NO DE DOSSIER : SCT-5008-19 RÉFÉRENCE : 2024 TRPC 5
DATE : 20240828
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TRADUCTION OFFICIELLE
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TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES
SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL
ENTRE :
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PREMIÈRE NATION DE WATERHEN LAKE
Revendicatrice
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Me Ron Maurice, Me Sheryl Manychief, Me Melanie Webber et Me Antonela Cicko, pour la revendicatrice |
- et - |
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SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA
Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones Intimé |
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Me David Culleton, Me James Olchowy, Me Brady Fetch et Me Luke Brisebois, pour l’intimé |
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ENTENDUE: Les 25 et 26 juillet 2022, du 5 au 9 juin 2023 et du 20 au 22 novembre 2023
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MOTIFS DE LA DÉCISION
L’honorable Todd Ducharme
Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.
Jurisprudence :
Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, 153 DLR (4th) 193; R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43, [2005] 2 RCS 220; Saugeen First Nation et al v AG et al, 2021 ONSC 4181, 2021 CarswellOnt 11284; R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507, 137 DLR (4th) 289; R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324; R c Simon, [1985] 2 RCS 387, 24 DLR (4th) 390; Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29, 144 DLR (3d) 193; R c Horseman, [1990] 1 RCS 901, [1990] 3 CNLR 95; R c Sioui, [1990] 1 RCS 1025, 70 DLR (4th) 427; Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12; R c Marshall, [1999] 3 RCS 456, 177 DLR (4th) 513; Conseil de bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816; Watson c Canada, 2020 CF 129; Jim Shot Both Sides c Canada, 2019 CF 789, [2019] 4 CNLR 19; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Canson Enterprises Ltd. c Boughton & Co., [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129; Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Ontario (PG) c Restoule, 2024 CSC 27; Air Canada c Colombie-Britannique, [1989] 1 RCS 1161, 59 DLR (4th) 161; Lac Minerals Ltd c International Corona Resources Ltd, [1989] 2 RCS 574, 61 DLR (4th) 14; Southwind c Canada, 2021 CSC 28, [2021] 2 RCS 450; Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 1; Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, 287 DLR (4th) 480.
Lois et règlements cités :
Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 2, 3, 16, 20.
Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, art 2.
Loi constitutionnelle de 1982, art 35.
Doctrine citée :
Canada, Institut canadien des évaluateurs, Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada, (Ottawa : 2022).
Sommaire :
Création de réserves — Adhésion aux traités — Obligation de fiduciaire — Habilité à lier la Couronne — Intention de la Couronne — Indemnisation en equity
La présente revendication a trait au processus de création de la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake, située à environ 350 km au nord de Saskatoon, en Saskatchewan. La revendicatrice, la Première Nation de Waterhen Lake, affirme qu’une réserve de 29 187,40 acres a été créée en 1921, année où elle a adhéré au Traité no 6, mais qu’en 1930, lorsque la Couronne fédérale en a confirmé la création par le décret CP 917, sa superficie n’était plus que de 19 772,80 acres. Comme la réserve avait été créée neuf ans plus tôt, cette réduction représente — aux yeux de la revendicatrice — une prise illégale de terres de réserve, ce qui constitue un manquement à la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], ainsi qu’aux obligations légales et au devoir de fiduciaire de la Couronne.
La Première Nation de Waterhen Lake affirme également qu’au moment de la création de la réserve en 1921, une réserve à bois de 7 680 acres a été créée à son profit. Or, la création de cette réserve n’a pas été confirmée par le décret CP 917 en 1930. La revendicatrice soutient qu’il s’agit donc d’une prise illégale ou, à titre subsidiaire, elle fait valoir que la réserve à bois lui avait été promise par une personne qui était habilitée à lier la Couronne, mais qui n’avait pas respecté sa promesse.
Les éléments de preuve sur le bien-fondé et l’indemnisation ont été entendus ensemble.
