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No DE DOSSIER : SCT-7002-17

RÉFÉRENCE : 2024 TRPC 1

DATE : 20240130

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Revendicatrice

 

Me Stan Ashcroft, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

 

Me Alex E. Hughes, Me Joshua Ingram, Me Patrick Cassidy et Me Melanie Chartier, pour l’intimé

 

 

ENTENDUE : Le 30 avril 2019, du 1er au 3 mai 2019, les 7 et 8 octobre 2020, le 4 août 2021, le 9 mai 2022 et les 12 et 13 juillet 2022

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Diane MacDonald


NOTE : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Southwind c Canada, 2021 CSC 28, 459 DLR (4th) 1; Ontario Mining Co v Seybold, 1902 CarswellOnt 681, [1902] JCJ No 2 (CP Ontario); Première Nation d’ʔAkisq̓nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2020 TRPC 1; Première Nation d’Ahousaht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 1; Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511; Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien), 2018 CSC 4, [2018] 1 RCS 83; Manitoba Métis Federation Inc. c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010; Nation Tsilhqot’in c Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 RCS 257; R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, 130 DLR (4th) 193; Première Nation des Malécites de Madawaska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 5; Nation de We Wai Kai c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 4; Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 2.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14, 16, 20, 22.

Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict, c 3, réimprimée dans LRC 1985, app II, no 5, art 91.

Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, LRC 1985, app II, no 10, art 13.

Land Act, RSBC 1897, c 113, art 56, 72.

Land Act Amendment Act, RSBC 1899, c 38, art 9.

Land Act, RSBC 1908, c 30, art 64, 80.

Land Act, RSBC 1911, c 129, art 7, 11, 25, 109, 127, 157, annexe.

Land Act Amendment Act, RSBC 1912, c 16, art 5.

Doctrine citée :

Cole Harris, Making Native Space, Colonialism, Resistance, and Reserves in British Columbia (University of British Columbia Press, 2002).

Sommaire :

Droit des Autochtones — Revendication particulière — Création de réserves — Commission royale des affaires des sauvages — Examen de Ditchburn et Clark — Obligation de fiduciaire — Intérêt identifiable

La présente revendication a été déposée par la Première Nation d’Ahousaht (les Ahousaht), installée dans la région de la baie Clayoquot, sur la côte ouest de l’île de Vancouver. Les Ahousaht affirment que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en ne lui fournissant pas les terres de réserve revendiquées à trois endroits différents : l’anse Pretty Girl, le nord-ouest de l’île Vargas et des sites situés près de la réserve indienne Quortsowe no 13 (la RI no 13) aux abords de la baie Warn.

En 1876, le Canada et la Colombie-Britannique ont mis sur pied la Commission mixte des réserves indiennes, qui avait pour mandat d’attribuer des terres, à titre de réserves, à l’usage des peuples autochtones. La Commission a ainsi attribué de nombreuses réserves aux Premières Nations, mais elle n’a pas été en mesure de résoudre tous les problèmes liés à l’attribution des terres aux peuples autochtones.

En 1912, la Commission royale des affaires des sauvages, aussi connue sous le nom de Commission McKenna‑McBride, a été créée en tant que commission mixte fédérale‑provinciale dans le but de régler les différends entre les deux gouvernements en ce qui concerne les « réserves indiennes ». Cette commission devait régler de manière définitive la question des réserves « indiennes » de la province de la Colombie‑Britannique. Or, elle n’y est pas parvenue, car les deux gouvernements n’ont pas approuvé ses recommandations.

En 1920, le comité d’examen de Ditchburn et Clark (l’examen de Ditchburn et Clark) a été constitué afin d’examiner les conclusions de la Commission McKenna‑McBride. W. E. Ditchburn, l’inspecteur en chef des agences indiennes, a été nommé par le Canada, et le major J. W. Clark a été nommé par la province. L’examen de Ditchburn et Clark devait permettre de régler tous les différends entre les deux gouvernements et de finaliser le processus d’attribution des réserves, ce qu’il n’est pas parvenu à faire.

Anse Pretty Girl

En 1922, dans le cadre de l’examen mené par Ditchburn et Clark, les Ahousaht ont demandé des terres de réserve à la tête de l’anse Pretty Girl.

Le Tribunal a déterminé qu’en 1922, les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans les terres revendiquées à la tête de l’anse Pretty Girl. En fait, à cette époque, il y avait un établissement indien à cet endroit, lequel était composé de trois maisons ahousaht et de quelques terres arables. La Couronne avait reçu, dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark, une demande des Ahousaht qui souhaitaient obtenir des terres de réserve à l’anse Pretty Girl. Les représentants de la Couronne étaient au courant de l’intérêt identifiable des Ahousaht et, au moyen du processus de création des réserves, le Canada a assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt.

Comme cette partie de la revendication découle du processus de création des réserves, la Couronne fédérale avait une obligation de fiduciaire de « faire montre de loyauté et de bonne foi, de communiquer l’information de façon complète, eu égard aux circonstances, et d’agir avec la diligence “ordinaire” requise dans ce qu’elle considérait raisonnablement être l’intérêt des bénéficiaires de cette obligation » (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para. 97, [2002] 4 RCS 245).

Le Tribunal a conclu que, lors de l’examen mené par Ditchburn et Clark, le Canada avait manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht relativement au site revendiqué à l’anse Pretty Cove, aux termes de l’alinéa 14(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP].

Plus précisément, le Canada :

  • n’a pas porté la demande de terres de réserve présentée par les Ahousaht à l’attention de la province;

  • n’a pas procédé à une enquête adéquate au sujet de l’emplacement des terres revendiquées par les Ahousaht;

  • n’a pas cherché à savoir si les terres revendiquées, ou une partie de celles-ci, étaient disponibles pour l’établissement d’une réserve en 1922;

  • n’a pas informé les Ahousaht de l’état de leur demande et ne les a pas consultés avant que l’inspecteur en chef Ditchburn décide de ne pas inscrire l’anse Pretty Girl sur la liste supplémentaire des terres de réserve qu’il a fournie à la province.

Nord-ouest de l’île Vargas

La question qui se pose en ce qui concerne l’île Vargas est de savoir si l’établissement indien se trouvant sur ces terres était antérieur ou postérieur à la demande de préemption déposée par un colon en 1912. Cette question de fait est au cœur de cette partie de la revendication qui touche aux terres de réserve du nord‑ouest de l’île Vargas.

Les colons pouvaient demander au gouvernement provincial de leur octroyer des terres en présentant une demande de préemption. Ce faisant, ils devaient déclarer qu’il n’y avait aucun établissement indien préexistant sur la parcelle de terre concernée. Aux termes de la Land Act, les préemptions et les concessions de la Couronne pouvaient être annulées si elles visaient des terres qui étaient déjà occupées par un établissement indien (article 157 de la Land Act, RSBC 1911, c 129; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien), 2018 CSC 4 au para. 97, [2018] 1 RCS 83 [Williams Lake CSC]). Toutefois, si la parcelle de terre était déjà légitimement détenue en vertu d’une préemption avant qu’un peuple autochtone ne l’utilise et ne l’occupe, elle ne pouvait pas servir à la création d’une réserve (article 127 de la Land Act, RSBC 1911, c 129).

Un colon a demandé d’acquérir par préemption les terres revendiquées le 27 février 1912. Or, la Commission McKenna-McBride disposait d’une preuve selon laquelle un Ahousaht avait construit une maison sur lesdites terres et qu’il habitait dans cette maison un an avant l’arrivée du colon.

Le Tribunal a conclu que le Canada avait, dans le cadre du processus de la Commission McKenna‑McBride, l’obligation de fiduciaire d’apprécier la crédibilité des parties et de chercher à savoir, tout en faisant preuve de diligence ordinaire, si l’établissement ahousaht était antérieur à la demande de préemption.

Si la Commission McKenna-McBride s’était dûment renseignée et qu’elle avait apprécié la crédibilité des parties, elle serait probablement arrivée à la conclusion qu’un établissement indien s’était formé à l’angle nord-ouest de l’île Vargas avant la préemption. Il aurait alors incombé à la Couronne fédérale d’insister auprès de la province pour qu’elle annule le titre de préemption, ainsi que toute concession subséquente, et pour qu’elle transfère les terres au Canada dans le but d’en faire une réserve.

Le Tribunal a conclu que, selon l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, le Canada avait manqué à ses obligations de fiduciaire dans le cadre du processus de création des réserves relativement au site revendiqué au nord‑ouest de l’île Vargas.

Ajout à la RI Quortsowe no 13 aux abords de la baie Warn

Devant la Commission McKenna‑McBride, les Kelsemaht (maintenant fusionnés avec les Ahousaht) ont demandé des terres situées à l’est de l’embouchure du ruisseau Bulson et adjacentes à la RI no 13. Dans le témoignage qu’ils ont livré devant la Commission, les Kelsemaht ont expliqué à quel point il était important d’obtenir des terres de réserve riveraines afin d’y établir un poste de pêche. La Commission McKenna‑McBride a déterminé que les terres demandées ne pouvaient pas servir à la création de réserves parce qu’elles faisaient l’objet d’un bail de concession forestière. Aux termes de la Land Act, RSBC 1897, c 113, la province pouvait céder des terres au gouvernement fédéral pour la création de réserves indiennes si elles n’étaient pas assujetties à un bail de concession forestière.

Le Tribunal a noté que, compte tenu de la solidité de cette partie de la revendication — à savoir la préservation de l’accès à une source de nourriture essentielle alors que les Kelsemaht n’avaient pas assez de provisions pour passer l’hiver — l’obligation de la Couronne fédérale allait au-delà de la simple constatation que les terres ne pouvaient pas servir à la création de réserves.

Selon le Tribunal, la Couronne fédérale a manqué à son obligation de fiduciaire relativement au site revendiqué comme poste de pêche sur la rive est du ruisseau Bulson devant la Commission McKenna-McBride, et ce, pour les raisons suivantes :

  • elle ne s’est pas renseignée et n’a pas consulté les Kelsemaht afin de connaître leurs besoins relativement aux terres revendiquées à titre de poste de pêche;

  • elle n’a pas évalué la fermeté de l’intérêt de la Première Nation ni adapté sa réponse en conséquence (Williams Lake CSC au para. 83);

  • elle n’a pas insisté auprès de la province pour qu’elle l’aide à examiner les diverses façons de répondre aux besoins importants des Kelsemaht.

Dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark, les Kelsemaht ont demandé qu’une étendue de terre située sur la rive sud de la baie Warn soit ajoutée à la RI no 13. Les témoins relatant l’histoire orale devant le Tribunal ont parlé de l’importance de la pêche dans la région revendiquée. Les représentants de la Couronne fédérale qui ont participé aux audiences de la Commission McKenna‑McBride en 1914 étaient conscients de l’importance pour les Kelsemaht de la pêche au saumon dans la région de la baie Warn, plus particulièrement sur la rive sud de la baie.

Le Tribunal a conclu que les terres revendiquées dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark étaient identifiables ou « pouvaient être identifiées » comme un poste de pêche par la Couronne fédérale en 1922.

Le Tribunal a jugé que, suivant l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, la Couronne fédérale avait manqué à son obligation de fiduciaire relativement à l’intérêt qu’avaient les Kelsemaht dans un lieu de pêche sur la rive sud de la baie Warn, et ce, pour les raisons suivantes :

  • elle ne s’est pas renseignée et n’a pas consulté les Kelsemaht afin de connaître leurs besoins relativement au site revendiqué;

  • elle n’a pas évalué la fermeté de l’intérêt de la Première Nation ni adapté sa réponse en conséquence (Williams Lake CSC au para. 83);

  • elle n’a pas insisté auprès de la province pour qu’elle l’aide à examiner les diverses façons dont elle pourrait répondre aux besoins des Kelsemaht, notamment en s’adressant aux titulaires de permis d’exploitation forestière pour voir si des terres pouvaient accueillir un ou plusieurs postes de pêche;

  • elle n’a pas informé les Kelsemaht de l’état de leur demande et ne les a pas consultés avant que l’inspecteur en chef Ditchburn décide de ne pas inscrire la RI no 13 sur sa liste supplémentaire.

Le Tribunal a conclu que, suivant l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, la Couronne fédérale avait manqué aux obligations de fiduciaire qui lui incombaient dans le cadre des processus de la Commission royale McKenna‑McBride et de l’examen de Ditchburn et Clark relativement à l’intérêt des Ahousaht dans les sites revendiqués comme postes de pêche.

Conclusion

Suivant l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, le Canada a manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait relativement aux terres revendiquées suivantes :

  • à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, le site situé à la tête de l’anse Pretty Cove;

  • à l’époque de la Commission McKenna‑McBride, le site situé au nord‑ouest de l’île Vargas;

  • à l’époque de la Commission McKenna‑McBride, le site revendiqué à l’est de l’embouchure du ruisseau Bulson à titre de poste de pêche;

  • à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, le site revendiqué sur la rive sud de la baie Warn à titre de poste de pêche.

TABLE DES MATIÈRES

I. Introduction 13

II. Historique des procédures 16

III. Aperçu de la revendication 18

A. La position des Ahousaht 19

B. La position du Canada 20

IV. Questions en litige 21

V. Historique du processus de création des réserves en Colombie-Britannique 22

A. La Commission McKenna-McBride et l’examen de Ditchburn et Clark 23

B. Les différentes versions de la Land Act 34

1. La Land Act, RSBC 1897, c 113 34

2. La Land Act, RSBC 1908, c 30 35

3. La Land Act, RSBC 1911, c 129 35

VI. Principes juridiques 37

A. L’obligation de fiduciaire de la Couronne à l’égard des peuples autochtones 37

B. Quand une Première Nation a-t-elle un intérêt identifiable? 38

C. Dans quelles circonstances la Couronne a-t-elle un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt identifiable? 40

D. Le contenu de l’obligation de fiduciaire 41

VII. La preuve relative aux trois sites revendiqués 43

VIII. Analyse de chaque site revendiqué 46

A. Anse Pretty Girl 46

1. Aperçu 46

2. Arguments des parties 47

a) Les Ahousaht 47

b) Le Canada 47

3. Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans le site de l’anse Pretty Girl avant 1922? 49

4. L’intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées à l’anse Pretty Girl était-il identifiable ou pouvait‑il être identifié par les représentants de la Couronne avant 1922? 52

5. Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres situées à la tête de l’anse Pretty Girl à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark? 56

6. En 1922, l’intérêt des Ahousaht dans les terres de l’anse Pretty Girl était-il identifiable ou pouvait-il être identifié par les représentants de la Couronne? 59

7. La Couronne a-t-elle exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans la région de l’anse Pretty Girl en 1922? 60

8. Le Canada avait-il une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne les terres revendiquées à la tête de l’anse Pretty Girl? 60

9. Le Canada a-t-il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht en 1922? 60

a) Quelles étaient les terres demandées par les Ahousaht? 60

i) Est-ce qu’une partie des terres revendiquées dans la concession forestière 3558P aurait pu être mise à disposition? 66

ii) L’agent de la Couronne, W. E. Ditchburn, a-t-il satisfait à la norme de diligence ordinaire requise? 67

b) Autres terres 71

10. Conclusion sur l’anse Pretty Girl 73

B. Nord-ouest de l’île Vargas 74

1. Aperçu 74

2. Les positions des parties 75

a) La position des Ahousaht 75

b) La position du Canada 76

3. Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées? 76

4. L’intérêt des Ahousaht dans les terres de l’île Vargas était-il identifiable ou pouvait-il être identifié par les représentants de la Couronne? 86

5. La Couronne a-t-elle exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans l’île Vargas? 87

6. Le Canada a-t-il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht? 87

7. Conclusion sur le nord‑ouest de l’île Vargas 92

C. Ajouts à la RI Quortsowe no 13 93

1. Aperçu 93

2. Arguments des parties 93

a) Les Ahousaht 93

b) Le Canada 94

3. Demande présentée à la Commission McKenna‑McBride 95

a) Introduction 95

b) Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées devant la Commission McKenna-McBride? 95

i) Preuve par histoire orale 95

ii) David Maurice Frank 95

iii) Louie Joseph 96

iv) Louie Matthew Frank 98

v) Harold Little 98

vi) John Hudson Webster (Nasamis) 99

vii) Edwin Frank 100

viii) George Thomas Frank (Matua) 100

ix) Résumé 100

c) Intérêt identifiable 100

i) À l’époque de la Commission McKenna‑McBride, y avait-il un intérêt identifiable dans les terres revendiquées sur la rive est du ruisseau Bulson en tant que poste de pêche? 100

ii) À l’époque de la Commission McKenna‑McBride, y avait‑il un intérêt identifiable dans les terres revendiquées en tant qu’établissement indien? 104

iii) Conclusion sur l’intérêt identifiable 106

d) La Couronne a‑t‑elle assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans les terres? 106

e) Le Canada a‑t‑il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht en 1914 en ce qui concerne la demande d’ajout à la RI no 13? 107

i) Origine de la revendication concernant le site situé sur la rive est du ruisseau Bulson 107

ii) Mandat de la Commission McKenna‑McBride d’attribuer des postes de pêche108

iii) Préservation de la source de nourriture des Kelsemaht 109

iv) Permis de coupe de bois 111

v) Autres terres 116

vi) Autres observations sur l’obligation de fiduciaire qui existait à l’époque de la Commission McKenna-McBride 116

f) Conclusion sur la demande présentée à la Commission McKenna-McBride concernant l’ajout à la RI Quortsowe no 13 118

4. Demande présentée dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark 119

a) Introduction 119

b) Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres situées sur la rive sud de la baie Warn en 1922? 120

c) L’intérêt des Ahousaht dans les terres revendiquées sur la rive sud de la baie Warn était-il identifiable pour les représentants de la Couronne en 1922? 121

d) La Couronne a‑t‑elle assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans un lieu de pêche? 124

e) La Couronne a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne la rive sud de la baie Warn en 1922? 124

f) Conclusion sur la demande présentée lors de l’examen de Ditchburn et Clark concernant l’ajout à la RI Quortsowe no 13 127

5. Résumé des conclusions concernant un ajout à la RI no 13 128

IX. Conclusion générale 128

A. Indemnisation 130


 

I. Introduction

[1] La revendicatrice, la Première Nation d’Ahousaht (les Ahousaht), soutient que le Canada a manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait du fait qu’il n’a pas protégé les intérêts des Ahousaht dans les terres de réserve qu’ils avaient demandées. La Première Nation d’Ahousaht est installée dans la région de la baie Clayoquot, sur la côte ouest de l’île de Vancouver, et elle regroupe les nations antérieures des Kelsemaht, des Manhousaht et des Quatswiaht, qui ont fusionné avec les Ahousaht en 1951. Par souci de simplicité, je désigne généralement ces quatre nations comme étant les « Ahousaht ».

Carte de la région de la baie Clayoquot déposée par la revendicatrice (Pièce 1)

[2] L’intimé est Sa Majesté le Roi du chef du Canada (la Couronne ou le Canada), qui est représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones, auparavant connu sous le nom de ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre).

[3] Devant le Tribunal, les Ahousaht ont initialement revendiqué neuf parcelles de terre, sur lesquelles se trouvaient des établissements et des postes de pêche, au motif qu’elles auraient dû leur être attribuées en tant que terres de réserve.

[4] Le Canada reconnaît le bien‑fondé des revendications visant les six sites suivants :

  • l’île Blunden;

  • l’île Vargas (pointe sud);

  • l’île Flores (pointe Kut-Coast);

  • l’île Bare;

  • l’ajout à la réserve indienne Oinimitis no 14 (la RI no 14);

  • le bras Shelter.

[5] Je salue sa décision.

[6] Toutefois, le Canada nie avoir manqué à un quelconque devoir de fiduciaire ou à des obligations légales en ce qui a trait aux trois sites qui font toujours l’objet d’une revendication :

  • l’anse Pretty Girl;

  • le nord‑ouest de l’île Vargas (préempté par Freeman Hopkins);

  • les ajouts à la réserve indienne Quortsowe no 13 (la RI no 13).

[7] Les trois sites susmentionnés font l’objet des présents motifs. La Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP] constitue le fondement législatif de la revendication dont je suis saisie, mais plus précisément, les Ahousaht fondent leur revendication sur les alinéas 14(1)b) et c) de la LTRP.

Revendications admissibles

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

[...]

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif – relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens – du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve – notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale – ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;…

[8] Les peuples autochtones entretiennent une relation sui generis ou unique avec la terre, qui a joué un rôle central dans les économies et cultures autochtones (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para. 81, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]). La juge Karakatsanis l’a éloquemment exprimé dans l’arrêt Southwind c Canada, 2021 CSC 28 au para. 63, 459 DLR (4th) 1 :

Dans une affaire portant sur des terres de réserve, la nature sui generis de l’intérêt sur ces terres influe sur l’obligation de fiduciaire. Les terres de réserve ne sont pas des biens fongibles. Elles sont plutôt le reflet du lien fondamental entre les peuples autochtones et les terres. Dans l’arrêt Osoyoos, le juge Iaccobuci a déclaré que les intérêts autochtones sur les terres comportent « un aspect culturel important, qui reflète les rapports entre la collectivité autochtone concernée et le territoire ainsi que la valeur intrinsèque et unique des terres elles‑mêmes dont jouit la collectivité » (par. 46).

[9] Les Ahousaht allèguent que le Canada a manqué à son devoir de fiduciaire et à ses obligations légales en ce qui a trait à la création de réserves. Ils demandent au Tribunal de déclarer que le Canada a manqué à ses obligations du fait qu’il n’a pas protégé leurs intérêts dans des terres qu’ils voulaient se voir attribuer comme terres de réserve dans le cadre du processus de création de réserves de la Colombie-Britannique. Ils demandent également que leur soit versée une indemnité pour les terres qui, selon eux, ont été illégalement préemptées par un colon alors qu’elles auraient dû être mises de côté comme réserve.

[10] Pendant la période en cause, les Ahousaht ont demandé des terres de réserve aux endroits où ils affirmaient avoir des établissements et où ils pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette de nourriture, comme des palourdes et des baies.

[11] En 1914, la revendicatrice a demandé à la Commission royale des affaires des sauvages de la Colombie-Britannique, aussi connue sous le nom de Commission McKenna-McBride (la Commission), des terres de réserve, soit le site se trouvant au nord-ouest de l’île Vargas (préempté par Freeman Hopkins) et l’étendue de terre ajoutée à la RI Quortsowe no 13. En 1922, la revendicatrice a demandé au comité d’examen de Ditchburn et Clark (l’examen de Ditchburn et Clark) des terres de réserve, soit les sites de l’anse Pretty Girl et de la RI Quortsowe no 13.

[12] Je dois déterminer si, pour les trois sites faisant toujours l’objet d’une revendication, le Canada avait une obligation de fiduciaire à l’égard des Ahousaht et, le cas échéant, s’il a manqué à cette obligation (déclaration de revendication réamendée déposée le 16 juin 2020, au para. 54). Les faits et le contexte propres à chaque site revendiqué permettront de déterminer la nature et la portée des obligations qui, s’il en est, incombaient à la Couronne.

[13] Le terme « Indien » est aujourd’hui considéré comme péjoratif. Il est employé dans les présents motifs par référence à la Loi sur les Indiens et aux lois historiques, comme la Land Act, dans lesquelles il était utilisé. Le fait que j’utilise ce terme ne signifie pas que je le cautionne.

II. Historique des procédures

[14] La revendication dont je suis saisie se rapporte à des demandes de terres de réserve présentées par les Ahousaht. Le 2 novembre 2011, les Ahousaht ont déposé une revendication particulière auprès du ministre en vertu de la politique canadienne sur les revendications particulières. Ils alléguaient que le Canada avait manqué à ses obligations de fiduciaire en ne leur fournissant pas de terres de réserve aux endroits suivants : l’île Blunden, l’île Vargas (pointe sud), le nord‑ouest de l’île Vargas (préempté par Freeman Hopkins), l’île Flores (pointe Kut-Coast), la tête de la baie Warn en bordure de la rivière Bear, l’île Bare et l’anse Pretty Girl (bras Sydney).

[15] Le 30 décembre 2014, le ministre a avisé les Ahousaht par écrit de son refus de négocier le règlement de leur revendication particulière.

[16] Le 16 août 2017, les Ahousaht ont déposé une déclaration de revendication auprès du Tribunal et le Canada a déposé sa réponse le 17 octobre 2017. Les conditions énoncées au paragraphe 16(1) de la LTRP ont été remplies : la revendication a été préalablement déposée auprès du ministre et celui-ci a avisé les Ahousaht par écrit de son refus de négocier le règlement de tout ou partie de la revendication.

[17] Le 15 mars 2018, l’avis prévu à l’article 22 de la LTRP a été envoyé à la province de la Colombie-Britannique (la province), qui a manifesté son intention de ne pas comparaître à l’instance.

[18] Le 16 janvier 2019, les Ahousaht ont modifié leur déclaration de revendication en retirant la revendication visant le site situé à la tête de la baie Warn, sur la rivière Bear. En fait, ils ont reformulé cette partie de la revendication de sorte qu’elle vise désormais deux sites : les ajouts à la RI Quortsowe no 13 et à la RI Oinimitis no 14. Le Canada a accepté ces modifications.

[19] Le 16 juin 2020, les Ahousaht ont déposé une déclaration de revendication réamendée afin d’ajouter un site aux abords du bras Shelter. Le Canada a accepté cette modification. Le 15 juin 2020, le Canada a déposé une réponse amendée pour faire suite à la déclaration de revendication réamendée de la revendicatrice. Il niait avoir manqué à ses obligations légales et à son devoir de fiduciaire envers les Ahousaht.

[20] À la suite de ces modifications, la revendication des Ahousaht comprenait les neuf parcelles de terre suivantes : l’île Blunden, l’île Vargas (pointe sud), le nord-ouest de l’île Vargas (préempté par Freeman Hopkins), l’île Flores (pointe Kut-Coast), l’île Bare, l’anse Pretty Girl, les ajouts à la RI Quortsowe no 13, l’ajout à la RI Oinimitis no 14 et le bras Shelter.

[21] L’audience sur la preuve par histoire orale s’est tenue en personne du 30 avril au 3 mai 2019 à Ahousaht. Les personnes suivantes ont témoigné pour le compte des Ahousaht : Lewis Johnny George (Maquinna); David Maurice Frank; Louie Joseph; Harvey Robinson; Percy Campbell; Angus Campbell; Louie Matthew Frank; Harold Little; John Hudson Webster (Nasamis); Edwin Frank; George Thomas Frank (Matua); et Arlene (Ruth) Paul.

[22] Les 7 et 8 octobre 2020, l’audience sur la preuve par histoire orale s’est poursuivie par vidéoconférence. Les personnes suivantes ont témoigné pour le compte des Ahousaht : James Swan Jr. et Harvey Robinson. Le Tribunal a aussi entendu le témoignage d’Aaron Blake Evans, un témoin de la revendicatrice.

[23] Le 4 août 2021, l’audience sur la preuve par histoire orale s’est conclue par vidéoconférence. David Jacobson a témoigné en faveur de la revendicatrice.

[24] Le 9 mai 2022, le Tribunal a entendu le témoignage de l’expert du Canada par vidéoconférence, à savoir celui de l’historien Adrian Clark. Habituellement, le Tribunal n’a accès qu’aux enregistrements audio des audiences virtuelles, mais dans le cas présent, un enregistrement vidéo a également été réalisé.

[25] Le 31 mai 2022, à la demande des parties, le Tribunal a ordonné la scission de l’instance, c.‑à‑d. l’instruction en deux étapes distinctes de la revendication, soit celle du bien‑fondé et celle de l’indemnisation. Par conséquent, les présents motifs ne portent que sur le bien‑fondé de la revendication. S’il s’avère que celle‑ci est bien fondée, l’indemnité fera l’objet de négociations entre les parties ou, si nécessaire, d’une audience distincte devant le Tribunal. Les Ahousaht ont confirmé qu’ils ne cherchaient pas à obtenir une indemnité supérieure à cent cinquante millions de dollars en l’espèce.

[26] Il existe un enregistrement audio et une transcription de toutes les audiences précédemment mentionnées.

[27] Une visite a été effectuée le 12 juillet 2022 à l’anse Pretty Girl, au nord-ouest de l’île Vargas et à la baie Warn (site de la RI Quortsowe no 13). Le 13 juillet 2022, des représentations orales ont été faites en personne, à Tofino, en Colombie-Britannique.

[28] Initialement, le juge Grist était responsable du dossier de la revendication. Comme les représentations orales n’ont pas pu avoir lieu avant le mois de juillet 2022, il avait indiqué qu’il ne serait pas en mesure de rendre une décision avant le dernier jour de son mandat, soit le 5 septembre 2022. À la conférence de gestion d’instance du 20 juin 2022, le juge Grist a demandé aux parties si elles acceptaient, vu la fin imminente de son mandat, que je prenne en charge la revendication. Les parties se sont dites satisfaites de cette solution. Par conséquent, le juge Grist et moi-même avons tous deux effectué la visite du 12 juillet 2022 et nous avons tous deux présidé l’audience consacrée aux représentations orales du 13 juillet 2022. Les parties ont été avisées que je rédigerais les motifs.

III. Aperçu de la revendication

[29] La présente revendication se rapporte à des terres de réserve demandées dans le cadre de deux processus conjoints mis en place par le Canada et la province dans le but d’examiner et de régler la question de l’attribution des réserves indiennes, à savoir la Commission McKenna‑McBride (1912-1916) et l’examen de Ditchburn et Clark (1920-1923). Premièrement, je retracerai l’historique de la création des réserves en Colombie-Britannique. Deuxièmement, j’exposerai les principes juridiques qui s’appliquent aux trois sites faisant l’objet de la revendication. J’expliquerai notamment les circonstances dans lesquelles le Canada a une obligation de fiduciaire envers les peuples autochtones et ce que celui‑ci doit faire pour s’en acquitter dans le cadre du processus de création de réserves. Troisièmement, je ferai quelques observations sur la preuve par histoire orale et la preuve documentaire soumises au Tribunal. Enfin, j’analyserai chacun des sites revendiqués : l’anse Pretty Girl, le nord-ouest de l’île Vargas et les ajouts à la RI Quortsowe no 13.

[30] Devant le Tribunal, les deux parties ont pu présenter des éléments de preuve concernant les récits historiques propres à chaque site revendiqué. Les témoignages par histoire orale m’ont fait prendre conscience du fort attachement affectif et spirituel des Ahousaht envers les terres et les eaux qui les approvisionnaient en nourriture et où ils bâtissaient leurs villages.

[31] La revendicatrice a fourni trois rapports historiques rédigés par le chercheur et témoin profane Aaron Blake Evans (Pièce 23, rapport du 1er septembre 2010; Pièce 25, rapport du 27 mars 2020; Pièce 26, rapport du 11 février 2020), de même que deux volumes de pièces justificatives au soutien du rapport de 2020 (Pièces 35 et 36) et des pièces justificatives au soutien de celui de 2010 (Pièce 34). L’intimé a fourni un rapport d’expert rédigé par Adrian Clark au sujet des neuf sites revendiqués par les Ahousaht (Pièce 28, rapport du 3 août 2021), ainsi que trois volumes de pièces justificatives (Pièces 30-32). Le 9 mai 2022, le juge Grist a reconnu Adrian Clark comme expert historien.

A. La position des Ahousaht

[32] Les Ahousaht invoquent les alinéas 14(1)b) et c) de la LTRP dans leur déclaration de revendication réamendée (au para. 6).

[33] Les Ahousaht soutiennent que le Canada a manqué à son devoir de fiduciaire et à ses obligations légales en ne protégeant pas leurs intérêts dans les terres qu’ils ont réclamées par le passé. Les sites revendiqués comprennent des établissements indiens, des postes de pêche et des terres arables.

[34] Pour ce qui est des trois sites qui font toujours l’objet d’une revendication, les Ahousaht prétendent qu’il y avait des établissements indiens sur les terres réclamées dans le cadre de la Commission McKenna-McBride et de l’examen Ditchburn et Clark et qu’ils occupaient ces terres selon les saisons ou tout au long de l’année. Ils soutiennent qu’ils avaient un intérêt identifiable dans ces terres (représentations écrites de la revendicatrice, au para. 1) et que le Canada assumait un contrôle discrétionnaire sur le processus de création des réserves. Ils font valoir que le Canada avait donc des obligations de loyauté, de bonne foi, de communication complète de l’information et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des Ahousaht relativement à ces terres (déclaration de revendication réamendée, au para. 56).

[35] Les Ahousaht affirment que le Canada, en tant que fiduciaire, avait l’obligation d’empêcher la préemption des terres sur lesquelles se trouvait un établissement indien et que la préemption d’un tel établissement était illégale puisqu’elle contrevenait à la Land Act alors applicable (déclaration de revendication réamendée au para. 58). Comme le Canada n’a pas protégé leurs intérêts en permettant l’aliénation de leurs établissements au profit de propriétaires fonciers privés et de la Colombie-Britannique, les Ahousaht soutiennent que le Canada a manqué aux obligations de fiduciaire et aux obligations légales qu’il avait à leur égard. Ils affirment également que, dans les cas où leurs établissements avaient été préemptés, le Canada n’a pas avisé la province de l’erreur et ne s’est pas assuré que cette erreur soit corrigée. Selon eux, le Canada n’a pas veillé à ce que les terres en cause soient mises de côté en tant que terres de réserve (déclaration de revendication réamendée au para. 59).

[36] Les Ahousaht allèguent également que le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire en n’effectuant pas les vérifications appropriées quant aux demandes de terres de réserve et en n’insistant pas auprès de la province pour qu’elle acquiesce à ces demandes (représentations écrites de la revendicatrice au para. 2). Ils affirment que le Canada n’a pas dûment vérifié si les terres demandées comme terres de réserve étaient disponibles. Ils ajoutent que, dans les cas où les terres avaient été aliénées, le Canada n’a pas cherché à savoir si l’aliénation était légale ou si, au moment de la demande ou dans un avenir prévisible, il y avait moyen de faire de ces terres des terres de réserve (déclaration de revendication réamendée aux para. 59-60).

[37] La revendicatrice prétend que si les terres revendiquées n’étaient pas disponibles, il incombait au Canada, en tant que fiduciaire, d’essayer de trouver d’autres terres aux fins de la création de réserves (représentations écrites de la revendicatrice, aux para. 230-231).

B. La position du Canada

[38] Le Canada a reconnu le bien‑fondé de la revendication relative à six des neuf sites. Il admet que la Couronne devait faire preuve de diligence ordinaire dans la définition des terres sur lesquelles une Première Nation avait un intérêt susceptible d’être reconnu. Il dit toutefois avoir besoin de l’aide du Tribunal en ce qui concerne les trois autres sites revendiqués.

[39] En ce qui concerne l’anse de Pretty Girl, le Canada soutient que les Ahousaht n’avaient aucun intérêt identifiable dans ce site, et qu’à supposer qu’ils en aient eu un, il n’a pas manqué à son obligation de fiduciaire puisque la Couronne et ses mandataires ont fait preuve de diligence ordinaire et ont mené une enquête adéquate lorsqu’ils ont examiné la demande des Ahousaht. Le Canada ajoute que, s’il est établi que la Couronne aurait dû considérer d’autres terres dans la région de l’anse Pretty Girl, rien ne prouve que les Ahousaht avaient dans ces terres un intérêt identifiable suffisant pour faire naître une obligation de fiduciaire.

[40] Quant aux deux autres sites revendiqués, soit le nord-ouest de l’île Vargas et les ajouts à la RI Quortsowe no 13, le Canada soutient que la preuve ne démontre pas que la Couronne avait une connaissance suffisante de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans les terres demandées pour établir une obligation de fiduciaire (représentations écrites du Canada aux para. 111, 148). Il affirme que, dans les deux cas, le dossier historique était soit ambigu, soit trop partiel pour savoir si les Ahousaht ou leurs ancêtres occupaient les terres à l’époque où ils ont présenté leurs demandes. À titre subsidiaire, le Canada soutient que, si le Tribunal conclut à l’existence d’une obligation de fiduciaire, alors les actions de la Couronne ne constituent pas un manquement à cette obligation. Le Canada et ses mandataires ont fait preuve de diligence ordinaire et ont mené une enquête adéquate en ce qui concerne les sites revendiqués (représentations écrites du Canada aux para. 118, 154).

IV. Questions en litige

[41] Dans leur exposé conjoint des questions en litige, les parties ont proposé les questions en litige suivantes :

[traduction]
1. Le Canada avait-il une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne les terres revendiquées?

a. Les Ahousaht avaient-ils un intérêt identifiable fondé sur leur utilisation ou leur occupation des terres revendiquées?

i. Si les Ahousaht utilisaient ou occupaient les terres revendiquées à l’époque en cause, cette utilisation ou cette occupation étaient-elles connues ou susceptibles d’être connues des représentants de la Couronne?

b. Le Canada exerçait-il un contrôle discrétionnaire à l’égard des intérêts des Ahousaht dans les terres revendiquées?

2. Si les Ahousaht établissent que le Canada avait une obligation de fiduciaire en ce qui concerne les terres revendiquées, quelles étaient la nature et l’étendue de cette obligation?

