581:

. . . en l'absence de considérations de principe différentes qui sous‑tendent l'une ou l'autre action, je ne vois aucune raison pour laquelle essentiellement la même demande, qu'il s'agisse d'une action en common law ou en equity, devrait donner lieu à différents niveaux de redressement.

En d'autres termes, les tribunaux devraient examiner le préjudice résultant du manquement à une obligation donnée et accorder le redressement approprié. [Je souligne; au para 81]

[259] En l’espèce, les principes qui sous‑tendent l’évaluation de l’indemnisation en equity en l’espèce sont la restitution (Guerin et Canson), la réconciliation (LTRP, préambule), la dissuasion (Canson), l’équité et la proportionnalité (Hodgkinson). Un facteur implicite veut que, lorsqu’il procède au contrôle de la relation fiduciaire et conçoit la réparation appropriée, le tribunal doive tenir compte du principe de loyauté fiduciaire et éviter les mesures incitatives aux effets indésirables.

[260] En ce qui concerne la réconciliation, le préambule de la LTRP prévoit que le « règlement [des revendications particulières des Premières Nations] contribuera au rapprochement entre Sa Majesté et les Premières Nations et au développement et à l’autosuffisance de celles-ci ». Dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 RCS 99 (QL), la juge Abella a reconnu que la réconciliation est un principe de portée étendue :

Les modifications constitutionnelles, les excuses pour les torts du passé, la reconnaissance grandissante du fait que les peuples autochtones et non autochtones sont des partenaires dans la Confédération, le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones ainsi que le Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada indiquent tous qu’une réconciliation avec l’ensemble des peuples autochtones du Canada est l’objectif du Parlement. [Souligné dans l’original; au para 37]

[261] Quant à la dissuasion, les faits à l’origine de la présente revendication remontent au début du XXe siècle et s’inscrivent dans le contexte particulier de l’époque. Pourtant, les relations établies par traité se poursuivent. La Loi sur les Indiens est toujours en vigueur et les droits sur les réserves indiennes continuent d’exister. Il demeure primordial de régler, dans les meilleurs délais et de manière conciliatoire, juste et proportionnée, les différends entourant les préjudices commis par le passé, et ce, non seulement pour les parties, mais aussi pour les autres Premières Nations et le Canada, comme en témoigne l’existence de notre Tribunal.

[262] Non seulement les principes sous‑jacents permettent de savoir dans quelles circonstances les principes de l’indemnisation en equity doivent s’appliquer, mais ils justifient également le maintien des différences qui caractérisent l’indemnisation en equity (Canson, au para 3 précité). Au paragraphe 8, la juge McLachlin fait référence au « danger » de ne pas respecter ces différences :

Le danger de procéder par analogie avec le droit en matière de responsabilité délictuelle est que cela peut nous amener à choisir des réponses qui, tout en étant faciles, peuvent ne pas convenir dans le contexte d'un manquement à une obligation fiduciaire. Le juge La Forest a évité un tel piège en indiquant que l'indemnisation pour manquement à une obligation fiduciaire ne sera pas limitée par la prévisibilité, mais qu'en est‑il des autres questions? Par exemple, l'analogie avec le droit en matière de responsabilité délictuelle pourrait laisser supposer que les présomptions qui jouent en faveur de la partie lésée dans une action pour manquement à une obligation fiduciaire ne joueront plus, comme, par exemple, la présomption que les fonds en fiducie seront utilisés de la façon la plus profitable.

[263] La juge McLachlin a résumé comme suit l’approche distincte à adopter :

En résumé, l'indemnisation est une mesure de redressement pécuniaire fondée sur l'equity à laquelle on peut avoir recours lorsque les redressements d'equity que sont la restitution et la reddition de comptes ne conviennent pas. Par analogie avec la restitution, elle tente de rendre au demandeur ce qu'il a perdu par suite du manquement, c'est‑à‑dire la possibilité qu'il a perdue. La perte réelle du demandeur par suite du manquement doit être évaluée en bénéficiant pleinement de la rétrospective. La prévisibilité n'intervient pas dans le calcul de l'indemnité, mais il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement. Le demandeur n'est pas tenu de limiter le dommage, selon l'expression utilisée en droit, mais les pertes résultant d'un comportement manifestement déraisonnable de la part du demandeur seront considérées comme découlant de ce comportement, et non pas du manquement. Lorsque le manquement commis par le fiduciaire permet à des tiers d'accomplir des actes préjudiciables ou négligents, ce qui a ainsi pour effet d'établir un lien direct entre le manquement et la perte, la perte en résultant pourra être recouvrée. Lorsqu'il n'existe aucun lien de ce genre, la perte doit être recouvrée auprès des tiers. [Canson, au para 27]

[264] L’approche souple décrite par la juge McLachlin permet d’accorder une réparation fondée sur les principes du droit des fiducies dans le cadre d’affaires qui s’inscrivent dans le contexte fiduciaire et qui le justifient, et également d’accorder une réparation similaire dans le cas d’un préjudice véritablement similaire. C’est ce qui a été confirmé plus tard dans l’arrêt Hodgkinson, où la Cour a rappelé que les principes sous‑jacents devaient guider l’application des principes généraux aux faits propres à une affaire donnée (Hodgkinson, au para 81, précité).

[265] Les facteurs importants susmentionnés sont tous à prendre en considération dans l’élaboration de la réparation qu’il convient d’accorder eu égard aux circonstances particulières de la présente revendication. Fait à remarquer, le manquement à l’obligation de fiduciaire à l’égard des terres de réserve qui a été admis en l’espèce est un manquement à l’obligation de soin et de diligence qui a été commis pendant que la Couronne administrait les terres, mais dans un contexte bien différent de celui de l’arrêt Canson. L’approche réparatrice retenue par le Tribunal doit tenir compte de ces caractéristiques de la revendication.

B. Évaluation de la perte (décision Southwind) : pertes calculables et non quantifiables

[266] Dans la décision Southwind c Canada, 2017 CF 906 (QL) [Southwind], appel entendu par la Cour suprême du Canada, le juge Zinn s’est intéressé aux pertes calculables et aux pertes non quantifiables.

[267] Saisi d’une action intentée par la Première Nation du Lac Seul (PNLS) en vue d’obtenir une indemnisation en equity pour manquement, par le Canada, à ses devoirs et obligations de fiduciaire, le juge Zinn a fixé le montant de l’indemnité à accorder. La revendication découlait de l’inondation des terres de réserve de la PNLS, d’une superficie de 11 304 acres, par suite de la construction d’un barrage‑réservoir en 1929.

[268] Le juge Zinn s’est penché sur certaines des questions qui sont soulevées en l’espèce, dont celle du rajustement des pertes historiques à la valeur actuelle. Pour ce faire, il a dû établir le taux de rendement à appliquer et décider s’il fallait tenir compte des dépenses de consommation pour fixer le taux de rendement « ajusté », composé annuellement.

[269] Aux paragraphes 443 et 444, le juge Zinn a classé les pertes subies par la revendicatrice en deux catégories : calculables et non quantifiables. La première catégorie est composée des pertes suivantes :

a. 14 582,16 $ en 1929 pour la servitude de submergement de ses terres de réserve;

b. 34 917,33 $ en 1929 pour les droits sur le bois d’œuvre;

c. 1 750 000 $ en 2008 pour l’infrastructure communautaire. [Southwind, au para 443]

[270] Ce sont les montants susmentionnés, plus les valeurs historiques des terres et du bois d’œuvre perdus (en 1943), qui ont été rajustés en appliquant un taux annuel, composé annuellement, pour obtenir le montant des pertes calculables (Southwind, aux para 505–508). Ce montant, moins la valeur actuelle de l’argent qui a été portée au crédit de la PNLS, entrait dans l’évaluation de l’indemnisation en equity (13 847 870,40 $), à laquelle des pertes non quantifiables ont été ajoutées pour atteindre la somme de 30 000 000 $ (Southwind, aux para 511–512).

[271] Les pertes non quantifiables comprenaient :

1. la perte de moyens de subsistance dans la réserve et hors réserve;

2. la perte d’accès au rivage, les dommages aux embarcations et les dommages généraux à l’esthétique du rivage découlant du défaut d’avoir abattu le bois d’œuvre avant l’inondation. [Southwind, au para 444]

[272] Le juge Zinn a inclus dans les pertes calculables la valeur, en 1929, des terres inondées, les droits de coupe et la valeur, en 2008, des infrastructures communautaires. Les conclusions sur les pertes calculables semblent être fondées sur des témoignages d’experts en évaluation foncière et en construction d’infrastructures.

[273] La distinction établie entre les pertes calculables et les pertes non quantifiables dans la décision Southwind n’est pas claire pour ce qui est de la perte d’usage en l’espèce. Le rapport DEMA présente les calculs mathématiques des pertes annuelles en utilisant des chiffres générés par l’application de ses méthodes. Les pertes annuelles ainsi obtenues sont considérées comme des « estimations ». D’ailleurs, ces estimations tiennent compte d’éléments si difficiles à quantifier qu’ils peuvent, en quelque sorte, être considérés en partie comme « non quantifiables », bien qu’ils soient de nature pécuniaire. J’aborderai cet aspect de la preuve plus loin puisque celui‑ci permet de comprendre comment l’évaluation de l’indemnité permet d’établir un juste équilibre entre les principes sous‑jacents.