Le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) a utilisé le critère applicable à la création de réserves élaboré dans l’arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816 [Ross River], lequel critère se divise en quatre volets : 1) la Couronne doit avoir eu l’intention de créer une réserve; 2) des représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle-ci ont manifesté cette intention; 3) des mesures ont été prises pour mettre de côté des terres au profit de la Première Nation; et 4) la Première Nation visée doit avoir accepté la mise à part et avoir commencé à utiliser les terres en question. Vu que la Couronne avait l’intention, tout au long du processus de création de la réserve, de créer une réserve suivant la formule de calcul des droits fonciers issus du Traité no 6, le Tribunal a jugé que la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake n’avait été juridiquement créée qu’en 1930, lorsqu’elle a été confirmée par le décret CP 917. Le Tribunal a également conclu que la Couronne avait fait part à la Première Nation de la formule de calcul et de son intention de l’utiliser dans le processus de création de la réserve.
De même, le Tribunal s’est fondé sur le critère applicable à la création des réserves élaboré dans l’arrêt Ross River pour conclure qu’aucune réserve à bois n’avait été créée en 1921. Cependant, selon le critère de détermination du pouvoir de lier la Couronne établi dans l’arrêt R c Sioui, [1990] 1 RCS 1025, 70 DLR (4th) 427, le Tribunal a conclu que l’agent des Indiens en poste en 1921 était habilité à lier la Couronne et qu’il avait effectivement promis de mettre de côté une réserve à bois pour la Première Nation. Le non-respect de cette promesse est considéré comme un manquement à l’obligation de fiduciaire qu’a la Couronne à l’égard de la Première Nation de Waterhen Lake et comme une violation de la LTRP.
Dans la partie de la présente décision portant sur l’indemnisation, le Tribunal a conclu que, bien qu’il n’y ait pas eu de prise illégale, le non-respect de la promesse avait eu des effets semblables à ceux d’une prise illégale et que, par conséquent, l’indemnité prévue aux alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP devait être accordée. La revendicatrice s’est donc vu accorder une indemnité égale à la valeur marchande actuelle des terres de la réserve à bois proposée, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, ainsi qu’une indemnité égale à la valeur de la perte de l’usage des terres du moment où la promesse a été faite en 1921 jusqu’à la date de la présente décision.
TABLE DES MATIÈRES
B. Les positions des parties sur le bien-fondé
1. Les faits reconnus par l’intimé
2. La position de la revendicatrice sur le bien-fondé
3. La position de l’intimé sur le bien-fondé
1. Les concepts juridiques importants
a) Les règles d’interprétation des lois et des éléments de preuve
b) Le critère applicable à la création de réserves établi dans la jurisprudence canadienne
2. Le critère applicable à la création de réserves et les « terres aliénées »
E. La conclusion sur le bien-fondé
A. La preuve relative à l’indemnisation et la Loi sur le Tribunal des revendications particulières
B. Les positions des parties sur l’indemnisation
1. La position de la revendicatrice sur l’indemnisation
2. La position de l’intimé sur l’indemnisation
C. Les principes généraux de l’indemnisation en equity
1. La preuve relative à l’indemnisation
2. L’application des principes généraux de l’indemnisation en equity
a) L’analyse du lien de causalité
E. Conclusion sur l’indemnisation
I. INTRODUCTION
[1] La revendicatrice, la Première Nation de Waterhen Lake, est une Première Nation au sens de l’alinéa 2a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], c’est-à-dire qu’elle est une « bande »
au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. Elle est établie à environ 350 km au nord de Saskatoon, dans la province de la Saskatchewan. La revendication déposée auprès du Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) vise des terres qui, selon la revendicatrice, avaient été mises de côté à titre de réserve par la Couronne en 1921, lorsque la Première Nation a adhéré au Traité no 6, mais qui ont été illégalement aliénées en 1930, ainsi qu’une réserve à bois qui, toujours selon la revendicatrice, avait été promise à la Première Nation au moment de son adhésion, mais dont le statut n’a jamais été confirmé. La Couronne s’oppose à ces allégations.