3. Si le Canada avait une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne les terres revendiquées, a-t-il manqué à cette obligation?

V. Historique du processus de création des réserves en Colombie-Britannique

[42] Pendant longtemps, les peuples autochtones ont été dépossédés de leur territoire traditionnel en Colombie-Britannique. À l’exception des traités de Douglas visant l’île de Vancouver et du Traité no 8 concernant ce qui est aujourd’hui le nord-est de la Colombie‑Britannique, aucun traité historique n’a été conclu avec les peuples autochtones de la province. Après que la Colombie-Britannique se soit jointe à la Confédération en 1871, il est devenu essentiel pour les gouvernements fédéral et provincial de concerter leurs efforts en vue de créer des réserves sur les terres que les peuples autochtones utilisaient et occupaient habituellement et historiquement.

[43] Le gouvernement fédéral a compétence sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict, c 3, réimprimée dans LRC 1985, annexe II, no 5. En 1871, quand la province a rejoint le Dominion du Canada, elle détenait le titre de propriété de la plupart des terres de la Couronne en Colombie‑Britannique, y compris les terres requises aux fins de création de réserves. Le gouvernement fédéral n’avait pas le pouvoir de créer unilatéralement une réserve sur les terres publiques de la province : Ontario Mining Co v Seybold, 1902 CarswellOnt 681, [1902] JCJ No 2 (CP Ontario). De même, la province ne pouvait pas créer unilatéralement une réserve indienne au sens de la Loi sur les Indiens, parce que cette loi relevait de la compétence fédérale. Par conséquent, le processus de création des réserves a nécessité la coopération des deux ordres de gouvernement.

[44] Après l’adhésion de la Colombie‑Britannique à la Confédération, la politique relative aux « Indiens » de cette province est devenue une responsabilité constitutionnelle du Canada. Aux termes de l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, LRC 1985, app II, no 10 [les Conditions de l’adhésion], le Canada est devenu l’« intermédiaire exclusif » auprès de la province en ce qui concerne le « droit des [Premières Nations] sur des terres précises ayant fait l’objet du processus de création de réserves pour leur bénéfice » (Wewaykum au para. 93). Dans le préambule de l’article 13, le Canada et la province ont convenu que la création future de réserves devait s’inscrire dans « une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie-Britannique ».

[45] Aux termes de cet article, la province devait, pour assurer la coopération fédérale-provinciale, céder au Canada des parcelles de terre en vue de la création de réserves. Les terres vouées à l’établissement de réserves indiennes devaient être transférées au Canada, qui devait en assurer l’administration au nom et pour le bénéfice des peuples autochtones (Première Nation d’ʔAkisq̓nuk c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2020 TRPC 1 au para. 34 [ʔAkisq̓nuk]). Même si, par la suite, la province s’est montrée réticente à transférer ces étendues de terre au Canada, le libellé de l’article 13 des Conditions de l’adhésion était clair :

13. Le soin des Sauvages et la garde et l’administration des terres réservées pour leur usage et bénéfice, incomberont au Gouvernement Fédéral, et une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie-Britannique sera constituée par le Gouvernement Fédéral après l’Union.

Pour mettre ce projet à exécution, des étendues de terres ayant la superficie de celles que le gouvernement de la Colombie-Britannique a, jusqu’à présent, affectées à cet objet, seront de temps à autre transférées par le Gouvernement Local au Gouvernement Fédéral au nom et pour le bénéfice des Sauvages, sur demande du Gouvernement Fédéral; et dans le cas où il y aurait désaccord entre les deux gouvernements au sujet de la quantité des étendues de terre qui devront être ainsi concédées, on devra en référer à la décision du Secrétaire d’État pour les colonies. [Je souligne.]

A. La Commission McKenna-McBride et l’examen de Ditchburn et Clark

[46] La période qui a débuté par l’adhésion de la Colombie‑Britannique à la Confédération en 1871 et qui s’est achevée en 1938 a été une longue période de conflits et de négociations entre les gouvernements fédéral et provincial, et les peuples autochtones se sont retrouvés coincés entre les deux. Le gouvernement fédéral voulait attribuer des réserves là où les peuples autochtones utilisaient et occupaient habituellement et historiquement des terres. De son côté, la province revendiquait un intérêt réversif dans les terres devant servir de réserves et estimait que le gouvernement fédéral était trop libéral quant à la quantité de terres qu’il convoitait. Ce différend a duré jusqu’en 1938, lorsque le transfert officiel des terres a été accepté et que les terres ont effectivement été transférées de la province au Canada par décret (décret de la C.-B. 1036-1938).

[47] Le processus de création de réserves a d’abord été mené par la Commission mixte des réserves indiennes (la CMRI). La CMRI a été constituée par le Canada et la province en 1876 dans le but de désigner les terres qui devaient être réservées aux peuples autochtones. Elle devait régler « avec célérité ainsi que de manière définitive » la question des réserves indiennes en Colombie-Britannique (Pièce 30, onglet 9). Au départ, trois commissaires ont été nommés, l’un par le gouvernement fédéral, l’autre par le gouvernement de la Colombie-Britannique, et le troisième conjointement par les deux gouvernements. Les commissaires devaient aller rencontrer les Premières Nations et faire une étude « de tous les aspects ayant une incidence sur la question » et déterminer le nombre et l’étendue des réserves à leur attribuer (Pièce 30, onglet 9).

[48] Aux paragraphes 37 à 39 de la décision Première Nation d’Ahousaht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 1 [Ahousaht 2019], le président Slade (tel était alors son titre) a décrit les instructions données aux commissaires de la CMRI. Il a cité l’annexe jointe à l’approbation du gouverneur en conseil du 10 novembre 1875, qui disposait en partie :

[traduction]
2. Que lesdits commissaires, dès que possible après leur nomination, se réunissent à Victoria et prennent les dispositions nécessaires pour aller rencontrer dans les plus brefs délais, dans l’ordre qu’ils jugeront souhaitable, chaque nation indienne (c’est-à-dire toutes les tribus indiennes parlant une même langue) de la Colombie-Britannique et que, après une étude complète, menée sur place, de tous les aspects ayant une incidence sur la question, ils fixent et déterminent, pour chaque nation séparément, le nombre, l’étendue et l’emplacement de la réserve ou des réserves à lui attribuer.

[...]

4. Que les commissaires soient guidés de façon générale par l’esprit des Conditions de l’adhésion conclues entre le gouvernement fédéral et les gouvernements locaux, lesquelles envisagent l’application d’une « ligne de conduite libérale » à l’égard des Indiens; et, dans le cas de chaque nation particulière, qu’ils prennent en considération, d’une part, les habitudes, les souhaits et les activités de chacune, dans les limites du territoire disponible au sein de la région qu’elle occupe, et, d’autre part, des revendications des colons blancs. [Je souligne; voir aussi Pièce 30, onglet 9]

[49] Les travaux de la CMRI ont véritablement débuté avec la nomination, en 1878, de Gilbert Sproat, qui représentait à la fois le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial en tant que seul et unique commissaire. Le commissaire Sproat a fini par démissionner à la suite d’un désaccord suscité par les politiques gouvernementales. En 1880, Peter O’Reilly, un juge de cour de comté, a été nommé par les deux gouvernements, toujours en tant que seul commissaire. Il a attribué la plupart des terres de réserve dans le cadre de la CMRI. Le commissaire O’Reilly a identifié 19 parcelles de terre à attribuer aux Ahousaht à titre de terres de réserve. En 1889, la désignation de ces 19 parcelles a été approuvée et elles sont devenues des réserves (exposé conjoint des faits (ECF) au para. 14). Cependant, la CMRI n’a pas complètement réglé la question des terres de réserve en Colombie-Britannique. Les attributions de terres de réserve faites par O’Reilly ont par la suite fait l’objet d’un examen dans le cadre de la Commission McKenna-McBride.

[50] Le 27 décembre 1907, la province a publié, dans The British Columbia Gazette, un avis précisant que, si un permis de coupe, un bail de concession forestière ou une réserve indienne était cédé, annulé ou résilié de quelque manière que ce soit, en tout ou en partie, les terres touchées seraient protégées de toute préemption, vente ou autre forme d’aliénation en vertu de la Land Act (Pièce 35, onglet 11). Si elle a inclus la cession d’une réserve indienne dans sa politique, c’est parce qu’elle estimait détenir un droit de réversion à l’égard des terres de réserve. À cause de cet enjeu, et d’autres facteurs, le processus de création des réserves s’est retrouvé dans une impasse, de sorte que la province a refusé en 1907 d’approuver la désignation de nouvelles terres de réserve.

[51] Afin de résoudre les conflits et dénouer l’impasse à l’origine de la décision de la province de refuser, en 1907, d’approuver la désignation de nouvelles terres de réserve, et régler la question de l’attribution des terres, la Commission McKenna-McBride a été constituée en 1912 en tant que commission mixte par les gouvernements fédéral et provincial. Elle avait pour mandat de régler les différends qui opposaient les gouvernements au sujet des « réserves indiennes ». La Convention McKenna-McBride, par laquelle la Commission McKenna-McBride a été constituée, a été signée le 24 septembre 1912. La Commission McKenna-McBride devait donc régler de manière définitive la question des réserves indiennes dans la province.

[52] Conformément à son mandat, la Commission McKenna-McBride était [traduction] « autorisée à confirmer des réserves, à retrancher des réserves et à faire des recommandations concernant de nouvelles réserves en fonction des demandes reçues des Premières Nations » (ECF au para. 15; voir aussi Pièce 28 à la p. 42). Ses recommandations devaient être approuvées par les deux gouvernements (Pièce 28 à la p. 69).

[53] La Convention McKenna-McBride définit de la façon suivante les responsabilités de la Commission :

[traduction]
ATTENDU QU’il est souhaitable de résoudre tous les différends qui surgissent entre le gouvernement du Dominion et le gouvernement de la province relativement aux terres des Sauvages et, d’une façon générale, aux affaires des Sauvages de la province de la Colombie-Britannique, les parties désignées ci-dessus adhèrent, sous réserve de ratification par les gouvernements du Dominion et de la province, aux propositions suivantes en vue du règlement final de toutes les questions relatives aux affaires des Sauvages de la province de la Colombie-Britannique :

1. Une Commission est constituée comme suit : deux commissaires seront nommés par le Dominion et deux, par la province. Les quatre commissaires ainsi nommés choisiront un cinquième commissaire, qui sera le président de la Commission.

2. La Commission ainsi constituée a le pouvoir de modifier la superficie des réserves indiennes en Colombie-Britannique de la façon suivante :

a) Si, de l’avis des commissaires, une réserve donnée, telle qu’elle est alors délimitée, couvre une superficie supérieure à ce qui est raisonnablement requis pour l’usage des Sauvages de cette tribu ou de cet endroit, la réserve est, avec le consentement des Sauvages, et en conformité avec la Loi des Sauvages, réduite à une superficie que les commissaires estiment raisonnablement suffisante pour les besoins de ces Sauvages.

b) Si, de l’avis des commissaires, une superficie insuffisante de terres a été mise de côté pour l’usage des Sauvages de la localité touchée, les commissaires décident de la superficie à ajouter. Ils peuvent en outre mettre de côté des terres pour la tribu à l’intention de laquelle aucune terre n’a encore été réservée.

3. La province prend toutes les mesures nécessaires pour procéder légalement à la mise en réserve des terres additionnelles que les commissaires attribuent à tout groupe de Sauvages, conformément aux pouvoirs énoncés ci-dessus.

4. Les terres qui, selon les commissaires, ne sont pas jugées nécessaires pour les Sauvages sont subdivisées et vendues par la province dans le cadre d’une vente aux enchères.

5. Le produit net de ces ventes est réparti également entre la province et le Dominion, et toute somme reçue par le Dominion en vertu de la présente disposition est détenue ou utilisée, par lui, au profit des Sauvages de la Colombie-Britannique.

6. Toutes les dépenses engagées par la Commission sont réparties également entre la province et le Dominion.

7. Les terres comprises dans les réserves établies de façon définitive par les commissaires sont transférées par la province au gouvernement du Dominion et ce dernier a plein pouvoir pour disposer des terres de la manière qu’il juge opportune pour les besoins des Sauvages, ce qui inclut le droit de les vendre et d’utiliser le produit de la vente au profit des Sauvages, à la seule condition que, si une tribu ou une bande indienne de la Colombie-Britannique s’éteint dans l’avenir, toutes les terres situées sur le territoire de la province qui ont été transférées au gouvernement du Dominion au profit de cette tribu ou bande de la manière prévue dans les présentes, et qui n’ont pas été vendues ou aliénées selon les modalités énoncées aux présentes, ou tous les fonds inutilisés provenant de la vente d’une réserve indienne située dans la province de la Colombie-Britannique, soient transférés à la province.

8. En attendant le dépôt du rapport final de la Commission, la province s’abstient d’accorder par préemption ou de vendre des terres qu’elle a le pouvoir d’aliéner et qui ont fait l’objet d’une demande du Dominion à titre de réserves indiennes additionnelles, ou que les commissaires, pendant la durée de leurs travaux, pourraient désigner comme terres à réserver pour les Indiens. Si, au cours de la période précédant la rédaction du rapport final des commissaires, il devait être établi par l’un ou l’autre des gouvernements concernés que des terres faisant partie d’une réserve indienne étaient nécessaires aux fins du passage du chemin de fer ou à d’autres fins ferroviaires, ou pour des travaux publics du Dominion, de la province ou d’une municipalité, la question sera renvoyée aux commissaires qui la trancheront dans un rapport provisoire, et chaque gouvernement fera le nécessaire pour mettre en œuvre les recommandations des commissaires. [Pièce 31, onglet 69]

[54] La province et le Dominion ont adopté des décrets aux termes desquels ils ont convenu :

[traduction] […] d’accueillir favorablement les rapports, soit définitifs soit provisoires, de la Commission dans l’intention d’assurer, autant qu’il peut être raisonnable, l’exécution des actes, faits et recommandations de la Commission, et de prendre toutes les mesures et les décisions qui pourraient être jugées raisonnablement nécessaires pour mettre à exécution, selon son esprit et son sens véritables, la solution stipulée par ladite entente. Pièce 31, onglet 70 (décret 1912-3277, daté du 27 novembre 1912); Pièce 31, onglet 71 (décret de la C.-B. 1912-1341, daté du 18 décembre 1912)]

[55] La Commission McKenna-McBride n’a pas été constituée à la demande de groupes autochtones (ʔAkisq̓nuk au para. 125). Selon certains groupes, la prémisse sur laquelle reposait la création de cette commission n’était pas valable. L’Alliance des tribus de la Colombie-Britannique (« Alliance des tribus »), par exemple, s’opposait à la Commission McKenna-McBride au motif qu’un réexamen des réserves n’était pas suffisant, et réclamait plutôt la reconnaissance du titre ancestral (ʔAkisq̓nuk au para. 125).

[56] Avant que la Commission McKenna-McBride ne publie son rapport, le Canada a, devant cette opposition, assuré aux peuples autochtones que les recommandations de la Commission leur seraient « divulguées et qu’elles ne seraient pas appliquées sans [leur] consentement » (ʔAkisq̓nuk au para. 125, citant Cole Harris, Making Native Space, Colonialism, Resistance, and Reserves in British Columbia (University of British Columbia Press, 2002) à la p. 229). L’expert du Canada, Adrian Clark, a déclaré dans son rapport que Cole Harris est [traduction] « une source faisant autorité en ce qui a trait à la création des réserves indiennes coloniales » (Pièce 28 à la p. 24).

[57] La Commission McKenna-McBride était composée de cinq commissaires qui, pendant trois ans, ont parcouru la province et recueilli des témoignages dans les communautés des Premières Nations. Elle a terminé son rapport en 1916, mais ni l’un ni l’autre des gouvernements n’en était satisfait et ils ont tous deux refusé de l’approuver. Comme l’a expliqué l’expert du Canada, Adrian Clark :

[traduction] Pendant longtemps, le rapport final [de la Commission McKenna-McBride] n’a été ratifié par aucun des deux gouvernements, comme il ressort du dossier, puisque certains de ses éléments les avaient laissés sur leur faim. Le gouvernement provincial considérait que, dans son rapport final, la Commission n’avait pas suffisamment réduit la superficie des réserves indiennes. Le gouvernement fédéral a, pour sa part, rejeté les retranchements recommandés dans la zone des chemins de fer, là où le Canada prétendait avoir le pouvoir unilatéral de mettre de côté et d’administrer les réserves indiennes. Ce ne sont pas les seules objections, mais ce sont deux des plus importantes. [Pièce 28 à la p. 75]

[58] Bien que le Canada ait assuré aux Premières Nations que les recommandations de la Commission McKenna-McBride seraient soumises à leur approbation, celles-ci n’ont reçu le rapport qu’en 1919 (ʔAkisq̓nuk au para. 133). Les peuples autochtones de la côte ouest n’étaient pas, en général, satisfaits des conclusions du rapport.

[59] En raison de l’impasse dans laquelle se trouvaient le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial, le comité d’examen de Ditchburn et Clark a été créé en 1920. Il était constitué du major J. W. Clark, nommé par la province, et de W. E. Ditchburn, l’inspecteur en chef des agences indiennes, nommé par le Canada. Ditchburn et Clark devaient examiner les conclusions de la Commission McKenna-McBride et présenter un rapport contenant leurs propres recommandations. Cet examen devait permettre de régler tous les différends entre les gouvernements, et finaliser le processus d’attribution des réserves (Pièce 28 à la p. 75; ʔAkisq̓nuk au para. 132).

[60] En 1922, l’inspecteur en chef Ditchburn a engagé trois représentants de l’Alliance des tribus, dont le secrétaire Andrew Paull, pour participer à l’examen. Lors de la nomination de l’inspecteur en chef Ditchburn et du major Clark, M. Paull a fait remarquer que les bonnes terres avaient presque toutes été préemptées ou concédées par la Couronne et que, par conséquent, les terres de la Couronne étaient difficiles à obtenir. M. Paull a indiqué que les Premières Nations avec lesquelles il s’était entretenu pensaient, à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, qu’elles avaient [traduction] « très peu de chances de recevoir les terres dont elles [avaient] besoin à ce moment et pour l’avenir » (Pièce 32, onglet 229). Comme le souligne Adrian Clark dans son rapport :

[traduction]
M. Paull a fait observer que, sachant que le gouvernement du Canada souhaitait créer un établissement que les peuples autochtones allaient accepter, il croyait qu’il faudrait nécessairement attribuer des terres arables et des sites de pêche à même les terres concédées par la Couronne et les concessions forestières. M. Paull a fait valoir que les concessions de la Couronne et les concessions forestières « auraient dû être attribuées en tenant compte des exigences des Indiens, et que les terres auraient dû être concédées par la Couronne, à l’exception de la zone occupée par le village indien, étant donné que plusieurs Indiens ont déploré que leurs anciens sites aient été aliénés et que certains de leurs bâtiments aient été détruits ».

Il a conclu son rapport en indiquant que les bandes [de la côte ouest de l’île de Vancouver] avaient besoin de terres arables, de bois de chauffage et d’une source d’eau potable pure, ce qui explique en partie pourquoi elles avaient besoin de terres situées à l’embouchure des cours d’eau. [Je souligne; voir aussi Pièce 28 à la p. 86].

[61] Alors qu’il avait presque terminé l’examen, l’inspecteur en chef Ditchburn a soumis à la province une liste supplémentaire de réserves qui venaient s’ajouter à celles, récentes et confirmées, recommandées par la Commission McKenna-McBride. Il a donc proposé huit réserves pour les Ahousaht. Il a également relevé certaines terres inscrites sur la liste qui avaient été restituées à la Couronne (c’est-à-dire qu’elles n’étaient plus considérées comme étant aliénées et étaient donc disponibles) depuis la fin des travaux de la Commission McKenna-McBride. Selon Ditchburn, ces terres méritaient de se voir accorder une attention particulière (Pièce 28 à la p. 97).

[62] Au début de janvier 1923, l’inspecteur en chef Ditchburn et la major Clark étaient sur le point de conclure leur examen. Ditchburn a rencontré le ministre des Terres de la province, T. D. Patullo, et lui a ensuite envoyé une lettre le 17 janvier 1923. Il insistait auprès de la province pour qu’elle approuve les réserves figurant sur sa liste supplémentaire, en plus des nouvelles réserves recommandées par la Commission McKenna-McBride. Il expliquait qu’il avait soigneusement étudié la liste des nouvelles réserves proposées par l’Alliance des tribus, et que, selon lui, les demandes de terres supplémentaires devaient être accueillies.

[63] L’inspecteur en chef Ditchburn savait que sa liste supplémentaire [traduction] « n’allait pas être très bien accueillie par la province » (transcription de l’audience (témoignage d’Adrian Clark), 9 mai 2022, à la p. 78). Il craignait que le major Clark ne soit réticent à l’idée d’attribuer des terres de réserve supplémentaires aux peuples autochtones. Il a avisé le surintendant général adjoint (le SGA) D. C. Scott par écrit, le 23 février 1923, qu’il [traduction] « aurait grandement préféré que le gouvernement provincial nomme quelqu’un ayant un point de vue moins étroit sur les questions indiennes que le major Clark » (Pièce 32, onglet 231). Il a ajouté que le major Clark avait tendance à [traduction] « lésiner alors qu’à peine quelques acres de terrain [étaient] en jeu » (Pièce 32, onglet 231).

[64] La façon dont le gouvernement provincial concevait l’examen de Ditchburn et Clark ne concordait pas toujours avec les directives que les gouvernements fédéral et provincial avaient conjointement données aux commissaires de la CMRI. Par exemple, en 1880, les directives données au commissaire O’Reilly concernant l’attribution des réserves figurent au paragraphe 12 de l’exposé conjoint des faits :

[traduction]

Le commissaire O’Reilly a eu pour instruction de tenir compte des lieux utilisés par les Indiens « à l’égard desquels ces derniers pouvaient être particulièrement attachés ». En 1880, il a reçu du ministère des Affaires indiennes les directives suivantes :

Pour l’attribution des terres de réserve à chacune des bandes, vous devez être guidé de façon générale par l’esprit des Conditions de l’adhésion conclues entre le Dominion et le gouvernement local, lesquelles envisageaient l’application d’une « ligne de conduite libérale » à l’égard des Indiens. Vous devez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle-ci fréquente [Je souligne.] [...]

[...]

Le gouvernement estime qu’il est de la plus haute importance que, lors du règlement de la question des terres, rien ne soit fait qui porte préjudice au maintien de relations amicales entre le gouvernement et les Indiens, et vous devrez donc vous immiscer le moins possible dans toute entente tribale, en prenant expressément garde de ne pas perturber les Indiens en rapport avec la possession des villages, des postes de traite de fourrure, des établissements, des zones de défrichage, des lieux de sépulture et des campements de pêche qu’ils occupent et auxquels ils peuvent être particulièrement attachés [souligné dans l’original]. Vous devez clairement délimiter leurs campements de pêche dans les rapports que vous adressez au ministère, et ces limites doivent être clairement expliquées aux Indiens concernés, de façon à éviter tout malentendu sur ce point de la plus haute importance.

[65] Pendant l’examen de Ditchburn et Clark, des représentants canadiens ont interrogé les autorités provinciales au sujet de l’attribution des réserves. Comme l’a déclaré l’inspecteur en chef Ditchburn au ministre adjoint des Terres G. R. Naden : [traduction] « La liste que j’ai soumise ne représente qu’une infime partie de ce que [les peuples autochtones] ont demandé [...] » (Pièce 32, onglet 238). Le Canada a cherché à savoir ce que pensait la province de la liste supplémentaire et l’a encouragée à l’accepter. Néanmoins, le major Clark a catégoriquement rejeté la liste supplémentaire lorsqu’il a fait son compte rendu au ministre des Terres. En fait, il a informé le ministre Patullo que [traduction] « bon nombre des demandes visaient des terres situées à des endroits stratégiques pour l’aménagement hydro-électrique, par exemple » (Pièce 28 à la p. 89). Selon le major Clark, attribuer ces terres aux peuples autochtones à titre de réserves allait nuire au développement de la côte ouest.

[66] Le 6 avril 1923, le ministre Patullo a informé le SGA Scott que, sous réserve de la confirmation du gouverneur en conseil, il était prêt à approuver le rapport de la Commission McKenna-McBride avec les modifications, les ajouts et les retranchements recommandés par Ditchburn et Clark à l’issue de leur examen. Il a toutefois précisé qu’il ne voyait pas la liste supplémentaire d’un bon œil. Le ministre Patullo a fait remarquer que les [traduction] « Indiens posséd[aient] déjà la plupart des principaux sites stratégiques le long de la côte ». Il a déclaré ce qui suit :

[traduction] Les Indiens possèdent déjà la plupart des principaux sites stratégiques le long de la côte et ceux-ci sont amplement suffisants pour répondre à tous leurs besoins raisonnables. On estime que si les nouvelles demandes étaient accueillies, il resterait peu d’endroits propices au développement industriel, et que le fait de confier davantage de ces régions aux Indiens empêcherait l’exploitation des ressources naturelles de la côte, ce qui irait manifestement à l’encontre de l’intérêt public. [Pièce 32, onglet 240]

[67] Pour mettre les commentaires du ministre Patullo en perspective, il faut savoir que la quantité de terres réservées aux Premières Nations sur la côte de la Colombie-Britannique au début des années 1920 ne représentait qu’une infime partie des terres de la région. C’est ce que montre la carte de 1920 intitulée Partie sud de l’île de Vancouver qui a été créée par le ministère des Terres et qui présente les réserves indiennes en rouge (Pièce 32, onglet 228).

Partie sud de l’île de Vancouver, 1920,  ministère des Terres (Pièce 32, onglet 228)

[68] Le 9 avril 1923, le SGA Scott a répondu au ministre Patullo. Il a exhorté la province à procéder à un examen approfondi de la liste supplémentaire et à autoriser les ajouts autant que possible. Il a fait remarquer que l’examen de Dicthburn et Clark devait régler de manière définitive toutes les revendications relatives aux réserves indiennes qui opposaient le Dominion et la province au titre de l’article 13 des Conditions de l’adhésion. Il a ajouté que le Canada croyait [traduction] « fermement que les demandes présentées au nom des Indiens dev[aient] être examinées très attentivement et favorablement, et qu’elles ne dev[aient] être refusées que pour des raisons très solides » (Pièce 32, onglet 241). Néanmoins, dans le rapport de mars 1923 de Ditchburn et Clark, aucune nouvelle demande n’a été approuvée. Aucune modification n’a été apportée aux attributions de réserves en ce qui concerne les trois sites revendiqués en l’espèce. En fait, aucun changement n’a été apporté aux réserves de l’Agence de la côte ouest, dont faisaient partie les Ahousaht (Pièce 28 à la p. 92).

[69] Le 10 avril 1924, le ministère des Terres a procédé à un nouvel examen de la liste supplémentaire, comme l’avait promis le ministre Patullo. L’estimateur de bois de sciage Collins a examiné les terres de la côte ouest de l’île de Vancouver afin de réévaluer leur potentiel en tant que réserves supplémentaires. Comme l’a résumé Adrian Clark dans son rapport :

[traduction]
[...] il ressort du dossier documentaire qu’en février 1923 ou 1924, le ministère des Terres a envisagé d’accorder les cinq parcelles des terres restituées figurant sur la liste supplémentaire. [...] En outre, le dossier révèle qu’en 1924, le ministère des Terres a mandaté un estimateur de bois de sciage pour examiner les terres [de la côte ouest de l’île de Vancouver] inscrites sur la liste supplémentaire et que ce dernier a déposé un rapport dans lequel il recommandait l’attribution de trois réserves indiennes supplémentaires pour tenir compte des demandes des Ahousaht, des Kelsema[h]t et des Manhousa[h]t qui figuraient sur la liste supplémentaire. Collins a également recommandé la création d’une réserve en bordure de l’anse Refuge pour les Hesquiaht, qui avait également été demandée par les Manhousa[h]t. Rappelons que le ministère des Terres semble avoir pris en considération le rapport de Collins en 1926. Quoi qu’il en soit, le ministère des Terres a en fin de compte refusé de faire des terres additionnelles figurant sur la liste supplémentaire de nouvelles réserves indiennes. [Je souligne; Pièce 28 à la p. 97]

[70] En 1923 et 1924, les gouvernements fédéral et provincial ont adopté par décret le rapport Ditchburn-Clark révisé, considérant qu’il constituait [traduction] « un règlement complet et final de tous les différends opposant les gouvernements du Dominion et de la province à cet égard, conformément à l’entente [de la Commission McKenna-McBride] du 24 septembre 1912 et à l’[article] 13 des Conditions de l’adhésion » (Pièce 32, onglet 250 (décret C.P. 1924-1265); Pièce 32, onglet 242 (décret de la C.-B. 911-1923)).

[71] En 1926, après avoir inspecté sept sites associés aux Ahousaht, l’inspecteur en chef Ditchburn a recommandé la création de quatre nouvelles réserves. Le 4 mai 1926, il a écrit au surintendant des terres, H. Cathcart, pour lui dire que certaines terres figurant sur la liste supplémentaire avaient été restituées à la Couronne. Il a fait remarquer que la Commission McKenna-McBride n’avait pas tenu compte de ces terres parce qu’elles n’étaient pas disponibles à l’époque. Selon Adrian Clark, Ditchburn [traduction] « croyait [maintenant] que ces parcelles rétrocédées méritaient de se voir accorder une attention particulière » (Pièce 28 à la p. 97). Pourtant, le 14 juin 1926, le surintendant des terres de la province a informé Ditchburn qu’il n’était [traduction] « pas en mesure d’accueillir la demande visant à mettre de côté les terres figurant sur la liste en vue d’en faire des réserves pour les Indiens » (Pièce 32, onglet 259).

[72] Par décret (décret de la C.-B. 1036-1938), la province a cédé au Canada la majorité des terres requises aux fins de création de réserves. Par contre, ce décret ne faisait aucune mention des terres inscrites sur la liste supplémentaire de l’inspecteur en chef Ditchburn.

[73] L’examen de Ditchburn et Clark n’a pas permis de régler la question des terres « indiennes » et nous essayons encore aujourd’hui de remédier aux conséquences de l’approche adoptée par le Canada et la province il y a plus d’un siècle.

B. Les différentes versions de la Land Act

[74] Les différentes versions de la Land Act revêtent une grande importance pour les sites revendiqués. Les dispositions de cette loi visaient à empêcher la disparition des établissements indiens à cause du régime des permis de coupe de bois et du processus de préemption. Elles reconnaissaient que les réserves servaient à protéger les terres traditionnelles dont les peuples autochtones avaient besoin pour leur subsistance et qui se trouvaient menacées par les nouveaux arrivants.

[75] Les terres qui étaient déjà détenues en vertu d’un permis de coupe de bois, d’une concession de la Couronne, d’une location ou d’une préemption avant que n’existe un établissement ou une réserve ne pouvaient pas servir à la création d’une réserve.

1. La Land Act, RSBC 1897, c 113

[76] La Land Act, RSBC 1897, c 113 [la Land Act, 1897] est la loi applicable aux sites revendiqués pour les besoins de la RI no 13.

[77] Aux termes de l’article 56 de la Land Act, 1897, il était interdit d’octroyer un permis de coupe de bois à l’égard de terres sur lesquelles se trouvait un établissement indien ou une réserve. Voici le libellé de l’article 56 :

[traduction]
56.
Il est interdit d’accorder des permis de coupe de bois à l’égard des terres qui forment un établissement indien ou d’une réserve indienne, et le commissaire en chef peut refuser d’accorder un permis à l’égard d’une terre donnée si, selon l’avis du lieutenant-gouverneur en conseil, l’intérêt public l’exige.

[78] Selon l’article 72 de la Land Act, 1897, tel qu’il a été modifié par l’article 9 de la Land Act Amendment Act, RSBC 1899, c 38, la province pouvait céder des terres au gouvernement du Dominion en vue de créer des réserves à condition que ces terres ne soient [traduction] « pas légitimement détenues en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne ». L’article 72 est ainsi libellé :

[traduction]
72.
Le lieutenant-gouverneur en conseil peut, en tout temps, par avis signé par le commissaire en chef des Terres et des Travaux et publié dans la Gazette de la Colombie-Britannique, mettre de côté toute terre qui n’est pas légitimement détenue en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne, en vue de son transfert au gouvernement du Dominion, en fiducie, pour l’usage et au profit des Indiens ou pour la construction d’un chemin de fer, tel qu’il est mentionné à l’article 11 des Conditions de l’adhésion, ou à toute autre fin jugée appropriée.

2. La Land Act, RSBC 1908, c 30

[79] La Land Act, RSBC 1908, c 30 [la Land Act, 1908] est la loi applicable au site revendiqué à l’anse Pretty Girl. Cette loi interdisait également l’octroi d’un permis de coupe à l’égard de terres qui formaient un établissement indien :

[traduction]
64.
Il est interdit d’accorder des permis de coupe de bois à l’égard des terres qui forment un établissement indien ou d’une réserve indienne, et le commissaire en chef peut refuser d’accorder un permis à l’égard d’une terre donnée si, selon l’avis du lieutenant-gouverneur en conseil, l’intérêt public l’exige.

[80] Aux termes de l’article 80 de la Land Act, 1908, la province pouvait céder des terres au gouvernement du Dominion en vue de créer des réserves à condition que ces terres ne soient [traduction] « pas légitimement détenues en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne » :

[traduction]
80.
Le lieutenant-gouverneur en conseil peut, en tout temps, par avis signé par le commissaire en chef des Terres et des Travaux et publié dans la Gazette de la Colombie-Britannique, mettre de côté toute terre qui n’est pas légitimement détenue en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne, en vue de son transfert au gouvernement du Dominion, en fiducie, pour l’usage et au profit des Indiens, et en vue de sa rétrocession au gouvernement provincial, en fiducie, dans le cas où cette terre cesserait d’être utilisée par les Indiens. Le lieutenant-gouverneur en conseil peut également mettre de côté toute terre pour la construction d’un chemin de fer ou à toute autre fin jugée appropriée [...] [je souligne].

3. La Land Act, RSBC 1911, c 129

[81] La Land Act, RSBC 1911, c 129 [la Land Act, 1911] est la loi applicable au site revendiqué au nord-ouest de l’île Vargas. Cette loi interdisait également l’enregistrement de préemptions sur des terres qui constituaient des établissements indiens. De même, elle ne permettait pas à la province de mettre de côté des terres légitimement détenues en vertu d’une préemption ou d’une concession de la Couronne (article 127 de la Land Act, 1911). Seules les [traduction] « terres inoccupées et non réservées de la Couronne » qui ne constituaient pas des établissements indiens pouvaient être acquises par préemption.

[82] Le paragraphe 7(1) de la Land Act, 1911 prévoyait notamment ce qui suit :

[traduction]

Personnes pouvant préempter des terres

7. (1.) Sous réserve de ce qui est mentionné ci-après, toute personne qui est un sujet britannique et qui est en outre —

a.) chef de famille;

[...]

peut, à des fins agricoles uniquement, préempter toute parcelle de terre inoccupée et non réservée de la Couronne, qui ne constitue pas un établissement indien, et dont l’étendue n’excède pas cent soixante acres. [Je souligne.]

[83] Le formulaire no 2 de l’annexe de la Land Act, 1911 est le formulaire de déclaration que devait remplir toute personne souhaitant faire une demande de préemption. Le demandeur devait solennellement déclarer que la terre faisant l’objet de la demande était [traduction] « une terre inoccupée et non réservée de la Couronne » et qu’elle ne faisait pas partie d’un établissement indien. Plus précisément, le paragraphe 3 du formulaire no 2 prévoyait ce qui suit :

[traduction]
3. Je demande un certificat de préemption de __ acres de terres inoccupées et non réservées de la Couronne (ne faisant pas partie d’un établissement indien), situées dans les environs de ____.

[84] Aux termes du paragraphe 11(5) de la Land Act, 1911, lorsqu’un demandeur de préemption faisait une fausse déclaration, il n’avait aucun droit, en droit ou en equity, sur la terre qu’il avait pu obtenir par cette fausse déclaration :

[traduction]
Jalonnement et enregistrement des terres non arpentées faisant l’objet d’une préemption

[...]

(5.) Le demandeur doit également se présenter devant le commissaire ou un juge de paix, un notaire public ou toute autre personne autorisée à recevoir les déclarations en vertu de la Loi sur la preuve, et fournir au commissaire une déclaration en double exemplaire, sur le formulaire no 2 de l’annexe ci-jointe; et si le demandeur fait dans sa déclaration une affirmation qu’il sait être fausse, il n’a aucun droit, en droit ou en equity, sur la terre qu’il a pu obtenir en faisant cette déclaration.

[85] Aux termes de l’article 109 de la Land Act, 1911, il était interdit d’octroyer un permis de coupe de bois à l’égard de terres constituant un établissement indien :

[traduction]
109.
Il est interdit d’accorder un permis de coupe de bois, général ou spécial, à l’égard de terres qui forment un établissement indien ou une réserve indienne, et le ministre peut refuser d’accorder un permis à l’égard d’une terre donnée si, selon l’avis du lieutenant-gouverneur en conseil, l’intérêt public l’exige.