C. Calcul et évaluation : décision Guerin (CFPI)

[274] Dans la décision Guerin et al c R (1981), [1982] 2 CF 385, [1982] 2 CNLR 83 (CFPI) (QL) [Guerin CF], le juge Collier n’a pas calculé la réparation, mais l’a plutôt évaluée. Il a déclaré ce qui suit :

Même si le dommage peut se révéler difficile, ou même pratiquement impossible, à calculer, si le tribunal est convaincu qu’il y a eu effectivement préjudice, il doit l’évaluer au mieux de sa possibilité même si cela implique une part de conjecture. [au para 222]

[275] Les juges de première instance qui sont aux prises avec des difficultés en matière de preuve doivent évaluer le mieux possible le préjudice, en equity et en common law. Pour appuyer son évaluation des dommages, le juge Collier a cité l’arrêt de la Cour suprême du Canada, Wood v Grand Valley Railway Co (1915), 51 RCS 283, 1915 CarswellOnt 15 (WL Can), dans lequel le juge Davies a dit :

[traduction] À la lumière des faits de cette cause, c’était vraiment impossible d’évaluer avec une grande précision le préjudice subi par la demanderesse, mais il me semble que les savants juges ont clairement établi qu’une telle impossibilité ne « décharge pas pour autant l’auteur du préjudice de l’obligation de payer des dommages pour la rupture du contrat » et que d’autre part, le tribunal doit évaluer le préjudice même si, en pareilles circonstances, le jury ou le juge doit « agir au mieux », et sa conclusion ne sera pas infirmée même si le montant accordé n’est pas en fait que le fruit de conjectures. [Italiques ajoutés; Guerin CF, au para 224, citant Wood v Grand Valley Railway Co (1915), 51 RCS 283, à la p 289]

[276] D’après l’analyse qui précède sur les méthodes de DEMA, la présente revendication entre dans la catégorie des revendications pour lesquelles il est, « à la lumière des faits de cette cause, […] vraiment impossible d’évaluer avec une grande précision le préjudice subi par la demanderesse ».

[277] Dans l’arrêt Guerin, la Cour suprême a confirmé l’approche adoptée par le juge Collier pour évaluer les dommages ainsi que le montant accordé (voir les motifs du juge Dickson, pour la majorité, aux para 75, 117, le jugement minoritaire et concordant de la juge Wilson, aux para 47‑57, et les motifs du juge Estey qui a souscrit à l’issue, au para 128). La juge Wilson a conclu que le juge de première instance n’avait commis aucune erreur de principe en abordant la question en fonction de la perte de possibilité de procéder à un aménagement résidentiel (au para 53). Elle n’aurait pas modifié le montant des dommages‑intérêts accordés par le juge de première instance (au para 54). Elle a ainsi décrit l’approche adoptée par le juge Collier :

Après avoir pris en considération le fait que ce genre d’aménagement aurait pu avoir lieu sur les 162 acres de terrain et après avoir comparé le rendement anticipé d’un tel aménagement avec le rendement du bail du club de golf, le savant juge de première instance est alors arrivé à une évaluation globale de 10 millions de dollars. Il a reconnu qu’on ne pouvait étayer ce chiffre de façon mathématique, mais il a affirmé, à la p. 441, que c’était « une réaction éduquée, fondée sur la preuve administrée, les opinions fournies, les moyens soulevés et, finalement, mes conclusions quant aux faits ». Il a toutefois énoncé les divers facteurs et éventualités dont il avait tenu compte pour arriver à son évaluation. Il n’a attribué aucun pourcentage à ces éventualités.

Après avoir rejeté la valeur d’un bail de club de golf (soit celui que la bande avait autorisé ou celui qu’on peut objectivement qualifier de « raisonnable ») comme norme servant à établir l’étendue de la perte de la bande, le juge de première instance a, me semble-t-il, déterminé la valeur, à la date du procès, de l’occasion ratée par la bande d’aménager les terres à des fins résidentielles et évalué les dommages subis par la bande en fonction de la différence entre ce chiffre et la valeur du bail consenti au club de golf. [aux para 47–48]

[278] Toujours dans l’arrêt Guerin, la juge Wilson a conclu, au paragraphe 50, que les dommages‑intérêts devaient être évalués en fonction des principes énoncés par le juge Street dans la décision australienne Re Dawson: Union Fidelity Trustee Co v Perpetual Trustee Co (1966), 84 WN (Pt 1) (NSW) 399, à la p 406 :

[traduction] […] en equity le fiduciaire en défaut doit compenser la perte en restituant au patrimoine les biens dont il l’a privé même si leur valeur marchande peut avoir augmenté dans l’intervalle. L’obligation de restituer au patrimoine les biens dont il l’a privé sous‑entend nécessairement que, si une indemnité pécuniaire doit être versée au lieu de restituer des biens, cette indemnité doit être évaluée en fonction de la valeur des biens au moment de la restitution et non au moment de leur perte.

[279] Comme nous le verrons plus loin, le rapport DEMA présente des estimations des pertes annuelles pour chacun des modèles de substitution et pour le modèle de location. Bien qu’elles soient le résultat de calculs mathématiques, ces estimations reposent sur des méthodes recourant à divers ensembles de données et sur leur application selon les différents modèles. La méthode d’évaluation de DEMA est différente d’une évaluation foncière au moment présent, dans le cadre de laquelle des experts formulent des opinions en s’appuyant sur des données facilement accessibles décrivant des éléments de comparaison semblables et en appliquant des normes professionnelles bien définies et largement acceptées.

[280] Les estimations des auteurs du rapport DEMA quant aux pertes financières annuelles découlant de la perte de l’occasion de louer les terres fournissent une base par rapport à laquelle il est possible d’appliquer les éventualités dans le cadre de cette évaluation plutôt subjective.

D. Utilisation la plus avantageuse (favorable) possible

[281] Dans l’arrêt Guerin, la Cour suprême a évalué l’indemnité à la date du procès. La preuve établissait que l’utilisation prévue des terres (location à un club de golf) n’était pas la plus avantageuse. Quant à la façon de combler l’écart entre la date du manquement et la date du procès, la juge Wilson a dit que le bénéficiaire lésé avait bénéficié d’un changement inattendu dans la valeur des terres sur le marché et que la présomption de l’utilisation la plus avantageuse s’appliquait à l’examen de la perte de possibilité pour la bande indienne de Musqueam. La juge Wilson a déclaré qu’en equity, il est présumé que la revendicatrice aurait utilisé le bien perdu de la façon la plus avantageuse possible pendant la période visée par la perte :

La perte de possibilité d'aménager les terres pendant une période allant jusqu'à soixante-quinze ans doit être compensée selon sa valeur à la date du procès même si la valeur marchande a pu augmenter depuis la date du manquement. Les bénéficiaires profitent d'une telle augmentation. Je considère non fondé l'argument de Sa Majesté selon lequel [traduction] « si un fiduciaire a l'obligation de céder des terres par bail ou autrement, la date à considérer pour évaluer l'indemnisation d'un manquement à cette obligation est celle où la cession aurait dû avoir lieu et non celle du procès ou du jugement ». Puisque le bail autorisé par la bande était impossible à obtenir, le manquement de Sa Majesté à ses obligations en l'espèce n'est pas de ne pas avoir loué les terres, mais de les avoir louées alors qu'elle ne pouvait pas le faire aux conditions approuvées par la bande. La bande a ainsi été privée de ses terres et de toute utilisation qu'elle aurait pu vouloir en faire. Tout comme il faut présumer qu'un bénéficiaire aurait voulu vendre ses valeurs mobilières au meilleur prix possible pendant la période où le fiduciaire les détenait illégitimement (voir McNeill v. Fultz (1906), 38 R.C.S. 1981) de même il faut présumer que la bande aurait voulu aménager ses terres de la façon la plus avantageuse possible pendant la période visée par le bail non autorisé. […] En droit des contrats, la bande aurait dû prouver qu'elle aurait aménagé les terres; en equity, il y a présomption qu'elle l'aurait fait. [au para 52]

[282] Dans la présente revendication, comme dans les décisions Guerin et Southwind, l’application du principe de l’utilisation la plus avantageuse est au cœur du litige entre les parties. Le juge Zinn a examiné ce principe dans la décision Southwind. Au paragraphe 239, il décrit « quatre présomptions pertinentes pour l’évaluation de l’indemnisation en equity ». C’est sur la première présomption, à savoir que « le demandeur a le droit que l’indemnité soit évaluée comme s’il avait fait l’usage le plus favorable du bien », que reposait la principale revendication de la PNLS visant à obtenir le paiement de loyers ou de redevances, qui — selon elle — découlait de la prise illégale de ses terres de réserve à des fins de stockage d’hydroélectricité.

[283] Le juge Zinn a fait remarquer ce qui suit :

La première présomption a été réitérée et appliquée dans la décision Guerin c Canada, [1982] 2 CF 385 (CF 1re inst.) [décision Guerin CF], l’arrêt Whitefish, et la décision Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 [c Sa Majesté la Reine du chef du Canada], 2016 TRPC 15 [Beardy’s]. [Southwind, au para 240]

[284] Dans les décisions Beardy’s et Whitefish, il était question de sommes que les bandes auraient dû recevoir dans le passé (les annuités découlant d’un traité et les droits de coupe vendus à un prix insuffisant, respectivement). L’arrêt Guerin portait quant à lui sur des revenus de location non perçus pendant de nombreuses années. Après avoir examiné ces décisions, le juge Zinn en a fait le résumé suivant :

Il est possible de résumer ces trois jugements en disant que lorsqu’il y a manquement, le bénéficiaire a le droit de recouvrer 1) la somme qu’il aurait dû recevoir à l’époque, n’eût été le manquement [si une somme était due à l’époque), et 2) la perte de l’occasion d’utiliser de la façon la plus avantageuse possible le bien ou les fonds détenus en fiducie qu’il aurait dû recevoir. [Southwind, au para 244]

[285] En termes clairs, ce que le juge Zinn dit au point (1) du paragraphe 244, ce n’est pas que la perte du bénéficiaire doit d’abord être évaluée à l’époque du manquement, et qu’à cette estimation doit s’ajouter une certaine estimation de la valeur actuelle afin d’obtenir une évaluation à la date du procès. En fait, l’examen de la perte de possibilité visée par la réparation peut, concrètement, selon le manquement en cause, nécessiter la prise en compte d’une seule somme historique ou de plusieurs revenus non réalisés, en plus de la perte de la possibilité d’utiliser les fonds de façon avantageuse. Par exemple, dans l’affaire Beardy’s, on savait que certaines annuités n’avaient pas été versées. Lorsque la totalité d’un intérêt foncier est cédée légalement à un prix inférieur à sa valeur, la perte de possibilité peut être que la valeur exacte n’a pas été obtenue à l’époque et qu’ainsi les fonds non obtenus n’ont pas pu être utilisés au fil des ans. Par contraste, dans les décisions Guerin et Premières Nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14 [Huu-Ay-Aht], il s’agissait d’évaluer les revenus de location et les revenus du bois, respectivement, que les bandes auraient dû percevoir au fil des ans. La nature du manquement à l’obligation de fiduciaire et du préjudice subi dans chaque cas a donné lieu à différentes réparations, et peut‑être que d’autres circonstances justifieront encore là, l’adoption d’une nouvelle approche. L’indemnisation en equity est une forme souple de réparation.