[2] La revendication de la Première Nation de Waterhen Lake satisfait à la condition préalable qui est énoncée à l’alinéa 16(1)a) de la LTRP. La Première Nation a déposé sa revendication particulière auprès de la Direction générale des revendications particulières en 2008 et a été avisée en janvier 2010 que sa revendication n’était pas acceptée aux fins de négociation au motif que le gouvernement du Canada n’avait aucune obligation à l’égard de la Première Nation de Waterhen Lake (déclaration de revendication aux para. 3-4). Le 26 août 2019, une déclaration de revendication a été déposée auprès du Tribunal. Trois audiences en personne ont eu lieu : une audience sur la preuve par histoire orale a été tenue dans la communauté de la revendicatrice les 25 et 26 juillet 2022; une audience consacrée aux témoignages des experts a été tenue à Saskatoon du 5 au 9 juin 2023; et une audience consacrée à l’audition des représentations orales a été tenue du 20 au 22 novembre 2023, toujours à Saskatoon.
[3] Contrairement à la plupart des revendications présentées au Tribunal, la présente revendication n’a pas été scindée en étapes distinctes portant sur le bien-fondé et l’indemnisation. En fait, la présente décision couvre les deux volets du mandat du Tribunal, qui consiste à « statuer sur le bien-fondé des revendications particulières des premières nations et sur les indemnités afférentes »
(article 3 de la LTRP).
[4] Le Tribunal reconnaît que l’emploi du terme « Indien »
pour désigner les peuples autochtones du Canada est non seulement incorrect, mais aussi péjoratif. Il est employé dans la présente décision par référence à la Loi sur les Indiens, de même qu’à certaines sources historiques. Le fait que le Tribunal utilise le terme « Indien »
ne signifie pas qu’il le cautionne. Le Tribunal préfère utiliser autant que possible les termes « Première Nation »
ou « Autochtone »
.
II. SOURCES DE PREUVE
[5] Deux des trois audiences avaient trait à la preuve : l’audience sur la preuve par histoire orale et celle consacrée aux témoignages des experts.
[6] L’audience sur la preuve par histoire orale a eu lieu dans la communauté de la Première Nation de Waterhen Lake, qui a donc accueilli les membres du Tribunal, ainsi que les avocats de la revendicatrice et de la Couronne. À l’audience, le Tribunal a entendu les témoignages de huit aînés : Sidney Fiddler, Robert Fiddler, Michael Ernest, Albert Fiddler, Edward Martell, Armand Fiddler, Richard Fiddler et Alex Mistickokat, qui ont raconté l’histoire de leur communauté (avant et après l’adhésion au Traité no 6) et ont expliqué ce que la Première Nation avait compris de la négociation et de la conclusion du traité ainsi que de la mise de côté de la réserve. En outre, le Tribunal a reçu une déclaration sous serment de l’aîné Edward Running Around, qui n’a pas pu témoigner en raison de son état de santé. Le Tribunal a eu l’honneur d’entendre les témoignages de ces aînés et de pouvoir passer du temps et partager des repas avec eux et d’autres membres de la communauté.
[7] L’histoire orale joue un rôle particulier et important dans les revendications autochtones au Canada en plus d’être d’une importance capitale pour le Tribunal. Comme l’a dit l’aîné Sidney Fiddler lors de l’audience : [traduction] « il faut recourir à l’histoire orale, car sinon, comment peut-on faire entendre le point de vue, la voix, des Autochtones? »
(transcription de l’audience, 25 juillet 2022, à la p. 20). La Cour suprême du Canada abonde dans le même sens dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, 153 DLR (4th) 193, jugeant que l’histoire orale reste, pour de nombreux peuples autochtones, le principal moyen de consigner leur histoire et que la non-admission en preuve des témoignages par histoire orale placerait les parties dans une telle situation d’inégalité que les droits ancestraux et les droits issus de traités risqueraient d’être bafoués. La Cour a écrit ce qui suit :
[…] le droit de la preuve doit être adapté afin que ce type de preuve puisse être placé sur un pied d’égalité avec les différents types d’éléments de preuve historique familiers aux tribunaux, le plus souvent des documents historiques. Il s’agit d’une pratique appliquée de longue date dans l’interprétation des traités entre l’État et les peuples autochtones […] Ainsi que l’a dit le juge en chef Dickson, comme la plupart des sociétés autochtones « ne tenaient aucun registre », le fait de ne pas suivre cette pratique « [imposerait un] fardeau de preuve impossible » aux peuples autochtones et « enlèverait […] toute valeur » aux droits qu’ils ont. Cette méthode doit être appliquée au cas par cas. [renvois omis; au para. 87]
[8] Pour qu’un témoignage par histoire orale puisse être admis en preuve, le Tribunal doit être convaincu qu’il est à la fois utile et raisonnablement fiable. La juge en chef McLachlin a ainsi expliqué le critère de l’utilité et de la fiabilité raisonnable :
Le récit oral est utile s’il fournit des éléments de preuve auxquels le tribunal n’aurait pas accès autrement ou qui concernent le point de vue autochtone sur le droit revendiqué. Il est raisonnablement fiable si le témoin constitue une source crédible pour ce qui est de l’histoire du peuple en question. Les juges appelés à se prononcer sur l’utilité et la fiabilité de récits oraux doivent se garder des suppositions faciles inspirées des traditions eurocentriques en matière de cueillette et de transmission de faits historiques. [R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43 au para. 68, [2005] 2 RCS 220 [Marshall 2005]).