[86] L’article 127 de la Land Act, 1911 dispose que la province pouvait céder des terres au gouvernement du Dominion en vue de créer des réserves à condition que ces terres ne soient [traduction] « pas légitimement détenues en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne ». Voici le libellé de l’article 127 :

[traduction]

Pouvoir de mettre de côté des terres

127. Le lieutenant-gouverneur en conseil peut, en tout temps, par avis signé par le ministre et publié dans la Gazette, mettre de côté toute terre qui n’est pas légitimement détenue en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location, d’une concession de la Couronne ou d’un permis de coupe, en vue de son transfert au gouvernement du Dominion, en fiducie, pour l’usage et au profit des Indiens [...]

[87] Aux termes de l’article 157 de la Land Act, 1911, si un titre de concession de terre de la Couronne est délivré [traduction] « par fraude ou par erreur, ou à la légère », ou « à tout autre égard, de façon irrégulière », la province peut l’annuler, ainsi que le certificat de préemption original. Plus particulièrement, l’article 157 dispose :

[traduction]
157.
Dans tous les cas où un titre de concession de terres de la Couronne a été délivré par fraude ou par erreur, ou à la légère, ou à tout autre égard, de façon irrégulière, le ministre peut, après avoir ouï les parties intéressées, ou sur leur défaut, décréter la nullité de ce titre; le ministre peut également, s’il le juge à propos, ordonner l’annulation du certificat original, qu’il s’agisse d’une préemption ou d’un achat, des terres visées par la concession.

VI. Principes juridiques

A. L’obligation de fiduciaire de la Couronne à l’égard des peuples autochtones

[88] Le processus de création de réserves en Colombie-Britannique est assujetti au « principe de l’honneur de la Couronne » et « celle‑ci [peut] être tenue à des obligations en tant que fiduciaire » (Ahousaht 2019, au para. 17, citant Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1 [Kitselas], et Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3 [Williams Lake]). Les obligations de fiduciaire découlent de l’affirmation par le Canada de sa souveraineté sur le territoire traditionnel des peuples autochtones. Le concept de l’obligation de fiduciaire sui generis envers les peuples autochtones repose sur l’obligation qu’a la Couronne de se conduire honorablement et sur l’objectif global de réconciliation (Southwind c Canada, 2021 CSC 28 au para. 55, 459 DLR (4th) 1, citant Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 aux para. 17-18, [2004] 3 RCS 511).

[89] S’agissant du processus de création de réserves en Colombie-Britannique, la Couronne a une obligation de fiduciaire envers une Première Nation lorsque celle-ci a un intérêt autochtone particulier dans les terres, que cet intérêt est « identifiable » ou « peut être identifié ou reconnu » par la Couronne (Williams Lake CSC, aux para. 80-81), et que le Canada assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard de cet intérêt autochtone particulier (Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au para. 18, [2004] 3 RCS 511).

B. Quand une Première Nation a-t-elle un intérêt identifiable?

[90] Pour établir l’existence d’un intérêt identifiable, les peuples autochtones doivent démontrer qu’ils ont un intérêt autochtone particulier dans une terre, c’est-à-dire qu’ils utilisent et occupent habituellement la terre (Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150 aux para. 16, 38, 49 et 50) [Kitselas CAF]; Kitselas aux para. 143, 145, 161; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien), 2018 CSC 4 au para. 81, [2018] 1 RCS 83 [Williams Lake CSC]).

[91] L’intérêt autochtone particulier doit être identifiable ou doit pouvoir « être identifié ou reconnu » par la Couronne; il doit aussi être évident pour les fonctionnaires chargés de l’application des politiques relatives à la création des réserves (Williams Lake CSC aux para. 80-81). Autrement dit, le terme « intérêt » autochtone est nuancé par le mot « identifiable », ce qui donne lieu à un processus en deux étapes. Premièrement, les peuples autochtones doivent démontrer l’existence d’un intérêt particulier dans les terres revendiquées. Deuxièmement, l’intérêt doit être identifiable, c’est-à-dire qu’il doit pouvoir être reconnu ou identifié par la Couronne.

[92] La Couronne n’a pas d’obligation de fiduciaire à l’égard des terres dans lesquelles il n’y a aucun intérêt identifiable. Comme le Tribunal l’a mentionné dans la décision Ahousaht 2019, il est « sans conteste possible d’affirmer que nul ne peut prendre de mesure à l’égard d’une chose dont il ignore l’existence » (au para. 127).

[93] L’intérêt identifiable des Premières Nations dans une terre existe indépendamment des pouvoirs exécutif et législatif (Williams Lake CSC aux para. 66, 68). Il n’a pas été créé par des textes de loi et politiques de la Couronne. Il a plutôt « été reconnu par des textes de loi et des politiques en tant qu’intérêt indépendant dans des terres » (souligné dans l’original; Williams Lake CSC aux para. 68, 81, cité dans Ahousaht 2019 au para. 20). Habituellement, un intérêt autochtone existe avant d’être reconnu par la Couronne. Il s’agit d’un intérêt préexistant qui devient identifiable lorsque la Couronne en connaît l’existence ou est en mesure de la connaître (Ahousaht 2019 au para. 23).

[94] La Cour suprême du Canada a déclaré que la conclusion du Tribunal, selon laquelle il existe un intérêt identifiable, « est raisonnable à condition que, à la première étape du processus de création de réserves, un intérêt autochtone ait été en jeu et ait revêtu un caractère suffisamment particulier ou identifiable pour que l’exercice d’un “pouvoir discrétionnaire s’y rapportant [ait fait] naître une obligation […] fiduciaire” » (Williams Lake CSC au para. 66, citant Wewaykum au para. 83).

[95] La nature de l’intérêt identifiable dépend des circonstances factuelles de l’affaire. Les exemples suivants sont instructifs.

[96] Au paragraphe 342 de la décision Williams Lake, le président Slade (tel était alors son titre) a conclu que la Première Nation avait un intérêt autochtone identifiable dans des terres situées au pied du lac Williams. On y trouvait notamment des maisons indiennes qui témoignaient de l’existence d’un établissement, et la présence de ces éléments aurait, en 1860, été évidente pour les représentants gouvernementaux qui avaient pour instruction de créer des réserves pour les Premières Nations (aux para. 103, 108, 112). La décision du président Slade a été confirmée par la Cour suprême du Canada.

[97] Dans la décision Kitselas, le président Slade (tel était alors son titre) a conclu que la Première Nation avait un intérêt identifiable dans le site d’un ancien village appelé Gitaus. Il a estimé que l’intérêt identifiable reposait sur les signes visibles de l’ancien site du village en 1891 (au para. 86). Les terres étaient « utilisées [...] intensivement » et « [i]l y avait des bâtiments, un potager et une extrémité d’un portage dans les environs immédiats » (au para. 153). Dans l’arrêt Kitselas CAF, la Cour d’appel fédérale a conclu que la parcelle de terre en question « était nettement délimitée et définie » et que la Première Nation de Kitselas avait un intérêt identifiable compte tenu de « l’utilisation et l’occupation actuelle et historique [...] à titre d’établissement » (souligné dans l’original; Kitselas CAF au para. 54).

[98] Dans l’affaire Ahousaht 2019, les Ahousaht revendiquaient en tant que réserve une étendue de terre connue sous le nom de « aauuknuk ». En 1889, le commissaire O’Reilly avait attribué l’emplacement d’un village comme réserve. L’endroit appelé aauuknuk était situé près du village et il était utilisé à diverses fins traditionnelles, notamment la pêche au saumon et la récolte d’autres ressources. Le 19 juin 1889, le commissaire O’Reilly a rencontré le chef et d’autres membres de la Première Nation et a eu une longue discussion avec eux. Il leur a demandé où étaient situés les lieux de pêche qu’ils souhaitaient se voir attribuer en tant que réserves (au para. 154). Le président Slade a accepté le point de vue des Ahousaht selon lequel ces terres faisaient partie du village et a jugé qu’il y avait un intérêt identifiable dans les terres revendiquées (Ahousaht 2019 aux para. 124, 145). Il a toutefois conclu que les Ahousaht n’avaient pas informé le commissaire O’Reilly des utilisations qu’ils faisaient des terres en question. Par conséquent, il n’était pas possible pour la Couronne, en faisant preuve de diligence raisonnable, de savoir qu’il existait un intérêt autochtone dans aauuknuk (Ahousaht 2019 aux para. 202-203). La Couronne n’avait donc pas manqué à son obligation de fiduciaire (au para. 207).

C. Dans quelles circonstances la Couronne a-t-elle un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt identifiable?

[99] Si la Couronne a un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt identifiable, elle a une obligation de fiduciaire à l’égard de cet intérêt (Wewaykum aux para. 79-83, 85).

[100] Aux termes de l’article 13 des Conditions de l’adhésion, la Couronne était responsable de l’intérêt des Premières Nations dans les terres et exerçait un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt. La Couronne est devenue l’intermédiaire exclusif auprès de la province dans le cadre du processus de création des réserves (Wewaykum aux para. 93, 97). Par conséquent, les peuples autochtones étaient « entièrement tributaires de la Couronne pour que le processus de création des réserves aboutisse » (Wewaykum au para. 89; Ahousaht 2019 au para. 32).

[101] Dans le contexte de la création de réserves en Colombie-Britannique, si une Première Nation peut démontrer qu’elle a un intérêt identifiable dans une terre, le Canada est considéré comme ayant assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt.

D. Le contenu de l’obligation de fiduciaire

[102] Le contenu de l’obligation de fiduciaire varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger (Wewaykum au para. 86; Manitoba Métis Federation Inc. c Canada (PG), 2013 CSC 14 au para. 49 [2013] 1 RCS 623 [Manitoba Métis]). Il faut examiner les faits et les circonstances de l’affaire pour évaluer l’existence et le contenu de l’obligation et déterminer s’il y a eu manquement à cette obligation (Wewaykum aux para. 83, 86; Manitoba Métis au para. 49; Williams Lake au para. 55). C’est à l’intérêt identifiable que s’applique la norme de conduite prescrite (Williams Lake CSC au para. 89). La « Couronne s’acquitte de son obligation fiduciaire en respectant la norme de conduite prescrite, non en assurant l’obtention d’un résultat précis » (Williams Lake CSC au para. 48).

[103] Après que la province se soit jointe à la Confédération en 1871, le Canada est devenu responsable des peuples autochtones de la Colombie-Britannique. En vertu d’un accord entre la province et la Couronne, le Canada était tenu de continuer à suivre « une ligne de conduite aussi libérale que » celle suivie par le précédent gouvernement colonial en ce qui concerne la garde et l’administration des terres réservées pour les peuples autochtones (article 13 des Conditions de l’adhésion). Comme le président Slade l’a indiqué au paragraphe 324 de la décision Williams Lake : « Cette politique détermine la norme à laquelle doit satisfaire le Canada à titre de fiduciaire ».

[104] Dans l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême du Canada a défini l’obligation de fiduciaire qui incombait à la Couronne pendant le processus de création des réserves comme étant une obligation « de faire montre de loyauté et de bonne foi, de communiquer l’information de façon complète, eu égard aux circonstances, et d’agir avec la diligence “ordinaire” requise dans ce qu’elle considérait raisonnablement être dans l’intérêt des bénéficiaires de cette obligation » (au para. 97).

[105] Dans la décision Ahousaht 2019, le président Slade a décrit plus amplement la norme de diligence ordinaire :

Il est impossible de s’acquitter d’une obligation de diligence ordinaire en ne faisant rien (Première Nation d’Akisq’nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 3, para 246 [Akisq’nuk]). L’obligation de diligence ordinaire impose donc à la Couronne une norme de conduite dans ses rapports avec un bénéficiaire, de sorte qu’elle doit s’enquérir adéquatement des intérêts fonciers du bénéficiaire concerné. Dès lors que les intérêts sont précisés, la Couronne doit au minimum agir avec diligence ordinaire pour les protéger (Akisq’nuk, para 242). La détermination des intérêts fonciers autochtones aux fins de réserve est contextuelle (Akisq’nuk, para 225). Ainsi, la mesure dans laquelle la Couronne a satisfait à la norme de conduite requise est déterminée par une appréciation des faits (Williams Lake CSC, para 92). [au para. 49]

[106] À l’étape de la création des réserves, la Couronne était tenue « d’effectuer une enquête adéquate visant à déterminer, parmi les terres relevant de son contrôle, celles dans lesquelles les Indiens avaient un intérêt identifiable », c’est-à-dire celles que ces derniers « utilisaient habituellement dans le cadre de leurs activités régulières » (Ahousaht 2019 au para. 48). De même, la Couronne avait l’obligation de fiduciaire de prendre en compte à la fois les intérêts des Autochtones dans les terres et les intérêts des colons. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Wewaykum, avant la création des réserves, « la Cour ne peut faire abstraction du fait que le gouvernement était aux prises avec des demandes conflictuelles, émanant et des bandes rivales elles-mêmes et de non-Indiens » (au para. 96). Quoi qu’il en soit, le Canada demeure tenu de respecter son obligation de fiduciaire envers les peuples autochtones et de concilier ces demandes de façon équitable (Wewaykum aux para. 96-97).

[107] Dans le cadre de la création de réserves, la Couronne est tenue, de par son obligation de fiduciaire envers les Premières Nations, de divulguer les renseignements pertinents et de consulter la Première Nation dont les intérêts sont touchés avant de décider de ne pas faire suivre une demande de réserve à la province (Kitselas au para. 203; ʔAkisq̓nuk aux para. 186, 191).

[108] Dans la décision Williams Lake, le Tribunal a conclu que la Couronne avait manqué à son obligation de prudence ordinaire en ne s’enquérant pas de l’étendue de l’établissement indien qui se trouvait au pied du lac Williams. Si elle avait exercé la prudence ordinaire, les lois coloniales auraient pu protéger les terres contre la préemption (Williams Lake CSC au para. 63).

[109] Dans la décision Kitselas, le Tribunal a jugé que la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire en ne communiquant pas tous les renseignements pertinents à la Première Nation en ce qui concerne sa décision de ne pas inclure dans la réserve un ancien village alors qu’il existait des preuves évidentes de l’utilisation qu’en faisait la Première Nation de Kitselas (au para. 203). Dans la décision ʔAkisq̓nuk, le Tribunal a conclu que le Canada avait manqué à son obligation de fiduciaire envers la Première Nation d’ʔAkisq̓nuk en ne divulguant pas les renseignements pertinents et en ne consultant pas la Première Nation avant d’accepter la proposition de la Colombie-Britannique — qui consistait à renoncer aux terres additionnelles visées par les recommandations du comité d’examen de Ditchburn et Clark.

[110] En résumé, il est impossible de s’acquitter d’une obligation de diligence en ne faisant rien. La Couronne doit effectuer une enquête adéquate et, dès lors que les intérêts sont précisés, elle doit au minimum agir avec diligence ordinaire pour les protéger (Ahousaht 2019 aux para. 48-49). La Couronne fédérale doit divulguer aux peuples autochtones tout renseignement concernant le statut de leurs demandes de terres de réserve et les consulter à ce sujet pendant le processus de création des réserves (ʔAkisq̓nuk au para. 191). Le contenu de l’obligation de fiduciaire dépend de la fermeté des intérêts autochtones en jeu, ce qui nécessite un examen fondé sur les faits (Williams Lake CSC au para. 83).

VII. La preuve relative aux trois sites revendiqués

[111] J’ai examiné attentivement les transcriptions de l’audience consacrée à la preuve par histoire orale qui s’est déroulée devant le Tribunal au sujet des sites revendiqués. Je remercie tous ceux qui ont livré des témoignages par histoire orale pour le temps et l’énergie qu’ils ont consacrés à témoigner, y compris Percy Campbell et Angus Campbell. Ces deux personnes n’ont parlé que des sites visés par les revendications dont le Canada a admis le bien‑fondé, de sorte qu’il n’a pas été nécessaire de traiter de leur témoignage dans les présents motifs.

[112] Je remercie les deux parties d’avoir déposé un exposé conjoint des faits détaillé.

[113] La revendicatrice a présenté trois courtes vidéos des visites effectuées par bateau à l’anse Pretty Girl, au nord-ouest de l’île Vargas et à la baie Warn (site de la RI Quortsowe no 13) le 12 juillet 2022. Ces vidéos montrent des aînés qui s’adressent au Tribunal et qui répondent aux questions du Tribunal et du Canada dans un cadre informel. Dans la vidéo enregistrée à l’anse Pretty Girl, un aîné a montré une rivière importante pour le saumon, et le père d’Harold Little, Harold Little Senior, a indiqué l’endroit où sa famille avait vécu. La vidéo enregistrée près de l’île de Vargas présentait une cérémonie et un chant de guerrier interprété par Wickaninnish, un aîné.

[114] Après la visite des lieux, les deux parties ont consenti à ce que les trois vidéos soient versées comme pièces au dossier. Finalement, je n’ai pas eu besoin de m’appuyer sur les vidéos puisque leur contenu a été présenté au moyen des témoignages par histoire orale que le Tribunal a entendus les 30 avril 2019 et 2 mai 2019.

[115] Aaron Blake Evans a comparu en tant que témoin pour la revendicatrice. Il est chercheur en archivistique, archéologue et anthropologue. Aaron Blake Evans n’est pas membre de la Première Nation d’Ahousaht ni d’aucune des quatorze Premières Nations Nuu-chah-nulth dont celle‑ci fait partie (transcription de l’audience, 8 octobre 2020, à la p. 72). Il a mené des travaux de recherche sur les sites revendiqués qui font l’objet des présents motifs, et il a produit en 2010 un rapport intitulé Ahousaht First Nation Additional Land Applications for Ahousaht Settlements (Pièce 23). Il a également produit deux autres rapports, l’un intitulé Research Summary Report on the Ahousaht Nation’s Additional Land Applications to the Royal Commission and the Dicthburn/Clark Review, daté du 11 février 2020 (Pièce 26), et l’autre, Old Indigenous Village of “Sakamies” or “Ts’akamyis” on the north shore of Shelter Arm/Inlet, daté du 27 mars 2020 (Pièce 25).

[116] Dans une lettre conjointe adressée au Tribunal et datée du 22 juillet 2020, les deux parties ont convenu qu’Aaron Blake Evans comparaîtrait devant le Tribunal en tant que témoin profane et qu’il témoignerait de ce qu’il sait au sujet des questions relatives à la revendication, y compris de ce qu’il a appris en tant que chercheur. Les parties ont reconnu qu’Aaron Blake Evans ne comparaîtrait pas en tant que témoin expert et qu’il ne donnerait pas de témoignage d’opinion.

[117] Par conséquent, le Canada était d’avis :

[traduction]
[...] qu’il [fallait] accorder peu d’importance aux rapports et au témoignage de M. Evans et privilégier le rapport d’expert et le témoignage [d’Adrian Clark]. Pendant son contre-interrogatoire, M. Evans a reconnu que son rapport sommaire ne contenait ni référence, ni citation, ni bibliographie permettant d’identifier la source de toute information contenue dans le rapport, et qu’il ne contenait pas non plus de compte rendu de la nature de la demande visant la rédaction du rapport et toute directive qu’il avait reçue à l’égard de sa préparation, autant d’éléments qui devraient normalement figurer dans un rapport d’expert. [représentations écrites de l’intimé au para 20; transcription de l’audience (témoignage d’Aaron Blake Evans), 8 octobre 2020, aux pp. 80-81]

[118] En réponse aux préoccupations du Canada, le Tribunal a indiqué que le rapport d’Aaron Blake Evans daté du 27 mars 2020 (Pièce 25) serait admis en preuve, mais que [traduction] « le poids qu’il lui accorderait serait déterminé au regard de facteurs susceptibles de jeter le doute sur son contenu » (transcription de l’audience, 8 octobre 2020, aux pp. 60-62).

[119] Aaron Blake Evans est un témoin des faits qui s’appuie sur sa formation et ses études pour étayer ses conclusions factuelles. Il formule parfois des opinions sur la base de ses conclusions factuelles. Or, il n’est pas un expert et le Tribunal ne tiendra pas compte de ses opinions.

[120] Aaron Blake Evans a lui-même préparé toutes les cartes contenues dans son rapport de 2020 (Pièce 26; transcription de l’audience, le 8 octobre 2020, aux pp. 84-85). Les cartes superposées de la Pièce 26 comportent une note selon laquelle les cartes sont [traduction] « un contenu statique généré par les utilisateurs à partir d’un site Internet de cartographie » (souligné dans l’original) et pourraient ne pas être exactes. Je suis d’accord avec l’avocat du Canada pour dire qu’il ne serait pas possible pour une autre personne, comme l’expert du Canada, de recréer ces cartes ou de vérifier les renseignements qu’elles contiennent (transcription de l’audience, 8 octobre 2020, à la p. 86). Néanmoins, les cartes susmentionnées concordent généralement avec les autres cartes de la région qui ont été déposées en preuve par les parties (p. ex. Pièce 1; Pièce 31, onglets 104-105; Pièce 32, onglet 228).

[121] La Couronne a appelé Adrian Clark comme témoin expert. Adrian Clark est titulaire d’une maîtrise en histoire du Canada de l’Université de la Colombie-Britannique et a mené des recherches historiques sur les cultures autochtones de l’Ouest du Canada pendant plus de 26 ans. Il a acquis une grande partie de son expérience en Colombie-Britannique. Il a déjà été reconnu à titre de témoin expert par la Cour suprême du Yukon (Pièce 28, annexe B).

[122] Adrian Clark a été reconnu par le Tribunal comme un expert en ce qui concerne l’histoire de la création des réserves indiennes en Colombie-Britannique, et comme étant apte à témoigner sur [traduction] « l’évolution de la situation relative à la création des réserves » (transcription de l’audience, 9 mai 2022, à la p. 5). Il pourrait également parler des sites revendiqués [traduction] « et de la disponibilité de ces sites pour la création de réserves » (transcription de l’audience, 9 mai 2022, à la p. 6). La revendicatrice convient qu’Adrian Clark est un expert dans ces domaines (transcription de l’audience, 9 mai 2022, aux pp. 4-6).

[123] Le 3 août 2021, Adrian Clark a produit un rapport et un erratum visant à corriger certaines erreurs orthographiques et grammaticales relevées dans son rapport. Les documents ont été versés au dossier en tant que Pièces 28 et 29, respectivement.

[124] Aucun recueil commun de documents n’a été préparé pour la présente revendication. En revanche, avec l’accord des avocats et l’approbation du Tribunal, des recueils de documents à l’appui des rapports d’Aaron Blake Evans et du rapport d’Adrian Clark ont été déposés comme pièces (voir le paragraphe 31 des présents motifs).

[125] Enfin, dans les présents motifs, les termes « concession forestière » et « permis de coupe » sont utilisés de manière interchangeable.

VIII. Analyse de chaque site revendiqué

A. Anse Pretty Girl

1. Aperçu

[126] En ce qui concerne le site revendiqué à l’anse Pretty Girl, la Couronne aurait manqué à son obligation de fiduciaire sui generis dans le cadre du processus de création des réserves. Devant le comité d’examen de Ditchburn-Clark, les Ahousaht ont demandé des terres de réserve à la tête de l’anse Pretty Girl. S’appuyant sur les conclusions de la Commission McKenna-McBride, à qui la Première Nation des Hesquiaht avait demandé les mêmes terres, l’inspecteur en chef Ditchburn n’a pas ajouté ces terres à sa liste supplémentaire. En effet, ces terres faisaient partie d’une concession forestière à l’époque de la Commission.

[127] J’estime que l’intérêt identifiable dans ce site revendiqué est temporel. Bien que les Ahousaht aient eu un intérêt dans l’anse Pretty Girl depuis au moins la fin des années 1800, cet intérêt n’est devenu identifiable que lorsqu’ils ont demandé au comité d’examen Ditchburn-Clark, en 1922, de leur attribuer des terres de réserve à cet endroit. Dès que leur intérêt est devenu identifiable, en 1922, le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en ce qui concerne les terres demandées à l’anse Pretty Girl.

2. Arguments des parties

a) Les Ahousaht

[128] Les Ahousaht prétendent qu’il existe des éléments de preuve qui démontrent clairement l’existence d’un intérêt autochtone dans les terres revendiquées. Ils se fondent sur des registres d’arpentage produits par H. H. Browne pour le lot de district 672. Selon ces registres : [traduction] « Moo-chat-chitz est le nom indien de la localité. Le nom Moochatchila est suggéré pour le ruisseau. » Les Ahousaht affirment que ces registres [traduction] « montrent que Moo-chat-chitz ou Moochunulth était un établissement indien qui englobait toutes les terres situées au nord-est de l’anse Pretty Girl » (représentations écrites de la revendicatrice au para. 154). Ils soutiennent qu’il y avait un intérêt identifiable, et donc une obligation de fiduciaire, à l’égard des terres revendiquées.

[129] Les terres revendiquées se trouvent en partie dans la concession forestière 3559 et en partie dans la concession forestière 3558P (Pièce 26, carte à la section 6). Les Ahousaht affirment que les terres de la concession forestière 3558P n’ont jamais été arpentées. Par conséquent, les terres revendiquées étaient disponibles à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark.

[130] Les Ahousaht soutiennent que si l’agent du Canada, Ditchburn, avait fait preuve de diligence raisonnable, il aurait constaté que des terres étaient disponibles à l’anse Pretty Girl, ou à proximité, pour la création d’une réserve. Ils allèguent que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en ne se renseignant pas sur ces terres ni sur les autres terres de la région. Ils ajoutent que le Canada a manqué à son obligation fiduciaire en ne transmettant pas leur demande à la province (représentations écrites de la revendicatrice aux para. 230-31) et en ne les consultant pas à ce sujet.

b) Le Canada

[131] Le Canada soutient que les Ahousaht n’ont pas demandé de terres à l’anse Pretty Girl au cours du processus de la CMRI en 1889 et qu’ils n’ont pas non plus présenté de demande pour ce site à la Commission McKenna-McBride. Il affirme que, par conséquent, il n’y avait pas d’intérêt identifiable dans ce site.

[132] Le Canada soutient qu’à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, il n’y a eu aucun manquement à l’obligation de fiduciaire puisque la Couronne et ses mandataires ont fait preuve de diligence ordinaire et ont mené une enquête adéquate lorsqu’ils ont traité la demande présentée par les Ahousaht dans le but d’obtenir des terres à la tête de l’anse Pretty Cove. Il affirme que la carte de 1920, intitulée Partie sud de l’île de Vancouver et créée par le ministère des Terres, montre que la région située à la tête de l’anse Pretty Girl a été aliénée par l’octroi d’un permis de coupe à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, comme elle l’avait été à l’époque de la Commission McKenna-McBride. C’est ce que révèle la Pièce 38, qui est un agrandissement de la partie pertinente de la carte de 1920.

Agrandissement de la région de l’anse Pretty Girl (baie North) extrait de la carte de la partie sud de l’île de Vancouver, 1920 – ministère des Terres (Pièce 38)

[133] À titre subsidiaire, le Canada reconnaît et adopte l’opinion de l’expert, Adrian Clark, selon laquelle les Ahousaht occupaient vraisemblablement le site situé à la tête de l’anse Pretty Girl quand ils ont demandé des terres de réserve en 1922.

[134] Le Canada est d’avis que, si le Tribunal arrive à la conclusion que la Couronne aurait dû considérer d’autres terres à la tête de l’anse Pretty Girl, bien que les représentants du Canada aient mené une enquête adéquate et diligente pour déterminer la mesure dans laquelle les Ahousaht utilisaient le territoire ainsi que leurs besoins, la preuve ne démontre pas que les Ahousaht avaient, aux environs des terres demandées, un intérêt autochtone identifiable qui suffirait à établir l’existence d’une obligation de fiduciaire (représentations écrites de l’intimé au para. 126).

3. Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans le site de l’anse Pretty Girl avant 1922?

[135] Il est question du critère permettant d’établir l’existence d’un intérêt autochtone particulier dans la section portant sur les principes juridiques ci-dessus.

[136] L’anse Pretty Girl se trouve à la tête du bras Holmes, à l’est du bras Sydney (Pièce 1). Les lacs avoisinants se déversent à la tête de l’anse par des rivières à saumon. Selon la preuve par histoire orale, les Ahousaht se déplaçaient de façon saisonnière afin de récolter de la nourriture dans différents endroits, et ils utilisaient, de façon saisonnière, les terres situées à la tête de l’anse Pretty Girl ainsi que celles situées sur la rive est, à l’embouchure des ruisseaux, pour pêcher, chasser et récolter des palourdes, des baies et de l’écorce de cèdre, et ce, dès la fin des années 1800 jusqu’au début des années 1900. Les cérémonies de passage à l’âge adulte des jeunes filles se déroulaient également à l’anse Pretty Girl.

[137] La région de l’anse Pretty Girl était aussi utilisée pour le piégeage et la chasse, notamment au wapiti, au cerf et au canard (témoignages de Harvey Robinson et de John Hudson Webster).

[138] Louie Joseph a déclaré que des familles se déplaçaient au fil des saisons pour chasser le gibier et pêcher le poisson et qu’elles suivaient tout particulièrement la migration des poissons vers les rivières en période de frai afin de toujours avoir du poisson à manger (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 104). Il a ajouté que les Ahousaht pêchaient à l’anse Pretty Girl, car ils y trouvaient du saumon, du saumon rouge et des palourdes (transcription de l’audience, 30 avril 2019, aux pp. 107-109).

[139] L’anse Pretty Girl portait le nom indien de Wuchachit, qui signifie « inonder » (témoignage de John Hudson Webster). À l’origine, Wuchachit était en territoire manhousaht. Selon la preuve par histoire orale, des familles ahousaht vivaient sur les terres situées à la tête de l’anse Pretty Girl, notamment les familles Louie, Little et Swan (témoignages de David Maurice Frank, Harvey Robinson, Louie Joseph, Harold Little, Edwin Frank et James Swan Junior). Nehits, un homme fort de la Première Nation d’Ahousaht, vivait également à cet endroit (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 76). Johnson White vivait sur la rive nord de l’anse Pretty Girl (témoignage de John Hudson Webster). Le chef Swan et le chef Jones Adams, aussi connu sous le nom de Metmut, vivaient de l’autre côté de l’anse afin de pouvoir protéger le territoire (témoignage d’Arlene (Ruth) Paul). L’anse a probablement été nommée « Pretty Girl » parce que George Eder a fondé un atelier de salage à cet endroit et que sept « jolies filles » travaillaient pour lui (témoignage de John Hudson Webster). Ce lieu revêtait une importance particulière, car c’est là où les Ahousaht tenaient les cérémonies de passage à l’âge adulte des jeunes filles (témoignage de Harvey Robinson).

[140] Harvey Robinson est né en 1952 et sa mère est née le 29 décembre 1920. Il a déclaré que les parents et les grands-parents de sa mère avaient vécu à l’anse Pretty Girl, que les grands-parents de sa mère y avaient vécu [traduction] « toute leur vie » et que « [c’]est de là qu’ils venaient » (transcription de l’audience, 1er mai 2019, à la p. 19).

[141] Harvey Robinson a affirmé que les membres de la famille de sa mère — la famille Little — vivaient à l’anse Pretty Girl. Ils y avaient des cabanes et récoltaient du poisson et de l’écorce de cèdre. Harvey Robinson a marqué d’un « M » la tête de l’anse Pretty Girl sur la Pièce 10 pour indiquer l’endroit où vivait la famille Little (transcription de l’audience, 1er mai 2019, aux pp. 15-17). Il a également situé les ruisseaux qui se déversaient dans l’anse, là où la famille de sa mère pêchait. L’endroit où vivait et pêchait la famille de sa mère correspond au lot de district 825 (concession forestière 3559) et à la concession forestière 3558P, comme il est indiqué sur les Pièces 10 et 10A. Ces territoires sont aussi représentés sur la carte de la région de l’anse Pretty Girl réalisée par Aaron Blake Evans (Pièce 26, carte à la section 6). Robinson a précisé que les familles Swan et Louie vivaient dans des maisons longues, aussi à l’anse Pretty Girl. Selon lui, il y avait jusqu’à quatre familles dans une maison longue. Les familles Swan et Louie avaient aussi de [traduction] « petites maisons de cèdre » à l’anse Pretty Girl (transcription de l’audience, 1er mai 2019, à la p. 21). Elles s’y rendaient chaque année et y séjournaient pendant la saison de la pêche et la période de récolte de palourdes et de baies. Robinson a déclaré que la famille de sa mère pêchait toutes les espèces de saumon, en particulier le saumon rouge, dans les rivières se déversant dans l’anse Pretty Girl (transcription de l’audience, 1er mai 2019, à la p. 2019).

[142] Harold Little est né en 1935 et son père, Harold Little Senior, est né vers 1914 (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 2). Il a déclaré que ses grands‑parents paternels, Mary et William Little, sa tante Elsie et probablement [traduction] « [s]on père et Jean Charleston » vivaient à la tête de l’anse Pretty Girl (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 3). Il a marqué d’un « U » l’endroit où vivait sa famille sur la Pièce 10A (transcription de l’audience, 2 mai 2019, aux pp. 6-7). Aaron Blake Evans a encerclé en rouge ce même endroit sur la carte qui figure dans son rapport sommaire de recherche (Pièce 26, carte à la section 6), et Harvey Robinson a indiqué que la famille de sa mère vivait à peu près au même endroit. Sur la carte (Pièce 10A), il y avait un « V » à l’endroit du lac Ellen, là où Columba Louie et George Louie avaient l’habitude de se rendre pour récolter de l’écorce, ainsi qu’un « W » juste au sud de la tête de l’anse Pretty Girl, là où le cousin de Harold Little, Russell Robinson, et Sam Mack avaient construit un canot.

[143] John Hudson Webster est né en 1943. Il a affirmé que son oncle, James Adam, détenait des droits de pêche dans une rivière qui se déversait dans le bras Holmes, du côté est, et qu’il y avait beaucoup de saumons et de vivaneaux qui remontaient cette rivière (transcription de l’audience, 2 mai 2019, aux pp. 74-75).

[144] Arlene (Ruth) Paul a déclaré que James Adams vivait d’un côté du ruisseau qui menait au grand lac situé à la tête de l’anse Pretty Girl et que Johnson White vivait de l’autre côté du ruisseau. Par ailleurs, même lorsque ces derniers s’absentaient, les membres de leur famille demeuraient sur place (transcription de l’audience, 3 mai 2019, aux pp. 21-23).

[145] En résumé, la preuve par histoire orale démontre que les Ahousaht utilisaient, de façon saisonnière, les terres situées à la tête de l’anse Pretty Girl ainsi que celles situées sur la rive est, à l’embouchure des ruisseaux, pour pêcher, chasser et récolter des palourdes, des baies et de l’écorce de cèdre, et ce, dès la fin des années 1800 jusqu’au début des années 1900. Les cérémonies de passage à l’âge adulte des jeunes filles se déroulaient également à l’anse Pretty Girl. Les Ahousaht possédaient plusieurs maisons à la tête de l’anse Pretty Girl ainsi que sur les deux rives du ruisseau. Malheureusement, il n’existe aucune preuve convaincante quant à la date de construction de ces maisons.

[146] Il ressort des pièces présentées en preuve que le lot de district 825 est un lot d’environ 616 acres situé à la tête et au nord de l’anse Pretty Girl. La Pièce 1 montre des cours d’eau ou des ruisseaux à la tête de l’anse Pretty Girl ainsi que de son côté est. Harvey Robinson a identifié les ruisseaux sur la Pièce 10. Le lot de district 825 comprend l’embouchure du ruisseau qui permet au lac Camp de s’écouler dans l’anse Pretty Girl (Pièce 35, onglet 16). Le lot de district 672 se trouve au sud du lot 825 et au sud et à l’est du ruisseau qui permet au lac Camp de s’écouler dans l’anse Pretty Girl (Pièce 35, onglet 16; carte à la section 6).

[147] J’estime qu’avant 1922, les Ahousaht avaient, à tout le moins, un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées à l’anse Pretty Girl pour des raisons de chasse, de pêche et de récolte de palourdes, de baies et d’écorce de cèdre de façon saisonnière.

4. L’intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées à l’anse Pretty Girl était-il identifiable ou pouvait‑il être identifié par les représentants de la Couronne avant 1922?

[148] Il est question du critère permettant d’établir l’existence d’un intérêt identifiable dans la section portant sur les principes juridiques ci-dessus.

[149] Je suis convaincue que les Ahousaht avaient un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées. Cet intérêt ne pouvait toutefois pas être identifié par la Couronne avant 1922. J’arrive à cette conclusion pour les motifs suivants.