[286] Le juge Zinn a résumé l’origine et le contenu des obligations que la Couronne avait à l’égard de la PNLS :

Les obligations juridiques de la Couronne envers la PNLS en 1929 étaient régies par les dispositions du Traité nº 3, de la Loi sur les Indiens, LRC 1927, c 84, et celles autrement imposées, comme discuté ci-haut. En somme, les obligations du Canada consistaient à : 1) agir loyalement et de bonne foi envers la PNLS dans l’exercice de son mandat; 2) communiquer tous les faits essentiels et consulter la PNLS; 3) agir avec la prudence ordinaire dans l’intérêt supérieur de la PNLS; et 4) préserver le droit de propriété de la bande sur sa réserve et la protéger contre toute exploitation. [Southwind, au para 296]

[287] En l’espèce, la Couronne avait des obligations similaires envers la revendicatrice et elle a admis sa responsabilité. Il ressort du dossier que, en 1905, les membres de la bande de Mosquito ont été autorisés à voter sur la cession des réserves nos 110 et 111 des bandes de Grizzly Bear’s Head et de Lean Man, ce qui constituait une violation des dispositions en matière de cession de la Loi sur les Indiens.

[288] Ce manquement apparent était un manquement à l’obligation de fiduciaire d’agir avec soin et diligence dans l’intérêt des bandes de Lean Man et de Grizzly Bear’s Head. Comme la Cour suprême l’a dit dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, 1995 CarswellNat 1278 (WL Can) :

En tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence « qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires » : Fales c. Canada Permanent Trust Co […].

[…]

Lorsqu’une partie se voit conférer certains pouvoirs touchant les droits d’une autre partie et que cette dernière se voit privée des pouvoirs en question ou est « vulnérable », la première partie, celle qui détient les pouvoirs, a l’obligation de fiduciaire de les exercer dans l’intérêt de l’autre : Frame c. Smith, précité, le juge Wilson; et Hodgkinson c. Simms, précité. [aux para 104, 115]

[289] Dans les circonstances de l’espèce, où il y a eu cession illégale de terres de réserve, l’intimée a convenu qu’une indemnisation en equity était appropriée, ce qui concorde avec le libellé des alinéas 20(1)c) et h) de la LTRP selon lequel l’indemnité doit être accordée en fonction des principes d’indemnisation appliqués par les tribunaux :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[…]

c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires;

[…]

h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

[290] Il est donc acquis aux débats que l’alinéa 20(1)h) s’applique en l’espèce et qu’il permet l’indemnisation de la perte de la possibilité d’utiliser le bien en fiducie.

[291] L’indemnisation en equity est une réparation accordée par les tribunaux. Les principes qui la sous‑tendent commandent une évaluation fondée sur l’utilisation la plus avantageuse.

[292] Il s’ensuit que la revendicatrice aurait le droit, si le Tribunal n’est pas tenu par la LTRP d’agir autrement, suivant les principes d’indemnisation en equity, d’être indemnisée de la perte de la possibilité d’utiliser de la façon la plus avantageuse possible les terres illégalement cédées depuis 1905, y compris la perte de la possibilité de bénéficier des revenus liés à cette utilisation.

[293] La LTRP oblige en outre le Tribunal à déterminer l’indemnité à accorder en cas de cession illégale en se fondant sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps :

20 (1)g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps;

[294] Cette indemnité, qui s’ajoute à l’indemnité pour perte d’usage depuis le manquement, indemnise la revendicatrice de manière prospective pour la perte des terres. La revendicatrice ne demande pas à être indemnisée selon la valeur des terres visées par la revendication au moment de la cession. Elle s’appuie sur l’alinéa 20(1)g) pour demander une indemnité basée sur la valeur marchande actuelle. La perte est calculable puisqu’elle est basée sur la valeur marchande et que les données probantes permettant de l’évaluer sont faciles à obtenir. Les facteurs qui influent sur la valeur marchande sont établis dans la jurisprudence et appliqués par les évaluateurs fonciers selon des normes professionnelles bien définies.

E. Éventualités réalistes

[295] Dans la décision Guerin CF, le juge Collier a examiné les « éventualités réalistes » ou les facteurs qui auraient pu avoir une incidence négative ou positive sur la capacité de la bande de tirer des revenus des terres perdues si elle les avait conservées. L’examen des différentes éventualités réalistes peut être rétrospectif. Les faits de l’affaire Guerin révèlent que les éventualités réalistes comprenaient la possibilité que le club de golf résilie le bail, la « hausse incroyable de la valeur des terrains, la montée de l’inflation et des taux d’intérêt depuis 1958 » et le moment auquel les terres auraient, hypothétiquement, été aménagées (au para 228). Ces facteurs, mais aussi d’autres facteurs, pouvaient faire augmenter ou diminuer la valeur de la perte d’usage des terres. Le juge Collier n’a pas tenté de les quantifier, mais il a expliqué qu’il les avait eus « à l’esprit » pour évaluer la réparation à accorder (au para 228).

[296] Dans la décision Southwind, le juge Zinn a examiné l’approche adoptée par le juge Collier et a décrit l’analyse relative à l’indemnisation comme un processus reposant sur « l’évaluation et le jugement » (au para 465). Le juge Zinn a déclaré :

[…] la Cour doit prendre en compte les éventualités réalistes (positives ou négatives) qui, à la suite d’une analyse rétrospective, peuvent être présentes et, ce faisant, modifier la méthode de calcul qui pourrait être utilisée. [au para 465]

[297] Le juge Zinn a dit des « éventualités réalistes » décrites par le juge Collier dans la décision Guerin CF qu’elles « se rapportent aux terres, à leurs améliorations ou aux baux avec options de la Première Nation, et [que] les autres éventualités qu’il a envisagées concernent le “rendement du capital investi” qu’aurait utilisé la Première Nation sur les sommes qu’elle aurait tirées de l’usage de ces terres » (Southwind, au para 466).

[298] Dans la décision Bande indienne de Lower Kootenay c Canada (1991), [1992] 2 CNLR 54 (sub nom Luke c La Reine), 42 FTR 241 (CF 1re inst.), 1991 CarswellNat 226 (WL Can), le juge Dubé de la Section de première instance de la Cour fédérale a examiné ce que l’on peut qualifier d’« éventualités réalistes » dans le contexte de l’évaluation de l’indemnité payable aux demandeurs pour la perte de revenus découlant de cessions de terres de réserve. La Cour a accepté la preuve d’expert qui établissait les points suivants (entre autres) : (1) que l’augmentation des loyers suivrait de manière générale l’évolution de l’index des prix à la consommation du Canada (une éventualité positive); (2) que les demandeurs étaient « en mesure soit de [louer les terres], soit de les utiliser [eux-mêmes] (la mesure de cet avantage est la valeur locative des terres sur le marché, défalcation faite des déductions appropriées) »; et (3) qu’une provision de 20 % du loyer du marché serait retranchée pour les dépenses que les demandeurs engageraient pour entretenir les infrastructures aménagées sur les terres louées (une éventualité négative), bien que le juge Dubé n’ait pas utilisé le terme « éventualité » dans la décision (aux para 268–269).

F. Dépenses de « consommation » et hypothèses quant à la façon dont la revendicatrice aurait vraisemblablement utilisé l’argent du manque à gagner, si elle l’avait reçu

[299] Contrairement à la situation des décisions Southwind et Huu-Ay-Aht, l’intimée n’a pas soutenu que les habitudes de dépenses de la revendicatrice devaient être analysées en fonction des habitudes de consommation, d’épargne et d’investissement et que les montants proportionnels devaient être traités de façon particulière dans l’appréciation de la valeur actuelle. Néanmoins, l’idée générale, selon laquelle si la revendicatrice avait reçu une somme correspondant aux pertes historiques (quelles qu’elles soient), elle en aurait consacré une bonne partie à des dépenses de consommation, a été avancée par l’intimée afin d’appuyer le caractère raisonnable de la méthode de calcul de la valeur actuelle proposée par M. Johnson.

[300] Le juge Zinn a expliqué qu’aucune des éventualités examinées par le juge Collier « ne concerne de près ou de loin la façon dont la Première Nation aurait dépensé les sommes qu’elle aurait touchées en premier lieu » (Southwind, au para 466). Il a conclu qu’« il ne s’agit pas d’une éventualité qui, à [s]on avis, exige une contrepartie en droit ».

[301] Le juge Zinn a fait remarquer que, dans la décision Huu-Ay-Aht, le juge Whalen a conclu que, pour déterminer le montant de l’indemnisation en equity en fonction de la preuve, il importait peu que les fonds aient été épargnés, investis ou « consacrés à des dépenses de consommation ». Tous les fonds auraient été versés aux Premières Nations Huu-Ay-Aht, et ils ont tous été perdus. L’objectif de l’indemnisation en equity est de remédier à la perte de possibilités et il serait injuste de ne pas y remédier complètement :

[…] [Le juge Whalen] a conclu que l’indemnisation en equity devrait remédier à la perte de possibilités découlant des manquements particuliers en cause, et a souligné que la juge McLachlin, dans l’arrêt Canson Enterprises, avait précisé que l’indemnisation en equity « tente de rendre au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement, c’est-à-dire la possibilité qu’il a perdue ».

Le juge Whalen a soutenu que la bande disposait des pouvoirs et des obligations prévus par la Loi sur les Indiens, y compris au chapitre des décisions relatives à l’épargne ou à la dépense de fonds détenus en fiducie. Alors que le conseil de bande avait choisi de dépenser pour construire des écoles, des routes, des ponts, etc., il a aussi pris des décisions concernant le virement de fonds à des membres individuels à des fins de consommation, et d’autres dépenses considérées par les experts comme des dépenses de consommation. Selon le Tribunal, il importait peu de savoir si les fonds avaient été consacrés à des dépenses de consommation ou aux infrastructures — les deux types de dépenses ayant été faites au profit de la Première Nation et pour assurer son avancement. Il a aussi soutenu qu’il serait injuste de ne pas reconnaître les dépenses de consommation comme un élément important de la perte de possibilité globale.