[9] À mon avis, les témoignages fournis par les aînés ont été utiles et fiables, et ils m’ont beaucoup aidé à rendre la présente décision. Par conséquent, le Tribunal, comme tout autre tribunal judiciaire, est censé placer la preuve par histoire orale [traduction] « sur un pied d’égalité avec les documents historiques »
(Saugeen First Nation et al v AG et al, ONSC 4181 au para. 46, 2021 CarswellOnt 11284, conf. en partie dans l’arrêt 2023 ONCA 565).
[10] Je remercie tous les aînés, ainsi que l’ensemble de la communauté, pour leur dévouement et pour avoir bien voulu partager leurs connaissances.
[11] L’audience consacrée aux témoignages des experts a été tenue à Saskatoon, où quatre experts sont venus témoigner devant le Tribunal : Mme Alana J. Kelbert et M. Greg W. Scheifele pour la revendicatrice, et Mme Gwynneth C. D. Jones et M. Bradley D. Slomp pour l’intimé. Les parties se sont entendues sur les compétences des experts appelés à témoigner (Pièce 46 aux pp. 3-4). M. Bradley Slomp et Mme Alana Kelbert sont des experts évaluateurs qui possèdent les titres de compétence suivants :
[traduction] M. Bradley D. Slomp est inscrit comme évaluateur accrédité (AACI) et évaluateur professionnel (É. Pro.) auprès de l’Institut canadien des évaluateurs, dont il est toujours membre en règle. Il détient également le titre d’évaluateur rural accrédité (ARA) auprès de l’American Society of Farm Managers and Rural Appraisers, dont il est toujours membre en règle. De plus, il est titulaire d’un baccalauréat en gestion (finance), qu’il a obtenu avec grande distinction à l’Université de Lethbridge, et d’un certificat d’études supérieures en évaluation des biens immobiliers de l’Université de la Colombie-Britannique. M. Slomp a de l’expérience dans l’évaluation des terres rurales utilisées notamment à des fins récréatives, à des fins de développement et à des fins d’exploitation commerciale et industrielle. Au cours de sa carrière, il a notamment présenté des avis objectifs sur des revendications territoriales touchant les régions rurales de l’Ouest canadien, y compris des revendications autochtones, sur des questions d’indemnisation, de dommages-intérêts et d’effets préjudiciables, sur des analyses de la perte d’usage, sur des évaluations d’actifs, dont des évaluations actuelles et rétrospectives de tous les types de biens immobiliers ruraux et agricoles et de leur exploitation, et sur des évaluations de servitudes et de restrictions en matière d’aménagement. M. Slomp a déjà été reconnu à titre d’expert par le Tribunal des revendications particulières. Il a les compétences nécessaires pour témoigner en tant qu’expert sur les modèles d’utilisation des terres et pour évaluer tous les types de biens immobiliers ruraux et entreprises commerciales rurales. Il a aussi été reconnu comme expert pour témoigner sur les tendances de la valeur marchande, les effets de l’utilisation des terres, l’analyse de l’indemnisation liée à l’utilisation des terres, la diligence raisonnable en matière d’investissement et la perte d’usage.