[150] Premièrement, rien ne prouve que les Ahousaht ont demandé au commissaire O’Reilly, dans le cadre de la CMRI, d’inspecter l’anse Pretty Girl en 1889 dans le but de créer une réserve (Pièce 28 à la p. 14). Les éléments de preuve dont je dispose tendent à indiquer que, si les Ahousaht avaient demandé la création d’une réserve à l’anse Pretty Girl, le commissaire O’Reilly aurait examiné la demande et l’aurait documentée. O’Reilly a passé sept jours, du 19 au 25 juin 1889, à visiter différents endroits de la baie Clayoquot et à sélectionner les terres destinées à l’établissement de 29 réserves indiennes. Il a attribué trois réserves aux Ahousaht aux abords du bras Sydney situé tout près, mais il n’en a attribué aucune à l’anse Pretty Girl.

[151] Andrew Paull a mentionné qu’il était possible que les communautés autochtones qui ont reçu la visite du commissaire O’Reilly n’aient pas bien saisi le but de cette visite et qu’elles n’aient pas identifié tous les sites qu’elles souhaitaient voir transformer en réserves. Selon lui, les peuples autochtones :

[traduction]
[...] n’ont pas bien compris quelle était l’intention du commissaire O’Reilly. Bien sûr, ils comprenaient qu’il attribuait des réserves, mais ils ne savaient pas qu’ils allaient se retrouver entourés de colons blancs et qu’ils risquaient de ne plus pouvoir s’installer n’importe où sur la côte. Je ne peux m’empêcher de sympathiser avec les Indiens en ce sens qu’ils ont été lourdement désavantagés du fait qu’ils n’ont pas pleinement compris qu’ils avaient la responsabilité envers la prochaine génération de réclamer les différents sites de villages et de demander à O’Reilly des terres arables, lesquelles auraient pu être protégées. [Pièce 32, onglet 229]

M. Paull a ajouté ce qui suit :

[traduction]
[...] dans certains cas, les Indiens n’étaient pas là et n’ont pas rencontré O’Reilly. Or, s’ils avaient pu lui parler, ils l’auraient informé de l’emplacement de leurs différents campements. Ils ont donc été privés de cette possibilité. Nul ne prétend que toute la tribu était absente, mais plutôt que certains membres qui avaient un intérêt dans des campements particuliers étaient absents [...]

[152] J’estime que le commissaire O’Reilly ignorait, peu importe pourquoi, que des terres étaient revendiquées dans la région de l’anse Pretty Girl.

[153] Deuxièmement, les éléments de preuve dont je dispose démontrent que les Ahousaht n’ont pas demandé de terres de réserve à l’anse Pretty Girl devant la Commission McKenna-McBride (Pièce 28 aux pp. 53, 56, 58, 59, 72). En fait, c’est la Première Nation des Hesquiaht qui, en 1914, a demandé à la Commission McKenna-McBride de lui octroyer des terres à l’anse Pretty Girl (transcription de l’audience (témoignage d’Adrian Clark), 9 mai 2022, à la p. 24). S’appuyant sur le témoignage d’Adrian Clark, le Canada souligne que la Première Nation des Hesquiaht avait revendiqué des terres à la tête de l’anse Pretty Girl. Il affirme également qu’il est difficile de savoir si les « maisons indiennes » se trouvant à l’anse Pretty Girl ont été construites par la Première Nation des Hesquiaht ou par des prédécesseurs des Ahousaht (représentations écrites de l’intimé au para. 131).

[154] La Commission McKenna-McBride a examiné les levés d’arpentage des concessions forestières effectués en 1905 et 1906, mais ils ne faisaient pas la moindre mention d’un établissement indien à l’anse Pretty Girl. Le paragraphe 4(12) de la Land Act, 1908 prévoyait que les arpenteurs devaient soigneusement consigner les [traduction] « villages ou établissements indiens, maisons et cabanes, champs ou autres améliorations » dans leurs carnets de notes. D’après les instructions figurant dans le carnet de notes fourni aux arpenteurs, ces derniers devaient indiquer [traduction] « toutes les bornes, données topographiques et améliorations [ainsi que] tous les poteaux, nouveaux ou anciens, avec les inscriptions y apposées » (Pièce 35, onglet 12 à la p. 2 (arpentage du lot de district 825 effectué en 1909 en vue de l’octroi d’une concession forestière)). Selon le carnet de notes d’arpentage no FBBC 1189/09 PH 5 et les documents y afférant, Alex Gillespie a, en avril 1909, arpenté le lot de district 825 en vue de l’octroi d’une concession forestière (Pièce 35, onglet 1 (carte de 1920 de la partie sud de l’île de Vancouver)). D’après le relevé d’arpentage du lot de district 825, aucune amélioration n’avait été faite sur les terres. Il n’y avait aucune trace d’établissements ou de maisons autochtones. La concession forestière 3559 a été accordée à Harold S. Harmsworth.

[155] La Commission McKenna-McBride a constaté que la [traduction] « seule parcelle de terre utile qui a été demandée [a été] aliénée par l’octroi d’un permis de coupe » (ECF au para. 98; Pièce 28 à la p. 84). Par conséquent, elle a rejeté la demande de la Première Nation des Hesquiaht puisque la terre avait été [traduction] « aliénée et [était] non disponible » (ECF au para. 98; Pièce 28 aux pp. 14, 17, 23, 86).

[156] Adrian Clark souligne que les documents historiques relatifs à l’anse Pretty Girl ne sont pas les seuls à présenter des renseignements contradictoires sur l’utilisation et l’occupation des lieux par la Première Nation des Hesquiaht et par les Ahousaht. La Première Nation d’Ahousaht et celle des Hesquiaht ont toutes deux revendiqué la région, ce qui n’a rien d’inhabituel puisque les peuples autochtones se déplaçaient au fil des saisons pour trouver de la nourriture. Par conséquent, de nombreuses revendications territoriales autochtones se chevauchent en Colombie‑Britannique.

[157] Dans la décision ʔAkisq̓nuk, le juge Grist a conclu que le Canada ne pouvait pas se soustraire à l’obligation de fiduciaire qu’il avait d’agir de façon loyale dans la défense des intérêts de la Première Nation d’ʔAkisq̓nuk, en invoquant les obligations qu’il avait envers les autres Premières Nations qu’il avait représentées dans le cadre du processus de création des réserves en Colombie-Britannique (au para. 186).

[158] Ainsi, le Canada pourrait avoir des obligations de fiduciaire distinctes envers les Hesquiaht et envers les Ahousaht pour les mêmes terres si vraiment leurs revendications se chevauchaient. Le Canada ne serait pas exonéré de son obligation envers les Ahousaht, même s’il avait également une obligation envers la Première Nation des Hesquiaht. L’obligation de fiduciaire exige de la Couronne qu’elle respecte la norme de conduite prescrite envers chaque groupe autochtone (Williams Lake au para. 55; ʔAkisq̓nuk aux para. 184, 186; Wewaykum au para. 104).

[159] Le Tribunal a le pouvoir d’accorder une indemnité pécuniaire pour la violation d’une obligation légale de la Couronne, comme le prévoient les articles 14 et 20 de la LTRP. Une décision du Tribunal n’a aucune incidence sur la propriété des terres. Par conséquent, le fait qu’une décision soit rendue en faveur des Ahousaht ne portera pas préjudice à la Première Nation des Hesquiaht dans l’éventualité où celle-ci souhaiterait revendiquer les terres de l’anse Pretty Girl.

[160] Quoi qu’il en soit, les Ahousaht n’ont pas demandé de terres de réserve à l’anse Pretty Girl — ni à proximité — devant la Commission McKenna-McBride (Pièce 28 aux pp. 53, 56, 58, 59, 72).

[161] Dans la demande qu’il a adressée à l’inspecteur en chef Ditchburn en 1922 dans le but d’obtenir des terres de réserve pour les Ahousaht, Andrew Paull a indiqué qu’il y avait [traduction] « trois maisons » à l’anse Pretty Girl (Pièce 32, onglet 219). Cependant, la preuve ne permet pas d’établir avec certitude l’existence d’un établissement ahousaht dans la région de l’anse Pretty Girl en 1880, en 1905, ou à l’époque de la Commission McKenna-McBride. Même s’il y avait des maisons dans la région au début des années 1900, lesquelles n’ont pas été consignées par l’arpenteur Gillespie, il est difficile de savoir si elles appartenaient aux Ahousaht ou aux Hesquiaht.

[162] Les Ahousaht étaient bien au fait du processus de la Commission McKenna-McBride; ils ont d’ailleurs demandé d’autres terres à la Commission. Le 18 mai 1914, les membres de la Commission McKenna-McBride ont rencontré des représentants de la Première Nation et leur ont demandé leur avis sur les terres de réserve proposées. Le chef Swan, des Manhousaht (aujourd’hui fusionnés avec les Ahousaht), a demandé des terres de réserve additionnelles pour la pêcherie de Hisnit, et ce, en deux lieux, dont un situé à l’est du bras Hesquiaht. La Commission McKenna-McBride a approuvé cette demande de terres de réserve. Si les Ahousaht avaient voulu demander des terres à l’anse Pretty Girl, ils auraient pu le faire (Pièce 31, onglets 123-124). Il se peut qu’ils n’aient pas fait cette demande en 1914 parce que la Première Nation des Hesquiaht avait de leur côté déposé une revendication.

[163] Troisièmement, comme le Tribunal l’a mentionné dans la décision Ahousaht 2019, il est « sans conteste possible d’affirmer que nul ne peut prendre de mesure à l’égard d’une chose dont il ignore l’existence » (au para. 127). Comme l’anse Pretty Girl se trouvait en région éloignée, il est peu probable que la Couronne, en 1914, aurait pu savoir que les Ahousaht utilisaient ou occupaient les terres revendiquées si ceux-ci ne l’avaient pas informée de leur intérêt.

[164] La preuve ne démontre pas que les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans les environs de la tête de l’anse Pretty Girl qui permettrait d’établir l’existence d’une obligation de fiduciaire à l’époque de la Commission McKenna-McBride. La Couronne ne pouvait pas savoir avant 1922 que les Ahousaht avaient un intérêt dans les terres de l’anse Pretty Girl parce que cet intérêt ne pouvait pas être identifié ou reconnu.

[165] J’estime que les Ahousaht n’avaient pas d’intérêt identifiable dans l’anse Pretty Girl avant et pendant les travaux de la Commission McKenna-McBride.

5. Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres situées à la tête de l’anse Pretty Girl à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark?

[166] D’après la preuve par histoire orale et l’avis d’expert formulé par Adrian Clark, les Ahousaht utilisaient et occupaient les terres de l’anse Pretty Girl en 1922, à un endroit qu’ils appelaient Moochuchulth. Dans leur demande, les Ahousaht parlent de 20 acres de terres — avec trois maisons et des terres arables — situées à la tête de l’anse Pretty Girl, là où le ruisseau s’écoulait depuis le lac Camp (représentations écrites de l’intimé au para. 137).

[167] La revendicatrice affirme que [traduction] « Moo-chat-chitz ou Moochunulth était un établissement indien qui englobait toutes les terres situées au nord‑est de l’anse Pretty Girl » (représentations écrites de la revendicatrice au para. 154). Le Canada soutient qu’il est conjectural de penser que le nom Moo-chat-chitz ou Moochunulth [traduction] « désignait clairement [...] un établissement indien qui englobait toutes les terres situées au nord-est de l’anse Pretty Girl » (représentations écrites de l’intimé au para. 137).

[168] Dans son rapport, Aaron Blake Evans fait mention de la recommandation qu’Andrew Paull a adressée à l’inspecteur en chef Ditchburn, dans laquelle figure le mot Moochuchulth, et cite des extraits du livre d’arpentage de H. H. Browne. D’après les cartes qu’il a tracées, le lot de district 825 et la concession forestière 3558P se trouvent à la tête ou près de la tête de l’anse Pretty Girl, tandis que le lot de district 672 se trouve juste au sud de la tête de l’anse.

[169] H. H. Browne a effectué l’arpentage du lot de district 672 en 1925. Voici ce qui est écrit dans son carnet d’arpentage (Pièce 35, onglet 16) : [traduction] « Moo-chat-chitz est le nom indien de la localité. Le nom Moochatchila est suggéré pour le ruisseau, lequel s’écoule dans le lac Ellen ». Le lac Ellen est situé au sud-est de la tête de l’anse Pretty Girl (Pièce 1; Pièce 26, carte de l’anse Pretty Girl réalisée par Aaron Blake Evans). Dans ses notes d’arpentage, H. H. Browne ne signale pas la présence de maisons, d’établissements ou d’autres structures sur les terres. Il a toutefois consigné des noms autochtones à cet endroit, ce qui laisse croire qu’un groupe autochtone utilisait le site, mais ne permet pas de conclure à l’existence d’un village autochtone. En outre, l’arpentage n’a pas permis de déterminer si le site était utilisé par les Manhousaht ou les Hesquiaht. D’après la carte réalisée par Aaron Blake Evans (Pièce 26, carte à la section 6), le lot de district 672 se trouve légèrement au sud de la zone revendiquée sur la rive est de l’anse, de sorte que le fait qu’aucune maison ou structure n’ait été signalée n’est pas déterminant en l’espèce; il y a peut-être eu des maisons à la tête de l’anse Pretty Girl. De plus, les notes de H. H. Browne datent de trois ans après 1922; elles ne permettent donc pas nécessairement de savoir s’il y avait un intérêt identifiable en 1922.

Carte de la région de l’anse Pretty Girl tirée du rapport d’Aaron Blake Evans (Pièce 26)

[170] Bien que la date exacte de l’occupation par les Ahousaht ne soit pas claire, il existait déjà en 1922 une preuve que les terres demandées à l’anse Pretty Girl constituaient un établissement ahousaht. Le Canada soutient qu’il aurait été raisonnable pour l’inspecteur en chef Ditchburn de conclure que les [traduction] « maisons indiennes » situées à la tête de l’anse Pretty Girl étaient récentes puisque les Ahousaht « n’avaient pas demandé ce site devant la Commission [McKenna-McBride] alors que les Hesquiaht l’avaient demandé » (représentations écrites de l’intimé au para. 131).

[171] Les représentations du Canada concordent avec le témoignage de l’expert Adrian Clark, qui, dans son rapport, a écrit que [traduction] « les renseignements historiques limités [...] laissent croire que [la revendicatrice] occupait vraisemblablement la région [à la tête de l’anse Pretty Girl] en 1922 » lorsqu’elle a présenté sa demande à l’inspecteur en chef Ditchburn (Pièce 28 à la p. 17).

[172] En me fondant sur la preuve par histoire orale (transcription de l’audience, 1er mai 2019, aux pp. 15, 21, 19, 21), la preuve factuelle présentée par Aaron Blake Evans et l’opinion de l’expert du Canada, Adrian Clark, j’arrive à la conclusion que, lorsque les Ahousaht ont fait leur demande au comité d’examen de Ditchburn et Clark, ils utilisaient régulièrement la région située à la tête de l’anse Pretty Girl pour trouver de la nourriture, notamment du gibier, du poisson, des palourdes et des baies, et que leurs membres y avaient construit trois maisons. Par conséquent, en 1922, les Ahousaht avaient un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées à la tête de l’anse Pretty Girl.

6. En 1922, l’intérêt des Ahousaht dans les terres de l’anse Pretty Girl était-il identifiable ou pouvait-il être identifié par les représentants de la Couronne?

[173] Le 24 août 1922, les Ahousaht ont rencontré Andrew Paull de l’Alliance des tribus et ont demandé [traduction] « vingt acres à la tête de l’anse Pretty Cove, là où se trouvent trois maisons indiennes — à l’endroit appelé Moochuchulth — et où il y a des terres arables » (Pièce 32, onglet 219). Le 13 octobre 1922, Paull a écrit à l’inspecteur en chef Ditchburn pour lui faire part de la demande. Il a écrit : [traduction] « Je recommande que les vingt acres demandées, à la tête de l’anse Pretty Girl, en bordure du bras Sydney, soient accordées, car il s’agit d’un ancien village indien et de quelques terres arables, ainsi que d’un poste de pêche » (Pièce 32, onglet 223; ECF au para. 100). Ditchburn a conclu que cette demande était identique à la demande présentée par la Première Nation des Hesquiaht devant la Commission McKenna-McBride (Pièce 28 à la p. 86). La page dactylographiée comportait une note manuscrite selon laquelle la demande avait été refusée parce que les terres faisaient déjà l’objet d’un permis de coupe de bois (Pièce 32, onglet 219).

[174] À la lumière de ces documents, le Canada a été informé en 1922 que les Ahousaht avaient un intérêt dans les terres situées à l’anse Pretty Girl. Si cet intérêt a pu être porté à la connaissance du Canada, c’est parce que l’inspecteur en chef Ditchburn était le représentant du Canada dans le processus d’examen de Ditchburn et Clark. Il est vrai que le Canada ne connaissait pas la nature exacte de l’intérêt, mais il aurait pu le déterminer s’il avait fait des recherches. Ce dernier point est important, car l’intérêt identifiable d’une Première Nation est vulnérable face à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne, en ce sens que cette dernière peut à son gré déterminer quelles terres étaient historiquement et habituellement utilisées.

[175] Le Canada était au courant de l’intérêt des Ahousaht dans les terres revendiquées ou il l’aurait été s’il avait fait preuve de diligence ordinaire. Les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans les terres revendiquées à la tête de l’anse Pretty Girl en 1922. Cet aspect du critère est respecté.

7. La Couronne a-t-elle exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans la région de l’anse Pretty Girl en 1922?

[176] S’agissant du processus de création des réserves en Colombie-Britannique, il est bien établi que le Canada a assumé le contrôle discrétionnaire à l’égard des intérêts identifiables des Premières Nations dans les terres. Ce concept est examiné plus en détail dans la section portant sur les principes juridiques ci‑dessus. En 1922, le Canada assumait le contrôle discrétionnaire à l’égard des terres revendiquées à la tête de l’anse Pretty Girl.

8. Le Canada avait-il une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne les terres revendiquées à la tête de l’anse Pretty Girl?

[177] Le Canada a une obligation de fiduciaire envers une Première Nation lorsque cette dernière a un intérêt identifiable dans des terres et que la Couronne a assumé le contrôle discrétionnaire à l’égard de cet intérêt (Wewaykum aux para. 83, 85; Williams Lake au para. 44; Kitselas aux para. 48, 126–27). Ce concept est examiné plus en détail dans la section portant sur les principes juridiques ci-dessus.

[178] En 1922, le Canada connaissait l’intérêt des Ahousaht dans les terres situées à la tête de l’anse Pretty Girl. Par conséquent, les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans ces terres. Le Canada a assumé le contrôle discrétionnaire à l’égard de cet intérêt identifiable au moyen du processus de création des réserves. Compte tenu de ces trois facteurs, en 1922, le Canada avait une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne ces terres.

9. Le Canada a-t-il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht en 1922?

a) Quelles étaient les terres demandées par les Ahousaht?

[179] Les Ahousaht affirment que le Canada a manqué à l’obligation de fiduciaire qu’il avait à leur égard en ce qui concerne l’anse Pretty Girl. Ils s’appuient sur le témoignage d’Aaron Blake Evans selon lequel les terres situées à l’endroit — et à proximité — où les Ahousaht voulaient créer une réserve auraient pu être mises à leur disposition si les représentants de la Couronne avaient fait un suivi auprès de la province quant au changement de statut des terres.

[180] À la page 8 de son rapport sommaire de recherche (Pièce 26), Aaron Blake Evans écrit que [traduction] « les lots de district 652 et 825 se trouvent à la tête de l’anse Pretty Girl. Ils ont d’abord fait l’objet d’une demande, puis d’un bail de concession forestière en 1905 ». Le lot de district 652 se trouve à l’ouest de la zone revendiquée par les Ahousaht et il n’est pas en cause en l’espèce. Aaron Blake Evans reconnaît que le lot de district 825 n’était pas disponible en 1914, quand la Commission McKenna-McBride a rendu sa décision sur la demande de la Première Nation des Hesquiaht (Pièce 26 à la p. 8), ce qui concorde avec d’autres éléments de preuve témoignant des débuts du processus d’octroi de concessions forestières. La Commission disposait des levés d’arpentage qui avaient été réalisés en 1905 et en 1909 dans le contexte des demandes visant à obtenir des concessions forestières à la tête de l’anse Pretty Girl. Rien ne permet de penser que les concessions forestières accordées entre 1905 et 1909 l’ont été de manière irrégulière.

[181] Aaron Blake Evans reconnaît que les terres situées au nord de l’anse Pretty Girl, c’est‑à‑dire celles de la concession forestière 3559, étaient toujours aliénées en 1922. Il affirme cependant que les terres qui avaient fait l’objet de la concession forestière 3558P n’avaient jamais été arpentées et qu’en 1913 ou 1914, elles avaient été restituées à la Couronne. Comme l’explique Aaron Blake Evans, une partie des terres revendiquées :

[traduction]
[...] se trouvait sur la rive sud du ruisseau du lac Camp et au sud du lot de district 825. Ces terres chevauchaient un secteur de la concession forestière 3558P attribuée en 1907. Cependant, la concession forestière 3558P n’a jamais été arpentée et elle a été restituée à la Colombie-Britannique en 1913 à titre de réserve forestière. Une petite partie de cette concession forestière inutilisée a fait l’objet d’une demande de bail en 1923. Afin de pouvoir accéder à cette demande, le ministère des Terres de la Colombie-Britannique a révoqué le statut de réserve forestière attribué à la superficie en question et en a fait le lot de district 672. L’arpentage de ce lot s’est achevé en 1926, mais les terres n’ont jamais été concédées par la Couronne et sont encore aujourd’hui des terres de la Couronne de la Colombie-Britannique. Comme il a été précisé précédemment, la concession forestière 3558P a expiré en 1913 et les terres sont devenues, à strictement parler, des terres de réserve forestière appartenant à la Couronne. Or, il est possible que le ministère des Terres de la Colombie-Britannique ait exclu de la réserve forestière les terres entourant l’établissement ahousaht se trouvant sur la rive sud de l’anse Pretty Girl et dans les limites de la concession forestière 3558P afin de faire droit à la demande de terres des Ahousaht, comme il l’avait fait pour la demande visant le lot de district 672 en 1923. [Pièce 26 à la p. 8]

[182] Selon Aaron Blake Evans, à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, les terres situées juste au sud du ruisseau du lac Camp comprenaient une partie des terres visées par la demande de terres de réserve à l’anse de Pretty Girl (voir la carte au paragraphe 169 des présents motifs (Pièce 26, carte à la section 6)). D’après la carte qu’il a réalisée, la région située au sud du lot de district 825 et faisant partie de la concession forestière 3558P comprenait une partie des terres revendiquées par les Ahousaht. Aaron Blake Evans soutient qu’il est possible que les terres de l’anse Pretty Girl [traduction] « aient été retranchées de la réserve forestière afin de faire droit à la demande de terres des Ahousaht » (Pièce 26 à la p. 8). Je précise qu’il s’agit d’une opinion et qu’Aaron Blake Evans est un témoin des faits, ce qui signifie que je ne peux pas en tenir compte.

[183] Sur la base des recherches d’Aaron Blake Evans, la revendicatrice soutient que les terres entourant l’établissement ahousaht qui se trouvent sur la rive sud de l’anse Pretty Girl et dans les limites de la concession forestière 3558P auraient dû être retranchées de la réserve forestière de la Couronne et attribuées aux Ahousaht (Pièce 26 à la p. 8).

[184] Pour répondre aux questions qui lui avaient été posées pendant son témoignage d’expert, Adrian Clark a écrit au Tribunal le 25 mai 2022. Il a convenu que, sur la carte de 1920, la concession forestière 3558P était désignée en tant que terre de la Couronne. La carte figurant à la page 2 de sa lettre montre que la région à la tête de l’anse Pretty Girl est identifiée comme étant le lot de district 825 et la concession forestière 3559P, ainsi que la concession forestière 3558P juste au sud. Il a déclaré : [traduction] « L’anse Pretty Girl n’est pas indiquée sur ce croquis, mais elle est située à la tête de la baie appelée “North Bay”. » Il ajoute : [traduction] « Le croquis montre des terres à la tête de l’anse Pretty Girl qui sont identifiées comme étant “L.825 T.L. 3559P” et une autre parcelle directement au sud (dessous) qui est identifiée comme étant “T.L. 3558P” ». Il souligne que la concession forestière longe la rive ouest du lac Ellen. Enfin, Adrian Clark indique à la page 3 de sa lettre : [traduction] « Paull semble avoir indiqué sur la carte que les terres visées par la demande étaient celles du lot 825, concession forestière 3559P ».

Carte de l’anse Pretty Girl (identifiée comme étant la baie North) (page 2 de la lettre d’Adrian Clark)

[185] Je ne suis pas d’accord avec la façon dont Adrian Clark décrit la région revendiquée. Sur la carte de la Pièce 32 (onglet 224), Andrew Paull a encerclé l’emplacement des terres demandées avec un crayon-feutre noir à pointe large, de sorte qu’il est impossible de connaître l’emplacement exact des terres. Il est possible qu’il ait voulu montrer la région revendiquée, sans pour autant en donner l’emplacement exact. Si une réserve avait été approuvée, les terres auraient ensuite été arpentées afin de les délimiter de manière précise. Dans d’autres cas, notamment la demande visant à ajouter des terres à la RI Quortsowe no 13, M. Paull semble avoir identifié la région revendiquée avec le même crayon-feutre noir à pointe large, de sorte qu’il est impossible de voir l’emplacement exact. Il est difficile de savoir à partir de sa carte si M. Paull a voulu montrer que les Ahousaht ne demandaient que les terres contenues dans le lot de district 825 (concession forestière 3559) ou s’ils demandaient aussi des terres de la concession forestière 3558P. Sur la carte d’Aaron Blake Evans, à la section 6 de la Pièce 26 (voir le paragraphe 169 des présents motifs), les terres revendiquées par les Ahousaht sont encerclées d’une ligne rouge tracée autour des terres situées dans le lot de district 825, à la fois dans la concession forestière 3559 et dans la concession forestière 3558P. Je pense qu’il s’agit là d’une interprétation raisonnable.

Carte intitulée Partie sud de l’île de Vancouver, 1920, avec les inscriptions d’Andrew Paull 
(Pièce 32, onglet 224)

[186] Adrian Clark dit qu’il ne peut pas affirmer avec certitude que les terres de la concession forestière 3558P étaient des terres publiques disponibles en 1922 puisque la carte de 1920 n’est peut-être pas exacte. Dans son rapport, il ne dit pas si une partie de la région revendiquée aurait pu se trouver dans la concession forestière 3558P.

[187] J’ai examiné attentivement les cartes de la Pièce 1, de la Pièce 31 (onglets 104 et 105), de la Pièce 32 (onglet 228) et de la Pièce 35 (onglet 16) et, selon moi, le lot de district 825 (concession forestière 3559) n’englobe que la moitié des terres situées à la tête de l’anse Pretty Girl. C’est également ce qui ressort de la Pièce 38, qui montre l’endroit où le lac Camp se déverse dans l’anse. À mon avis, il est très probable que les terres demandées par les Ahousaht au comité d’examen de Ditchburn et Clark comprenaient des terres situées dans la concession forestière 3558P, lesquelles étaient disponibles en 1922.

[188] En résumé, les Ahousaht estiment que les terres qui sont situées à la tête de l’anse Pretty Girl et qui font partie de la concession forestière 3558P n’ont jamais été arpentées et que, par conséquent, elles devraient être mises à leur disposition en tant que réserve (représentations écrites de la revendicatrice au para. 179). Adrian Clark ne traite pas de ce point dans son rapport.

[189] Se basant sur le rapport sur la classification des terres de la concession forestière 3558P, le Canada soutient que la région n’était pas [traduction] « propice à l’agriculture » (Pièce 35, onglet 17; représentations écrites de l’intimé au para. 135). À la page 84 de son rapport, Adrian Clark indique qu’en 1922, les seules bonnes terres avaient été aliénées par l’octroi de la concession forestière 3559 et la demande d’achat 35668. Bien que les Ahousaht ne soient pas d’accord pour dire que les seules « bonnes terres » avaient été aliénées, ils ne contestent pas que les terres situées au nord de l’anse Pretty Girl faisaient partie de la concession forestière 3559.

[190] La preuve par histoire orale montre que les Ahousaht étaient des chasseurs, des pêcheurs et des cueilleurs, et non des agriculteurs. Les Ahousaht ont demandé des terres pour avoir accès à des postes de pêche et à [traduction] « certaines terres arables » afin de répondre à leurs besoins. Comme l’a déclaré le juge Mainville de la Cour d’appel fédérale au paragraphe 52 de l’arrêt Kitselas CAF :

Ainsi que le juge l’a constaté en l’espèce, les directives qui régissaient la mise en œuvre de la politique étatique unilatérale d’attribution de réserves en Colombie‑Britannique exigeaient clairement des représentants de la Couronne chargés de cette mise en œuvre qu’ils prennent en considération et en compte l’utilisation effective des terres par les nations autochtones pour lesquelles les réserves devaient être créées. C’est notamment le cas des instructions données par le ministère des Affaires indiennes au commissaire O’Reilly en 1880 : [traduction] « Pour l’attribution des terres de réserve, [...] [v]ous devez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle-ci fréquente, ainsi que des revendications des colons blancs (s’il y en a) » (au paragraphe 15 des motifs). Pour reprendre les termes en lesquels le commissaire Sproat résumait l’essentiel dans son rapport de 1878, [traduction] « [l]a première condition [était] de laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils [étaient] attachés » (au paragraphe 16 des motifs).

[191] Les terres de la région étaient principalement utilisées pour la chasse et la pêche, et non pour l’agriculture. Si elles n’avaient pas été [traduction] « propices à l’agriculture », elles auraient mieux convenu aux peuples autochtones compte tenu de leurs « habitudes, souhaits et activités ». Les terres revendiquées se trouvaient à un endroit auquel ils étaient attachés et dans lequel ils avaient un intérêt identifiable. Le Canada était tenu d’examiner le lien historique qui unissait la Première Nation au territoire, mais aussi de tenir compte de ses besoins et de son occupation.

[192] Quoi qu’il en soit, le rapport sur la classification des terres n’a été publié qu’en 1924, après l’examen de Ditchburn et Clark.

i) Est-ce qu’une partie des terres revendiquées dans la concession forestière 3558P aurait pu être mise à disposition?

[193] La revendicatrice prétend que si les terres demandées se trouvaient en partie dans la concession forestière 3558P qui était expirée, elles [traduction] « [auraient pu être] retranchées de la réserve forestière afin de faire droit à la demande des Ahousaht ». Le Canada répond que, même s’il y avait eu cession, annulation ou résiliation du permis de coupe ou de la concession forestière, les terres ne pouvaient toujours pas être attribuées à titre de réserve (représentations écrites de l’intimé au para. 55). En effet, un avis avait été publié par la province dans The British Columbia Gazette le 24 décembre 1907 :

[traduction]
[...] chaque fois qu’un permis de coupe ou une concession forestière de la Colombie-Britannique est, en tout ou en partie, cédé, annulé ou résilié de quelque manière que ce soit, les terres touchées sont dès lors protégées de la préemption, de la vente ou de toute autre aliénation en vertu de la Land Act. [Pièce 35, onglet 11]

[194] Le Canada affirme que [traduction] « “toute autre aliénation” fait notamment référence à l’attribution de terres à titre de réserve indienne » (représentations écrites de l’intimé au para. 55).

[195] Je conviens qu’il s’agissait là d’une politique provinciale, mais le Canada n’a invoqué aucune disposition de la Land Act selon laquelle ces terres ne pouvaient pas être attribuées à titre de terres de réserve une fois que le permis de coupe ou la concession forestière avait été cédé, annulé ou autrement résilié. De plus, cette interprétation ne cadre pas avec la preuve dont je dispose.

[196] Adrian Clark précise dans son rapport que l’inspecteur en chef Ditchburn a eu pour politique de demander que certaines terres assujetties à des droits de coupe soient attribuées en tant que réserves [traduction] « indiennes » (Pièce 28 à la p. 28). La question qui se pose est la suivante : si les terres demandées se trouvaient en partie dans la concession forestière 3558P qui était expirée, auraient-elles pu être retranchées de la réserve forestière afin de faire droit à la demande des Ahousaht? C’est apparemment ce qui s’est produit avec le lot de district 672, juste au sud de l’anse Pretty Girl, quand un colon a présenté une demande. Comme le soutient le Canada au paragraphe 133 de ses représentations écrites :

[traduction]
M. Evans note qu’en 1923, une parcelle de 10 acres, soit le lot de district 672, a fait l’objet d’une demande, a été arpentée et a ensuite été retranchée de la réserve forestière et que, par conséquent, une mesure similaire aurait pu être prise « pour faire droit à la demande de terres des Ahousaht ». Ces terres de la Couronne étaient des terres provinciales, que la province a arpentées et retranchées de la réserve forestière à des fins économiques puisque l’acheteur avait l’intention d’exploiter un poste de pêche. [Note de bas de page omise]

[197] Cet exemple montre que la province pouvait retrancher des terres d’une réserve forestière à des [traduction] « fins économiques » ou lorsqu’il était dans son intérêt de le faire.

ii) L’agent de la Couronne, W. E. Ditchburn, a-t-il satisfait à la norme de diligence ordinaire requise?

[198] La Couronne n’aura pas contrevenu à son obligation si, au terme d’une enquête adéquate, elle ignorait toujours qu’il existait un intérêt identifiable et n’a donc pas attribué la terre de réserve concernée (Ahousaht 2019 au para. 48). Toutefois, dès lors que cet intérêt est précisé, la Couronne doit au minimum agir avec diligence ordinaire pour le protéger (Ahousaht 2019 au para. 49). Une appréciation des faits permettra de déterminer si la Couronne a satisfait à la norme de conduite requise (Ahousaht 2019 au para. 49).

[199] À l’époque de la Commission McKenna-McBride, l’inspecteur en chef Ditchburn savait que les terres de l’anse Pretty Girl faisaient l’objet d’un permis de coupe et que, de ce fait, elles étaient considérées comme aliénées et ne pouvaient donc pas servir à la création d’une réserve (Pièce 35, onglet 8). Cependant, sans faire d’enquête plus approfondie, Ditchburn a supposé en 1922 que les terres revendiquées dans la région de l’anse Pretty Girl étaient toujours considérées comme aliénées. Il a donc écrit : [traduction] « Refusée [par la Commission]. Voir la demande [des Hesquiaht] » (Pièce 32, onglet 219). Par ailleurs, il n’a pas inclus la demande des Ahousaht dans sa « liste supplémentaire » (Pièce 28 aux pp. 14, 23), c’est-à-dire la liste des 119 demandes de réserves qu’il recommandait et qui venaient s’ajouter aux réserves — nouvelles et confirmées — recommandées par la Commission McKenna-McBride. En 1923, il a envoyé la liste au ministre des Terres de la Colombie-Britannique, le ministre Patullo, afin qu’il l’examine (Pièce 28 à la p. 88).

[200] En 1922, six ans après la publication du rapport final de la Commission McKenna‑McBride, le processus d’examen de Ditchburn et Clark suivait son cours. En tant que représentant du Canada, l’inspecteur en chef Ditchburn aurait dû vérifier le statut des terres demandées par les Ahousaht en 1922, au lieu de simplement accepter les conclusions de la Commission McKenna-McBride. Ditchburn ne disposait pas de renseignements précis sur le régime de tenure foncière applicable, mais il aurait pu demander à la province de l’aider à déterminer quel mode de tenure, le cas échéant, s’appliquait aux terres demandées. Il a examiné une carte de 1920 selon laquelle la concession forestière 3559 englobait la moitié nord de la tête de l’anse Pretty Girl. Selon cette même carte, la partie sud des terres revendiquées ne faisait pas l’objet d’une concession forestière en 1920, soit deux ans seulement avant l’examen de Ditchburn et Clark.

[201] L’inspecteur en chef Ditchburn n’a pas informé ni consulté les Ahousaht avant de conclure que les terres revendiquées se limitaient à la concession forestière 3559. Le président Slade a souligné qu’il est impossible de s’acquitter d’une obligation de diligence ordinaire en ne faisant rien; la Couronne doit s’enquérir adéquatement des intérêts fonciers du bénéficiaire concerné (Ahousaht 2019 au para. 49). L’enquête doit porter sur le processus — et non sur le résultat obtenu (Williams Lake CSC au para. 73). En ce qui concerne le processus, le Canada avait également l’obligation de divulguer aux Ahousaht l’état des négociations qu’il menait avec la province au sujet des terres nécessaires à la création de réserves (ʔAkisq̓nuk au para. 191). Or, il ne l’a pas fait.

[202] Certes, l’inspecteur en chef Ditchburn ne pouvait pas, en 1922, se référer au témoignage d’Aaron Blake Evans, mais selon ce dernier, la concession forestière 3558P est devenue une réserve forestière en 1914, si bien que les terres auraient pu servir à la création d’une réserve à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark (Pièce 26, carte à la section 6). De plus, l’avis formulé par Aaron Blake Evans concorde avec la carte de 1920 qui figure au dossier. S’il est vrai qu’Aaron Blake Evans exprime une opinion, je conviens que si Ditchburn avait examiné plus attentivement l’emplacement exact des terres demandées, il aurait probablement inscrit au moins la partie sud des terres sur la liste supplémentaire. Rien dans la preuve n’indique que la Couronne, par l’intermédiaire de Ditchburn, a remis en question le statut de la concession forestière 3558P.