Le juge Whalen a accepté l’avis du professeur Hosios que les dépenses de consommation peuvent avoir des effets importants malgré leur courte « durée de vie ». Les fonds non versés auraient été dépensés en nourriture, médicaments et autres biens non durables qui auraient eu des répercussions importantes sur le bien‑être des membres individuels de la Première Nation et, par conséquent, de la Première Nation à titre collectif. [Southwind, aux paras 275–277]

[302] Dans la décision Beardy’s, le Tribunal a souligné que l’évaluation de l’indemnité en equity n’a rien à voir avec la question de savoir si la Première Nation aurait dépensé l’argent :

Le facteur de l’utilisation la plus avantageuse possible joue, depuis le moment de la perte jusqu’au moment du recouvrement de celle-ci. Il sert de guide pour l’évaluation de l’indemnité à accorder pour la perte, et n’a rien à voir avec ce que le bénéficiaire aurait été susceptible de faire d’un actif, en l’occurrence de l’argent, s’il avait été disponible. [au para 151]

[303] Le juge Zinn a aussi mentionné que la préparation de rapports d’experts — qui présentent des hypothèses et des tableaux sur les comportements probables des demandeurs — est un processus chronophage, coûteux et complexe. Au paragraphe 463 de la décision Southwind, il a souscrit à la déclaration faite par le juge Whalen au paragraphe 275 de la décision Huu-Ay-Aht :

Je me dois de préciser, toutefois, que l’approche utilisée ici nécessite énormément de temps et d’argent. Elle est en effet très complexe. Je crains qu’elle ne complique également le processus de règlement des revendications particulières, ainsi que l’accès des Premières Nations à la justice. Je doute que le juge Laskin ait prévu un déroulement du processus tel que celui qui a eu lieu en l’espèce, et qui pourrait se reproduire dans d’autres instances.

[304] Le juge Zinn a conclu en disant que l’analyse « ne doit pas et ne devrait pas être compliquée, longue ou coûteuse » et a répété ce que le juge Laskin avait précisé dans l’arrêt Whitefish, c’est-à-dire que [traduction] « l’indemnité est évaluée, et non calculée » (souligné dans la décision Southwind; Southwind, au para 465, citant Whitefish, au para 90). Somme toute, le juge Zinn a adopté l’approche de MM. Lazar et Prisman, en appliquant le taux d’intérêt du compte en fiducie de la bande à l’ensemble des pertes nominales évaluées (Southwind, au para 482). Il a conclu que cette approche nécessitait moins de suppositions, et :

[…] elle permet aux plaideurs, à la Couronne et à la Cour d’épargner beaucoup de temps et évite, en particulier, à ceux qui ont été lésés des contrariétés inutiles découlant de la quantification de la nature et de la valeur exactes du préjudice qu’ils ont subi. De toute façon, il faut trouver un équilibre entre l’exactitude et le fardeau imposé aux demandeurs de prouver les particularités de leur cas. De plus, dans les affaires comme en l’espèce, qui comportent des préjudices historiques, il arrive souvent qu’on ne puisse évaluer l’indemnité en equity avec une précision mathématique. [Southwind, au para 496]

[305] Cette préoccupation quant à l’efficacité des litiges et l’accès à la justice est présente dans la présente revendication, ainsi que dans d’autres revendications dont le Tribunal est saisi.

G. Évaluation du manque à gagner : application du principe de l’utilisation la plus avantageuse et autres facteurs et éventualités connexes

[306] La façon d’aborder la réparation doit respecter les principes sous‑jacents applicables, y compris la restitution, la dissuasion, la réconciliation, l’équité et la proportionnalité.

[307] Les parties reconnaissent que l’utilisation la plus avantageuse des biens en fiducie entre 1905 et 2020 était celle faite à des fins agricoles, mais il reste à savoir quelle utilisation est évaluée : l’utilisation optimale des terres qui est financièrement réalisable et légalement autorisée (position de la revendicatrice, rapport Altus I, à la p 26), ou l’utilisation que la revendicatrice aurait faite des terres, de façon raisonnable et probable, si elle avait eu l’occasion de les conserver (position de l’intimée, mémoire des faits et du droit de l’intimée, aux para 47, 58)?

[308] L’arrêt Guerin nous enseigne que, dans une revendication comme celle de l’espèce, la revendicatrice bénéficie de la présomption selon laquelle elle aurait utilisé les terres de la façon la plus avantageuse. La revendicatrice n’a pas à prouver qu’elle l’aurait fait. Il ressort aussi clairement de l’arrêt Guerin que l’utilisation la plus avantageuse possible n’est pas nécessairement l’utilisation la plus avantageuse imaginable. Le cadre établi par la Loi sur les Indiens se serait appliqué. Les terres en soi et les marchés locaux présentaient des caractéristiques indéniables. Même si, dans certains cas où la preuve est insuffisante, l’equity peut avantager la partie lésée, d’autres principes sous‑jacents s’appliquent. Comme ce fût le cas dans l’arrêt Guerin, certaines affaires comportant un grand degré d’incertitude peuvent être traitées uniquement comme visant des sommes « globales ».

[309] À la lumière de ces considérations, j’ai rejeté les deux modèles de substitution de DEMA au motif qu’ils ne conviennent pas comme fondement des conclusions sur la valeur pécuniaire de la perte d’usage historique. Comme je l’expliquerai plus loin, le modèle de substitution (revenu net réalisé) a une certaine utilité lorsqu’il est utilisé conjointement avec le modèle de location pour examiner grossièrement certains aspects de l’indemnité qui doit, dans les circonstances, être accordée de façon globale. Les divers modèles de substitution peuvent s’avérer utiles pour les négociateurs, mais étant donné leurs limites, le modèle de substitution générique (6,3 %) et le modèle de substitution (revenu net réalisé) utilisés par les auteurs du rapport DEMA ne s’appuient pas suffisamment sur des données probantes quant à la valeur marchande réelle —obtenues par n’importe quel moyen connu de mesure précise — pour servir de fondement dans une décision judiciaire. Je dois me fier au modèle de location pour établir le montant de l’indemnité puisque les données probantes sont tout simplement insuffisantes pour évaluer les revenus qui auraient pu être générés si la revendicatrice avait eu l’occasion d’exploiter la totalité des terres elle-même tout au long de la période au cours de laquelle la perte a été subie.

XIV. Évaluation fondée sur le modèle de location

A. Application du modèle de location

[310] Ainsi, il reste le modèle de location du rapport DEMA. Étant donné que les auteurs du rapport DEMA n’ont pas fourni de valeurs pour le modèle de propriétaire exploitant, et compte tenu de la Loi sur les Indiens, la location aurait été la seule solution possible pour l’agriculture commerciale dans les limites du cadre législatif.

[311] Le modèle de location suppose que les terres visées par la revendication (exclusion faite des routes) auraient été louées en totalité pendant toute la période au cours de laquelle la perte a été subie, de 1905 à 2020. En tout, 10 440 acres étaient considérées comme cultivables. Les auteurs du rapport DEMA ont supposé que 73,1 % des terres non améliorées visées par la revendication auraient été utilisées pour le pâturage, et que les 26,9 % restantes auraient englobé les zones non utilisées à des fins agricoles (rapport DEMA, au para I.8). Le sommet de 10 444 acres cultivées aurait été atteint en 1996. La proportion de terres consacrées à l’agriculture et au pâturage aurait changé au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie. Au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie, 30 % des terres agricoles dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle étaient louées. Dans l’ensemble de la Saskatchewan, de 30 à 40 % des terres étaient louées. Cela ne signifie toutefois pas que la totalité des terres agricoles en Saskatchewan était utilisée à des fins agricoles, que ce soit pour les cultures ou le pâturage, tout au long de la période pendant laquelle la perte a été subie. Les auteurs du rapport DEMA supposent que la totalité des terres visées par la revendication aurait été louée presque tout au long de la période pendant laquelle la perte a été subie. Ils ne font pas référence à des données qui témoigneraient de l’existence d’un marché rigoureux de la location de terres aux fins de pâturage pendant la première moitié de la période au cours de laquelle la perte a été subie.

[312] Il est énoncé dans le rapport DEMA que le modèle de location prend pour point de départ que les terres visées par la revendication auraient été développées par des preneurs à bail au même rythme que celui observé dans la totalité des terres agricoles situées dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle (rapport DEMA, à la p 50). Les auteurs du rapport DEMA n’expriment pas une opinion. Ils déduisent plutôt, à partir des données concernant la totalité de la Saskatchewan, que les 22,5 sections de terres agricoles qui ont été mises en location en 1905 auraient été développées aux fins de culture au même rythme que les terres en propriété franche.

[313] En 1921, la taille moyenne des exploitations agricoles dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle était de 371 acres, comparativement à 1 598 acres en 2016.

[314] Comme le précise le rapport Serecon, les colons qui sont arrivés au début des années 1900 auraient cherché à préparer les terres agricoles qu’ils venaient d’acheter pour y planter des cultures.

[315] La logistique de l’agriculture aurait naturellement pour effet de favoriser la location de terres adjacentes aux terres cultivées par leur propriétaire. Il n’existe aucune donnée permettant d’établir à quel moment les exploitations agricoles familiales ont pris de l’expansion grâce à la location de terres agricoles locales dans les environs des terres visées par la revendication, ou de savoir à quel rythme elles ont été développées.

[316] Selon le rapport DEMA, tout au long de la période pendant laquelle la perte a été subie, 30 % des terres agricoles dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle étaient louées, et cette proportion était de 30 % à 40 % dans l’ensemble de la Saskatchewan. La proposition selon laquelle la totalité des terres visées par la revendication pouvant être utilisées pour la culture ou le pâturage aurait été louée implique que la concentration de terres louées à l’échelle locale aurait été telle qu’elle fausserait le ratio obtenu pour les municipalités régionales et pour la Saskatchewan.

[317] Il n’existe aucune preuve de l’utilisation de la totalité des terres louées à des fins agricoles. L’augmentation graduelle de la taille des exploitations agricoles donne à penser que la taille des exploitations agricoles a augmenté progressivement grâce à l’acquisition de propriétés adjacentes et à la location. Je fais cette déduction à partir du témoignage d’Alana Kelbert, qui a parlé des ententes de location conclues par une poignée de main entre les propriétaires d’exploitations agricoles adjacentes.