Mme Alana Kelbert est une évaluatrice accréditée (AACI), une évaluatrice professionnelle (É. Pro.), une agronome professionnelle (P. Ag.) et elle est titulaire d’une maîtrise ès sciences (M. Sc., phytologie). Elle a été reconnue comme experte pour témoigner sur la valeur actuelle et historique des terres, et sur la perte historique de l’usage des terres dans l’Ouest canadien. Depuis 2005, elle a préparé plusieurs rapports d’expert sur l’évaluation, la perte d’usage et les dommages-intérêts dans le cadre de revendications territoriales autochtones portant sur des utilisations agricoles, récréatives et urbaines des terres visées par les Traités nos 1, 3, 4, 6, 7 et 8. Elle a déjà témoigné en tant qu’experte devant le Tribunal des revendications particulières.
[12] M. Greg Scheifele a témoigné à titre d’expert en foresterie. Les parties s’entendent pour dire qu’il possède les titres de compétence suivants :
M. Greg Scheifele est un forestier professionnel inscrit et un écologiste qui compte plus de 45 ans d’expérience dans ce domaine. Il est également titulaire d’une maîtrise ès arts en planification régionale et exploitation des ressources. Il a été reconnu comme expert pour témoigner sur la valeur actuelle et historique des forêts et sur la perte historique de l’usage des forêts au Canada. Depuis 1993, M. Scheifele a préparé ou révisé plus de 40 rapports sur la perte d’usage des forêts et les dommages subis par les Premières Nations, lesquels ont été produits dans le cadre de revendications territoriales. Les études sur lesquelles reposent ces rapports ont été menées en Nouvelle-Écosse, au Québec, en Ontario, en Saskatchewan, en Alberta et en Colombie-Britannique. M. Scheifele a déjà témoigné à titre d’expert devant le Tribunal des revendications particulières, ainsi que dans des affaires de revendications territoriales autochtones portées devant des tribunaux provinciaux et fédéraux.
[13] Mme Gwynneth Jones a témoigné à titre d’historienne experte. Les parties s’entendent pour dire qu’elle a les compétences suivantes :
Mme Gwynneth C.D. Jones est une historienne et une conseillère en recherche indépendante qui compte plus de 35 ans d’expérience dans les domaines de la recherche historique, des méthodes historiques, de l’histoire des Autochtones et du Canada et des relations entre le gouvernement et les Autochtones. Mme Jones a obtenu un baccalauréat ès arts (histoire), avec mention honorable, de l’Université Queen’s. Elle est aussi titulaire d’une maîtrise en administration publique de l’Université Queen’s et d’une maîtrise ès arts (histoire) de l’Université York. À neuf reprises, les tribunaux canadiens ont reconnu Mme Jones en tant qu’experte en histoire. Elle a les compétences nécessaires pour témoigner à titre d’experte sur l’histoire du Canada, sur l’interprétation des documents historiques, surtout ceux qui se rapportent au gouvernement canadien et aux peuples autochtones, sur les méthodes de recherche historique et sur les relations entre le gouvernement canadien et les Autochtones.
[14] Enfin, nombre de documents, historiques et autres, ont permis de mieux cerner le contexte dans lequel s’inscrit la présente revendication. Le recueil commun des documents, fruit d’un effort conjoint des parties, contient près de 300 documents répartis en trois volumes (Pièces 37, 38 et 39) et compte plus de 900 pages. En plus de ce recueil, chaque partie a déposé un recueil condensé de documents et des recueils de documents d’experts, en différents volumes, pour étayer les conclusions de leurs experts respectifs, et ces recueils contiennent plus de 600 documents au total.
III. BIEN-FONDÉ
A. Les faits
[15] La Première Nation de Waterhen Lake est établie sur le territoire visé par le Traité no 6, une vaste étendue de terres agricoles de qualité situées dans les régions centrales que sont aujourd’hui les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan. Les Cris vivent dans la région du lac Waterhen depuis des générations, c’est-à-dire depuis bien avant la venue des Européens. L’aîné Sidney Fiddler a déclaré que sa communauté vivait dans la région du lac Waterhen depuis [traduction] « d
es milliers d’années » (transcription de l’audience, 25 juillet 2022, à la p. 32). Par ailleurs, d’après l’aîné Alex Mistickokat, la Première Nation était, avant le contact avec les Européens, [traduction] « un peuple très indépendant »
qui « vivait de la terre […] de façon traditionnelle comme l’avaient fait ses ancêtres […] un peuple fort et noble »
(transcription de l’audience, 26 juillet 2022, à la p. 131).