[203] Dans l’affaire ʔAkisq̓nuk, la Première Nation d’ʔAkisq̓nuk avait présenté à la Commission McKenna-McBride une demande visant à ajouter 2 960 acres de terres à une réserve. Cette demande n’a pas été accueillie. Le juge Grist a conclu que la Couronne avait manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’étape de l’examen de Ditchburn et Clark du processus de création des réserves : i) en n’insistant pas auprès de la province pour inclure les terres additionnelles réclamées par la Première Nation d’ʔAkisq̓nuk; et ii) en n’informant pas ou en ne consultant pas la Première Nation avant d’accepter la proposition de la province consistant à renoncer aux terres additionnelles (aux para. 184–185).

[204] En l’espèce, si la Couronne s’était dûment renseignée, elle aurait pu savoir dans quelles terres les Ahousaht avaient un intérêt. Une enquête plus approfondie aurait probablement révélé que la partie sud des terres revendiquées à l’anse Pretty Girl ne faisait l’objet d’aucun permis de coupe.

[205] Adrian Clark a fait remarquer que l’inspecteur en chef Ditchburn avait dressé la liste supplémentaire en consultation avec l’Alliance des tribus (Pièce 28 à la p. 12). Peut-être est-ce le cas, mais je ne dispose d’aucune preuve que Ditchburn ait demandé à Andrew Paull de recueillir plus de renseignements avant de décider de ne pas ajouter l’anse Pretty Cove à la liste supplémentaire. En fait, Ditchburn a simplement accepté que les terres de l’anse Pretty Girl n’étaient pas disponibles pour la création d’une réserve, et ce, sans mener d’enquête plus approfondie et sans informer les Ahousaht de sa décision. Il n’a pas non plus tenté de consulter les Ahousaht au sujet des questions soulevées par leur demande.

[206] Le Canada a souligné que l’examen de Ditchburn et Clark était un [traduction] « processus interne » visant à évaluer les demandes en fonction des registres et des cartes disponibles (transcription de l’audience (témoignage d’Adrian Clark), 9 mai 2022, à la p. 97; voir aussi Pièce 32, onglet 222 (lettre d’Andrew Paull à l’inspecteur en chef Ditchburn datée du 13 octobre 1922)). Je reconnais que, dans le cadre de leur examen, Ditchburn et Clark ont examiné le rapport final de la Commission McKenna-McBride et qu’aucun témoin n’a été entendu. Adrian Clark a informé le Tribunal que l’inspecteur en chef Ditchburn et le major Clark s’étaient rencontrés dans les bureaux du gouvernement à Victoria, avaient évalué les demandes et consulté les registres fonciers et les cartes. Ils n’ont probablement pas examiné ensemble la revendication relative à l’anse Pretty Girl étant donné que Ditchburn ne l’avait pas inscrite sur la liste supplémentaire qu’il avait transmise au major Clark.

[207] À mon avis, l’inspecteur en chef Ditchburn s’est laissé influencer par l’approche peu libérale adoptée le gouvernement provincial à l’égard des terres revendiquées par les peuples autochtones. Il a reconnu qu’il avait retiré de sa liste [traduction] « des revendications relatives à de vastes territoires que la province avait systématiquement refusées pendant de nombreuses années » (Pièce 28 à la p. 87). Il a, par exemple, [traduction] « limité les demandes du Comité exécutif de l’Alliance des tribus au strict minimum » (Pièce 32, onglet 231; Pièce 28 à la p. 89). En ramenant la liste au « strict minimum », il espérait que la province accepte quelques-unes des demandes (transcription de l’audience, 9 mai 2022, à la p. 78). Comme Adrian Clark l’a souligné aux pages 87 et 88 de son rapport :

[traduction]
[...] Dans sa correspondance, Ditchburn révèle les critères qu’il a appliqués lorsqu’il a évalué les listes de l’Alliance des tribus afin de réduire au minimum le nombre de demandes. Il a éliminé les terres aliénées, il a de manière générale rejeté toutes les demandes de terres adjacentes à des réserves indiennes existantes ou nouvelles, et il a aussi rejeté les revendications territoriales. Et bien qu’il ait éliminé les terres concédées par la Couronne, comme l’avait demandé Andrew Paull, il a eu pour politique de réclamer des terres assujetties à des droits de coupe. Il voulait soumettre une liste sur laquelle figureraient les demandes de terres additionnelles les plus susceptibles d’être acceptées. Il savait qu’il y avait beaucoup de restrictions et il a essayé de dresser une liste acceptable. [Je souligne; Pièce 28.]

[208] Le passage ci‑dessus montre que l’inspecteur en chef Ditchburn a été influencé et freiné par les politiques provinciales de l’époque.

[209] Je reconnais que le Canada a, à plusieurs reprises, demandé à la province d’examiner la liste supplémentaire de l’inspecteur en chef Ditchburn. Selon Adrian Clark, le Canada a communiqué avec les représentants de la province à huit reprises entre 1923 et 1926. De plus, la province a rejeté toutes les demandes, y compris celles figurant sur la liste supplémentaire de Ditchburn (transcription de l’audience, 9 mai 2022, aux pp. 14, 49).

[210] Même s’il était peu probable que la province fasse droit à la demande, la Couronne fédérale, en tant que fiduciaire, avait l’obligation de la présenter au nom de son bénéficiaire. Une personne faisant preuve d’une prudence ordinaire dans la gestion de ses propres affaires aurait présenté la demande des Ahousaht même s’il y avait peu de chances qu’elle soit accueillie. Le Canada pouvait insister auprès de la province pour qu’elle l’aide à envisager d’autres options, comme déterminer si le permis de coupe était expiré et, dans la négative, vérifier si les terres convoitées pouvaient devenir disponibles à une date ultérieure par suite d’un changement de statut.

[211] Une personne faisant preuve de diligence ordinaire dans la gestion de ses propres affaires n’aurait pas simplement exclu l’anse Pretty Girl de sa liste au motif que la Commission McKenna‑McBride avait conclu, environ six ans plus tôt, que ces terres n’étaient pas disponibles. Si l’inspecteur en chef Ditchburn avait agi dans l’intérêt de la Première Nation bénéficiaire, il se serait adéquatement renseigné sur l’emplacement revendiqué par les Ahousaht. En 1922, la Couronne savait que les terres étaient utilisées et occupées par les Ahousaht. Conformément à son obligation de fiduciaire, le Canada aurait dû faire preuve de plus de diligence lorsqu’il a présenté à la province la demande de terres de réserve des Ahousaht. Cette diligence était d’autant plus importante que le Canada savait, comme l’a concédé Adrian Clark en contre‑interrogatoire, que le processus d’examen de Ditchburn et Clark constituait pour les Premières Nations leur dernière chance d’obtenir des terres de réserve additionnelles.

b) Autres terres

[212] Dans son rapport, Aaron Blake Evans écrit que le lot de district 1094, qui ne faisait pas partie des terres revendiquées, aurait pu, en date du 9 septembre 1926, servir à la création d’une réserve. À cette date, l’arpentage qui devait être réalisé en raison d’une demande d’achat relative à des terres situées à l’anse Pretty Cove a été annulé, et la demande n’a pas été traitée (Pièce 26 à la p. 8). Comme l’indique Aaron Blake Evans, même si ces terres semblaient ne pas être disponibles, elles auraient pu le devenir si les représentants de la Couronne avaient [traduction] « découvert que la demande d’achat présentée par un particulier était à l’état latent après 1913 » (Pièce 26 à la p. 8). Aaron Blake Evans indique également que le lot de district 672, situé au sud de l’anse, n’a été arpenté qu’en 1925, ce qui laisse croire qu’il était disponible. Adrian Clark et Aaron Blake Evans ont tous deux affirmé que le lot de district 672 faisait initialement partie de la concession forestière 3558P. Or, d’après la carte de 1920 qui figure dans les Pièces 1 et 38, ce lot de district ne faisait plus l’objet d’un permis de coupe.

[213] La Couronne a une obligation de fiduciaire à l’égard des terres dans lesquelles les Ahousaht ont un intérêt identifiable (Wewaykum au para. 85; Williams Lake CSC aux para. 80–81; Kitselas CAF au para. 54). La question de savoir si d’autres terres de la région auraient pu être disponibles en 1914 n’a pas vraiment de rapport avec la question de savoir si le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire à l’égard des terres revendiquées. Dans l’arrêt Williams Lake CSC, le juge Wagner (maintenant Juge en chef), au nom de la majorité, a clairement indiqué que l’obligation de fiduciaire relative à la création des réserves découle de l’intérêt identifiable d’une Première Nation dans des terres en particulier. Comme il l’a expliqué aux paragraphes 73 et 89 :

[...] pour décider si la Couronne s’est acquittée de son obligation fiduciaire, le Tribunal devait se pencher sur ses actes (et ses omissions) à l’égard de ces terres, et non pas concernant d’autres terres ou l’intérêt de la bande en général.

[...]

Soit la bande avait un intérêt « identifiable » dans les terres du village, à l’égard duquel la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire, soit elle n’en avait pas. Si elle avait un tel intérêt, la Couronne était alors tenue de respecter la norme de conduite applicable au fiduciaire relativement à cet intérêt, et non un autre. [Souligné dans l’original]

[214] La question est de savoir si la Couronne avait, en 1922, une obligation de fiduciaire à l’égard des terres de l’anse Pretty Girl dans lesquelles les Ahousaht avaient un intérêt identifiable. Rien n’indique que les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans les terres du lot de district 1094 ou du lot de district 672. Aaron Blake Evans a reconnu en contre-interrogatoire que ce n’est pas parce que d’autres terres étaient disponibles qu’elles auraient nécessairement été utiles aux Ahousaht étant donné que ceux-ci avaient demandé des sites précis à des fins précises (transcription de l’audience, 8 octobre 2020, aux pp. 87-88). De plus, la question de savoir si d’autres terres étaient disponibles n’est pas dûment soulevée dans les actes de procédure et elle n’a pas été soulevée dans l’énoncé conjoint des questions en litige.

[215] J’estime qu’il n’y avait pas d’obligation de fiduciaire en ce qui concerne les autres terres identifiées par Aaron Blake Evans.

10. Conclusion sur l’anse Pretty Girl

[216] Les Ahousaht avaient des intérêts dans la région de l’anse Pretty Girl depuis au moins la fin des années 1800. Ils utilisaient les terres de cette région pour de nombreuses raisons, notamment pour les pratiques saisonnières de chasse, de pêche et de cueillette.

[217] L’anse Pretty Girl se trouve dans un endroit éloigné. Rien ne prouve que les Ahousaht ont demandé au commissaire O’Reilly de créer une réserve à la tête de l’anse Pretty Girl en 1889. En 1914, les Ahousaht étaient au courant du processus de la Commission McKenna-McBride et pourtant, ils n’ont présenté aucune demande en vue d’obtenir des terres à cet endroit. En fait, c’est la Première Nation des Hesquiaht qui en a fait la demande devant la Commission McKenna‑McBride.

[218] Dans la décision Ahousaht 2019, le président Slade a souligné que la Couronne ne peut avoir un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt foncier dont elle ne connaît pas l’existence (au para. 29). Par ailleurs, il ressort de la preuve qu’avant 1922, les Ahousaht n’avaient pas informé ou tenté d’informer la Couronne de leur intérêt dans les terres de l’anse Pretty Girl. Pour ces raisons, avant 1922, les Ahousaht n’avaient pas d’intérêt identifiable dans la région de l’anse Pretty Girl et la Couronne n’a pas manqué à son obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en 1914.

[219] Cependant, la preuve démontre qu’en 1922, les Ahousaht utilisaient et occupaient les terres revendiquées à la tête de l’anse Pretty Girl et qu’ils y avaient construit des maisons. Les Ahousaht avaient donc un intérêt dans les terres revendiquées à l’anse Pretty Girl à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark.

[220] En 1922, par l’entremise d’Andrew Paull, les Ahousaht ont demandé des terres de réserve à la tête de l’anse Pretty Girl. Au cours de l’examen de Ditchburn et Clark, la Couronne a été informée de l’intérêt des Ahousaht dans le site de l’anse Pretty Girl. Vu qu’ils utilisaient et occupaient ces terres, et que la Couronne était au courant de leur intérêt, les Ahousaht avaient donc un intérêt identifiable dans les terres. En 1922, une obligation de fiduciaire a pris naissance.

[221] Je conclus qu’en 1922, le Canada a manqué à l’obligation de fiduciaire qu’il avait envers les Ahousaht en ce qui concerne la région de l’anse Pretty Girl :

· en ne portant pas la demande de terres de réserve présentée par les Ahousaht à l’attention de la province;

· en ne s’enquérant pas dûment de l’emplacement des terres revendiquées par les Ahousaht;

  • en ne cherchant pas à savoir si les terres revendiquées, ou une partie de celles-ci, étaient disponibles pour l’établissement d’une réserve en 1922;

  • en n’informant pas les Ahousaht de l’état de leur demande et en ne les consultant pas avant que l’inspecteur en chef Ditchburn décide de ne pas ajouter l’anse Pretty Girl à sa liste supplémentaire.

[222] Le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire dans le cadre du processus de création des réserves en ce qui concerne le site revendiqué à l’anse Pretty Girl, aux termes de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP.

B. Nord-ouest de l’île Vargas

1. Aperçu

[223] En ce qui concerne le site revendiqué au nord-ouest de l’île Vargas, la Couronne aurait manqué à son obligation de fiduciaire sui generis dans le cadre du processus de création des réserves. D’un point de vue pratique, cette partie de la revendication repose sur une question de fait contestée, soit celle de savoir s’il existait un établissement indien sur les terres demandées au nord-ouest de l’île Vargas avant qu’une demande de préemption ne soit déposée à l’égard de ces terres. En effet, il ressort de la Land Act, 1911 que les colons pouvaient obtenir des terres en présentant une demande de préemption.

[224] Si la terre visée formait un établissement indien lors du dépôt de la demande de préemption, ladite demande ne devait pas être acceptée étant donné que la Land Act, 1911 interdisait l’acquisition par préemption d’une telle terre. Seules les [traduction] « terres inoccupées et non réservées de la Couronne » qui ne constituaient pas des établissements indiens pouvaient être acquises par préemption (paragraphe 7(1) de la Land Act, 1911). Si une parcelle de terre était déjà [traduction] « légalement détenue en vertu d’un droit de préemption » avant qu’un peuple autochtone ne l’utilise et ne l’occupe, elle ne pouvait pas servir à la création d’une réserve (article 127 de la Land Act, 1911).

[225] Le 27 février 1912, Freeman Hopkins a demandé d’acquérir par préemption [traduction] « 160 (plus ou moins) acres » de terres au nord-ouest de l’île Vargas (Pièce 30, onglet 48). Le 18 mai 1914, des Ahousaht ont affirmé devant la Commission McKenna-McBride que les Ahousaht s’étaient installés sur ces terres avant que M. Hopkins ne présente sa demande. Le 1er mars 1915, M. Hopkins a obtenu, par concession de la Couronne, 130 acres dans la région demandée au nord-ouest de l’île Vargas.

[226] Dans les paragraphes qui suivent, j’arrive à la conclusion que, tout bien considéré, la preuve révèle qu’il y avait un établissement ahousaht sur les terres revendiquées avant que Freeman Hopkins ne dépose sa demande. La Couronne avait une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne les terres revendiquées et n’a pas fait preuve de la diligence requise à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans les terres.

2. Les positions des parties

a) La position des Ahousaht

[227] Les Ahousaht soutiennent qu’il existait un établissement indien sur les terres visées par la demande de préemption de Freeman Hopkins et que la Couronne avait une obligation de fiduciaire à l’égard de ces terres.

[228] Les Ahousaht affirment que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en ne se renseignant pas parfaitement sur la demande de préemption de Freeman Hopkins, et en ne la contestant pas, après avoir été mis au courant de cette demande concurrente (représentations écrites de la revendicatrice aux para. 204-07). Ils soutiennent que le Canada s’est appuyé sur des renseignements inexacts tirés d’une lettre du ministère provincial des Terres, à savoir qu’aucune [traduction] « amélioration réalisée par des Indiens » n’avait été faite sur les terres (Pièce 34, onglet 61). Si la Commission McKenna-McBride s’était mieux renseignée, elle aurait constaté que ces renseignements étaient erronés et que la préemption demandée par Hopkins était illégale en ce qu’elle contrevenait aux dispositions de la Land Act, 1911. Par conséquent, le Canada a manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht en ce qui concerne les terres revendiquées au nord-ouest de l’île Vargas.

b) La position du Canada

[229] Le Canada reconnaît qu’il y a des éléments de preuve contradictoires quant à savoir si un Ahousaht a construit une maison sur les terres en question avant l’arrivée de Freeman Hopkins ou si ce dernier a acquis les terres par préemption avant que la maison ne soit construite (représentations écrites de l’intimé aux para. 114, 117). Cependant, il soutient que la preuve ne démontre pas que les Ahousaht avaient un intérêt identifiable dans les terres de l’île Vargas qui suffirait à établir l’existence d’une obligation de fiduciaire.

[230] Le Canada fait valoir que, si l’existence d’une obligation de fiduciaire est établie, il s’est acquitté de son obligation de diligence ordinaire grâce au processus de la Commission McKenna‑McBride et aux enquêtes qu’il a menées par la suite.

[231] Le Canada affirme qu’il a été question, pendant les travaux de la Commission McKenna‑McBride, de l’existence possible d’un établissement ahousaht sur les terres demandées par Freeman Hopkins. La Commission McKenna-McBride s’est penchée sur la question et a demandé au sous-ministre provincial des Terres de lui fournir les documents d’arpentage et les carnets de terrain, ainsi que les notes manuscrites de l’agent des Indiens concerné (représentations écrites de l’intimé au para. 118). Le Canada soutient qu’en tant que fiduciaire, il est tenu de respecter une certaine norme de conduite, ce qu’il a fait, et qu’il n’est pas tenu d’obtenir un résultat précis (Williams Lake CSCC au para. 48).

3. Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées?

[232] Le 18 mai 1914, le chef Billy a témoigné devant la Commission McKenna-McBride au sujet de la demande présentée par les Ahousaht en vue d’obtenir une réserve dans le nord-ouest de l’île Vargas. Il a déclaré qu’un homme ahousaht avait construit une maison et qu’il y vivait depuis un an lorsque Freeman Hopkins est arrivé en 1912. Selon lui, l’homme est parti pendant un certain temps et lorsqu’il est revenu, Hopkins vivait dans sa maison et lui aurait dit de s’en aller. Le chef Billy a également affirmé que les Ahousaht [traduction] « ont déjà vécu sur l’île Vargas il y a longtemps » et que les « Indiens [avaient] défriché » la terre sur laquelle se trouvaient les maisons. Il a dit à la Commission que les Ahousaht voulaient garder ces terres et qu’ils ne souhaitaient pas les vendre.

[233] Voici la transcription de cette partie du témoignage livré devant la Commission McKenna‑McBride :

[traduction]

LE CHEF [Billy] : Je voudrais vous parler d’un homme de l’île Vargas. Un de mes hommes avait une maison là-bas et il y vivait. Il est parti pendant un certain temps et lorsqu’il est revenu, il a trouvé un [homme blanc] dans sa maison et cet homme lui a dit que la maison lui appartenait et qu’il ne voulait pas qu’il y vive [dorénavant].

M. le commissaire Shaw : Qui était cet homme — quel est son nom?

R. M. Hopkins. Nous avons déjà vécu là il y a longtemps. Nous avions des terres et ce sont les Indiens qui ont défriché les terres sur lesquelles se trouvent les maisons. Je veux empêcher les [hommes blancs] d’agir ainsi. Je veux empêcher les [hommes blancs] d’aller là où nous avions l’habitude d’aller, car les Indiens veulent vivre là où ils ont construit leurs maisons et ils veulent garder leurs terres. Les Indiens sont différents des [hommes blancs]. Les [hommes blancs] viennent ici, achètent une parcelle de terre et y construisent une maison. Après 4 ou 5 ans, ils la vendent plus cher qu’ils ne l’ont payée. Les Indiens n’agissent pas de cette façon. Ils veulent garder les terres sur lesquelles ils ont construit leurs maisons.

LE PRÉSIDENT : Quand cet homme, Hopkins, est-il arrivé?

R. En 1912.

Q. Est-ce que la situation s’est arrangée depuis ce temps?

R. Non.

M. le commissaire Shaw à l’agent des Indiens Cox : Ces terres ont-elles été concédées par la Couronne ou préemptées par M. Hopkins?

R. Elles ont été préemptées par M. Hopkins.

Le chef [Billy] : La maison était là avant l’arrivée de Hopkins. Elle a été construite un an avant son arrivée, et j’aimerais savoir s’il est correct qu’un [homme blanc] vienne s’installer là où les Indiens vivaient depuis de nombreuses années. Est-ce que c’est correct? J’aimerais savoir. Je ne veux pas que des [hommes blancs] viennent et prennent les terres sur lesquelles sont construites nos maisons.

LE PRÉSIDENT : Les Indiens ne devraient pas construire quoi que ce soit sur des terres qui ne sont pas des terres de réserve. Cependant, s’ils y sont établis depuis un certain nombre d’années, les hommes blancs ne peuvent pas aller là et prendre le contrôle de ces terres. Nous allons nous renseigner sur tous ces points. Nous allons vérifier si cet homme s’est vu concéder des terres par la Couronne et nous allons chercher à savoir comment les [hommes blancs] ont pris possession des terres.

Le chef [Billy] : J’aimerais que vous me disiez comment il a pu empêcher un homme d’accéder à des lieux où les Indiens vivaient avant?

LE PRÉSIDENT : Les Indiens n’ont pas le droit de construire leurs maisons sur les terres d’autres hommes. Les réserves ont été accordées à cette fin, et jusqu’à ce que d’autres réserves soient ajoutées, ils ne devraient pas s’installer sur d’autres terres et y construire des maisons. Si vous avez besoin de plus de terres et que nous sommes du même avis, nous pouvons recommander au gouvernement de mettre des terres de côté pour vous, ce qu’il a d’ailleurs accepté de faire à condition d’avoir les terres nécessaires.

LE CHEF [Billy] : Je veux conserver les endroits où nous — les Indiens — vivons aujourd’hui. Je veux que ces endroits soient réservés aux Indiens, qui ont toujours voulu garder les terres où se trouvent leurs maisons. Nous ne voulons pas que les terres soient cédées. Nous voulons simplement pouvoir les conserver puisque nos maisons s’y trouvent.

LE PRÉSIDENT : Avant de partir, nous allons vous demander de nous indiquer où se trouvent les terres que vous revendiquez et nous vous dirons si elles ont été octroyées ou non. [Pièce 31, onglet 126 (pages 107 et 108 de la transcription)]

[234] Le 27 février 1912, Freeman Hopkins a fait une déclaration devant un magistrat en lien avec sa demande de préemption visant à obtenir environ 160 acres de terres près de l’angle nord‑ouest de l’île Vargas. Dans sa demande, il déclarait notamment que les terres convoitées étaient [traduction] « des terres inoccupées et non réservées de la Couronne (ne faisant pas partie d’un établissement indien) » (Pièce 30, onglet 48; Pièce 28 à la p. 38). En effet, le croquis de la parcelle demandée, joint à la demande, ne montre aucune amélioration. Le 7 mars 1912, le magistrat stipendiaire intérimaire, H. C. Rayson, a envoyé une lettre type au sous-ministre des Terres dans le but de lui transmettre la demande de Hopkins. Il y était écrit : [traduction] « [c]es terres sont maintenant libres, et je ne vois aucune raison de ne pas accepter la demande » (Pièce 30, onglet 49). Le même jour, un certificat de préemption a été délivré à Hopkins (Pièce 30, onglet 50).

[235] Comme il a déjà été précisé, les « établissements indiens » ne pouvaient pas faire l’objet d’une préemption en vertu de la Land Act. Cependant, si Freeman Hopkins avait acquis les terres par préemption avant que les Ahousaht ne s’y établissent, les terres n’auraient pas pu devenir des terres de réserve.

[236] Les préempteurs étaient tenus d’enregistrer leurs terres et de les faire arpenter par un arpenteur mandaté par le ministre des Terres (article 25 de la Land Act, 1911). Les arpenteurs devaient [traduction] « soigneusement consigner » tous les « villages ou établissements indiens, maisons et cabanes, champs ou autres améliorations » dans leur carnet de notes (paragraphe 5(10) de la Land Act, 1911, dans sa version modifiée par la Land Act Amendment Act, RSBC 1912, c 16). Les terres revendiquées ont été arpentées par Herbert Clague le 10 juin 1913, qui a noté que les terres étaient détenues par Freeman Hopkins (enregistrement de préemption no 543). Dans son carnet de notes d’arpentage, Clague a fait état des améliorations suivantes : une [traduction] « cabane de 10 pi x 14 pi », des « poulets » (indiqués par un carré à fond noir, vraisemblablement pour représenter un bâtiment), un « jardin » et une « maison — bois brut » (Pièce 31, onglet 84 (à la p. 18 du carnet d’arpentage)).

[237] L’année suivante, le 8 février 1914, un inspecteur du ministère provincial des Terres a inspecté les terres acquises par préemption par Freeman Hopkins sur le lot de district 1457. Il a rapporté que Hopkins vivait sur ces terres avec sa femme et ses trois enfants. Il a également noté la présence de certaines améliorations, dont une maison en bois, un bâtiment d’entreposage en bardeaux de cèdre, un poulailler, une maison d’habitation avec une annexe et deux surfaces cultivées (Pièce 31, onglet 92).

[238] Le 1er mars 1915, Freeman Hopkins a obtenu par concession de la Couronne 130 acres sur le lot de district 1457 (Pièce 31, onglet 153).

[239] Sur le plan procédural, le demandeur devait faire une déclaration, notamment pour attester que les terres visées par la demande de préemption étaient [traduction] « des terres inoccupées et non réservées de la Couronne (ne faisant pas partie d’un établissement indien) » (formulaire no 2 de l’annexe de la Land Act, 1911). Si le demandeur faisait dans sa déclaration des affirmations [traduction] « en sachant qu’elles étaient fausses », il n’avait alors « aucun droit, en droit ou en equity, sur la terre qu’il a[vait] pu obtenir en faisant une telle déclaration » (paragraphe 11(5) de la Land Act, 1911). Si un titre de concession de la Couronne était délivré [traduction] « par fraude ou par erreur, ou à la légère », ou « à tout autre égard de façon irrégulière », le ministre des Terres avait le pouvoir de l’annuler, ainsi que le certificat de préemption, après avoir entendu les parties intéressées (article 157 de la Land Act, 1911). Parallèlement, le Cabinet provincial (lieutenant-gouverneur en conseil) avait le pouvoir de réserver des terres pour les peuples autochtones et de les transférer à la Couronne fédérale pour qu’elle en fasse des réserves indiennes, dans la mesure où ces terres n’étaient pas légitimement détenues en vertu d’une préemption ou d’une concession de la Couronne (article 127 de la Land Act, 1911).

[240] Au vu de la loi, il est important de déterminer si l’établissement indien se trouvant au nord‑ouest de l’île Vargas était là avant ou après que Freeman Hopkins ne dépose sa demande de préemption. La preuve est contradictoire quant à savoir si des maisons se trouvaient sur les terres avant que Hopkins ne dépose sa demande de préemption, ou si Hopkins a déposé sa demande avant que les Ahousaht ne construisent les maisons.

[241] Par exemple, dans une lettre adressée au secrétaire du ministère des Affaires indiennes le 25 mai 1912, l’agent des Indiens A. W. Neill a indiqué que Freeman Hopkins avait acquis les terres par préemption avant que les Ahousaht n’y construisent des maisons. L’agent Neill a écrit ce qui suit au sujet des terres de l’île Vargas :

[traduction]
Un homme nommé Hopkins a préempté une parcelle de terre et, lorsqu’il y est retourné pour en prendre possession, il a trouvé un Indien d’Ahous[aht], à environ 10 milles de là, en train de construire une maison. J’ai donc refusé d’intervenir au nom de l’Indien qui avait délibérément empiété sur la terre d’un autre homme. [Pièce 30, onglet 56]

[242] L’agent Neill ne précisait pas dans sa lettre comment il avait obtenu cette information. Il est possible qu’il se soit fié à ce que lui avait dit Freeman Hopkins.

[243] L’agent des Indiens Cox, un représentant de la Couronne fédérale, a témoigné devant la Commission McKenna-McBride le 18 mai 1914. Contrairement à l’agent Neill, il a déclaré qu’il y avait des maisons indiennes sur les terres en question lorsque Freeman Hopkins est arrivé pour en « prendre possession », comme il est indiqué dans le compte rendu de la réunion de la Commission McKenna-McBride :

[traduction]
L’AGENT COX a expliqué à la Commission que les commentaires formulés par le chef à ce sujet n’avaient rien à voir avec une quelconque demande de terres. Ce dont il parlait avait été porté à l’attention de l’ancien agent Neil[l]. Au moment où Hopkins a pris possession de ses terres, lui et l’agent ont demandé aux Indiens d’enlever leurs maisons, ce qu’ils ont refusé de faire. À présent, ils voudraient bien les enlever, mais M. Hopkins refuse de les laisser faire. La maison en question était vieille et de peu de valeur. Hopkins avait préempté les terres. Il existait un dossier de correspondance dans cette affaire, lequel contenait diverses lettres échangées entre M. Hopkins et l’agent Neil[l]. (Note : le dossier sera fourni par l’agent Cox). [Pièce 31, onglet 125 (18 mai 1914, résumé de la preuve présentée lors des audiences tenues avec les Ahousaht et les Manhousaht)].

[244] L’agent Cox a employé le pluriel pour désigner les maisons indiennes se trouvant sur les terres préemptées par Freeman Hopkins. Bien que ce ne soit pas clairement indiqué, la façon dont le résumé est formulé donne à penser que les maisons indiennes ont été construites avant que M. Hopkins ne dépose sa demande de préemption, et ce, à cause de l’emploi du pluriel. Il est également important de souligner que l’agent Cox a décrit la maison comme étant vieille, et non pas récente. Le chef Billy a déclaré qu’une maison avait été construite un an avant l’arrivée de M. Hopkins. Par conséquent, la « vieille maison » n’était probablement pas la maison à laquelle le chef Billy faisait référence.

[245] Le témoignage de l’agent Cox ne figure pas dans la transcription officielle. En ce qui concerne l’interrogatoire auquel a été soumis l’agent Cox devant la Commission McKenna‑McBride au sujet des sites revendiqués par les Ahousaht, l’expert Adrian Clark explique que, selon lui, le résumé des témoignages est « plus fiable » que la « transcription officielle » étant donné qu’il contient plus de détails (Pièce 28 aux pp. 53-54 et note de bas de page 145). C’est aussi mon avis.

[246] Dans une lettre du 23 avril 1914 adressée à l’agent Cox, Freeman Hopkins précisait qu’en 1912, l’agent des Indiens précédent [vraisemblablement A. W. Neill] avait demandé aux [traduction] « Indiens d’enlever leurs bâtiments » de la propriété [de M. Hopkins]. Un Autochtone, que M. Hopkins surnomme péjorativement « Fatty », a refusé d’enlever son bâtiment et a demandé plusieurs fois à M. Hopkins de lui racheter. Je remarque que l’emploi du pluriel par M. Hopkins pour désigner les maisons indiennes concorde avec le témoignage de l’agent Cox qui est rapporté dans le résumé des audiences de la Commission McKenna-McBride.

[247] Voici un extrait de la lettre de Freeman Hopkins :

[traduction]
[...] Je voudrais souligner la faveur que vous m’avez accordée le 14 de ce mois, pour laquelle je vous remercie, et j’aimerais attirer votre attention là-dessus, c’est‑à‑dire que j’ai eu de nombreux ennuis dans le passé par rapport à ce que vous avez décrit dans votre lettre.

J’étais en contact avec l’agent des Indiens qui occupait le poste avant vous. Dans la lettre qu’il m’a adressée le 30 octobre 1912, il demandait aux Indiens d’enlever leurs bâtiments de ma propriété.

Il poursuivait en disant que les Indiens avaient promis de les enlever à leur retour à l’automne, soit 3 mois et demi ou 4 mois plus tard.

D’autres Indiens sont venus et m’ont demandé d’acheter leurs bâtiments. J’ai pu prendre des dispositions satisfaisantes, mais seulement au printemps suivant, si bien que je n’ai pas pu utiliser la terre jusque-là.

Vous devriez pouvoir obtenir des renseignements sur cette transaction auprès de M. Grice à Tofino.

Pour ce qui est de l’Indien surnommé « Fatty », je ne suis pas arrivé à conclure un accord avec lui.

Après avoir obtenu des conseils juridiques, j’ai envoyé une lettre à votre bureau, datée du 23 décembre 1912, pour vous informer que j’avais placé sur les cabanes des avis les informant qu’ils avaient jusqu’au 31 janvier 1913 pour les enlever.

Ce « Fatty » est venu me voir plusieurs fois pour m’inciter à lui acheter sa cabane et je lui ai fait comprendre du mieux que je pouvais qu’il devait l’enlever.

Un jour, il est venu et je croyais qu’il avait l’intention d’enlever sa cabane, mais il a pris les planches desserrées qui se trouvaient à l’intérieur et, avec un autre homme, il a sorti les pommes de terre et d’autres objets qui se trouvaient à l’intérieur à ce moment-là. J’ai insisté pour qu’il la démolisse.

Il a continué à venir me voir pour me demander de lui acheter.

Au printemps dernier, devant 3 personnes, dont l’une que vous connaissez, un certain P. Havelaque, vous m’avez conseillé et donné la permission de brûler le ou les bâtiments en question, ou d’en faire ce que bon me semblait.

J’utilise actuellement le bâtiment comme poulailler, car je risquerais de mettre le feu à mes autres bâtiments si je le brûlais.

Si nécessaire, je peux le démolir et le brûler, mais je ne laisserai pas « Fatty » l’avoir après tous les ennuis qu’il m’a causés. [Caractère gras ajouté; souligné dans l’original; Pièce 30, onglet 59]

[248] À mon avis, la lettre de Freeman Hopkins n’est d’aucune utilité pour l’intimé. Les déclarations qu’elle contient sont équivoques.

[249] Il n’est pas précisé dans la lettre si les bâtiments de Freeman Hopkins étaient antérieurs ou postérieurs aux « bâtiments » indiens, au pluriel. Cependant, d’après le ton général de la lettre, il y a tout lieu de penser que, si les maisons indiennes avaient été construites après le dépôt de la demande de préemption, M. Hopkins l’aurait mentionné.

[250] L’agent Cox a informé la Commission McKenna‑McBride que, [traduction] « [l]orsque Hopkins avait pris possession de ses terres, lui et l’agent avaient demandé aux Indiens d’enlever leurs maisons, ce qu’ils ont refusé de faire ». Encore une fois, cette déclaration donne à penser qu’il y avait des maisons indiennes — au pluriel — sur le site quand M. Hopkins est arrivé.

[251] Par ailleurs, la déclaration de l’agent Cox quant à la présence d’un certain nombre de maisons concorde avec le témoignage qu’a livré le chef Billy devant la Commission McKenna‑McBride en 1914. Selon l’agent Cox, il y avait une maison ahousaht sur le site à l’arrivée de Freeman Hopkins. Selon le chef Billy, les Ahousaht vivaient à cet endroit et ces [traduction] « [derniers] avaient défriché les terres revendiquées ».

[252] Dans son témoignage devant la Commission McKenna-McBride, le chef Billy a également fait référence à un établissement indien [traduction] « datant d’il y a longtemps » (Pièce 31, onglet 126 (pages 111, 116 et 117 de la transcription)).

[253] La preuve par histoire orale qui a été présentée au Tribunal est venue confirmer le témoignage du chef Billy, à savoir que la région était traditionnellement un territoire des Ahousaht (transcription de l’audience (témoignage d’Edwin Frank), 2 mai 2019, à la p. 96).

[254] Edwin Frank a témoigné devant le Tribunal au sujet de la région revendiquée au nord‑ouest de l’île Vargas, désignée comme étant le lot de district 1457 sur une carte qui lui a été présentée et qui a été déposée en preuve comme Pièce 6A. Il a déclaré qu’un chef nommé Billy y avait une maison, qu’il y habitait [traduction] « presque en permanence, mais [qu’]il n’y était pas tout le temps ». Voici l’intégralité du témoignage qu’il a livré sur la question :

[traduction]

Ce que l’on m’a dit à propos de cette région, c’est qu’un chef nommé Billy y avait une maison. Il se rendait là pour s’évader ou — il y habitait presque en permanence, mais il n’y était pas tout le temps.

À un moment de sa vie, il y est retourné et la maison était occupée par un homme blanc. Cet homme lui a dit : « Vous n’habitez plus ici. Ce sont mes terres. Je les ai achetées ». Et sans — le chef Billy n’a pas été suffisamment averti que ses terres avaient été prises et vendues — à son insu.