[318] Les terres visées par la revendication sont bordées à l’est par des terres de réserve de la revendicatrice, et au nord, au sud et à l’ouest, par des terres agricoles en propriété franche. Au cours de la période visée par la revendication, le développement agricole dans les terres de réserve restantes a été très limité. Au cours de la période visée par la revendication, l’agriculture a pris de l’ampleur sur les terres adjacentes en propriété franche. Si l’augmentation de la taille des exploitations agricoles en Saskatchewan est représentative de ce qui aurait pu se produire dans la municipalité régionale de Buffalo, où se trouvent les terres visées par la revendication, la taille moyenne des exploitations agricoles en 2016 aurait été de quelque 1 600 acres. Si 30 % des terres agricoles étaient louées et que la proportion globale de 70 % de terres en propriété franche et de 30 % de terres en location était aussi respectée, il faudrait à l’heure actuelle 13 exploitations agricoles de 1 600 acres, composées en moyenne de 70 % de terres en propriété franche et de 30 % de terres en location, adjacentes ou à une distance raisonnable des limites nord, ouest et sud des terres visées par la revendication, pour que la totalité de ces terres visées par la revendication soit louée. Comme la taille des exploitations agricoles a augmenté graduellement pour passer de 371 à 1 600 acres au cours de la période visée par la revendication, compte tenu du changement corrélatif du nombre d’exploitations agricoles en activité de temps à autre, le modèle opérationnel de location de parcelles des terres visées par la revendication aurait été complexe à administrer.

[319] Les terres de réserve adjacentes sont propices à l’agriculture, mais seulement légèrement moins que les terres visées par la revendication. Le rapport DEMA étaye l’existence de seulement sept locations des terres de réserve situées dans la partie des réserves indiennes nos 110 et 111 qui n’a pas été cédée. Ces locations ont eu lieu entre 1940 et 1970. Aucune donnée n’est fournie sur des locations qui auraient pu avoir lieu après. Malgré la proportion moyenne de terres en propriété franche par rapport aux terres louées dans l’ensemble de la Saskatchewan et dans les municipalités régionales de Buffalo et de la rivière Battle, les données sur les activités locatives dans les environs des terres visées par la revendication ne donnent pas à penser qu’il existait une forte demande de terres à louer tout au long de la période au cours de laquelle la perte a été subie. Compte tenu de la durée de la période en cause, il s’agit d’une éventualité importante.

[320] Le manque de connaissance au sujet des régimes fonciers des terres de réserves disponibles et l’administration des terres par la Couronne pourraient également être pris en compte. Cela dit, s’il est posé dans les scénarios de perte de la revendicatrice que les terres visées par la revendication possèdent des caractéristiques augmentant leur valeur, et par conséquent la perte subie, il faudrait également prendre en compte toute caractéristique négative du marché. Comme l’intimée n’a pas produit de données sur les caractéristiques négatives du marché et n’a pas fait valoir que le statut de réserve des terres constitue une caractéristique défavorable, le principe de l’équité veut que l’absence d’éléments de preuve étayant l’existence d’un marché de location actif pour des terres comparables à proximité des terres visées par la revendication soit considérée comme un indicateur général du caractère limité de la demande locale de terres à louer à des fins agricoles.

[321] Les auteurs du rapport DEMA estiment que 205 acres des terres seraient consacrées aux réserves routières exploitées. Il n’existe cependant aucune attribution des coûts liés à la construction de routes internes ou à la connexion au réseau routier provincial ou local ni des coûts liés au raccordement des terres à d’autres services. Il n’existe aucune attribution des coûts d’entretien de l’infrastructure nécessaire pour exploiter une parcelle de terre de 14 670 acres en location ni des dépenses annuelles engagées pour gérer des activités de location sur une longue période au cours de laquelle la taille des exploitations agricoles et les pratiques agricoles ont subi de grands changements.

[322] En ce qui concerne l’éventail de cultures (et par conséquent le rendement éventuel), l’auteur du rapport Serecon soulève aussi une question sur la comparabilité de l’éventail de cultures utilisé dans le rapport DEMA et l’éventail de cultures attribué aux terres visées par la revendication. L’éventail de cultures attribué aux terres visées par la revendication est à la base des estimations du revenu net utilisées par les auteurs du rapport DEMA pour estimer le revenu net de location à partir d’un pourcentage de la récolte attribué au preneur à bail. Ces préoccupations illustrent les facteurs et les incertitudes qui jouent dans les estimations de location effectuées par les auteurs du rapport DEMA, et elles sont pertinentes pour caractériser la perte d’usage. Lorsqu’il est question d’une longue période historique, toute surestimation sera amplifiée au moment de ramener des montants à leur valeur actuelle. De tels facteurs et éventualités doivent être pris en compte au moment d’évaluer ce qui constitue une réparation juste et proportionnelle.

[323] L’intimée fait valoir que les principes de l’indemnisation en equity justifient une évaluation et indemnité de 100 000 000 $. Ce chiffre représente la somme des pertes annuelles historiques rajustées à leur valeur actuelle, laquelle est additionnée à la valeur marchande actuelle des terres visées par la revendication, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, moins les sommes que la Première Nation a reçues de la Couronne (mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 16).

[324] L’intimée n’a pas fourni d’analyse détaillée de la preuve pour étayer son opinion de ce qui constituerait une indemnité juste et restitutoire.

[325] La colonne L de l’annexe D du rapport DEMA présente des estimations de la valeur annuelle et historique de la perte d’usage en fonction de la location (pièce 57, version modifiée de l’annexe D, fournie par Mme Kelbert à l’audience du 13 mars 2020). Les estimations des auteurs du rapport DEMA aident à l’évaluation de l’indemnité conformément aux principes applicables en equity. Bien qu’elles ne découlent pas de données probantes portant précisément sur les terres visées par la revendication, elles peuvent servir de point de départ pour aborder la prise en compte des éventualités.

[326] Je souligne une fois de plus que les pertes annuelles utilisées par les auteurs du rapport DEMA sont des estimations. Elles s’appuient sur des données qui ne sont pas tirées de l’exploitation agricole réelle des terres visées par la revendication. Par conséquent, il ne s’agit pas de pertes calculées.

[327] Les données probantes n’offrent aucune base en fonction de laquelle il est possible d’appliquer aux estimations les pourcentages rajustés avec précision pour tenir compte des éventualités négatives. Il est cependant nécessaire d’effectuer des rajustements, car les éventualités doivent être prises en compte. En equity, l’évaluation doit être faite en tenant compte de la totalité de la preuve. Les rajustements qu’il y a lieu de faire pour tenir compte des éventualités font partie de cette évaluation.

B. Autre perte d’usage

[328] Selon la preuve fournie par Mme Martin McGuire et M. Whitehouse-Strong, la revendicatrice a commencé à pratiquer l’agriculture et l’élevage de bovins dans les années précédant la cession de 1905.

[329] Mme Martin McGuire signale que dans les années précédant 1905, la revendicatrice avait [traduction] « réussi, dans une certaine mesure, à élever des bovins et à cultiver des plantes racines pour s’alimenter, ainsi qu’à vendre du foin, du bois et d’autres ressources en échange d’espèces » (rapport de Martin McGuire, à la p 4).

[330] Tôt en 1902, l’agent Day a signalé que bien que les réserves de la revendicatrice [traduction] « étaient propices à l’élevage de bovins et à la culture d’orge et d’avoine, elles étaient moins propices à la culture du blé en raison de la possibilité de gel en été » (rapport Whitehouse-Strong, à la p 25). M. Whitehouse‑Strong ajoute que les ventes de foin et de bois étaient des [traduction] « sources de revenus importantes » pour la revendicatrice, bien que celle-ci ne faisait pas « beaucoup de culture agricole » (rapport Whitehouse-Strong, à la p 25; recueil conjoint de documents, vol 6, onglets JB-00194 et JB-00208). En 1903, l’agent Day a déclaré que [traduction] « [l]’agriculture a fini par être considérée comme un échec ici; même la culture de céréales secondaires n’étant pas satisfaisante » (rapport Whitehouse-Strong, à la p 25; voir aussi le rapport de Martin McGuire, à la p 43; recueil conjoint de documents, vol 6, onglets JB-00206, JB-00210). M. Day a écrit en 1903 : [traduction] « l’avoine et l’orge semblent bien pousser ici » et « [i]l y a de l’eau et du foin en abondance, ce qui est excellent pour l’élevage de bovins » (rapport Whitehouse-Strong, à la p 25; recueil conjoint de documents, vol 6, onglets JB-00205, JB-00211).

[331] En 1904, M. Day a signalé que la revendicatrice n’avait [traduction] « pas opté pour l’agriculture à grande échelle », mais que les terres étaient « bien adaptées à la culture », ainsi qu’au « pâturage et à l’élevage de bovins » (recueil conjoint de documents, vol 6, onglet JB‑00215). Il a souligné que [traduction] « [l]es bovins de cette réserve sont les plus gras de toute l’agence » (rapport de Martin McGuire, à la p 44; recueil conjoint de documents, vol 6, onglet JB-00214). Il a indiqué qu’un champ de pâturage a été prévu, puis créé afin de mieux contrôler le troupeau et d’augmenter le nombre de têtes (rapport Whitehouse-Strong, à la p 26). M. Martin McGuire a souligné qu’en 1904, [traduction] « la population des bandes a diminué, tout comme la taille des troupeaux de bovins et la superficie cultivée » (rapport de Martin McGuire, à la p 44). Cependant, en 1905, [traduction] « les perspectives agricoles semblaient meilleures; la taille des troupeaux augmentait légèrement » (rapport de Martin McGuire, à la p 44). Les bandes vendaient du bois et du foin.

[332] L’application du modèle de location, tel qu’il est présenté, ne se traduirait pas par l’exploitation agricole de la totalité des terres visées par la revendication. Si les terres étaient offertes en location et cédées conditionnellement à cette fin, cela n’empêcherait pas la communauté de la revendicatrice d’utiliser des parties des terres pour la culture.

[333] La preuve est suffisante pour conclure que la revendicatrice aurait pu continuer d’utiliser toute partie non louée des terres visées par la revendication pour élever du bétail, vendre du foin et cultiver de l’orge et de l’avoine si les terres n’avaient pas été cédées. En faisant place à une utilisation hypothétique des terres qui n’auraient pas été louées, suivant le modèle de location, on tient compte de la perte d’occasion d’utiliser la totalité des terres visées par la revendication pour alimenter la communauté.