[16] Le Traité no 6 a été négocié et signé en 1876. À l’époque, les membres de la Première Nation de Waterhen Lake ont assisté aux négociations, mais n’ont pas adhéré au traité intervenu avec la Couronne : comme l’a déclaré l’aîné Sidney Fiddler, ils se demandaient comment la Couronne pouvait prétendre détenir le titre sur les terres sur lesquelles ils vivaient depuis des générations et, [traduction] « n’ayant pas obtenu de réponse satisfaisante »
, ils ont refusé de signer (transcription de l’audience, 25 juin 2022, à la p. 37). Ils ont fini par adhérer au traité le 8 novembre 1921, comme le décret CP 4512 daté du 1er décembre 1921 le confirme (Pièce 38, onglet 161).
[17] Aux fins de la présente revendication, la clause la plus importante du Traité no 6 est communément appelée la formule des « droits fonciers issus des traités »
ou la formule des DFIT. Cette formule est la suivante :
Et Sa Majesté la Reine par le présent convient et s’oblige de mettre à part des réserves propres à la culture de la terre, tout en ayant égard aux terres présentement cultivées par les dits Indiens, et d’autres réserves pour l’avantage des dits Indiens, lesquelles seront administrées et gérées pour eux par le gouvernement de Sa Majesté pour la Puissance du Canada, pourvu que toutes telles réserves ne devront pas excéder en tout un mille carré pour chaque famille de cinq personnes, ou une telle proportion pour des familles plus ou moins nombreuses ou petites en la manière suivante, savoir : Que le surintendant en chef des Affaires indiennes devra députer et envoyer une personne compétente pour déterminer et assigner les réserves pour chaque bande, après s’être consulté avec les Indiens de telle bande quant au site que l’on pourra trouver le plus convenable par eux. [Je souligne; Pièce 37, onglet 14]
[18] Le Traité no 6 a été signé en 1876, mais ce n’est qu’en 1903 que les membres de la Première Nation de Waterhen Lake seront mentionnés aux registres de la Couronne. Si les membres de la Première Nation de Waterhen Lake n’ont pas signé le traité avant 1921, c’est pour deux raisons : tout d’abord, la Couronne n’était pas au courant de leur existence; ensuite, ils ne voulaient pas signer le traité et ont résisté à l’idée d’établir une relation avec la Couronne pendant de nombreuses années.
[19] C’est dans un mémoire rédigé par J. A. J. McKenna, commissaire adjoint des Indiens et inspecteur en chef pour le Manitoba, le Keewatin et les Territoires du Nord-Ouest, daté du 18 mars 1903 et adressé au ministre de l’Intérieur, qu’il est fait mention pour la première fois de la présence de personnes dans la région du lac Waterhen. Dans ce mémoire, McKenna fait référence à des [traduction] « renseignements »
recueillis lors d’une entrevue avec l’évêque Pascal, qui avait entre autres affirmé, que « 300 Cris »
vivaient en bordure de la « rivière Waterhen, près de la limite du territoire visé par le Traité no 6 »
(Pièce 4, onglet J-018). Le commissaire adjoint admet qu’il ne s’est [traduction] « jamais rendu dans la région en question »
, mais le mémoire contient certaines données qui jettent un doute sur l’exactitude des renseignements qu’il contient : après avoir présenté diverses statistiques sur les [traduction] « Indiens »
et sur les « Métis »
vivant là où se trouve aujourd’hui le Nord de la Saskatchewan, McKenna conclut en précisant que, selon l’évêque Pascal, « le pays compte 2 000 Indiens et 235 Métis »
. Il ajoute toutefois « qu’il est fort probable que le nombre de personnes considérées comme étant des Indiens soit inférieur à 2 000 et que le nombre estimé de Métis soit bien en deçà de la réalité »
.