Et je pense que les terres nous appartiennent toujours puisque nous nous souvenons toujours du chef Billy. Peu importe la façon dont on examine la question, ce sont toujours nos terres, qu’elles aient été achetées ou non. Ce sont nos terres. Voilà ce que je pense. Mon père m’a dit de ne pas oublier que toutes les terres que nous avons perdues restent nos terres. Et ce site, j’aimais y aller parce que nous chassions le cerf sur l’île.

Plus tard, des années plus tard, il y avait des gens de passage qui vivaient là. C’est un bel endroit. Nous leur avons demandé : « que faites-vous là? » « Oh, nous vivons ici », nous ont-ils répondu. « Vous voulez vous établir ici? » « En quelque sorte. » Nous allons devoir vous demander de partir parce que ce territoire, ce sont nos terres et ne pouvons accepter que n’importe qui s’installe à n’importe quel moment. » Ils ont alors dit : « Si nous nous établissons sur les terres, nous pourrons les acquérir. » « Peu importe, vous savez, nous allons tout de même vous demander de quitter ces terres parce que ce ne sont pas les vôtres. »

Et, je pense qu’historiquement, ces terres ont toujours été les nôtres et elles le resteront. Cela ne changera jamais. Je ne sais pas si ces terres font encore l’objet d’un ordre d’achat, mais à ce jour, ce sont toujours des terres privées. J’aimerais savoir. Si elles ne font l’objet d’aucun ordre d’achat, elles devraient autant que possible être rendues aux Premières Nations d’Ahousaht. [Transcription de l’audience, 2 mai 2019, aux pp. 94 à 96]

[255] Il ressort du témoignage d’Edwin Frank que les Ahousaht occupaient la région vers l’époque de la préemption. David Frank a déclaré devant le Tribunal que, dans les années 1860 ou 1870, le père de John Campbell vivait au nord-ouest de l’île Vargas puisque le chef de l’époque lui avait donné des terres. Il a identifié l’endroit sur une carte déposée en preuve comme Pièce 5. Il a affirmé que la famille Campbell chassait le cerf sur toute l’île Vargas. Il se rappelait que les Ahousaht procédaient à des brûlages dirigés dans cette partie de l’île pour chasser le cerf et faire abonder la nourriture. Il a indiqué sur une carte (Pièce 5) que ces activités avaient lieu dans un secteur situé sur la rive ouest de l’île Vargas, légèrement au sud de la zone revendiquée à l’angle nord-ouest de l’île Vargas (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 50).

[256] John Hudson Webster (Nasamis) a également parlé de la partie nord-ouest de l’île Vargas. Il a dit que le peuple des Ahousaht vivait là, à un endroit appelé Ahous. Le chef Johnson White vivait là, près de la rivière Supsauce, une rivière à saumon coho. Nasamis a identifié l’emplacement sur une carte déposée en preuve comme Pièce 6A. Selon Nasamis, le chef Johnson aurait vécu à cet endroit dans les années 1890, lorsque le commissaire O’Reilly est arrivé et a établi des réserves, a-t-il dit, [traduction] « sans vraiment consulter les personnes touchées et les membres de nos Nations ».

[257] Le secrétaire de la Commission McKenna-McBride, C. H. Gibbons, a écrit au sous‑ministre provincial des Terres, R. A. Renwick, le 19 novembre 1915. Il a écrit que, selon la preuve présentée à la Commission McKenna-McBride, il y avait sur les terres en question [traduction] « un vieil établissement indien qui avait toujours été occupé par les Indiens, qui alléguaient que le titre de préemption avait été obtenu de façon irrégulière » (Pièce 34, onglet 59). Cette déclaration, bien qu’elle ne soit pas concluante puisqu’elle fait référence à une allégation, laisse entendre que le secrétaire Gibbons a pris au sérieux le témoignage livré par le chef Billy devant la Commission McKenna-McBride.

[258] Dans son rapport de février 2020, Aaron Blake Evans a fourni une carte du nord‑ouest de l’île Vargas qui montre que le site de l’établissement des Ahousaht et les améliorations y apportées se situent entièrement dans le lot de district 1457. Il est écrit sur la carte que les terres ont été « acquises par préemption en 1912 par Hopkins » (Pièce 26, deuxième carte après la page 3).

Carte du nord-ouest de l’île Vargas tirée du rapport d’Aaron Blake Evans (Pièce 26).

[259] Edwin Frank (devant le Tribunal) et le chef Billy (devant la Commission McKenna-McBride) ont tous deux affirmé qu’un Ahousaht avait vécu dans une maison située sur les terres au nord-ouest de l’île Vargas, lesquelles ont plus tard été occupées par un colon. Edwin Frank a déclaré que le chef Billy avait vécu dans une maison à cet endroit tandis que le chef Billy a mentionné que c’était un membre de sa nation qui avait vécu dans la maison. Sur la carte à laquelle Edwin Frank a fait référence, l’endroit correspond au lot de district 1457, bien qu’il ait été désigné comme tel plus tard. Comme les témoignages divergent, il est possible qu’Edwin Frank et le chef Billy ne faisaient pas référence à la même maison. C’est un fait bien connu que l’histoire des peuples autochtones de la Colombie-Britannique a, de manière générale, été transmise oralement et non par écrit. Il est certes possible que des erreurs se soient glissées dans la transmission de l’histoire orale d’une génération à l’autre, mais l’histoire orale doit être placée sur un « pied d’égalité » avec les documents historiques (Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010 au para. 87; Nation Tsilhqot’in c Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 RCS 257). En l’espèce, la divergence entre les témoignages ne mine pas vraiment la preuve selon laquelle il y avait une ou plusieurs maisons sur les terres revendiquées et qu’un Ahousaht y vivait.

[260] Tant la preuve orale que la preuve documentaire dont je dispose confirment que les Ahousaht ont utilisé et occupé les terres revendiquées avant que Freeman Hopkins ne présente une demande de préemption. À la lumière de la preuve, j’arrive à la conclusion qu’il y avait plus d’une maison sur les terres en question et que les Ahousaht étaient établis dans la région depuis longtemps. Même s’il n’y avait pas d’établissement ahousaht en 1911, les Ahousaht pouvaient prétendre sérieusement à cette région parce que c’est là qu’étaient leurs terres ancestrales. La revendication des Ahousaht était donc historique.

[261] Je conclus que les Ahousaht avaient un intérêt autochtone particulier dans les terres en question, au nord-ouest de l’île Vargas, à l’époque où Freeman Hopkins a exercé son droit de préemption et même avant.

4. L’intérêt des Ahousaht dans les terres de l’île Vargas était-il identifiable ou pouvait-il être identifié par les représentants de la Couronne?

[262] J’estime que l’histoire orale et la preuve documentaire étayent la thèse selon laquelle la Couronne était au courant de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans les terres revendiquées depuis au moins 1914, lorsque le chef Billy a témoigné devant la Commission McKenna‑McBride. En outre, la Couronne était en mesure de savoir, dès 1912, qu’il y avait un conflit grâce aux agents des Indiens.

[263] Le Canada soutient que la Couronne et ses mandataires n’avaient pas une connaissance suffisante de l’intérêt identifiable dans les terres revendiquées à l’angle nord-ouest de l’île Vargas. Freeman Hopkins a déposé une demande de préemption le 27 février 1912. Il a indiqué dans sa demande que les terres demandées étaient [traduction] « des terres inoccupées et non réservées de la Couronne (ne faisant pas partie d’un établissement indien) » et il a joint un croquis des terres où n’apparaissait aucune amélioration.

[264] Le 7 mars 1912, le magistrat a donc transmis la demande de préemption de Freeman Hopkins au sous-ministre des Terres. Il a utilisé une lettre type dans laquelle il était écrit ce qui suit : [traduction] « Ces terres sont maintenant libres, et je ne vois aucune raison de ne pas accepter la demande ». Sans même chercher à en savoir davantage, la province a délivré un certificat de préemption le même jour.

[265] Le chef Billy a déclaré devant la Commission McKenna-McBride qu’un Ahousaht avait construit une maison sur les terres en question un an avant que Freeman Hopkins ne dépose sa demande de préemption. Il a ajouté que cet Ahousaht était parti pendant un certain temps et qu’à son retour, Hopkins vivait dans sa maison. Il a expliqué à la Commission que le Ahousaht voulait garder les terres et qu’il ne souhaitait pas les vendre. Le président s’est engagé à découvrir si M. Hopkins avait obtenu ou non une concession de la Couronne et, le cas échéant, s’il avait légalement pris possession des terres.

[266] Compte tenu de ce qui précède, la Couronne était manifestement au courant de l’intérêt des Ahousaht dans les terres revendiquées depuis au moins 1914. Le volet relatif au caractère identifiable est respecté.

5. La Couronne a-t-elle exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans l’île Vargas?

[267] Il est bien établi que, dans le cadre du processus de création des réserves en Colombie‑Britannique, le Canada a assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard des intérêts fonciers identifiables des Premières Nations. En l’espèce, le Canada avait un pouvoir discrétionnaire à l’égard des terres revendiquées au nord-ouest de l’île Vargas dès 1914, lorsque les Ahousaht ont demandé des terres de réserve devant la Commission McKenna-McBride.

6. Le Canada a-t-il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht?

[268] S’agissant de cette partie de la revendication, la Couronne n’a pas fait preuve de diligence raisonnable lorsqu’elle a mené son enquête relativement à la demande de terres de réserve que les Ahousaht ont présentée à la Commission McKenna-McBride.

[269] Le 20 mars 1912, le sous-ministre provincial des Terres a informé l’agent du gouvernement à Alberni que le certificat de préemption délivré à Freeman Hopkins était maintenu parce que les terres [traduction] « semblaient vacantes selon les plans » (Pièce 30, onglet 51). Le mot « semblaient » peut laisser croire que le sous-ministre n’était pas sûr, à ce stade précoce, que les terres étaient vraiment vacantes.

[270] Tant l’agent Neill que l’agent Cox se sont empressés d’accepter la version des faits de Freeman Hopkins plutôt que celle des Ahousaht. Rien ne prouve que l’un ou l’autre des agents ait discuté avec les prédécesseurs des Ahousaht, c’est-à-dire les Kelsemaht, en 1912, quand le conflit a pris naissance, ou plus tard. En fait, l’agent Neill était d’accord avec M. Hopkins pour dire que les Ahousaht devaient enlever leurs maisons, et l’un des agents a même conseillé à M. Hopkins de les brûler.

[271] Le chef Billy a déclaré devant la Commission McKenna-McBride qu’un Ahousaht avait construit une maison sur les terres situées au nord-ouest de l’île Vargas un an avant que Freeman Hopkins ne dépose sa demande de préemption. Ce témoignage contredisait la preuve fournie par M. Hopkins pour étayer sa demande de préemption. Ce sont donc deux éléments de preuve clés qui se contredisaient sur un point important. Le président de la Commission McKenna‑McBride a promis au chef Billy que la Commission chercherait à savoir si la préemption était légitime.

[272] Le principe de l’honneur de la Couronne oblige la Couronne à respecter les promesses faites aux peuples autochtones (R c Badger, [1996] 1 RCS 771 à la p. 92, 133 DLR (4th) 324; Manitoba Métis). Le chef Billy croyait que la Commission McKenna‑McBride se pencherait avec diligence sur cette question importante pour les Ahousaht. Le principe de l’honneur de la Couronne l’exigeait.

[273] Le 19 novembre 1915, C. H. Gibbons, secrétaire de la Commission McKenna-McBride, a écrit au sous-ministre provincial des Terres, R. A. Renwick, au sujet de l’allégation selon laquelle [traduction] « le titre de préemption avait été obtenu de façon irrégulière » (Pièce 34, onglet 59). Il a indiqué que les Ahousaht avaient obtenu l’assurance qu’une [traduction] « enquête serait menée au sujet du bien‑fondé de cette allégation, et qu[’il] apprécierait donc que lui soit fourni un avis à ce sujet ». Il a ensuite, au nom de la Commission, demandé au sous-ministre provincial des Terres de lui fournir les dossiers d’arpentage et les carnets de notes se rapportant aux terres revendiquées. Il voulait examiner ces documents étant donné qu’ils pouvaient [traduction] « faire allusion à la nature et à l’étendue des bâtiments ou des autres améliorations apportées par les Indiens » (je souligne).

[274] Le 23 novembre 1915, le sous-ministre des Terres a répondu que les terres avaient été arpentées en juillet 1913 et qu’il n’avait pas été question d’améliorations apportées par les Indiens (Pièce 34, onglet 61). Cette réponse avait beau être vraie, elle n’en était pas moins trompeuse. Si les dossiers d’arpentage et les carnets de notes avaient été fournis, comme l’avait demandé le secrétaire Gibbons, le Canada aurait su que l’arpenteur Clague avait relevé la présence d’une cabane, d’un poulailler, d’un jardin et d’une maison en bois brut sur les terres. L’arpenteur n’a pas indiqué dans ses notes si les améliorations avaient été apportées par des Indiens ou des non-Indiens. Il n’a pas non plus dit clairement qu’il n’y avait pas de bâtiments autochtones sur les terres (Pièce 31, onglet 84). Le « poulailler » était probablement un bâtiment autochtone que Freeman Hopkins avait transformé en poulailler, comme le précisait ce dernier dans sa lettre du 23 avril 1914.

[275] Par ailleurs, le 23 novembre 1915, le secrétaire Gibbons a également écrit à l’agent Cox pour lui demander des renseignements sur les terres visées par la préemption de Freeman Hopkins (Pièce 34, onglet 60). Malheureusement, dans sa lettre, il a omis d’indiquer le numéro du lot de district. Par conséquent, dans sa réponse du 27 novembre 1915, l’agent Cox n’a pas parlé du droit de préemption exercé par M. Hopkins sur le lot de district 1457, mais plutôt de celui exercé par M. Abraham au sud de l’île Vargas (Pièce 34, onglet 63). Le secrétaire Gibbons n’a pas fait de suivi et n’a pas cherché à obtenir de renseignements sur le bon lot.

[276] La Couronne devait, en tant que fiduciaire, privilégier les intérêts des Indiens sur leurs terres plutôt que l’intérêt des nouveaux arrivants à acquérir des droits dans des terres de la Couronne (Williams Lake au para. 223).

[277] Une personne qui fait preuve de prudence ordinaire dans la gestion de ses propres affaires ne renoncerait pas tout bonnement à sa demande de renseignements parce que les documents qu’elle cherche à obtenir ne lui ont pas été transmis ou que la réponse qu’elle a obtenue n’a aucun rapport avec la question posée. La prudence ordinaire exigeait que d’autres efforts soient déployés pour obtenir les renseignements demandés. J’estime que les commentaires formulés par la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344 au para. 115, 130 DLR (4th) 193, sont à propos :

Lorsqu’une partie se voit conférer certains pouvoirs touchant les droits d’une autre partie et que cette dernière se voit privée des pouvoirs en question ou est « vulnérable », la première partie, celle qui détient les pouvoirs, a l’obligation de fiduciaire de les exercer dans l’intérêt de l’autre […]

[278] Les Ahousaht dépendaient de la Couronne tout au long du processus. Ils étaient vulnérables, et pourtant la Couronne n’a pas fait preuve de diligence dans ses démarches auprès de la province. Elle a écrit deux lettres et n’a pas donné suite aux réponses qu’elle a reçues alors qu’elles étaient toutes deux inadéquates. La réponse de l’agent Cox concernait une préemption complètement différente et l’autre réponse était trompeuse.

[279] De plus, rien ne prouve que la Commission McKenna‑McBride, ou un représentant de la Couronne, ait cherché à obtenir davantage de renseignements ou ait consulté les Ahousaht au sujet des divergences relevées dans la preuve. Rien ne prouve non plus que le Canada, ou la Commission McKenna‑McBride, ait fait un suivi. Enfin, il n’y a aucune preuve que la Couronne a informé ou consulté les Ahousaht au sujet des communications qu’elle a eues ou n’a pas eues avec la province, ni que le Canada, ou la Commission McKenna-McBride, a informé les Ahousaht, de quelque façon que ce soit, de la décision de ne pas entreprendre d’autres démarches auprès de la province, malgré l’importance que revêtaient les terres pour ces derniers.

[280] Au lieu de pousser l’affaire plus loin afin de savoir s’il existait d’autres renseignements utiles concernant la demande de préemption de Freeman Hopkins, la Commission McKenna‑McBride a cru M. Hopkins sur parole. Elle a conclu que les terres n’étaient pas disponibles puisqu’elles avaient été aliénées par préemption puis par concession de la Couronne (ECF au para. 73; Pièce 34, onglet 64). Elle a agi ainsi alors que le président de la Commission McKenna‑McBride avait promis au chef Billy qu’il [traduction] « all[ait] se renseigner sur le sujet ».

[281] De plus, il était question dans le résumé des audiences de la Commission McKenna‑McBride avec les Ahousaht et les Manhousaht d’un dossier contenant des lettres échangées entre Freeman Hopkins et l’agent Neill, avec la mention [traduction] « Dossier à obtenir de l’agent Cox ». Rien ne prouve que la Commission McKenna‑McBride ait tenté d’obtenir ce dossier de correspondance. Il est donc possible qu’elle n’ait pas eu la lettre de M. Hopkins en sa possession le 18 mai 1914, lorsque le chef Billy et l’agent Cox ont témoigné devant elle. Si le Canada avait demandé le dossier, la lettre de M. Hopkins, datée du 23 avril 1914, aurait vraisemblablement fait surface. Ce point est important, car dans cette lettre, M. Hopkins mentionne la présence de plusieurs bâtiments sur les terres revendiquées. Le Canada, par l’intermédiaire de ses représentants à la Commission McKenna-McBride, devait essayer d’obtenir le dossier de correspondance. La Commission McKenna‑McBride aurait dû s’efforcer de l’obtenir en novembre 1914, alors qu’elle cherchait à pousser plus loin son enquête. La lettre que M. Hopkins dit avoir reçue — probablement de l’agent Neill — le 30 octobre 1912, ne figure pas dans le dossier de preuve de l’instance et n’a vraisemblablement pas été présentée à la Commission McKenna-McBride.

[282] La Couronne a adopté une conduite semblable à celle qu’elle avait eue dans l’affaire Première Nation des Malécites de Madawaska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 5. Comme l’a déclaré le juge MacDougall au paragraphe 368 :

J’estime que, en l’espèce, le principe de l’honneur de la Couronne exige que toute ambiguïté soit interprétée en faveur des Malécites de Madawaska, alors que le dossier est incomplet et qu’il manque, vu la mauvaise gestion de la Couronne, des documents importants susceptibles d’apporter des précisions sur cette question.

[283] Le Canada, en tant que fiduciaire, devait examiner attentivement les divergences relevées dans la preuve et déterminer si l’établissement ahousaht était antérieur à la demande de préemption présentée par Freeman Hopkins. Comme la Commission McKenna-McBride disposait de deux versions contradictoires en ce qui concerne le statut des terres revendiquées, il lui incombait de déterminer si la version des faits présentée par le chef Billy et, dans une certaine mesure par l’agent Cox, était plus crédible que celle présentée par M. Hopkins. D’ailleurs, Adrian Clark a indiqué à la page 56 de son rapport, qui a été rédigé longtemps après les faits, que [traduction] « l’on peut raisonnablement supposer que le récit du chef Billy est plus fiable que les autres versions des faits se rapportant à la préemption de M. Hopkins ». Cela démontre que la Commission McKenna‑McBride aurait dû faire une évaluation de la crédibilité afin de pouvoir rédiger ses recommandations sur la base d’un dossier complet et exact. Le fait que la Couronne n’ait pas vraiment porté attention aux éléments de preuve contradictoires qui ont été présentés relativement à ce point important, et qui auraient permis de déterminer si les Ahousaht devaient se voir attribuer une réserve, constitue un manquement manifeste à l’obligation qui incombe au fiduciaire de faire preuve de diligence ordinaire.

7. Conclusion sur le nord‑ouest de l’île Vargas

[284] Le Canada ne pouvait pas créer unilatéralement des réserves sur la base de l’article 13 des Conditions de l’adhésion. Cependant, en tant que fiduciaire, il devait contester toute préemption illégale qui faisait obstacle à l’attribution de réserves (Williams Lake au para. 328). Comme le président Slade l’a indiqué dans la décision Williams Lake :

Les principes d’equity ne sauraient excuser l’acquisition illégale des intérêts des colons, qui faisaient obstacle à l’exécution de l’obligation fiduciaire. [au para. 339]

[285] Dans le cadre du processus de la Commission McKenna‑McBride, le Canada avait l’obligation d’apprécier la crédibilité des parties qui se présentaient devant elle. L’obligation de diligence ordinaire exigeait de la Commission McKenna-McBride qu’elle évalue la crédibilité du chef Billy et de Freeman Hopkins avant d’accepter l’une ou l’autre des versions des faits. En tant que fiduciaire, le Canada avait l’obligation de faire preuve de diligence ordinaire et de s’enquérir de l’existence et de l’étendue de tout établissement indien situé au nord-ouest de l’île Vargas avant que M. Hopkins n’acquiert les terres par préemption. Le Canada a manqué à cette obligation en ce qui concerne cette partie de la revendication puisqu’il n’a pas cherché à savoir si l’établissement ahousaht était antérieur à la demande de préemption.

[286] Si la Commission McKenna-McBride s’était dûment renseignée et si elle avait procédé à une appréciation de la crédibilité, le résultat aurait pu être différent. En effet, il ressort de la preuve recueillie par le Tribunal que la Commission McKenna-McBride serait probablement arrivée à la conclusion qu’il existait un établissement indien à l’angle nord-ouest de l’île Vargas avant que les terres soient préemptées. Aux termes de la Land Act, les titres de préemption et les concessions de la Couronne pouvaient être annulés si les terres en faisant l’objet empiétaient sur un établissement indien préexistant (article 157 de la Land Act, 1911; Williams Lake au para. 97). Si la Commission McKenna‑McBride avait jugé la préemption illégale, il aurait alors incombé à la Couronne fédérale d’insister auprès de la province pour qu’elle en annule le titre de même que toute concession subséquente, et pour qu’elle transfère les terres concernées au Canada dans le but d’en faire une réserve. Suivant le paragraphe 7(1) et l’article 157 de la Land Act, 1911, si une préemption était accordée illégalement, le Canada avait l’obligation de fiduciaire de demander sans délai à la province d’en annuler le titre de préemption ainsi que la concession accordée par la Couronne afin que les terres puissent être attribuées à titre de réserve.

[287] S’agissant du site revendiqué au nord-ouest de l’île Vargas, et selon l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, le Canada a manqué à ses obligations de fiduciaire dans le cadre du processus de création des réserves.

C. Ajouts à la RI Quortsowe no 13

1. Aperçu

[288] En 1889, le commissaire O’Reilly a attribué la RI Quortsowe no 13 aux Kelsemaht. Vers 1951, les Kelsemaht ont fusionné avec les Ahousaht (transcription de l’audience (témoignage de Maquinna), 30 avril 2019, aux pp. 20-21). J’utilise les termes Ahousaht et Kelsemaht de façon interchangeable dans la présente partie.

[289] La RI no 13 est une réserve de 36 acres où se trouvaient deux maisons et un poste de pêche (Pièce 28 à la p. 31). Elle était située à la tête de la baie Warn, à l’ouest de l’embouchure du ruisseau Bulson (Pièce 28 à la p. 16; ECF au para. 102).

[290] Après s’être vu attribuer la RI no 13, les Kelsemaht ont fait deux demandes en vue d’y ajouter des terres. Tout d’abord, le 16 mai 1914, ils ont fait une demande en ce sens à la Commission McKenna‑McBride. Le chef Charlie Johnnie a demandé des terres près du ruisseau Bulson afin que ses membres puissent pêcher le saumon [traduction] « étant donné qu[’ils] viv[ent] de saumon » (Pièce 31, onglet 124 (p. 3 de 10)). Ensuite, le 25 août 1922, dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark, les Kelsemaht ont demandé d’autres terres le long de la rive sud de la baie Warn et [traduction] « sur une certaine distance vers l’intérieur des terres » (Pièce 31, onglet 220). Les deux demandes ont été rejetées.

2. Arguments des parties

a) Les Ahousaht

[291] La revendicatrice soutient qu’avant de se voir attribuer la RI no 13, les Kelsemaht vivaient de part et d’autre du ruisseau Bulson, à la tête de la baie Warn (représentations écrites de la revendicatrice au para. 213). Quelque temps après l’attribution de la réserve, une conserverie a été construite dans la région et ses employés empêchaient les Kelsemaht de pêcher le saumon dans le ruisseau Bulson. Les Kelsemaht ont donc demandé des terres de réserve de chaque côté du ruisseau afin d’améliorer leur accès aux zones de pêche, c’est-à-dire qu’ils ont demandé à ce que des terres soient ajoutées à la RI no 13, tant dans le cadre de la Commission McKenna-McBride que de l’examen de Ditchburn et Clark. Les deux demandes ont été rejetées puisque la Couronne croyait que les terres demandées avaient été aliénées.

[292] La revendicatrice soutient que le Canada avait, en tant que fiduciaire, l’obligation de consulter les Kelsemaht pour savoir où ils résidaient et pour vérifier si les terres demandées avaient été aliénées ou si elles pouvaient être ajoutées à la RI no 13. Elle affirme que le Canada devait vérifier si les concessions forestières situées à proximité de la RI no 13 avaient été accordées en violation de la législation provinciale de l’époque, selon laquelle il était interdit d’accorder des permis de coupe à l’égard de terres formant un établissement indien.

[293] La revendicatrice soutient également que le Canada aurait dû, dans le cadre de ses démarches, vérifier si certaines des autres terres de la région recensées par son témoin, Aaron Blake Evans, qui n’étaient pas assujetties à des baux de concession forestière, auraient pu constituer des terres de réserve (représentations écrites de la revendicatrice aux para. 215–16).

b) Le Canada

[294] L’intimé soutient que la preuve ne démontre pas que la Couronne ou ses mandataires avaient une connaissance suffisante de l’existence d’un intérêt autochtone identifiable dans les terres revendiquées pour établir une obligation de fiduciaire. À titre subsidiaire, si l’existence d’une obligation de fiduciaire est établie, la Commission McKenna-McBride et le comité d’examen Ditchburn-Clark ont tous deux examiné les demandes présentées par les Kelsemaht en vue d’ajouter des terres à la RI no 13. Dans les deux cas, le Canada soutient que les demandes des Kelsemaht ont été traitées avec la diligence ordinaire voulue. Les demandes ont été rejetées parce que les terres demandées faisaient partie de concessions forestières et qu’elles n’étaient pas disponibles aux fins de création d’une réserve. Par conséquent, le Canada affirme que s’il avait une obligation de fiduciaire à l’égard des sites revendiqués, il n’y a pas manqué. La Couronne et ses mandataires ont fait preuve de diligence ordinaire et se sont adéquatement renseignés en ce qui concerne les demandes de terres de réserve supplémentaires.

3. Demande présentée à la Commission McKenna‑McBride

a) Introduction

[295] Les Ahousaht ont demandé que des terres soient ajoutées à la RI no 13 à deux reprises : en 1914, devant la Commission McKenna-McBride, et en 1922, devant le comité d’examen Ditchburn-Clark. Je traiterai chacune de ces demandes séparément.

[296] La RI no 13, telle qu’elle a été attribuée, se trouvait sur la rive ouest du ruisseau Bulson dans la région de la baie Warn. En 1914, devant la Commission McKenna-McBride, les Ahousaht ont demandé à ce que des terres situées du côté est du ruisseau Bulson soient ajoutées à la RI no 13. Ils avaient besoin de terres pour permettre l’accès à un ou plusieurs lieux de pêche dans le ruisseau.

[297] Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la Couronne avait une obligation de fiduciaire à l’égard des Ahousaht dans le cadre du processus de la Commission McKenna-McBride en ce qui concerne les terres revendiquées comme lieu de pêche sur la rive est du ruisseau Bulson, juste à côté de la RI no 13. Je conclus en outre que le Canada a manqué à cette obligation.

b) Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées devant la Commission McKenna-McBride?

i) Preuve par histoire orale

[298] Devant le Tribunal, des Ahousaht ont parlé de l’intérêt qu’ils ont dans la région de la baie Warn. Voici donc les témoignages par histoire orale qui sont venus appuyer l’existence d’un tel intérêt.

ii) David Maurice Frank

[299] David Maurice Frank a déclaré que son père, David Michael Frank, est né le 17 mars 1898, et que sa mère, Jemima Mary Frank, est née le 14 février 1898 ou 1899 (transcription de l’audience, 30 avril 2019, aux pp. 37, 65-70). Il a expliqué que ce sont ses parents, Paul Sam (son oncle) et d’autres aînés qui lui ont transmis l’histoire orale (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 37).

[300] David Maurice Frank a affirmé que les Ahousaht étaient établis dans la région de la baie Warn, des deux côtés de la rivière. Il a marqué d’un « H » deux endroits sur la carte de la Pièce 8 pour indiquer où vivaient les Ahousaht. Ces endroits se trouvent près de la RI no 13, tant sur la rive nord que sur la rive sud de la baie Warn. Les Qwatswiaht, qui appartenaient au peuple des Ahousaht, vivaient également dans la région. David Maurice Frank a dit que les Ahousaht avaient une chanson qui remontait à la dernière période glaciaire et qui évoquait la baie Warn, leur lieu d’origine. Il a ajouté que des familles ahousaht étaient installées tout autour de la baie, notamment la famille Detroit, Ron George, la famille de la grand-mère de David Maurice Frank, les familles Joseph, Charlie, Johnson ainsi que les ancêtres de Lyle Campbell de la famille Chip George.

[301] David Maurice Frank a déclaré que son père avait des droits sur des terres situées à l’est du ruisseau Bulson, à la tête de la baie Warn, qui lui avaient été transmis par sa mère. Il a tracé un cercle orange et inscrit la lettre « I » sur la carte de la Pièce 9 pour désigner les terres en question, lesquelles comprennent une petite île et une partie de la rive est du ruisseau Bulson, directement à l’est de la RI no 13. Il a précisé que les droits afférents aux terres situées du côté ouest du ruisseau étaient ceux de Too-Moos (Ronnie George). Lorsque son père avait 11 ou 12 ans, il allait pêcher dans ce ruisseau. Il assommait alors un poisson avec un gourdin et invitait ensuite d’autres membres de la communauté à pêcher. Les pêcheurs remontaient ensuite la rivière jusqu’au sommet de l’île que l’on voit sur la Pièce 9, à l’est de la RI no 13. Arrivés au sommet, ils installaient un casier qu’ils avaient fabriqué avec des branches pour que, à marée descendante, les poissons restent pris dans les branches.

iii) Louie Joseph

[302] Louie Joseph est né le 17 juillet 1939. Il a déclaré qu’il ne connaissait pas la date de naissance exacte de son père, Simon Joseph, tout en précisant qu’[traduction] « [i]l était peut‑être né avant les années 1900, mais que les différents registres faisaient état de différentes dates et années », « [l]a plus récente étant le 7 janvier 1907 » (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 81).

[303] Louie Joseph a déclaré que ses grands-pères et son père étaient nés dans la région de la baie Warn, aussi connue sous le nom de Quortsowe (transcription de l’audience, 1er mai 2019, à la p. 3). Il a raconté qu’il avait fait le tour de la baie Warn en canot avec son père et que ce dernier lui avait enseigné certaines pratiques dans leur langue.

[304] Louie Joseph a affirmé qu’il y avait des maisons longues ou des grandes maisons à cet endroit et que de nombreuses personnes y vivaient. Sa famille possédait une maison longue sur une plage située à l’ouest de l’embouchure de la rivière se déversant dans la baie Warn (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 95). Sur les cartes des Pièces 12 et 13, Louie Joseph a encerclé en noir, une zone située au nord-ouest de la RI no 13 pour indiquer l’endroit où se trouvait la maison longue de sa famille (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 95). L’avocat de la revendicatrice lui a demandé si cette maison longue se trouvait en partie hors de la réserve ou complètement hors de la réserve. Il a répondu que [traduction] « les limites de la réserve [leur] étaient inconnues » (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 95). Lorsque Louie Joseph est retourné vivre chez lui, le chef, Frank Senior, lui a dit que la maison longue lui appartenait.

[305] Louie Joseph a indiqué sur la carte de la Pièce 13 les endroits que sa famille utilisait dans les secteurs ouest, nord et est de la réserve (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 99).

[306] Il a en outre indiqué sur la carte que sa famille vivait au nord de la RI no 13 et possédait des [traduction] « grandes maisons » des deux côtés du ruisseau Bulson (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 97). Il a déclaré qu’à ces endroits, la terre était [traduction] « plutôt plate » (transcription de l’audience, 30 avril 2019, aux pp. 99-100). Il a ajouté que Tsaquiot (chef Chips George) était issu d’une famille royale et qu’il vivait sur une petite île à l’entrée de la baie Warn afin de pouvoir protéger le territoire et avertir les Quatswiaht si des ennemis y pénétraient. Il a précisé que les [traduction] « titres de noblesse » de la famille de Chips George avaient été transmis à la famille Campbell (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 92). Il a également dit que la famille de Frank Hunter représentait une [traduction] « bonne partie des Q[ua]tswiaht » et que l’aîné de cette famille avait non seulement droit au premier poisson qui arrivait dans la baie Warn, mais qu’il possédait également, sur la rive sud de la baie, un territoire qui s’étendait jusqu’à l’anse Rankin (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 93). Je souligne que l’anse Rankin est une anse qui borde le bras Tofino, qui se trouve lui‑même au sud‑est de la baie Warn, selon la Pièce 1, une carte déposée par la revendicatrice.

[307] Louie Joseph a déclaré que la famille de George Sye était aussi originaire de Quatswiaht, dans la région de la baie Warn (transcription de l’audience, 30 avril 2019, à la p. 93). Il a dit que les Quatswiaht chassaient le cerf et pêchaient le saumon dans la région. En fait, les saumons étaient nombreux à retourner dans la rivière Quortsowe (ruisseau Bulson), et le plus gros saumon qu’il ait jamais vu dans la région pesait 64 livres. Il a aussi indiqué qu’il y avait des phoques communs dans la région. Par ailleurs, des tertres, des squelettes de cerfs et un trou à feu ont été découverts près de la baie Warn, ce qui prouve que de nombreuses personnes ont vécu dans cette région et dans les communautés avoisinantes (transcription de l’audience, 30 avril 2019, aux pp. 91-103; transcriptions de l’audience, 1er mai 2019, aux pp. 3-7).

iv) Louie Matthew Frank

[308] Louie Matthew Frank est né à Ahousaht le 20 septembre 1936. Il a été membre de la Première Nation d’Ahousaht toute sa vie. Son père, David Maurice Frank, est né vers le 17 mars 1897 (transcription de l’audience, 1er mai 2019, à la p. 58), et sa mère, Jemima Sam, avait dix ans de moins que son père. Il a déclaré que la région de Quortsowe était riche en ressources naturelles, notamment en palourdes, en poissons, en canards, en phoques et en cerfs, et que les Ahousaht vivaient dans des cabanes de pêche [traduction] « ou des maisons » près des rivières, dans la région de la baie Warn, où il y avait des montaisons de saumons (transcription de l’audience, 1er mai 2019, à la p. 76).

[309] Louie Matthew Frank a indiqué que la famille Joseph faisait partie de la tribu des Kelsemaht avant la fusion avec les Ahousaht, et qu’ils étaient tous apparentés. La famille George, dont faisaient partie le chef George, George Sye et Chips George, vivait sur la rive nord de la baie Warn tandis que Teddy George habitait dans une maison située à la tête de la baie Warn, à l’ouest du ruisseau Bulson, sur une plage de gravier (transcription de l’audience, 1er mai 2019, aux pp. 75-79). Je souligne que la maison de Teddy George, si l’on se fie à la carte de la Pièce 16, se trouve dans les limites de la RI no 13.

v) Harold Little

[310] Harold Little est né le 9 octobre 1935 et a été membre de la Première Nation d’Ahousaht toute sa vie. Il a déclaré que les Ahousaht sont [traduction] « comme les Kel[se]maht et les Q[ua]tswiaht » et que, selon lui, « ils [avaient] fusionné dans les années [19]40 » (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 5). Il a dit que la famille Frank vivait dans la région de la baie Warn, y compris David Maurice Frank, mais qu’il était incapable de dire où exactement (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 8). Il a aussi parlé de l’importance que revêtaient les rivières de la région pour les Ahousaht, vu les poissons qui s’y trouvaient.

vi) John Hudson Webster (Nasamis)

[311] John Hudson Webster (Nasamis) est né à Ahousaht le 26 février 1943. Son défunt père, Peter Sampson Webster (Oomis), est né le 3 octobre 1906 et sa défunte mère, Kakianasuppa (Jesse Genevieve Thom), est née le 11 juillet 1909 (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 22).

[312] Nasamis a déclaré que les Quotsowe s’étaient établis tout autour de la baie de Warn étant donné qu’elle était peuplée de saumons kéta, de saumons coho, de saumons arc‑en‑ciel, de morues‑lingues et de vivaneaux, ainsi que de mollusques et crustacés (y compris des palourdes) et d’animaux terrestres. Des Kelsemaht vivaient avec les Quotsowe parce qu’ils avaient tissé des liens entre eux.