[334] Une certaine valeur devrait être attribuée à la superficie « non louée » des terres visées par la revendication dans le cadre d’une évaluation « globale » de l’indemnité, bien qu’elle ne soit pas quantifiable. L’évaluation peut parfois être conjecturale (Guerin CF, au para 226).

C. Évaluation des éventualités appliquées

[335] Comme la LTRP exige que les pertes historiques soient rajustées à leur valeur actuelle, il faut trouver un moyen d’évaluer les pertes. Il est impossible de calculer les pourcentages relatifs aux éventualités compte tenu des limites de la preuve. Les valeurs en pourcentage indiquées ci‑dessous sont des estimations. Elles comprennent une part non quantifiée tenant compte de la probabilité que les terres visées par la revendication, autres que celles pouvant être louées, aient été utilisées pour subvenir aux besoins directs de la communauté de la revendicatrice par la production agricole. Dans l’ensemble, je considère que les rajustements relatifs aux éventualités sont conservateurs, et par conséquent, en faveur de la revendicatrice.

[336] Les auteurs du rapport DEMA estiment les pertes nominales annuelles pour chaque année de 1905 à 2020. Dans l’objectif d’évaluer la valeur globale des pertes, j’ai appliqué les pourcentages suivants aux estimations énoncées dans le rapport DEMA pour les périodes indiquées ci-dessous.

  1. 1905-1910 : 8 %

  2. 1911-1915 : 23 %

  3. 1916-1925 : 33 %

  4. 1926-1940 : 38 %

  5. 1941-1960 : 43 %

  6. 1961-1970 : 53 %

  7. 1971-1995 : 63 %

  8. 1996-2005 : 70 %

  9. 2006-2019 : 75 %

D. Détermination de la valeur actuelle

[337] Les objectifs des principes de l’indemnisation en equity comprennent la restitution, la dissuasion, la réconciliation, l’équité et la proportionnalité. L’indemnité est évaluée à la date de l’instruction, et non à la date du manquement. Par conséquent, l’évaluation porte sur la perte au temps présent, et toutes les pertes sont couvertes par une seule et même indemnité.

[338] Comme l’évaluation est effectuée à la date de l’instruction, les pertes sont évaluées en rétrospective. Les pertes qui ont été causées par le manquement selon une conception normale du lien de causalité seront indemnisables. Les principes de common law de causalité, de prévisibilité et d’éloignement du dommage n’entrent pas aisément en ligne de compte dans les affaires d’indemnisation en equity (Canson, au para 20, la juge McLachlin).

[339] Il existe un lien logique entre la perte de l’usage des terres et la perte de revenus qui auraient pu aller dans les coffres de la revendicatrice si les terres avaient été louées à des agriculteurs. Le lien logique s’étend de façon générale à l’évaluation actuelle de la perte, conformément à l’évaluation faite à la date du jugement et au caractère restitutoire de la réparation. Cependant, selon quelles conditions la valeur devrait-elle être rajustée?

[340] La LTRP oblige aussi le Tribunal à déterminer la valeur actuelle des pertes historiques. Toutefois, elle ne l’oblige pas à s’acquitter de cette tâche en commençant par déterminer les pertes annuelles (y compris les éventualités connexes) pour chaque année avec une précision de quelques cents, puis en tirant une conclusion sur le taux de rendement correspondant à chaque année et en additionnant les résultats ainsi obtenus. Il est possible d’évaluer et de présenter les pertes historiques à la valeur actuelle en fonction de l’indemnité en argent que le Tribunal estime adéquate pour permettre la restitution de la totalité de la perte à la date de la décision rendue à l’issue de l’instruction. Le montant final, exprimé en dollars d’aujourd’hui, est déterminé au moyen d’une évaluation.

[341] La revendicatrice soutient que le principe de l’utilisation la plus avantageuse possible s’applique pour reporter les pertes annuelles découlant de la perte d’occasion de louer des parcelles des terres visées par la revendication, telles qu’elles ont été estimées par les auteurs du rapport DEMA.

[342] La revendicatrice soutient que le rendement obtenu selon les pratiques contemporaines d’un [traduction] « investisseur prudent » témoigne de l’utilisation la plus avantageuse, et qu’il s’agit par conséquent de la mesure qu’il faut appliquer pour évaluer la perte de la revendicatrice (mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, au para 165). À titre subsidiaire, la revendicatrice a également présenté des données probantes fondées sur la valeur actuelle établie au moyen des taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes, appliqués à la somme totale du manque à gagner hypothétique. Pendant la totalité de la période au cours de laquelle la perte a été subie, la pratique de la Couronne consistait à composer les intérêts payés sur les fonds déposés dans le compte en fiducie des bandes, aux taux et aux intervalles de composition établis par décret.

[343] Pour promouvoir l’approche de l’« investisseur prudent », la revendicatrice cherche à traiter l’« actif fiduciaire » comme les terres et l’argent qui, selon les estimations fournies dans le rapport DEMA, seraient revenus à la revendicatrice si elle avait conservé les terres. La revendicatrice affirme que l’intimée serait responsable d’investir l’argent dans le scénario hypothétique, parce qu’en common law, les fiduciaires sont tenus d’investir prudemment, les fiduciaires qui n’ont pas commis de manquement sont présumés agir conformément à leurs obligations, et cette obligation d’investissement s’appliquerait si ce n’était de la Loi sur les Indiens.

[344] La revendicatrice a reconnu que si elle avait reçu l’argent, ce qui n’est pas arrivé, elle l’aurait versé dans son compte en fiducie. La revendicatrice a fait valoir qu’en conséquence, l’intimée était tenue d’investir l’argent comme l’aurait fait un fiduciaire et que la diligence dont doit faire preuve un fiduciaire est celle qu’un « bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires » (version modifiée du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, au para 167, citant l’arrêt Fales c Canada Permanent Trust Co (1976), [1977] 2 RCS 302 (CSC), à la p 315).

[345] Selon l’intimée, la question n’est pas de savoir [traduction] « quel est le taux de rendement approprié aux fins de l’évaluation actuelle », mais plutôt « que serait‑il advenu du revenu s’il avait été reçu » (mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 105). L’intimée a fait valoir qu’il faudrait supposer que l’argent serait utilisé au profit de la revendicatrice, en fonction des besoins et des objectifs de celle‑ci. Cependant, l’intimée a précisé qu’une analyse approfondie des habitudes de la revendicatrice en matière de dépenses et d’investissements tout au long de la période n’est pas la bonne façon d’évaluer cette question. La méthode la plus juste dans l’ensemble consiste plutôt à reporter les revenus hypothétiques au moyen de multiplicateurs annuels s’appuyant sur le pourcentage de croissance du PIB par habitant au cours de la période pendant laquelle la perte a été subie, afin de restituer à la revendicatrice ce qui lui revient dans une mesure représentative du bien‑être économique du Canadien moyen (mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 84; rapport Johnson, au para 7.28).

[346] L’intimée reconnaît qu’il s’agit d’une méthode d’évaluation globale et non d’une méthode liée directement à l’histoire réelle de la revendicatrice ou au taux de rendement d’un placement en particulier pour les pertes historiques évaluées. Cette méthode tient plutôt compte d’une moyenne canadienne globale en ce qui a trait aux dépenses, aux investissements et aux dépenses de consommation. Cette méthode donnerait à la revendicatrice une mesure des avantages économiques dont a profité la population générale à partir de 1905, éliminerait la nécessité de formuler des [traduction] « hypothèses arbitraires » sur la façon dont la revendicatrice aurait utilisé les fonds si elle en avait eu l’occasion, fournit des « éventualités réalistes » de façon générale, et dans l’ensemble, cette méthode « permet d’atteindre un juste équilibre » (mémoire des faits et du droit de l’intimée, aux para 94 à 97).

[347] Les deux parties estiment qu’il faudrait appliquer un certain taux de rendement à la somme totale du manque à gagner évalué, selon ce que déterminera le Tribunal. L’intimée l’a reconnu et n’a pas présenté de preuve de ce que la revendicatrice aurait très probablement fait avec les revenus perdus. L’intimée préconise plutôt vivement une évaluation de la valeur actuelle fondée sur la variation en pourcentage du PIB par habitant, appliquée aux pertes historiques évaluées.

[348] Comme je l’ai mentionné précédemment, le fil conducteur qui se dégage clairement de la jurisprudence sur les principes généraux énoncés par la Cour suprême du Canada et appliqués par le Tribunal est l’importance accordée au rapport fiduciaire et au manquement à l’obligation de fiduciaire, à « la confiance qui est au cœur de ce système » (Canson, au para 3), au caractère restitutoire de l’indemnisation en equity et à la nécessité d’adapter la réparation à l’obligation, au manquement et au préjudice subi par la revendicatrice (résumé dans Beardy’s, aux paras 79, 86‑87).

[349] La revendicatrice n’a pas à prouver ce qu’elle aurait fait, de façon très probable et réaliste, des sommes correspondant au manque à gagner si elle avait eu la possibilité de les percevoir. Les problèmes que soulève cette approche ont été examinés dans la décision Southwind, dont il est question plus loin. Les scénarios de l’investisseur prudent ne conviennent pas non plus. Dans la mesure où il existe de la jurisprudence sur la détermination de la valeur actuelle dans des circonstances semblables à celle de l’espèce, cette jurisprudence suggère qu’une approche plus directe est indiquée dans les circonstances de la présente revendication.

[350] La revendicatrice avance l’idée que le manque à gagner devrait être considéré comme un « élément d’actif fiduciaire ». Or, il faut faire attention à la terminologie utilisée.

[351] La relation Couronne‑Autochtones dont il est question en l’espèce n’est pas celle d’un fiduciaire en possession des fonds du bénéficiaire. Le manquement commis se rapportait aux terres. La question est donc celle de savoir quelle perte découle de ce manquement.

[352] La principale question porte sur le montant de l’indemnité qu’il convient d’accorder en 2020 pour restituer à la revendicatrice la valeur de ce qu’elle a perdu par suite du manquement et parvenir à « un résultat juste et équitable » (Beardy’s, au para 86). Au vu de la preuve, j’estime que le modèle de location de DEMA appuie la conclusion que la location représentait l’utilisation la plus avantageuse. Les avocats de la revendicatrice ont reconnu dans leurs observations finales que les revenus de location auraient été déposés dans le compte en fiducie que détient la revendicatrice auprès du MAI. L’intérêt sur le solde annuel détenu en fiducie se serait accumulé au taux fixé périodiquement, composé annuellement par la suite.