[20] C’est en 1909 que la Première Nation de Waterhen Lake a de nouveau été mentionnée dans les registres de la Couronne, lorsque l’inspecteur des agences indiennes W. J. Chisholm a rencontré quelques membres de la communauté alors qu’il distribuait des annuités dans le territoire visé par le Traité no 10. Ce dernier a alors indiqué que les membres de la Première Nation de Waterhen Lake ne pouvaient pas toucher d’annuités parce qu’ils n’étaient pas signataires du traité et a recommandé que des [traduction] « mesures soient prises pour qu’ils puissent bénéficier des privilèges du traité »
(Pièce 4, onglet J-027). Il a écrit, sur la foi des renseignements qu’il avait reçus, que la Première Nation de Waterhen Lake comptait [traduction] « à [sa] connaissance, une centaine d’âmes »
.
[21] Chisholm a envoyé une lettre de suivi, le 3 mai 1910, dans laquelle il faisait de nouveau mention des [traduction] « Indiens du lac Waterhen, une bande d’environ 100 Cris qui habitent autour des lacs Waterhen et Big Island »
. Il disait qu’il « juge[ait] opportun d’envoyer un agent du ministère pour qu’il examine la situation des Indiens et qu’il leur propose d’adhérer à un traité »
(Pièce 37, onglet 18). La Couronne a donc mandaté Chisholm lui-même, qui s’est rendu dans la région les 24 et 25 juin suivants. Chisholm a rendu compte de son séjour le 15 novembre 1910 et a précisé qu’il y avait 94 personnes qui vivaient dans la région des lacs Waterhen et Big Island. Voici ce qu’il a écrit à ce sujet : [traduction] « J’ai tenté de faire un recensement, ce que j’ai réussi à faire avec une certaine exactitude, malgré le fait que l’exercice ait déplu à plusieurs Indiens et que la seule façon pour moi de savoir combien de personnes composaient chaque famille était de le demander à d’autres personnes »
(Pièce 37, onglet 20).
[22] Chisholm a aussi fait état dans son rapport des revendications territoriales que la Première Nation avait faites à la rencontre du 25 juin :
[traduction]
Ils revendiquent le territoire situé au sud et à l’est, jusqu’à la rivière Beaver, et souhaitent pouvoir l’occuper en toute quiétude. Cette demande a été faite par plusieurs des anciens, chacun à sa manière, mais tous l’ont faite dans le même but. Ils soutiennent que cette étendue de terre leur a été donnée par le Grand Esprit comme territoire de chasse, afin de pouvoir assurer leur subsistance, et ils estiment que ce serait un sacrilège de vouloir renoncer aux droits et aux privilèges qui leur ont été ainsi conférés. Ils affirment que, sous la protection de leur Dieu, ils ont toujours vécu sur ces terres dans la paix et le bonheur, et ils pensent qu’ils doivent s’attendre à être frappés par le malheur et le châtiment s’ils abandonnent volontairement les terres qui leur ont été octroyées par le royaume des cieux.
[23] Chisholm a expliqué ce à quoi les habitants de la région du lac Waterhen pouvaient s’attendre d’un traité :
[traduction]
Je leur ai longuement expliqué que l’un des avantages de la conclusion d’un traité résidait dans le fait qu’ils pouvaient s’attendre à ce qu’une certaine superficie de terres et de plans d’eau soit définitivement mise de côté et réservée à leur usage exclusif, et à ce que la possession de ces terres et de ces eaux soit protégée, au même titre que le sont les droits et les biens de chacun en vertu des lois de notre pays. Je leur ai fait remarquer que, pendant un certain temps du moins, la conclusion d’un traité et la mise de côté de terres à leur intention n’auraient aucune incidence sur leurs activités et ne les obligeraient pas à quitter leurs habitations et leurs territoires de chasse. […] Essentiellement, ce qu’ils contestent, c’est le fait d’être eux-mêmes partie prenante à la cession des terres et des eaux de la localité.
[24] Selon une note interne datée du 24 novembre 1910 et fondée sur le rapport de Chisholm, les habitants de la région du lac Waterhen [traduction] « sembl[aient] s’opposer fermement à l’idée d’adhérer à un traité »
(Pièce 37, onglet 21).