[313] Nasamis a affirmé que ses deux grands‑mères étaient nées à Quortsowe et que ses grands‑parents y avaient vécu. Sa grand‑mère paternelle, Hiyucakimka (Bessie), est née dans les années 1880, à Quortsowe-ak-so (Quortsowe), sur la rive ouest de la rivière Quortsowe (ruisseau Bulson), ce qui correspond à l’emplacement actuel de la RI no 13. Son grand‑père paternel, Chnatoos (William Webster), est né vers les années 1860 et a eu une fille nommée Mary en 1888 (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 23).

[314] La grand‑mère maternelle de Nasamis, Kiansaksa (Margaret), est née à Quotsowe‑ak‑so, sur la réserve, sur la rive ouest de la rivière Quortsowe (ruisseau Bulson) (transcription de l’audience, 2 mai 2019, aux pp. 24-25). Kiansaksa a épousé Oquiitsa (le Kelsemaht Tom) d’Oinimitis, né dans les années 1860. La grand-mère de Nasamis était une reine, si bien que ce mariage a permis d’unir les Quotsowe et les Kelsemaht. Nasamis a dit que le chef possédait toute la région de la baie Warn, pas seulement la rivière. Il a ajouté que la baie leur servait de cuisine puisqu’ils s’y approvisionnaient en poissons et en fruits de mer lorsqu’ils en avaient besoin.

[315] Nasamis a déclaré que la RI Quortsowe no 13 attribuée par Peter O’Reilly était très petite et qu’elle était pour eux l’endroit où ils allaient se détendre, comme s’il s’agissait de leur chambre à coucher (transcription de l’audience, 2 mai 2019, aux pp. 28-36). Il a souligné que Peter O’Reilly avait créé la réserve [traduction] « sans vraiment consulter les bonnes personnes et les membres de nos Nations ».

vii) Edwin Frank

[316] Edwin Frank a déclaré que les « Ahouit » (Ahousaht) avaient fusionné avec le peuple de Clayoquot dans les années 1940. La baie Warn était l’un des endroits où vivait ce peuple (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 104).

viii) George Thomas Frank (Matua)

[317] George Thomas Frank (Matua) est né le 15 novembre 1952 à Ahousaht et il a été membre de la Première Nation d’Ahousaht toute sa vie. Son défunt père, Edwin Frank, est né le 26 juillet 1932, et sa mère, Gertude Frank (née Atleo), est née le 20 avril 1931. Matua a déclaré que la tribu des Quatswiaht vivait dans la région de la baie Warn, tout comme sa famille. Il a dit que son grand‑père, David Frank, était originaire de Quatswiaht et que sa famille y avait vécu. Il a aussi dit que la famille Joseph et la famille George, y compris le chef des Quatswiaht, Ronnie George, avaient habité dans la région de la baie Warn, tout comme la famille Williams (transcription de l’audience, 2 mai 2019, à la p. 120).

ix) Résumé

[318] À la lumière des témoignages ci-dessus, je conclus que, en 1914 et bien avant, les Ahousaht utilisaient les terres situées des deux côtés du ruisseau Bulson et directement à l’est de la RI no 13 pour leurs activités de pêche régulières. À l’époque de la Commission McKenna‑McBride, les Ahousaht avaient un intérêt autochtone particulier dans les lieux de pêche situés de part et d’autre du ruisseau Bulson et près de son embouchure.

c) Intérêt identifiable

i) À l’époque de la Commission McKenna‑McBride, y avait-il un intérêt identifiable dans les terres revendiquées sur la rive est du ruisseau Bulson en tant que poste de pêche?

[319] L’intérêt des Kelsemaht dans un poste de pêche situé sur la rive est du ruisseau Bulson et à son embouchure était « identifiable » s’il « [pouvait] être identifié » par des fonctionnaires fédéraux (Williams Lake CSC aux para. 80–81).

[320] Le 16 mai 1914, la Commission McKenna‑McBride a entendu les témoignages de Kelsemaht (aujourd’hui Ahousaht), ainsi que de l’agent Cox, au sujet des ajouts demandés à la RI no 13 dans la région de la baie Warn et à la RI no 14, aux abords de ce qui est aujourd’hui la baie Bedwell. Les terres demandées près de la RI Oinimitis no 14 ne font pas l’objet de la revendication dont je suis saisie. L’audience de la Commission McKenna‑McBride a eu lieu dans la réserve indienne Kelsemaht no 1 (Pièce 31, onglet 124). Le dossier de preuve comprend à la fois une transcription et un résumé de cette audience.

[321] Selon Adrian Clark, témoin expert du Canada, les Ahousaht [traduction] « semblent avoir demandé des terres supplémentaires sur la rive est du ruisseau Bulson en 1914 » (Pièce 28 à la p. 16; transcription de l’audience, 9 mai 2019, à la p. 23). Les parties ont reconnu qu’il s’agissait de la demande présentée par les Ahousaht devant la Commission McKenna-McBride (ECF au para. 102).

[322] Les Kelsemaht ont quant à eux demandé que soient ajoutées à la RI no 13 des terres adjacentes à la réserve. Le chef Charlie Johnnie a demandé des terres près du ruisseau Bulson afin que ses membres puissent pêcher le saumon :

[traduction]
Je veux obtenir des terres situées plus près du ruisseau Quortsowe [aujourd’hui le ruisseau Bulson] pour pouvoir accéder au cours d’eau.

[...]

Nous voulons obtenir ces terres parce qu’elles sont proches du ruisseau, où nous pouvons pêcher le saumon, étant donné que nous nous nourrissons de saumon. [...] maintenant, nous n’en avons plus assez pour passer l’hiver. [Pièce 31, onglet 124 (à la p. 3 de 10)]

[323] Le chef Johnnie a dit à la Commission McKenna-McBride que les employés de la conserverie pêchaient désormais dans le ruisseau Bulson et que, par conséquent, les Kelsemaht n’arrivaient plus à pêcher suffisamment de poissons pour pouvoir les faire sécher et les manger durant l’hiver (Pièce 31, onglet 124 (à la p. 3 de 10)).

[324] Il ressort de ce témoignage que les Kelsemaht souhaitaient avoir des terres sur la rive est afin de pouvoir pêcher de part et d’autre du ruisseau. Comme le chef Charlie Johnnie l’a expliqué dans sa demande de terres supplémentaires, les Kelsemaht voulaient [traduction] « obtenir des terres plus près du ruisseau Quortsowe » afin de pouvoir y pêcher le saumon « étant donné qu[’ils] [se] nourriss[aient] de saumon ». Il a expressément demandé une parcelle de terre supplémentaire [traduction] « à peu près aussi grande que » la RI no 13 (Pièce 31, onglet 124 (à la p. 3 de 10)). Il a ajouté qu’il ne pensait pas que des colons blancs vivaient sur les terres adjacentes à la RI no 13.

[325] Le chef Johnnie a déclaré que les Kelsemaht avaient l’habitude de pêcher dans le ruisseau Quortsowe (aujourd’hui Bulson) au moyen d’un casier de cèdre. Ce témoignage concorde avec celui qu’a présenté David Maurice Frank devant le Tribunal. David Maurice Frank a déclaré que son père avait des droits sur des terres situées sur la rive est du ruisseau Bulson, à la tête de la baie Warn, et que lorsque celui‑ci avait 11 ou 12 ans, il pêchait et installait des casiers. Ces événements remontent aux années 1908-1910, soit environ cinq ans avant que le chef Johnnie ne témoigne devant la Commission McKenna-McBride.

[326] Le chef Johnnie a informé la Commission McKenna‑McBride que les [traduction] « employés de la conserverie » — une nouvelle conserverie de saumon — empêchaient les Kelsemaht de pêcher dans le ruisseau à l’aide de leurs casiers ou au moyen d’hameçons (Pièce 31, onglet 124 (aux pp. 4-5 de 10)). Il a déclaré que [traduction] « M. Grice », le « superviseur des pêches », était l’une des personnes qui avaient empêché les Kelsemaht de pêcher dans le ruisseau Bulson, alors que l’agent Cox a exprimé des doutes quant à la possibilité que M. Grice ait empêché les Kelsemaht de pêcher à des fins de subsistance (Pièce 31, onglet 123 (page manuscrite numéro 80)). Selon le chef Johnnie, les Kelsemaht se sont fait dire qu’ils ne pouvaient pas pêcher dans le ruisseau parce qu’il [traduction] « ne se trouvait pas dans la réserve indienne » (Pièce 31, onglet 124 (à la p. 4 de 10) et M. Grice leur aurait ordonné de retirer leurs casiers, ce qu’ils ont fait (Pièce 31, onglet 124 (à la p. 4 de 10)).

[327] En revanche, M. Grice aurait dit à un certain « M. Brewster », probablement un employé de la conserverie, [traduction] « qu’il pouvait pêcher le poisson à la senne directement dans le ruisseau » (Pièce 31, onglet 123 (page manuscrite numéro 80)), c’est‑à‑dire juste en face de la RI no 13. Par conséquent, les employés de la conserverie capturaient quasi tous les poissons et les Kelsemaht n’arrivaient pas à en pêcher suffisamment pour pouvoir les faire sécher et passer l’hiver (Pièce 31, onglet 124 (à la p. 3 de 10)).

[328] Dans le résumé de l’audience de la Commission McKenna-McBride du 16 mai 1914, l’interprète George Sye, qui s’exprimait en tant que témoin, a affirmé que la RI no 13 servait de [traduction] « poste de pêche » et qu’il y avait « quatre maisons » dans la réserve (Pièce 31, onglet 123 (page manuscrite numéro 82)).

[329] Charlie, un membre des Kelsemaht, a témoigné devant la Commission McKenna-McBride. Il a aussi souligné l’importance de la pêche au saumon dans [traduction] « le ruisseau » (aujourd’hui le ruisseau Bulson). Il a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Nous vivons de la pêche et du séchage du poisson parce que nous n’avons pas de travail par ici. D’ailleurs, certaines personnes âgées reçoivent un sac de farine du gouvernement parce que nous n’avons rien. Maintenant, vous voyez, M. Grice nous interdit d’utiliser un casier alors que nous utilisions tout le temps ce genre d’engin. Avant, il y avait beaucoup de poissons dans le ruisseau, mais depuis que la conserverie s’y est installée, il n’y a plus du tout de poissons. [Pièce 31, onglet 124 (à la p. 4 de 10)]

[330] Il a ajouté ce qui suit :

[traduction]
Les conserveries prennent tout le poisson et nous nous retrouvons sans rien pour l’hiver. Il est évident que nous ne pouvons pas vivre de la nourriture des Blancs; nous devons avoir la nôtre. [Pièce 31, onglet 124 (à la p. 5 de 10)]

[331] Le 19 mai 1914, l’agent Cox a déclaré devant la Commission McKenna‑McBride que les Kelsemaht souhaitaient avoir des terres de part et d’autre du ruisseau Bulson, et plus particulièrement à l’embouchure du ruisseau, à titre de poste de pêche. Il savait que les Kelsemaht voulaient exercer un contrôle sur les deux rives du ruisseau Bulson afin de s’assurer de pouvoir pêcher, au moyen de casiers, les saumons qui frayaient en amont. L’agent Cox a déclaré qu’il pensait que les terres demandées étaient des terres privées, bien qu’il ne soit pas clair s’il parlait des terres demandées près de la RI no 13 ou près de la RI Oinimitis no 14.

[332] J’ai conclu qu’en 1914, les Ahousaht avaient un intérêt autochtone particulier dans les terres revendiquées comme poste de pêche sur la rive est du ruisseau Bulson, adjacentes à la RI no 13.

[333] Pour être identifiable, l’intérêt autochtone particulier doit pouvoir être identifié ou reconnu par la Couronne (Williams Lake CSC aux para. 80–81). Ce concept est examiné plus en détail dans la section portant sur les principes juridiques ci-dessus. Un intérêt identifiable peut découler d’une attribution fondée sur les besoins (Nation de We Wai Kai c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 4 au para. 159). La Commission McKenna‑McBride disposait de solides éléments de preuve, présentés par le chef Johnnie et le Kelsemaht Charlie, quant au besoin important et urgent qu’avaient les Kelsemaht de pouvoir se servir des terres revendiquées comme poste de pêche.

[334] D’après la preuve présentée à la Commission McKenna‑McBride, les terres revendiquées pouvaient « être identifiées » comme poste de pêche par les représentants de la Couronne qui travaillaient avec la Commission.

[335] Je conclus qu’à l’époque de la Commission McKenna‑McBride, les Kelsemaht avaient un intérêt identifiable dans les terres qu’ils avaient demandées sur la rive est du ruisseau Bulson, adjacentes à la RI no 13, pour les besoins d’un ou de plusieurs postes de pêche.

ii) À l’époque de la Commission McKenna‑McBride, y avait‑il un intérêt identifiable dans les terres revendiquées en tant qu’établissement indien?

[336] Est identifiable tout intérêt autochtone particulier qui « peut être identifié ou reconnu » par la Couronne. La question est de savoir si, en 1914, la preuve soumise à la Commission McKenna‑McBride, ou toute autre source à la disposition de la Couronne, indiquait qu’il existait un établissement indien près de la RI no 13.

[337] Charlie, membre des Kelsemaht, a parlé devant la Commission McKenna‑McBride des ajouts de terres demandés à l’égard de deux réserves des Kelsemaht, la RI no 13 et la RI Oinimitis no 14. Il a parlé de maisons indiennes, mais il n’a pas précisé si ces maisons se trouvaient à proximité des ajouts proposés à la RI no 13 ou à la RI no 14. Dans la mesure où ces maisons étaient situées près de la RI no 14, le Canada a déjà reconnu le bien‑fondé de la revendication relative aux terres à ajouter à la RI no 14. Le Tribunal n’est pas saisi de cette partie de la revendication.

[338] Charlie a déclaré que les Ahousaht possédaient sept maisons [traduction] « au bord d’une baie près du détroit ». Voici ce qu’il a dit :

[traduction]
Il y a un endroit près de la rivière Bear, à la tête de la baie War[n], marqué d’un « C » sur la carte, d’une superficie d’environ cinq acres. Nous voulons en faire un lieu de pêche, et les sept maisons se trouvent sur ces terres ou à proximité. [Pièce 31, onglet 124 (aux pp. 5-6 de 10)]

[339] Il a montré à la Commission McKenna‑McBride l’emplacement des terres demandées sur une carte. Malheureusement, la carte n’a pas été produite en preuve devant le Tribunal.

[340] Charlie a confondu les deux endroits. La rivière Bear ne se trouve pas à la tête de la baie Warn, mais à la tête de la baie Bedwell, près de la RI no 14. Cette rivière s’appelle aujourd’hui la rivière Bedwell (Pièce 28 à la p. 58 (note 155)). À la tête de la baie Warn, près de la RI no 13, il y avait le ruisseau Quortsowe, maintenant connu comme étant le ruisseau Bulson.

[341] George Sye, qui avait prêté serment pour servir d’interprète, a parlé pour lui‑même après le Kelsemaht Charlie. Il semble qu’il se soit mal exprimé lorsqu’il a dit que les Kelsemaht voulaient des terres près de la rivière Bear, à la tête de la baie Warn. Voici ce qu’il a dit :

[traduction]
Mon père en est le propriétaire. Nous détenons les terres à Quortse où se trouvent les maisons. Ces terres ont déjà été défrichées et toutes les souches ont été enlevées. Il y a de nombreuses années, nous y plantions des pommes de terre, mais les jeunes sont paresseux et nous n’y plantons plus rien. Les vieux avaient l’habitude de faire des plantations. Les blancs sont arrivés et nous ont annoncé que le gouvernement leur avait dit de vivre sur ces terres et que nous devions partir. [Pièce 31, onglet 124 (à la p. 6 de 10)]

[342] Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas possible de déterminer si les sept maisons auxquelles Charlie a fait référence se trouvaient à proximité de la RI no 13 ou de la RI no 14.

[343] Le rapport final de la Commission McKenna‑McBride a conservé l’ambiguïté puisqu’il y est seulement fait mention d’un lieu revendiqué par les Kelsemaht alors que ceux-ci ont présenté deux demandes d’ajout, une pour la RI no 13 et l’autre pour la RI no 14. Dans le rapport final, la taille exacte de la parcelle demandée n’est pas indiquée et il n’est pas non plus précisé si cette parcelle se trouve près de la RI n 13 ou près de la RI n 14 (Pièce 32, onglet 188). Par ailleurs, il a été conclu que les terres demandées par les Kelsemaht avaient été [traduction] « aliénées » et qu’elles n’étaient pas disponibles (Pièce 32, onglet 188 (page 62 de la version PDF)).

[344] L’arpenteur provincial John Hirsh a terminé l’arpentage de la concession forestière 627 le 13 juillet 1904 (Pièce 36, onglet 49). Tant l’emplacement sur la rive est du ruisseau Bulson, adjacent à la RI no 13, que l’emplacement sur la rive sud de la baie Warn (revendiqué par les Kelsemaht dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark), sont indiqués sur le levé d’arpentage de ce lot. Aux termes du paragraphe 4(12) de la Land Act, 1897, les arpenteurs devaient soigneusement consigner les [traduction] « villages ou établissements indiens, maisons et cabanes, champs ou autres améliorations » dans leurs carnets de notes. L’arpentage ne faisait état d’aucune amélioration, d’aucun bâtiment, ni d’aucun établissement indien. Il convient ici de noter que, même en 1904, aucune structure n’a été signalée sur les terres situées à l’est du ruisseau Bulson.

[345] Devant le Tribunal, Adrian Clark, témoin expert du Canada, a laissé entendre en contre‑interrogatoire qu’il y avait des éléments de preuve d’un établissement sur la RI no 14, sur la rive sud de la baie Bedwell, mais qu’il ne se souvenait pas que de tels éléments existaient relativement à la RI no 13. Il a déclaré :

[traduction]
Le — il y avait un établissement, si je me souviens bien des rapports d’O’Reilly, sur la rive sud de la baie Bedwell, qui se trouve près de la RI no 14 — qui — je suis désolé, qui est la RI no 14 — et la rivière se trouvait à proximité. Alors oui, dans le cas de la baie Bedwell, je me souviens que des éléments de preuve témoignaient de la présence d’un établissement. Je ne me rappelle pas que c’était le cas pour la RI no 13.
[Transcription de l’audience, 9 mai 2022, à la p. 87]

[346] Le témoignage d’Adrian Clark, même s’il ne permet pas de résoudre la question, n’étaye pas la thèse selon laquelle les maisons se trouvaient à proximité de la RI no 13. La Commission McKenna‑McBride ne pouvait pas déterminer de manière rationnelle si les sept maisons se trouvaient près de la RI no 14 ou près de la RI no 13. Elle ne disposait d’aucune preuve convaincante de l’existence d’un établissement indien adjacent à la RI no 13, sur la rive est du ruisseau Bulson.

[347] Je conclus qu’il n’existait aucun intérêt identifiable dans un établissement indien adjacent à la RI no 13, sur la rive est du ruisseau Bulson, à l’époque de la Commission McKenna‑McBride.

iii) Conclusion sur l’intérêt identifiable

[348] À l’époque de la Commission McKenna‑McBride, les Kelsemaht avaient un intérêt identifiable dans les terres qu’ils avaient demandées sur la rive est du ruisseau Bulson, adjacentes à la RI no 13, pour les besoins d’un ou de plusieurs postes de pêche.

[349] Je conclus que les Kelsemaht n’avaient aucun intérêt identifiable dans un établissement indien situé près de la RI no 13 à cette même époque. En 1914, le dossier ne faisait état d’aucun établissement sur la rive est du ruisseau Bulson qui aurait pu être identifié par la Couronne.

d) La Couronne a‑t‑elle assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans les terres?

[350] Il est bien établi que, dans le cadre du processus de création des réserves en Colombie‑Britannique, le Canada a assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard des intérêts identifiables des Premières Nations dans les terres.

[351] En l’espèce, à l’époque de la Commission McKenna‑McBride, la Couronne avait un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans les terres qu’ils revendiquaient sur la rive est du ruisseau Bulson, adjacentes à la RI no 13, pour les besoins d’un ou de plusieurs postes de pêche. La Couronne avait une obligation de fiduciaire à l’égard de cet intérêt.

[352] J’ai conclu précédemment que les Ahousaht n’avaient pas d’intérêt identifiable dans un établissement indien adjacent à la RI no 13, sur la rive est du ruisseau Bulson. La Couronne n’avait donc pas d’obligation de fiduciaire à l’égard d’un tel établissement.

e) Le Canada a‑t‑il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht en 1914 en ce qui concerne la demande d’ajout à la RI no 13?

[353] Je conclus que la Couronne a manqué à l’obligation de fiduciaire qu’elle avait envers les Ahousaht en 1914 en ce qui concerne le site revendiqué à titre de poste de pêche sur la rive est du ruisseau Bulson, et ce, pour les motifs suivants.

i) Origine de la revendication concernant le site situé sur la rive est du ruisseau Bulson

[354] Il faut d’abord comprendre la raison première pour laquelle les Kelsemaht ont demandé à ce que des terres de réserve soient ajoutées à la RI no 13. En 1914, la Commission McKenna‑McBride a entendu le long témoignage du chef Johnnie sur l’importance de la pêche dans le ruisseau Bulson. Les Kelsemaht qui ont témoigné devant la Commission McKenna‑McBride ont expliqué qu’ils ne pouvaient plus pêcher dans le ruisseau Bulson à l’aide de casiers faits de branches, comme ils le faisaient auparavant, étant donné que la RI no 13 ne s’étendait pas sur les deux rives du ruisseau. Il leur fallait des terres des deux côtés du ruisseau pour pouvoir installer de tels casiers et pêcher.

[355] Selon les témoignages livrés par les Kelsemaht devant la Commission McKenna‑McBride, les gens de la conserverie les empêchaient de pêcher dans le ruisseau adjacent à leur réserve. Ils ne pouvaient pas installer leurs casiers, car ils n’avaient pas accès à la rive est du ruisseau. Par conséquent, la conserverie capturait tous les poissons et les Kelsemaht n’arrivaient pas à en pêcher suffisamment pour les faire sécher et passer l’hiver (16 mai 1914, résumé des témoignages des Kelsemaht recueillis lors des audiences).

ii) Mandat de la Commission McKenna‑McBride d’attribuer des postes de pêche

[356] Dans les années 1890, les commissaires des réserves de la CMRI étaient chargés d’attribuer des réserves pour permettre l’établissement de postes de pêche aux endroits où les Premières Nations avaient l’habitude de pêcher. Les instructions que le commissaire O’Reilly a reçues du surintendant général adjoint des Affaires indiennes étaient en partie énoncées comme suit :

[traduction]
Vous devez en particulier tenir compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, de l’étendue du territoire où elle vit, ainsi que des demandes des colons blancs (s’il en est).

[…] vous devrez […] vous immiscer le moins possible dans toute entente tribale, en prenant expressément garde de ne pas perturber les Indiens en rapport avec la possession des villages, des postes de traite de fourrure, des établissements, des zones de défrichage, des lieux de sépulture et des campements de pêche qu’ils occupent et auxquels ils peuvent être particulièrement attachés. [...] Lorsqu’il s’agit d’attribuer des terres aux fins d’établissement des réserves, évitez de provoquer des changements violents ou soudains dans les habitudes de la bande indienne pour laquelle vous mettez de côté les terres de réserve, et ne détournez pas les Indiens d’une occupation légitime qu’ils pourraient pratiquer à profit; tentez plutôt de les encourager lorsque vous constatez qu’ils travaillent dans quelque secteur d’une industrie. [Je souligne; cité dans ʔAkisq̓nuk au para. 70]

[357] La Convention McKenna‑McBride, examinée plus en détail ci-dessus, définit les responsabilités de la Commission. Celle‑ci devait mettre de côté des terres de réserve supplémentaires si, de l’avis des commissaires, une superficie insuffisante de terres avait été mise de côté pour la Première Nation [traduction] « de cet endroit » (Convention McKenna‑McBride au para. 2b)).

[358] Bon nombre des demandes présentées à la Commission McKenna‑McBride en vue d’obtenir des terres supplémentaires visaient à établir des [traduction] « postes de pêche » (Pièce 32, onglet 188 (pages 62 à 65 de la version PDF)).

[359] Dans le rapport final qu’elle a rendu le 30 juin 1916, la Commission McKenna‑McBride a reconnu l’importance de la pêche comme source de nourriture pour les peuples autochtones de la côte ouest de l’île de Vancouver. Voici un extrait de l’introduction du rapport final :

[traduction]
Les Indiens de l’Agence de la côte Ouest dépendent presque exclusivement de la pêche pour assurer leur subsistance, pour l’approvisionnement en nourriture et pour les conserveries, et de ce fait, leurs réserves sont pour la plupart d’une superficie limitée et situées à des endroits particulièrement avantageux par rapport à l’industrie de la pêche. [Pièce 32, onglet 188 (page 32 de la version PDF)]

[360] Le rapport énonçait également ce qui suit :

[traduction]
Quasi toutes les demandes des Indiens étaient liées à la pêche, qu’il s’agisse des demandes visant à obtenir de nouveaux postes de pêche ou (plus généralement) des concessions ou des privilèges spéciaux en matière de pêche.

[361] Comme la Commission McKenna‑McBride avait notamment pour mandat de déterminer quelles autres terres devaient être accordées aux Premières Nations et que ce que les peuples autochtones de la côte Ouest de l’île de Vancouver cherchaient bien souvent à obtenir, c’était que des postes de pêche soient ajoutés à leurs réserves, je conclus que l’une des principales responsabilités des commissaires de la côte Ouest de l’île de Vancouver consistait à attribuer des postes de pêche comme terres de réserve.

iii) Préservation de la source de nourriture des Kelsemaht

[362] Il est important d’examiner l’intérêt particulier ou identifiable en jeu, car l’obligation de fiduciaire se rapporte à cet intérêt. Le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne dépend de « la nature et [de] l’importance des intérêts à protéger » (Manitoba Métis au para. 49; Wewaykum au para. 86; Williams Lake CSC au para. 52). Le contenu de l’obligation de fiduciaire du Canada est « adapté » à la fermeté de l’intérêt identifiable de la bande (Williams Lake CSC au para. 83).

[363] Pour ce qui est du processus de la Commission McKenna‑McBride, l’obligation de fiduciaire du Canada consistait à agir avec la diligence « ordinaire » requise dans ce qu’elle considérait raisonnablement être l’intérêt des Ahousaht. Dans les cas où la source de nourriture d’une Première Nation est menacée, l’importance de l’intérêt est évidente. L’intérêt identifiable des Ahousaht dans la rive est du ruisseau Bulson en tant que poste de pêche était déterminant pour la survie de leurs membres. Cela étant, la Couronne avait une obligation de fiduciaire importante.

[364] Dans l’affaire Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 2 [Siska], le président Slade (tel était alors son titre) a entendu des témoignages sur l’importance de la pêche au saumon pour la bande indienne de Siska en Colombie‑Britannique. Le saumon était la « principale source de subsistance » pour la bande (au para. 38). Dans cette affaire, la Couronne fédérale avait concédé au Chemin de fer Canadien Pacifique un droit d’emprise sur les terres de réserve de la bande au début des années 1900, mais l’emprise entravait l’accès de la bande de Siska à la pêche au saumon dans le fleuve Fraser (aux para. 285, 300). Le président Slade a souligné que les réserves de la bande de Siska situées le long du fleure Fraser avaient été expressément attribuées de manière à assurer un accès aux ressources halieutiques (au para. 281). Rien n’indiquait que la bande de Siska avait été consultée au sujet des répercussions que l’occupation des terres de l’emprise aurait sur son accès à ses postes de pêche (au para. 282). Il a conclu :

[...] la Couronne a manqué à son obligation fiduciaire d’agir dans l’intérêt de la bande de Siska en omettant de la consulter, de chercher à connaître ses besoins et de prendre des mesures pour préserver ses intérêts. Cette obligation comprenait également le devoir de protéger la bande et de lui garantir l’accès à ses stations de pêche. Cette obligation comprenait également le devoir de protéger la bande et de lui garantir l’accès à ses stations de pêche. [au para. 332]

[365] Le président Slade a fait intervenir l’obligation de fiduciaire de la « prudence ordinaire » : les « devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation » (au para. 279, citant Wewaykum au para. 86).

[366] La même obligation de « prudence ordinaire » s’applique en l’espèce.

[367] Par l’entremise de la Commission McKenna‑McBride, la Couronne a pris conscience de la solidité de la revendication des Kelsemaht visant les terres situées à l’est du ruisseau Bulson aux fins de la pêche. On trouve dans le résumé de l’audience de la Commission McKenna‑McBride du 16 mai 1914 un bref rappel des observations formulées par l’inspecteur en chef Ditchburn à l’intention de la Commission McKenna‑McBride. Pour lui, il était injuste que le gouvernement octroie aux peuples autochtones des postes de pêche et qu’il leur interdise ensuite d’y accéder à des fins de subsistance en raison des écloseries qu’il y avait établies :

[traduction]
L’INSPECTEUR DITCHBURN a déclaré que l’agent des pêches n’était pas responsable des injustices subies par les Indiens, mais que le problème résidait plutôt dans les instructions ministérielles; selon lui, il était manifestement injuste que les Indiens se voient attribuer des postes de pêche pour pouvoir se nourrir, mais qu’ensuite, le gouvernement aménage des écloseries et interdise aux Indiens de pêcher là où ils étaient censés pouvoir pêcher, sans qu’une forme d’indemnisation ou autre mesure ne leur soit proposée. [Je souligne; Pièce 31, onglet 123 (aux pages manuscrites numéros 79 et 80)]

[368] À l’époque de la Commission McKenna‑McBride, Ditchburn était inspecteur en chef des agences indiennes.

[369] L’agent Cox a informé la Commission McKenna‑McBride que les conserveries empêchaient les Premières Nations de pêcher dans leurs propres réserves :

[traduction] Nous en avons un très bon exemple à Uchucklesaht, alors que les [employés de la conserverie] sont entrés dans la réserve avec leur senne [filet] et que les Indiens n’ont pas le droit de pêcher dans leurs propres eaux. [Pièce 31, onglet 128]

[370] L’agent Cox a également indiqué que les « employés de la conserverie » pêchaient trop près de l’embouchure des rivières et des ruisseaux, de sorte que les saumons ne pouvaient pas frayer. Il a ajouté que les Premières Nations n’épuisaient pas les stocks de poissons dans la même mesure que les conserveries, qui utilisaient des sennes.

[371] Le chef Johnnie et le Kelsemaht Charlie ont témoigné que les conserveries avaient un effet défavorable sur la capacité des Kelsemaht à pêcher. Le chef Johnnie a ajouté que les Kelsemaht ne parvenaient pas à pêcher suffisamment de poissons pour passer l’hiver. Les représentants des Kelsemaht ont informé la Commission McKenna-McBride que leurs membres ne pouvaient pas subsister avec la quantité de poissons qu’ils pouvaient attraper du fait que la conserverie prenait tout le poisson et qu’ils n’avaient pas accès aux terres situées le long du ruisseau Bulson pour y installer leurs casiers ou pour pêcher à l’hameçon.

[372] Malgré ces témoignages convaincants, la Commission McKenna‑McBride a simplement conclu dans son rapport final que la demande des Kelsemaht visant à obtenir des terres de réserve supplémentaires n’avait [traduction] « pas [été] prise en compte étant donné que les terres demandées n’étaient pas disponibles » (Pièce 32, onglet 188 (page 62 de la version PDF)).

iv) Permis de coupe de bois

[373] La preuve démontre que les terres réclamées par les Kelsemaht en tant que poste de pêche — soit les terres situées à l’est de la RI no 13 — faisaient l’objet d’un permis de coupe. Par conséquent, elles n’étaient pas disponibles aux fins de création d’une réserve en 1914.

[374] L’agent Cox a déclaré devant la Commission McKenna‑McBride que les terres demandées faisaient l’objet de permis de coupe (Pièce 31, onglet 123 (page manuscrite numéro 79); ECF au para. 105), ce que confirment les cartes produites par Aaron Blake Evans, pour la revendicatrice, et Adrian Clark, pour le Canada. Aaron Blake Evans a fourni une carte selon laquelle la superficie revendiquée faisait l’objet de permis de coupe à l’époque de la Commission McKenna‑McBride (Pièce 26, carte à la partie 4a, reproduite au paragraphe 414 des présents motifs). Adrian Clark a quant à lui présenté une carte intitulée Partie sud de l’île de Vancouver, préparée par le ministère des Terres en 1913, juste un an avant la création de la Commission McKenna‑McBride (Pièce 31, onglet 104).

Partie sud de l’île de Vancouver, 1913, ministère des Terres (Pièce 31, onglet 104)

[375] Aux termes de l’article 72 de la Land Act, 1897, modifié par l’article 9 de la Land Act Amendment Act, RSBC 1899, c 38, la province pouvait céder des terres au gouvernement du Dominion en vue de créer des réserves à condition qu’elles ne soient [traduction] « pas légitimement détenues en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne ».

[376] Aaron Blake Evans, dans ce qui est en fait une table des matières annotée de la Pièce 36, fournit la note suivante en ce qui concerne la demande relative à la concession forestière 627 :

[traduction]
Avis publié dans la Gazette de la Colombie-Britannique le 27 octobre 1904. Demande inscrite dans le registre des terres de la C.‑B. le 15 juin 1904 # 4803/04, GR 1440, BCARS, Victoria, et LTSA, Victoria (C.-B.). [Description de l’onglet 49]

[377] Il semble probable que la concession forestière 627 ait été attribuée vers 1904, d’après la date de la demande visant à obtenir le bail de concession forestière (15 juin 1904) et celle de la publication de l’avis dans The British Columbia Gazette (27 octobre 1904). La preuve ne permet pas de savoir la date exacte à laquelle elle a été attribuée. Quoi qu’il en soit, la carte de 1913 confirme que la superficie revendiquée faisait l’objet d’un bail de concession forestière avant la date à laquelle les Kelsemaht ont présenté leur demande à la Commission McKenna‑McBride.

[378] La Couronne n’avait pas d’obligation de fiduciaire envers les Kelsemaht en ce qui concerne l’établissement indien situé près de la RI no 13, car en 1914, il n’y avait aucun intérêt identifiable dans un tel établissement sur les terres revendiquées. Eût‑il existé une preuve convaincante de la présence d’un établissement indien sur les terres revendiquées que l’article 56 de la Land Act, 1897 aurait été utile pour statuer sur cette partie de la revendication. Aux termes de cet article, il était interdit d’octroyer un permis de coupe de bois à l’égard de terres sur lesquelles se trouvait un établissement indien ou une réserve.

[379] Les Ahousaht avaient un intérêt dans les terres revendiquées sur la rive est du ruisseau Bulson en tant que poste de pêche. La disposition législative provinciale, l’article 56 de la Land Act, 1897, n’interdisait pas l’octroi d’un permis de coupe à l’égard d’un poste de pêche autochtone qui n’avait pas obtenu le statut de réserve. Toutefois, comme le précisait le surintendant général adjoint des Affaires indiennes dans ses instructions au commissaire O’Reilly, la politique de la Couronne fédérale consistait à ne pas perturber les Indiens en rapport avec les terres, les clairières, les cimetières et les postes de pêche [traduction] « auxquels ils peuvent être particulièrement attachés ». De plus, les [traduction] « postes de pêche [devaient] être très clairement délimités » dans les rapports que les commissaires de la CMRI adressaient au ministère des Affaires indiennes, et ces limites devaient être « clairement expliquées aux Indiens concernés, de façon à éviter tout malentendu sur ce point de la plus haute importance ». Enfin, aux termes de l’article 13 des Conditions de l’adhésion, la province devait, sur demande, céder des parcelles de terre au gouvernement fédéral pour la création de réserves.

[380] Si les terres situées à l’est du ruisseau Bulson avaient été disponibles en 1914, la Commission McKenna‑McBride aurait pu créer une réserve pour y établir un poste de pêche. Cependant, comme l’a déclaré la Couronne, ce n’était pas en raison du permis de coupe existant.

[381] J’estime que la Commission McKenna‑McBride a conclu à juste titre que les terres demandées sur la rive est du ruisseau Bulson, adjacentes à la réserve, n’étaient pas disponibles parce qu’elles se trouvaient dans la concession forestière 627. Or, je suis d’avis que la Commission McKenna-McBride aurait dû pousser ses recherches plus loin.

[382] L’agent Cox a indiqué que, même si les terres demandées par les Kelsemaht faisaient partie d’une concession forestière, il aurait été possible de s’adresser aux titulaires de permis pour voir si des terres pouvaient être mises à leur disposition. Voici le résumé du témoignage qu’il a livré à l’audience :

[traduction]
L’AGENT COX, en réponse à une question, a dit qu’à sa connaissance, les terres supplémentaires demandées par les Indiens, adjacentes aux réserves 13 et 14, étaient alors visées par des permis de coupe. Il aurait cependant été possible de conclure un accord avec les titulaires de permis pour que les Indiens puissent obtenir ces terres. [Pièce 31, onglet 123 (page manuscrite numéro 79)]

[383] Cette possibilité n’était pas évoquée dans la transcription officielle de la Commission McKenna‑McBride. Cependant, l’expert du Canada, Adrian Clark, estime que le résumé de l’audience est plus fiable, car il contient plus de détails (Pièce 28 à la p. 54 (note 145); transcription de l’audience, 9 mai 2022, à la p. 86).