[353] Dans les faits, la Couronne n’a pas reçu de sommes qu’elle a mal gérées ou non versées à la revendicatrice. La revendicatrice a établi un parallèle trop étroit entre cette circonstance et la présomption que les fiduciaires doivent agir dans le respect des obligations auxquelles ils sont tenus.

[354] Les fiduciaires peuvent être tenus à une obligation d’investissement dans certaines circonstances. La revendicatrice cite des ouvrages et des décisions en matière de gestion financière dans lesquels il est question de fiduciaires qui étaient en possession de fonds et exerçaient un pouvoir discrétionnaire sur ceux‑ci en vertu d’obligations contractuelles et de common law (Fales c Canada Permanent Trust Co. (1976), [1977] 2 RCS 302 (CSC)). Elle cite également une décision concernant une fiducie par interprétation (Siemens v Bawolin, 2002 SKCA 84, 2002 CarswellSask 448). Ces décisions relèvent clairement du droit des fiducies (Fales, à la p 315); Lord Hailsham of St. Marylebone, Halsbury’s Laws of England, 4th ed., vol 48 (London Butterworths, 1984); Donovan W. M. Waters, Mark Gillen & Lionel Smith, éd., Waters’ Law of Trusts in Canada, 3éd (Toronto : Thomson Carswell, 2005), à la p 941; tous cités dans la version modifiée du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, aux para 167–169).

[355] La revendicatrice soutient que l’intimée devrait être considérée comme un fiduciaire par interprétation des fonds correspondant aux pertes historiques qu’elle a subie, par analogie avec la décision Siemens v Bawolin. Elle cite cette décision à l’appui de l’argument voulant que l’indemnité doive tenir compte de la façon dont un « investisseur prudent » utiliserait ses propres fonds afin d’assurer une croissance à long terme :

[traduction]

231 Je conclus que Viola Siemens a droit à une indemnité calculée en fonction du rendement qu’auraient généré les fonds administrés de temps à autre par Kaspar Bawolin s’ils avaient été bien investis, à son profit.

232 Aux fins de la détermination du montant de la perte de revenus résultant du manquement, par Kaspar Bawolin, à ses obligations, la demanderesse a convoqué Terri Lemke, conseillère en investissement et vice‑présidente de Nesbitt Burns. Mme Lemke a été reconnue à titre d’expert pour se prononcer sur les questions suivantes :

(1) Comment un conseiller en investissement raisonnablement prudent aurait investi les fonds de Viola Siemens compte tenu de son âge, de ses besoins financiers et du fait qu’elle souhaitait faire des placements à faible risque qui lui permettraient de vivre de ses revenus de placement sans avoir à toucher au capital?

(2) Si les fonds avaient été investis de cette façon, quels auraient été les revenus générés pendant la période pertinente?

[Siemens v Bawolin, 1999 CarswellSask 116 (WL Can), aux para 231–232, [1999] SJ no 121 (CBR Sask.) au para 233, infirmée en partie en appel par Siemens v Bawolin, 2002 SKCA 84, 2002 CarswellSask 448]

[356] La réparation a été établie en fonction de la nature de la relation et du manquement commis. La cour a conclu :

[traduction] Il incombait à Bawolin, s’agissant de tous les fonds qui lui avaient été confiés, de les investir au profit de Mme Siemens, et non pour ses propres intérêts commerciaux. Il a plutôt détourné ces fonds pour son propre usage. Il versait de temps à autre des paiements à Viola Siemens, selon son bon vouloir. Il doit donc rendre compte des revenus que ces fonds auraient générés s’ils avaient été ainsi investis. [Siemens v Bawolin, 1999 CarswellSask 116 (WL Can), au para 165, [1999] SJ no 121]

[357] Dans cette affaire, le fiduciaire, qui était un conseiller financier et un gestionnaire, a été considéré comme un fiduciaire par interprétation des actifs de Siemens. Cependant, en l’espèce, le manquement ne réside pas dans le fait que l’intimée a mal administré les fonds de la revendicatrice. Le manquement se rapporte aux terres. L’affaire Siemens est donc différente de l’espèce.

[358] Dans ses observations présentées en réplique, la revendicatrice a aussi cherché à faire une analogie avec un scénario dans lequel la Couronne aurait en fait reçu l’argent, ne l’aurait pas versé à la revendicatrice et en aurait peut‑être tiré profit en appliquant ses propres pratiques d’investissement ou d’emprunt, de sorte qu’elle serait tenue de rendre des comptes, mais d’une façon différente de ce que prévoit l’approche liée aux comptes en fiducie des bandes. Cependant, en l’espèce, les revenus hypothétiquement perdus n’ont en fait jamais été entre les mains du fiduciaire.

[359] La revendicatrice a également fait valoir que, s’agissant de la réparation que le Tribunal doit élaborer à ce stade de l’évaluation, les taux de rendement potentiels ne devraient pas être considérés comme étant limités par la Loi sur les Indiens.

[360] Les obligations qui incombent à la Couronne à l’égard des fonds détenus dans les comptes en fiducie des bandes ont été examinées par la Cour suprême dans l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222 (QL) [Ermineskin].

[361] Dans cette affaire, les demandeurs ont soutenu que, conformément à ses obligations de fiduciaire, la Couronne devait investir, comme le ferait un investisseur prudent, les sommes détenues dans les comptes en fiducie des bandes dans un portefeuille diversifié d’actions et d’obligations. La Cour suprême du Canada a reconnu l’existence d’une obligation d’investir, mais a ajouté qu’une disposition législative pouvait limiter cette obligation :

À mon avis, lorsque les circonstances font de la Couronne un fiducial, mais non, à strictement parler, un fiduciaire de common law, et qu’elle détient des fonds pour le compte des bandes, il n’est pas injustifié de lui attribuer l’obligation d’investir ces fonds comme le ferait un fiduciaire de common law, sous réserve de toute disposition législative limitant son pouvoir de le faire. [au para 73]

[362] La Cour suprême a analysé les dispositions pertinentes de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11, et de la Loi sur les Indiens. Elle a reconnu que l’alinéa 90(1)b) de la Loi sur la gestion des finances publiques interdit l’acquisition d’actions, sauf autorisation de la Couronne par une loi fédérale (Ermineskin, au para 98).

[363] Le juge Rothstein a conclu ce qui suit, au nom de la Cour suprême :

La loi applicable est la Loi sur les Indiens, car celle‑ci encadre la possession et la gestion de l’argent des Indiens. Elle ne permet pas la dépense ou le versement de cet argent à d’autres fins que celles énumérées, non plus que son investissement. [Ermineskin, au para 122]

[364] Pendant toute la période en cause, la Loi sur les Indiens s’appliquait à la gestion des fonds de la revendicatrice par la Couronne. Reconnaître cette réalité est compatible avec la présomption selon laquelle le fiduciaire respecte ses obligations puisque, si la Couronne avait obtenu le contrôle de ces fonds, ses obligations auraient relevé du cadre établi par la Loi sur les Indiens, tel que décrit dans l’arrêt Ermineskin.

[365] Ce serait une erreur de dire que les revenus ne peuvent pas être traités comme s’ils avaient été déposés dans le compte en fiducie des bandes au motif que la présente procédure est fondée sur l’indemnisation en equity, et que les revenus perdus estimés ne sont donc pas de « l’argent des Indiens ». Si, en réalité, les terres avaient été cédées à des fins locatives, les revenus de location auraient en fait été déposés dans le compte en fiducie des bandes.

[366] En appliquant l’arrêt Ermineskin, le Tribunal satisfait à l’exigence de l’alinéa 20(1)h) de la LTRP selon laquelle il doit « ajuster [l’indemnité] à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires ».

[367] Il n’est pas nécessaire de se pencher davantage sur la question de savoir si les estimations des revenus de location annuels perdus doivent être rajustées sur la base de théories sur la façon dont un gestionnaire de placement doit gérer, ou dont un « investisseur prudent » gérerait, les fonds considérés comme étant dus à la revendicatrice par suite d’une évaluation de l’indemnité à accorder pour manquement à l’obligation de fiduciaire.

[368] Dans les circonstances, le taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes est la limite maximale applicable pour rajuster les pertes antérieures à la valeur actuelle. L’intimée soutient qu’un taux moins élevé pourrait s’appliquer et s’appuie sur l’opinion de M. Johnson qui préconise l’utilisation de multiplicateurs fondés sur le PIB pour rajuster les pertes antérieures à la valeur actuelle.

E. Autres composantes d’une méthode à caractère restitutoire pour le rajustement à la valeur actuelle

[369] Une décision rendue en 2020 au sujet d’une indemnité accordée en raison d’un manquement à l’obligation de fiduciaire commis en 1905 met en perspective l’évaluation des éventualités, y compris la prise en compte de l’effet cumulatif des erreurs d’estimation et des incertitudes.

[370] Des facteurs relatifs à la proportionnalité peuvent aussi entrer en jeu. D’une part, il faut reconnaître les effets cumulatifs sur de longues périodes. D’autre part, il faut tenir dûment compte de l’importance de la perte d’usage des revenus pour la revendicatrice et du préjudice qu’elle a subi en raison du temps qu’elle a dû attendre pour obtenir un règlement et une réparation pour le manquement.

1. Inflation

[371] Le rajustement des pertes antérieures à la valeur actuelle doit tenir compte de l’inflation, qui peut être déterminée à partir des variations de l’IPC. Cependant, le rajustement en fonction de l’IPC ne contrebalance pas la perte de la capacité de profiter de l’argent au moment où il aurait été reçu. Il ne fait que reproduire le pouvoir d’achat actuel de l’argent qui n’a pas été reçu par le passé. La perte de l’avantage d’utiliser l’argent est compensée par la différence entre l’IPC et le taux de rendement sélectionné, quel qu’il soit.

2. Dépenses de consommation dans le modèle fondé sur le PIB

[372] L’idée selon laquelle le taux de rendement sur le revenu perdu ne devrait pas inclure la portion de l’argent qui aurait probablement été utilisée à des fins de consommation si l’argent avait été obtenu était en cause dans les affaires Huu-Ay-Aht, Beardy’s et Southwind. Elle a été rejetée dans les trois décisions, essentiellement au motif que n’ayant pas reçu l’argent, la revendicatrice a été privée de la possibilité de décider d’utiliser les terres ou les annuités prévues au titre d’un traité et de profiter des avantages ainsi obtenus. L’inefficacité et la complexité des méthodes proposées dans ces affaires étaient aussi des inconvénients.

[373] L’intimée n’a pas demandé de rajustement fondé sur les dépenses de consommation pour déterminer le taux de rendement net en l’espèce. Il est fait appel au modèle de rajustement en fonction du PIB, comme l’explique M. Johnson dans son rapport d’expert. Dans ce rapport, les dépenses de consommation sont considérées comme un facteur ayant une incidence sur le PIB. Pour étayer son argument en faveur de multiplicateurs fondés sur le PIB, M. Johnson s’appuie en partie sur les dépenses engagées pour des besoins essentiels et des installations, comme les écoles, afin d’améliorer le bien‑être de la collectivité. Ces dépenses augmentent le PIB et sont en fait un investissement dans les collectivités. Le graphique ci‑dessous illustre la différence de rendement entre les indices fondés sur l’IPC, les taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes et le PIB. Il illustre également la différence entre les indices fondés sur le compte en fiducie des bandes et le PIB pour les années où on dispose du PIB par habitant.

Figure 6 : Comparaison de l’effet cumulatif de l’IPC, du taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes et du PIB nominal par habitant, de 1926 à 2019

 

Le graphique ci dessous illustre la différence de rendement entre les indices fondés sur l’IPC, les taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes et le PIB. Il illustre également la différence entre les indices fondés sur le compte en fiducie des bandes et le PIB pour les années où on dispose du PIB par habitant.

[374] Comme l’illustre le graphique ci‑dessus, le taux de rendement annuel moyen fondé sur le compte en fiducie des bandes est de 6,2 %, comparativement à 5,2 % pour le taux fondé sur le PIB (rapport Johnson, figure 6, à la p 16).

[375] Bien que d’autres aspects de la décision Southwind aient été portés en appel devant la Cour d’appel et que la Cour suprême en soit maintenant saisie, l’application du taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes n’a pas été une question ayant été au cœur des appels jusqu’à présent.

[376] Dans la décision Southwind, le juge Zinn a analysé en profondeur les motifs justifiant l’application du taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes, composé, à la totalité de la somme considérée comme étant la perte historique de la Première Nation du lac Seul dans cette affaire. Le juge Zinn disposait de rapports d’experts traitant de questions concernant les éventualités réalistes, la méthode de rajustement à la valeur actuelle et les dépenses de consommation. Un témoin expert, le professeur Lazar, s’est entre autres exprimé en ces termes :

Malheureusement, cela a ajouté énormément de confusion à la présente affaire parce qu’on a tenté de déterminer la façon dont l’argent aurait été dépensé et d’évaluer un montant de façon prospective. Comme je l’ai expliqué, tout cela n’est pas nécessaire. [Souligné dans l’original; Southwind, au para 466.]

[377] Le juge Zinn a tiré la conclusion suivante au paragraphe 467 de la décision Southwind :

Dans ma conclusion ci-après, j’ai adopté ce point de vue. J’estime aussi que le modèle Lazar-Prisman créant un multiplicateur basé sur les taux historiques des fonds en fiducie des Autochtones, en l’absence d’indications contraires, est le modèle approprié pour analyser prospectivement une perte antérieure aux fins de l’indemnisation en equity.

[378] Après avoir examiné et analysé en détail la preuve de plusieurs experts qui se sont prononcés sur la question (aux para 468 à 497), le juge Zinn a tiré la conclusion suivante :

Je suis d’accord avec M. Prisman que l’instrument le plus réaliste pour déterminer le rendement des fonds est les taux d’intérêt annuels sur les comptes en fiducie des Autochtones fixés par le Canada. Comme il l’a affirmé [traduction] « pourquoi auraient-ils opté pour un placement potentiellement risqué alors qu’ils disposaient d’un instrument sans risque, leur compte en fiducie, qui n’est pas soumis à des risques de crédit puisqu’il est garanti par le gouvernement […]? » [Southwind, au para 498.]

[379] Le juge Zinn a ajouté ceci :

Bien que je ne sois pas nécessairement d’accord que chaque décision relative à la valeur des dépenses de consommation soit prise comme l’entend M. Prisman, j’estime que le modèle qu’il a employé est aussi efficace pour déterminer la valeur actuelle de la perte de la possibilité d’investir, d’épargner et de consommer. De plus, son modèle est moins complexe que ceux exposés dans le rapport Hosios ou le rapport Booth-Kirzner. [Southwind, au para 501.]

[380] La méthode de l’intimée fondée sur le PIB est elle aussi universelle, quoique différente. Le modèle ne s’appuie pas sur les propres expériences de la revendicatrice ni sur l’utilisation probable des fonds. Elle fait plutôt intervenir une valeur par habitant moyenne d’après une mesure établie de façon objective, à savoir le PIB.

[381] Le taux d’intérêt du compte en fiducie des bandes, établi de temps à autre par le Canada, convient particulièrement bien en l’espèce, car la perte d’occasion liée au revenu de location pourrait être rétablie en traitant les pertes annuelles estimées, après rajustement pour tenir compte des éventualités, comme si elles avaient été placées au taux d’intérêt du compte en fiducie, composé annuellement.

XV. INDEMNITÉ

A. Valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps

[382] L’indemnité à ce chapitre est établie à 15 500 000 $ en date du 21 septembre 2017, conformément au rapport Altus I de la revendicatrice sur les estimations de la valeur des terres.

B. Indemnisation en equity et perte d’usage

[383] La directive écrite donnée à l’issue de la conférence de gestion d’instance tenue relativement à la présente affaire, le 20 mai 2020, prévoit ceci :

[traduction] Le Tribunal a demandé aux parties de lui présenter un « multiplicateur », fourni par leurs experts respectifs, qu’il pourrait appliquer à ses conclusions sur les chiffres relatifs à la perte d’usage, individuellement ou collectivement, afin de les ramener à leur valeur actuelle. [Directive écrite datée du 22 mai 2020, au para 1.]

[384] Les avocats de l’intimée ont fourni une lettre datée du 20 mai 2020 expliquant l’utilisation des [traduction] « multiplicateurs [3] B du taux de croissance annuel composé ».

[385] La revendicatrice a fourni un ensemble de feuilles de calcul créé par M. Schellenberg ainsi que de la correspondance déposée le 5 juin 2020. M. Schellenberg a donné l’explication suivante :

[traduction]

Utilisation du modèle

À l’annexe 2.1, le juge peut insérer des flux de trésorerie annuels nominaux différents (de ceux calculés par les auteurs du rapport DEMA) dans la section encadrée de la colonne B, qui contient actuellement les valeurs annuelles nominales tirées du modèle de location du rapport DEMA.

Le juge peut saisir des valeurs différentes dans la colonne B. Le modèle modifiera les annexes détaillées sur la valeur actuelle (annexes 4.1 à 7), qui alimentent quant à elle l’onglet comportant le sommaire. Cet onglet permettra de voir le calcul de MDD (et celui de Duff & Phelps) en fonction des méthodes présentées dans leurs rapports respectifs.

[386] Pour les motifs susmentionnés, je considère que le modèle de location est celui qui convient le mieux pour évaluer la perte d’usage, au vu des circonstances de la revendication.

[387] Pour les motifs énoncés ci‑dessus, j’ai réduit les sommes nominales annuelles établies pour la perte d’usage dans la version modifiée de l’annexe D, colonne L, du rapport DEMA (Pièce 57, fournie par DEMA à l’audience du 13 mars 2020), en y appliquant les pourcentages présentés ci‑dessus.

[388] Ces valeurs sont ramenées à 2019 en utilisant les annexes de M. Schellenberg dont il est question ci‑dessus. Dans l’annexe 4.1 de M. Schellenberg, les paiements que la Couronne a faits à la revendicatrice relativement aux terres visées par la revendication sont déduits l’année où ils ont eu lieu, et les taux d’intérêt annuels du compte en fiducie des bandes sont appliqués aux sommes (rapport Schellenberg, au para 117). La valeur actuelle de la perte d’usage ainsi obtenue est de 111 433 972 $ au 31 décembre 2019, déduction faite des sommes déjà versées. La date du 31 décembre 2019 a été retenue, car il s’agit de la [traduction] « date d’évaluation » utilisée dans les rapports et les annexes de M. Schellenberg.

[389] Les parties chercheront à obtenir un accord sur le rajustement de la valeur de la perte d’usage de 111 433 972 $ pour la période s’échelonnant du 31 décembre 2019 à la date des présents motifs de décision.

[390] Les parties peuvent s’adresser au Tribunal si elles n’arrivent pas à s’entendre.

[391] J’évalue que l’indemnité à ce chapitre, en date d’aujourd’hui, s’élève à 111 433 972 $.

XVI. Valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, et perte d’usage

[392] La somme combinée, sous réserve des rajustements susmentionnés, est de 126 933 972 $.

[393] L’indemnité de 126 933 972 $ sera rajustée par les parties si celles-ci parviennent à s’entendre ou, dans le cas contraire, par le Tribunal, afin de tenir compte du rajustement de la valeur de la perte d’usage pour la période s’échelonnant du 31 décembre 2019 à la date des présents motifs de décision, et du rajustement au temps présent de la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, pour la période s’échelonnant du 21 septembre 2017 à la date des présents motifs de décision.

[394] Le montant rajusté de la valeur de la perte d’usage et de la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre‑temps, sera présenté dans un corrigendum des présents motifs de décision.

XVII. DÉPENS

[395] Les parties peuvent demander des dépens.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20210118

Dossier : SCT‑5001‑14

OTTAWA (ONTARIO), le 18 janvier 2021

En présence de l’honorable Harry Slade

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DE MOSQUITO GRIZZLY BEAR’S HEAD LEAN MAN

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DE MOSQUITO GRIZZLY BEAR’S HEAD LEAN MAN

Représentée par MRon Maurice, MRyan Lake et MMelanie Webber

Maurice Law Barristers & Solicitors

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par MLauri Miller et Me Scott Bell

Ministère de la Justice

 

 

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