[384] La Commission McKenna‑McBride semble avoir écarté cette idée.

[385] Vu le témoignage de l’agent Cox, selon lequel il aurait été possible de s’adresser aux titulaires de permis pour savoir s’il y avait moyen [traduction] « pour les Indiens d’obtenir ces terres », il revenait à la Commission McKenna‑McBride d’envisager cette option. Une personne faisant preuve de diligence ordinaire aurait davantage interrogé l’agent Cox sur cette question afin de déterminer de quelle manière il convenait de communiquer avec les titulaires de permis pour voir s’il était possible de mettre des terres à disposition et de créer une réserve de pêche.

[386] Le Canada soutient que, même si on avait communiqué avec les titulaires de permis, il n’était pas possible d’attribuer aux peuples autochtones des terres faisant partie d’une concession forestière, ni même des terres retranchées d’une concession forestière. Après 1907, la province a publié dans The British Columbia Gazette un avis dans lequel il était indiqué que, si un permis de coupe, un bail de concession forestière ou une réserve indienne était cédé, annulé ou résilié de quelque manière que ce soit, en tout ou en partie, les terres touchées ne pourraient pas être l’objet d’une préemption, d’une vente ou de toute autre forme d’aliénation en vertu de la Land Act, y compris d’une aliénation en tant que réserve « indienne » (Pièce 35, onglet 11 (avis publié dans The British Columbia Gazette du 27 décembre 1907).

[387] Aucune disposition de la Land Act n’était invoquée dans l’avis publié dans The British Columbia Gazette pour expliquer que, si des terres venaient à être disponibles, de quelque manière que ce soit, en tout ou en partie, elles ne pourraient pas faire l’objet d’une préemption, d’une vente ou de toute autre aliénation. Le Canada ne mentionne non plus aucune disposition de la Land Act qui permettrait ainsi de protéger des terres. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une politique provinciale qui n’avait pas été intégrée dans la législation. Quoi qu’il en soit, j’estime que l’avis ne concorde pas avec les éléments de preuve dont je dispose.

[388] Par exemple, il y avait deux maisons indiennes dans la concession forestière exploitée sur les terres revendiquées par les Kelsemaht aux abords de la baie Bedwell, près de la RI Oinimitis no 14. L’estimateur de bois de sciage Collins, qui travaillait pour la province, a recommandé qu’une réserve de 20 acres soit exclue de la concession forestière afin de protéger les deux maisons. En fin de compte, les terres n’ont pas été constituées en réserve, comme l’avait suggéré l’estimateur de bois de sciage en 1924. En outre, comme je l’ai déjà mentionné au sujet de l’île Vargas, des terres ont été retranchées d’une concession forestière et mises à disposition d’un colon pour qu’il y aménage un poste de pêche à des fins économiques.

[389] En l’espèce, le Canada aurait notamment pu discuter avec la province pour déterminer s’il valait la peine de parler aux titulaires de permis à ce sujet. Il aurait pu faire plus pour répondre aux besoins importants des Kelsemaht, notamment en insistant auprès de la province pour qu’elle l’aide à entrer en contact avec les titulaires de permis. Au contraire, le Canada n’a pas protégé les Kelsemaht et ne leur a pas donné accès à leur poste de pêche.

v) Autres terres

[390] Aaron Blake Evans affirme que les terres situées au nord de la RI no 13, des deux côtés du ruisseau Bulson, étaient disponibles pour la création de réserves à l’époque de la Commission McKenna‑McBride et de l’examen de Ditchburn et Clark (Pièce 26, carte à la section 4a). La revendicatrice soutient en outre que la Couronne aurait dû considérer d’autres terres après que l’on eut conclu que les terres revendiquées par les Kelsemaht faisaient l’objet d’une concession forestière.

[391] La Couronne a une obligation de fiduciaire à l’égard des terres dans lesquelles les Ahousaht ont un intérêt identifiable. La Commission McKenna‑McBride ne disposait d’aucune preuve selon laquelle les Kelsemaht avaient un intérêt identifiable dans les terres situées au nord de la RI no 13. Les Kelsemaht avaient alors demandé un site particulier afin de bénéficier d’un accès à leur poste de pêche. Comme il a été mentionné précédemment, Aaron Blake Evans a convenu avec le Canada lors de son contre‑interrogatoire devant le Tribunal que ce n’est pas parce que des terres étaient disponibles ailleurs qu’elles auraient nécessairement été utiles ou qu’elles auraient répondu à l’objectif visé par la demande de terres supplémentaires (transcription de l’audience, 8 octobre 2020, à la p. 83).

[392] La Couronne n’a pas manqué à son obligation de fiduciaire du fait qu’elle n’a pas considéré d’autres sites après que l’on eut conclu que les terres revendiquées faisaient l’objet d’une concession forestière.

vi) Autres observations sur l’obligation de fiduciaire qui existait à l’époque de la Commission McKenna-McBride

[393] Le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne dépend de « la nature et [de] l’importance des intérêts à protéger » (Manitoba Métis au para. 49; Wewaykum au para. 86; tous deux cités dans Williams Lake CSC au para. 52).

[394] Le Canada avait l’obligation, en tant que fiduciaire, d’agir dans l’intérêt des Ahousaht. Lorsque la source de nourriture d’une Première Nation est menacée, on ne saurait trop insister sur l’importance de l’intérêt de cette Première Nation.

[395] La preuve présentée à la Commission McKenna‑McBride révélait que les Kelsemaht pêchaient régulièrement des deux côtés du ruisseau Bulson, à son embouchure et dans les environs, et que les terres revendiquées avaient été utilisées dans le passé comme poste de pêche. Les terres situées près de l’embouchure, de part et d’autre du ruisseau, étaient particulièrement importantes pour les Kelsemaht, car ils y installaient leurs casiers de pêche. Il ressortait clairement de la preuve présentée à la Commission McKenna‑McBride que les Kelsemaht avaient besoin de terres le long de la rive est du ruisseau Bulson pour pouvoir continuer à pêcher et que la pêche au saumon était importante pour leur survie.

[396] Dans la décision Siska, le président Slade a conclu :

[...] la Couronne a manqué à son obligation fiduciaire d’agir dans l’intérêt de la bande de Siska en omettant de la consulter, de chercher à connaître ses besoins et de prendre des mesures pour préserver ses intérêts. Cette obligation comprenait également le devoir de protéger la bande et de lui garantir l’accès à ses stations de pêche. [au para. 332]

[397] La même obligation s’applique en l’espèce.

[398] L’accès des Kelsemaht à leur poste de pêche sur la rive est du ruisseau Bulson a été considérablement entravé. Aux prises avec un conflit entre l’intérêt commercial des colons (la conserverie) et un important intérêt autochtone identifiable dans la pêche (qui est à la base du régime alimentaire des Kelsemaht), la Couronne n’a pas agi avec la diligence ordinaire requise dans l’intérêt de son bénéficiaire, soit les Kelsemaht.

[399] Je souligne également l’attitude cavalière de certains agents des Indiens. Par exemple, l’agent Cox a déclaré, le 19 mai 1914, qu’il ne voyait pas [traduction] « comment l’agrandissement des réserves nos 13 et 14 allait profiter [aux Kelsemaht] de quelque façon que ce soit » (Pièce 31, onglet 129 (page manuscrite numéro 127)). Il a aussi affirmé qu’il ne pensait pas que les Ahousaht avaient besoin des terres demandées pour améliorer leurs perspectives en matière de pêche. Voici la discussion qu’il a eue avec le commissaire Carmichael :

[traduction]
Q. [Commissaire Carmichael] Ces Indiens demandent maintenant que cinq acres soient ajoutées aux réserves actuelles nos 13 et 14.

R. [Agent Cox] Ce ne sont que des postes de pêche au saumon. Je pense qu’ils pourraient attraper autant de poissons dans les réserves actuelles qu’ils pourraient en attraper si on ajoutait des terres, mais ils s’imaginent que, si la réserve s’étendait de chaque côté du cours d’eau, ils auraient un meilleur droit d’accès à l’embouchure des cours d’eau et à la baie War[n].

Q. Si les Indiens se retrouvaient avec un meilleur droit d’accès, est‑ce que ce droit entraverait le droit de ceux qui vivent plus en amont?

R. Non, je ne dirais pas qu’ils ont besoin de ces terres. Ils ont déjà leurs postes de pêche, et leur donner cinq acres supplémentaires à chaque endroit ne les aiderait pas, pour autant que je sache, à attraper plus de poissons.

[400] Sans expliquer pourquoi la demande visant à ne créer [traduction] « que des postes de pêche au saumon » n’était pas importante, ou encore pourquoi il « ne dirai[t] pas qu’ils ont besoin de ces terres », l’agent Cox a fait des déclarations qui n’étaient pas dans l’intérêt des Kelsemaht.

[401] La Couronne s’acquitte de son obligation de fiduciaire en respectant la norme de conduite prescrite, non en assurant l’obtention d’un résultat précis (Williams Lake CSC au para. 48). Par ses déclarations non justifiées, l’agent Cox n’a pas respecté la norme de conduite attendue d’un agent des Indiens chargé de protéger les intérêts autochtones durant le processus de création de réserves.

f) Conclusion sur la demande présentée à la Commission McKenna-McBride concernant l’ajout à la RI Quortsowe no 13

[402] Le principal argument du Canada est que les terres faisaient l’objet d’un bail de concession forestière et que la législation provinciale interdisait la création de réserves sur de telles terres. Compte tenu de la solidité de cette partie de la revendication — la préservation de l’accès à une source alimentaire essentielle alors que les Kelsemaht n’avaient pas assez de nourriture pour passer l’hiver — l’obligation de la Couronne fédérale allait au‑delà de la simple constatation que les terres n’étaient pas disponibles pour la création d’une réserve.

[403] J’estime que la Couronne fédérale avait l’obligation de fiduciaire :

  • de se renseigner et de consulter les Kelsemaht afin de connaître leurs besoins en matière de pêche sur la rive est du ruisseau Bulson;

  • d’évaluer la fermeté de l’intérêt de la Première Nation et d’adapter sa réponse en conséquence (Williams Lake CSC au para. 83);

  • d’insister auprès de la province pour qu’elle l’aide à examiner les diverses façons de répondre aux besoins importants des Kelsemaht.

[404] Selon l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, la Couronne fédérale a manqué à ses obligations de fiduciaire durant le processus de la Commission McKenna‑McBride en ce qui concerne l’intérêt des Ahousaht dans le site revendiqué à titre de poste de pêche puisqu’elle a omis de prendre ces mesures.

[405] Il n’y avait pas d’intérêt identifiable dans un établissement indien à cet endroit, et l’obligation ne s’étend donc qu’à l’intérêt identifiable reconnu, soit celui dans un lieu de pêche.

4. Demande présentée dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark

a) Introduction

[406] Le 25 août 1922, dans le cadre de l’examen Ditchburn-Clark, les Kelsemaht ont rencontré Andrew Paull de l’Alliance des tribus et ont demandé des terres sur la rive sud de la baie Warn afin de pouvoir les ajouter à la RI no 13 (Pièce 32, onglet 220; Pièce 28 aux pp. 79, 84–85). M. Paull a consigné la demande des Kelsemaht comme suit :

[traduction]
Nous voulons que la réserve Quortsowe no 13 s’étende le long de la rive sud et sur une certaine distance vers l’intérieur des terres, car il s’agit de bonnes terres arables [...] [Pièce 28 à la p. 85]

[407] Les terres de la rive sud étaient les seules terres demandées en 1922. La preuve démontre que les Kelsemaht n’ont pas réitéré leur demande visant à obtenir des terres des deux côtés du ruisseau Bulson lors de l’examen de Ditchburn et Clark (Pièce 32, onglet 220; Pièce 28 aux pp. 79, 84, 85). En fin de compte, l’inspecteur en chef Ditchburn n’a inscrit aucun des ajouts proposés à la RI no 13 sur la liste supplémentaire de terres de réserve demandées qu’il a remise à la province (Pièce 28 à la p. 88 (tableau 7)).

b) Les Ahousaht avaient-ils un intérêt autochtone particulier dans les terres situées sur la rive sud de la baie Warn en 1922?

[408] Les témoins appelés à relater l’histoire orale de leur peuple devant le Tribunal ont parlé de l’importance de la pêche dans la région de la baie Warn, y compris les terres de la rive sud de la baie (transcription de l’audience (témoignage de David Maurice Frank), 30 avril 2019, aux pp. 37, 65-70; transcription de l’audience (témoignage de Louie Joseph), 30 avril 2019, à la p. 100). Il y avait des montaisons de saumons dans les rivières qui se jetaient dans la baie Warn (transcription de l’audience (témoignage de Louie Frank), 1er mai 2019, à la p. 76; transcription de l’audience (témoignage d’Harold Little), 2 mai 2019). Louie Joseph a expliqué que la famille de Frank Hunter possédait des droits sur le premier poisson qui arrivait dans la baie Warn et qu’elle avait un territoire sur la rive sud de la baie qui s’étendait jusqu’à l’anse Rankin (transcription de l’audience (témoignage de Louie Joseph), 30 avril 2019, à la p. 93). Les témoins relatant l’histoire orale (p. ex. David Maurice Frank et Louie Joseph) ont également signalé la présence de quelques maisons sur la rive sud de la baie. David Maurice Frank a déclaré que les Ahousaht vivaient tout autour de la baie Warn.

[409] En 1914, la Commission McKenna‑McBride a entendu de nombreux témoignages sur l’importance pour les Kelsemaht de la pêche dans la région de la baie Warn. L’agent Cox, un représentant de la Couronne fédérale, a aussi affirmé devant la Commission McKenna‑McBride que les Kelsemaht pêchaient le saumon dans cette région. La Commission McKenna‑McBride disposait de peu d’éléments de preuve quant à l’existence ou à la nécessité d’un établissement sur la rive sud. Elle s’est concentrée sur la nécessité de créer des lieux de pêche à la tête de la baie Warn et des deux côtés du ruisseau Bulson. Par ailleurs, ni l’une ni l’autre des parties n’a laissé entendre — à juste titre — qu’au cours des huit années qui se sont écoulées entre 1914 et 1922, la pêche dans la région ne constituait plus pour les Ahousaht une source de nourriture essentielle. La preuve par histoire orale a permis d’établir que les Kelsemaht pêchaient régulièrement sur la rive sud de la baie Warn et qu’ils avaient vécu tout autour de cette baie.

[410] Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’en 1922, les Kelsemaht avaient un intérêt autochtone dans les terres revendiquées sur la rive sud de la baie Warn à titre de poste de pêche.

c) L’intérêt des Ahousaht dans les terres revendiquées sur la rive sud de la baie Warn était-il identifiable pour les représentants de la Couronne en 1922?

[411] Pour que la Couronne ait été tenue à une obligation de fiduciaire en 1922, à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, l’intérêt autochtone des Kelsemaht devait être identifiable ou susceptible d’être identifié par la Couronne.

[412] Dès 1914, à l’époque de la Commission McKenna-McBride, la Couronne savait que la pêche dans la région de la baie Warn était importante pour les Kelsemaht. L’agent Cox savait qu’il y avait plusieurs rivières sur la rive sud de la baie et que les Premières Nations y pêchaient le saumon en période de frai. Les cartes de la rive sud de la baie Warn qui ont été versées au dossier du Tribunal confirment l’existence de nombreux cours d’eau dans cette région, dans lesquels le saumon frayait probablement (Pièce 26, carte à la section 4a; Pièce 8; Pièce 1).

Carte de la région de la baie Warn tirée du rapport d’Aaron Blake Evans (Pièce 26)

[413] Il est bien expliqué dans le rapport final de la Commission McKenna-McBride que la pêche est une source de nourriture importante pour les Premières Nations de la côte ouest de l’île de Vancouver, y compris les Ahousaht (Pièce 32, onglet 188 (page de la version PDF 32)). J’ai déjà conclu que cette situation n’aurait pas changé entre 1914 et 1922, année de l’examen de Ditchburn et Clark.

[414] Les représentants de la Couronne fédérale, notamment l’inspecteur en chef Ditchburn et l’agent Cox, qui ont participé aux audiences de la Commission McKenna-McBride en 1914, étaient conscients de l’importance pour les Kelsemaht de la pêche au saumon dans la région de la baie Warn, et en particulier sur la rive sud de la baie.

[415] L’inspecteur en chef Ditchburn a participé aux audiences de la Commission McKenna‑McBride en tant que représentant de la Couronne fédérale (Pièce 31, onglet 123 (page manuscrite numéro 79)). Son nom figure dans le résumé des audiences (Pièce 31, onglet 123 (page manuscrite numéro 79)), ce qui prouve qu’il était présent. Il était donc forcément conscient de l’importance que les Ahousaht accordaient à la pêche, comme source de nourriture, dans la région de la baie Warn.

[416] Je conclus que les terres revendiquées devant le comité d’examen de Ditchburn et Clark étaient identifiables ou [traduction] « pouvaient être identifiées » comme poste de pêche par la Couronne fédérale en 1922.

[417] Dans la demande qu’ils ont présentée dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark dans le but d’obtenir des terres sur la rive sud de la baie Warn, les Kelsemaht ne précisaient pas s’ils avaient des maisons sur les terres en question, ou s’ils avaient déjà eu un établissement à cet endroit. Ils faisaient mention de terres arables, mais ne disaient pas s’ils avaient déjà cultivé ou s’ils cultivaient encore l’une ou l’autre des terres revendiquées.

[418] Rien dans le dossier ne permet de croire que les Kelsemaht ont, lors de leur rencontre avec Andrew Paull, signalé la présence sur la rive sud de maisons leur appartenant ou de terres qu’ils auraient défrichées ou cultivées. Dans les notes qu’il a prises lors de ses rencontres avec d’autres Premières Nations, M. Paull a évoqué la présence de maisons autochtones, d’anciens villages indiens et de clairières là où les Autochtones cultivaient des pommes de terre (p. ex. les notes prises par M. Paull lors de ses rencontres avec les Ahousaht en ce qui concerne les terres aux abords du bras Shelter; notes prises lors des rencontres avec les Manhousaht en ce qui concerne l’agrandissement de la réserve indienne Wappook no 26; et notes sur les terres situées à l’anse Pretty Girl, Pièce 28, aux pp. 81 à 84, numéros de référence d’Adrian Clark 2, 9 et 17). Si les Kelsemaht avaient signalé à M. Paull la présence de maisons ou de cultures sur la rive sud de la baie Warn, ce dernier aurait probablement transmis cette information à l’inspecteur en chef Ditchburn.

[419] L’arpenteur provincial John Hirsh a terminé l’arpentage de la concession forestière 627 le 13 juillet 1904 (Pièce 36, onglet 49), dont les terres revendiquées sur la rive sud de la baie Warn. L’arpentage ne faisait état d’aucune amélioration, d’aucun bâtiment, ni d’aucun établissement indien. Cet arpentage a toutefois été effectué bien avant l’examen de Ditchburn et Clark, de sorte qu’il ne permet pas de tirer des conclusions définitives sur ce point à une date ultérieure.

[420] J’estime que les Kelsemaht avaient un intérêt identifiable dans les terres revendiquées sur la rive sud de la baie Warn en vue d’y établir un poste de pêche. Cependant, cet intérêt identifiable ne signifie pas qu’ils avaient un intérêt dans un établissement. S’il y avait un établissement indien sur la rive sud en 1922, ce qui n’est clair d’après la preuve, je conclus que la Couronne ne savait pas et ne pouvait pas savoir qu’il y avait des maisons indiennes à cet endroit. Je conclus qu’en 1922, il n’y avait pas d’intérêt identifiable dans un établissement indien sur la rive sud de la baie Warn.

d) La Couronne a‑t‑elle assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable des Ahousaht dans un lieu de pêche?

[421] Dans le cadre du processus de création des réserves en Colombie‑Britannique, la Couronne a assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard des intérêts identifiables des Premières Nations dans les terres. En l’espèce, elle a assumé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable qu’avaient les Ahousaht dans un lieu de pêche situé sur la rive sud de la baie Warn et, par conséquent, elle avait une obligation de fiduciaire à l’égard de cet intérêt identifiable. La jurisprudence pertinente est examinée plus en détail dans la section portant sur les principes juridiques ci-dessus.

e) La Couronne a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire envers les Ahousaht en ce qui concerne la rive sud de la baie Warn en 1922?

[422] En 1922, le Canada avait une obligation de fiduciaire envers les Ahousaht, s’agissant d’un lieu de pêche situé sur la rive sud de la baie Warn.

[423] J’ai conclu qu’il n’y avait pas d’intérêt identifiable dans un établissement indien à cet endroit, et l’obligation du Canada ne s’applique donc qu’à l’intérêt des Ahousaht dans un lieu de pêche.

[424] L’inspecteur en chef Ditchburn a conclu que les terres demandées par les Kelsemaht avaient été aliénées. Or, ses notes portent à confusion :

[traduction]
« Non aliénées ».

« Oui. » [Pièce 32, onglet 220]

[425] Adrian Clark ne peut expliquer les incohérences dans les notes de l’inspecteur en chef Ditchburn.

[426] La preuve dont disposait l’inspecteur en chef Ditchburn révélait que les terres situées sur la rive sud de la baie Warn n’avaient pas été concédées par la Couronne, mais qu’elles avaient fait l’objet d’un bail de concession forestière en 1922. C’est d’ailleurs ce qu’a déclaré Aaron Blake Evans, le témoin de la revendicatrice, ce qu’a confirmé Adrian Clark dans son rapport, et ce qui est ressorti de l’entretien qu’a eu Andrew Paull avec les Kelsemaht au sujet de leur demande.

[427] Dans une lettre du 25 août 1922, Andrew Paull a informé l’inspecteur en chef Ditchburn que les terres demandées n’étaient pas enregistrées comme étant des terres concédées par la Couronne, mais qu’elles correspondaient à la concession forestière numéro 627. Voici tout le paragraphe tiré de la lettre de M. Paull :

[traduction]
En ce qui concerne la demande d’agrandissement de la réserve Quortsowe no 13, la Commission royale a conclu que les terres demandées [avaient été] aliénées, qu’elles n’étaient pas disponibles et que, d’après une carte provinciale publiée en 1920, elles n’étaient pas enregistrées sous xxxxxxxx, maintenant concédées par la Couronne, mais qu’elles correspondaient à la concession forestière numéro 627. [Pièce 32, onglet 220]

[428] Andrew Paull a inscrit les sites demandés sur la carte de 1920 intitulée Partie sud de l’île de Vancouver (Pièce 32, onglet 224). Le site de la baie Warn a été encerclé au marqueur noir. La demande présentée par les Kelsemaht dans le cadre de l’examen de Ditchburn et Clark visait à ce que la RI no 13 [traduction] « s’étende le long de la rive sud et sur une certaine distance vers l’intérieur des terres » (Pièce 28 à la p. 85). La carte originale n’est pas présentée à une échelle suffisamment grande pour qu’il soit possible de distinguer les détails pertinents (Pièce 32, onglet 224).

[429] Adrian Clark a fourni une meilleure copie de cette même carte utilisée par Andrew Paull (Pièce, onglet 228). Les réserves sont représentées en rouge, les terres concédées par la Couronne en jaune et les concessions forestières en vert. En agrandissant la copie électronique de cette carte, on peut voir que les terres situées sur la rive sud de la baie Warn (concession forestière 627) sont marquées en vert, ce qui indique qu’elles faisaient l’objet d’une concession forestière en 1920. Dans son témoignage, Aaron Blake Evans a confirmé que les terres de la rive sud faisaient l’objet de concessions forestières à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark (Pièce 26, carte à la section 4a).

[430] La carte de 1920 a été préparée deux ans avant que Ditchburn et Clark ne procèdent à leur examen, lequel était un [traduction] « processus interne » au cours duquel l’inspecteur en chef Ditchburn et le major Clark devaient examiner divers documents et cartes (Pièce 32, onglet 222 (lettre d’Andrew Paull à Ditchburn datée du 13 octobre 1922; transcription de l’audience (témoignage d’Adrian Clark), 9 mai 2022, à la p. 101). Contrairement au processus de la Commission McKenna‑McBride, ce processus ne comportait aucun témoignage.

[431] La preuve dont disposait Ditchburn révélait que les terres demandées avaient fait l’objet d’un bail de concession forestière en 1922 et que, par conséquent, la législation provinciale ne permettait pas à la province de fournir ces terres au Canada pour la création de réserves. Devant la Commission McKenna-McBride, l’agent Cox avait déclaré ce qui suit :

[traduction]
[...] à sa connaissance, les terres supplémentaires demandées par les Indiens qui sont adjacentes aux réserves 13 et 14 étaient alors visées par des permis de coupe. Il pourrait cependant être possible de conclure un accord avec les titulaires de permis pour que les Indiens puissent obtenir ces terres.

[432] Aux termes de l’article 127 de la Land Act, 1911, la province pouvait céder des terres au gouvernement du Dominion en vue de créer des réserves à condition qu’elles ne soient [traduction] « pas légitimement détenues en vertu d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne ». Et selon l’article 109 de la Land Act, 1911, il était interdit d’octroyer un permis de coupe de bois à l’égard de terres de la Couronne formant un établissement indien.

[433] Comme Ditchburn a assisté aux audiences de la Commission McKenna‑McBride, il devait savoir que la Couronne pouvait demander à la province d’entrer en contact avec les titulaires de permis pour discuter de la possibilité d’exclure de l’objet du permis quelques‑unes des terres situées près des rivières et du littoral de la baie Warn,

[434] Si la Couronne avait concédé les terres en question à un colon, il aurait été beaucoup plus difficile pour elle de faire pression sur la province pour qu’elle règle le problème. Mais ce n’était pas le cas.

[435] En l’espèce, Ditchburn ne disposait d’aucune preuve attestant l’existence d’un établissement indien sur la rive sud de la baie Warn en 1922. D’après les renseignements qui m’ont été présentés, l’octroi d’un bail de concession forestière n’était pas illégal en vertu de la Land Act.

[436] Ditchburn a décidé de ne pas inscrire les terres demandées sur sa liste supplémentaire puisqu’il croyait qu’elles avaient été aliénées. Cependant, dans une lettre datée du 25 août 1922, Andrew Paull a écrit à Ditchburn que les terres convoitées faisaient l’objet d’un bail de concession forestière, mais qu’elles n’avaient pas été concédées par la Couronne. Ditchburn aurait pu le confirmer en consultant la carte de 1920 intitulée Partie sud de l’île de Vancouver et préparée par le ministère des Terres (Pièce 32, onglet 228).

[437] Dans la décision Siska, le président Slade a conclu que l’obligation de fiduciaire de la Couronne comprenait le devoir de protéger la bande de Siska et de lui garantir l’accès à ses postes de pêche (Siska au para. 332). À l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, aucun élément de preuve ne permettait de penser que la Couronne avait tenté d’évaluer les besoins des Kelsemaht et de prendre des mesures pour protéger leurs intérêts dans la rive sud de la baie Warn. Rien ne prouvait que la Couronne avait cherché à savoir si les terres demandées pouvaient être ajoutées en tant que poste de pêche, ni qu’elle avait informé les Kelsemaht des problèmes qu’elle considérait comme des obstacles à leur demande. En fait, la Couronne n’a pris aucune mesure pour protéger les intérêts des Kelsemaht malgré le fait que ces derniers devaient pouvoir pêcher pour assurer leur subsistance.

f) Conclusion sur la demande présentée lors de l’examen de Ditchburn et Clark concernant l’ajout à la RI Quortsowe no 13

[438] Dans ces circonstances, je conclus que la Couronne fédérale avait, en ce qui concerne l’intérêt dans un lieu de pêche situé sur la rive sud de la baie Warn, l’obligation de fiduciaire :

  • de se renseigner et de consulter les Kelsemaht afin de connaître leurs besoins au regard du site revendiqué;

  • d’évaluer la fermeté de l’intérêt de la Première Nation et d’adapter sa réponse en conséquence (Williams Lake CSC au para. 83);

  • d’insister auprès de la province pour qu’elle l’aide à examiner les diverses façons dont elle pourrait répondre aux besoins des Kelsemaht, notamment en s’adressant aux titulaires de permis d’exploitation forestière pour déterminer si des terres pouvaient être mises à disposition en vue de l’établissement d’un ou de plusieurs postes de pêche;

  • d’informer les Kelsemaht de l’état de leur demande et de les consulter avant que l’inspecteur en chef Ditchburn décide de ne pas inscrire la RI no 13 sur sa liste supplémentaire.

[439] Selon l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, la Couronne fédérale a manqué à ses obligations de fiduciaire durant l’examen de Ditchburn et Clark en ce qui concerne l’intérêt des Ahousaht dans le site revendiqué puisqu’elle a omis de prendre ces mesures.

[440] L’obligation de la Couronne ne s’applique qu’à l’intérêt identifiable reconnu, soit celui dans un lieu de pêche.

5. Résumé des conclusions concernant un ajout à la RI no 13

[441] Suivant l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, la Couronne fédérale a manqué à ses obligations de fiduciaire dans le cadre du processus de la Commission McKenna‑McBride et de l’examen de Ditchburn et Clark en ce qui concerne l’intérêt des Ahousaht dans les sites revendiqués comme postes de pêche, sur la rive est du ruisseau Bulson et sur la rive sud de la baie Warn, respectivement.

IX. Conclusion générale

[442] Le Tribunal ne s’attend pas à la perfection; il exige que l’on fasse preuve de diligence ordinaire dans le processus de création des réserves. Cela dit, j’ai conclu que la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire en ne faisant pas preuve de diligence ordinaire quant à quelques-uns des sites faisant l’objet de la revendication dont je suis saisie.

[443] J’ai déjà conclu que le Canada avait manqué à son obligation de fiduciaire au sens de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, s’agissant des terres revendiquées suivantes :

  • à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, le site situé à la tête de l’anse Pretty Cove;

  • à l’époque de la Commission McKenna-McBride, le site situé au nord-ouest de l’île Vargas;

  • à l’époque de la Commission McKenna-McBride, le site adjacent à la RI no 13, sur la rive est du ruisseau Bulson, en tant que poste de pêche;

  • à l’époque de l’examen de Ditchburn et Clark, le site revendiqué sur la rive sud de la baie Warn, sous la RI no 13, en tant que poste de pêche.

[444] Le Canada a manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Ahousaht en ne faisant pas dûment enquête sur l’acquisition par préemption du nord-est de l’île Vargas. Non seulement il s’agissait d’un établissement ahousaht, mais la Commission McKenna-McBride disposait d’éléments de preuve contradictoires quant à savoir si les Ahousaht avaient construit une maison à cet endroit l’année précédant la demande de préemption. J’ai conclu que, n’eût été les manquements commis à l’égard du site revendiqué sur l’île Vargas, la Commission McKenna‑McBride aurait probablement attribué les terres revendiquées aux Ahousaht.

[445] Pour ce qui est de la partie de la revendication qui concerne l’ajout à la RI no 13, la source de nourriture des Ahousaht était menacée et l’importance de l’intérêt des Ahousaht dans un poste de pêche était évidente. La Couronne fédérale avait l’obligation, en tant que fiduciaire, de consulter les Ahousaht pour évaluer leurs besoins et la solidité de leur demande visant à obtenir des terres pour y établir un poste de pêche.

[446] Le Canada avait l’obligation de fiduciaire d’insister auprès de la province pour qu’elle fournisse des terres de réserve dans le cadre de la Commission McKenna‑McBride et de l’examen de Ditchburn et Clark. Il n’avait aucun contrôle direct sur l’un ou l’autre de ces processus. Les deux gouvernements ont convenu [traduction] « d’examiner » les rapports de la Commission McKenna‑McBride « d’un œil favorable de manière à pouvoir donner suite, autant que possible, aux [...] recommandations de la Commission ». Cependant, la province a clairement indiqué qu’elle ne serait pas liée par les résultats des deux processus. Certes, les circonstances étaient difficiles, mais j’estime que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en n’insistant pas davantage auprès de la province pour qu’elle cherche à répondre aux besoins des Ahousaht. Comme le juge Grist l’a souligné dans la décision ʔAkisq̓nuk, de par la façon dont il a géré l’examen des réserves, le Canada « a manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait : loyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et devoir d’agir de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation” » (au para. 185, citant Wewaykum au para. 94). La Commission McKenna-McBride et l’examen Ditchburn et Clark visaient davantage à « mener à terme le processus de création de réserves » (ʔAkisq̓nuk au para. 189) qu’à protéger les intérêts des Autochtones face à l’intrusion des colons et de l’industrie. Je constate la même incurie en l’espèce. Cette approche était contraire à l’obligation de fiduciaire qu’avait la Couronne envers les peuples autochtones dans le cadre du processus de création des réserves.

[447] L’effet combiné des omissions commises par les représentants de la Couronne et du manque d’attention aux détails dont ceux-ci ont fait preuve à l’égard des sites revendiqués, m’amène à conclure qu’en 1914 et en 1922, les intérêts des Ahousaht n’ont pas été défendus avec loyauté, bonne foi et diligence . La Couronne s’est plutôt montrée cavalière à l’égard des intérêts et des besoins des Ahousaht.

[448] La revendicatrice a cité l’alinéa 14(1)b) de la LTRP dans sa déclaration de revendication amendée. Ni la revendicatrice ni la Couronne n’ont mentionné cette disposition dans leurs représentations écrites. Aucun manquement à une obligation légale découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif, ou d’une loi coloniale n’est allégué. L’alinéa 14(1)b) de la LTRP ne s’applique pas aux faits de la présente revendication.

[449] Les manquements à l’obligation de fiduciaire relèvent de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP.

A. Indemnisation

[450] Le Canada a indiqué dans sa réponse modifiée que, s’il est jugé responsable, il estime que, suivant l’alinéa 20(1)i) de la LTRP, c’est la province de la Colombie-Britannique qui est à l’origine des faits ou des pertes mentionnés à l’alinéa 14(1) c) (au para. 109). Le Canada soutient également que s’il est jugé responsable, le Tribunal devra déduire du montant de l’indemnité la valeur de tout avantage reçu par la Première Nation, comme le prévoit le paragraphe 20(3) de la LTRP (au para. 111). Dans la décision ʔAkisq̓nuk, le Tribunal a dit ce qui suit aux paragraphes 195, 196 et 197 :

Les arrêts Williams Lake de la Cour suprême du Canada et Kitselas de la Cour d’appel fédérale appuient l’approche adoptée par le Tribunal afin que soient traitées les questions de causalité, de contingence et de contribution à l’audience relative à l’indemnisation. Dans l’arrêt Williams Lake, la Cour suprême du Canada a souligné qu’en vertu de la LTRP, les questions de causalité ou d’indemnisation sont examinées à l’étape de la détermination de l’indemnité :

La Couronne s’acquitte de son obligation fiduciaire en respectant la norme de conduite prescrite, non en assurant l’obtention d’un résultat précis : […] [renvois omis]. L’ampleur de la perte éventuelle découlant du manquement à l’obligation fiduciaire soulève des questions de causalité. L’equity permet de trancher ces questions sous l’angle de la réparation ou de l’indemnisation une fois établies l’existence et la violation de l’obligation fiduciaire […] [renvois omis]. De manière concomitante, la Loi [sur le Tribunal des revendications particulières] prévoit que le Tribunal statue sur la causalité et la répartition de la faute à l’étape de la détermination de l’indemnité. [Para 48]

Le Tribunal a adopté cette approche dans la décision Kitselas, et il semble que la Cour d’appel fédérale l’ait approuvée. Au paragraphe 67 de sa décision, cette dernière a déclaré qu’« une conclusion touchant la part que la Colombie-Britannique aurait prise (le cas échéant) dans la violation » de l’obligation de fiduciaire par le Canada était « un point à décider à l’étape de l’instance où serait examinée la question de l’indemnisation » (Kitselas CAF).

Par conséquent, ces questions portant sur l’évaluation de la perte seront examinées à l’étape relative à l’indemnité, après que les parties auront présenté l’ensemble de leurs arguments.

[451] Je reprends à mon compte ces observations et j’espère qu’elles seront utiles aux parties peu importe qu’elles décident de négocier l’indemnisation ou de demander l’aide du Tribunal pour l’étape de l’indemnisation.

DIANE MACDONALD

L’honorable Diane MacDonald

 

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20240130

Dossier : SCT‑7002‑17

OTTAWA (ONTARIO), le 30 janvier 2024

En présence de l’honorable Diane MacDonald

ENTRE :

PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À :

Avocat de la revendicatrice PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Représentée par Me Stan Ashcroft

Ashcroft & Company

ET AUX :

Avocats de l’intimé

Représenté par Me Alex E. Hughes, Me Joshua Ingram, Me Patrick Cassidy et Me Melanie Chartier

Ministère de la Justice du Canada

 

 

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