[25] Dans une lettre du 15 janvier 1913 adressée à l’administration centrale, Chisholm écrivait qu’il avait reçu une lettre de J. H. Reid, directeur du poste de l’Île-à-la-Crosse de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dans laquelle ce dernier faisait état des préoccupations des habitants de la région du lac Waterhen au sujet de l’avancée des arpenteurs sur leur territoire. Il expliquait que [traduction] « les travaux de lotissement des terres [avaient] progressé si rapidement que les Indiens [avaient] apparemment commencé à craindre d’être privés non seulement de la vaste région qu’ils revendiquaient, mais aussi de la superficie limitée de terres prévue par le traité »
(Pièce 37, onglet 28; Pièce 3 à la p. 33). Il signalait en outre que les habitants de la région du lac Waterhen étaient [traduction] « prêts à conclure un traité pendant l’été et [qu’]ils souhait[aient] se voir attribuer des terres »
. Dans cette même lettre, Chisholm rapportait également que la population du lac Waterhen s’élevait à [traduction] « environ 90 personnes, selon les meilleurs renseignements disponibles »
.
[26] À peu près à la même époque, l’arpenteur général du Canada Édouard Deville a signalé qu’une de ses équipes d’arpentage avait été interceptée dans la région du lac Waterhen et a écrit que [traduction] « les Indiens s’opposaient à ce que ces terres soient arpentées du fait que, selon eux, ces terres leur appartenaient »
(Pièce 37, onglet 29; Pièce 3 aux pp. 33-34). Il a ajouté que [traduction] « de 50 à 75 Indiens résid[aient] sur les rives du lac Waterhen, dans ce canton, et qu’ils [n’étaient] pas des Indiens visés par un traité »
.
[27] Après quelques échanges entre les Indiens et les ministères, la Couronne a décidé d’essayer de conclure un traité avec la Première Nation de Waterhen Lake. Elle a donc envoyé Chisholm pour prendre les dispositions nécessaires et lui a remis une somme d’argent devant servir à payer l’« arriéré »
étant donné que la Première Nation n’avait pas encore conclu de traité et qu’elle n’avait donc reçu certains paiements (Pièce 37, onglet 34; Pièce 3 à la p. 36).
[28] Chisholm a rencontré la Première Nation de Waterhen Lake entre le 22 et le 26 juin 1913 (Pièce 3 aux pp. 39-41). Selon le rapport du 16 août 1913 qu’il a envoyé à l’administration centrale, il a informé la Première Nation de ce qui suit :
[traduction]
[…] le gouvernement se montrerait normalement très bienveillant à leur égard, mais vu la demande actuelle de terres destinées à la colonisation, il serait préférable qu’ils acceptent les modalités du traité s’ils veulent obtenir rapidement une superficie déterminée de terres dans cette localité, à laquelle ils sont si attachés. [Pièce 37, onglet 41]
[29] Chisholm a aussi rapporté que les habitants de la région du lac Waterhen [traduction] « refusaient catégoriquement de donner leur nom ou tout autre détail concernant leur famille »
et qu’ils « revendiqu[aient] l’ensemble du district et des environs et souhait[aient] pouvoir l’occuper en toute quiétude »
. Cependant, [traduction] « si seule une réserve de superficie limitée leur était accordée, ils aimeraient que celle-ci soit située au sud et au sud-est du lac et qu’elle s’étende sur la rive depuis environ un mille à l’ouest de l’embouchure de la rivière Island jusqu’à la décharge du lac dans la rivière Waterhen »
.
[30] À peu près au même moment où Chisholm a rencontré des représentants de la Première Nation de Waterhen Lake, T. W. Dwight de la Direction générale des forêts du ministère de l’Intérieur a recommandé à W. W. Cory, sous-ministre de l’Intérieur, de [traduction] « soustraire temporairement à la vente ou à la colonisation »
les cantons 62, 63, 64 et 65, rangs 15, 16 et 17, à l’ouest du troisième méridien, eu égard aux rapports des garde-feux selon lesquels les terres étaient « fortement peuplées d’épinettes et de pins gris »
et renfermaient « de bonnes étendues de gros bois »
, mais aucune « terre agricole »
(Pièce 4, onglet J-067; Pièce 3 à la p. 42). D’après la carte jointe à la recommandation, les terres ainsi réservées englobaient le lac Waterhen, et une grande partie de la campagne environnante. Cory a approuvé la réserve temporaire et le Bureau fédéral des terres de Battleford a été [traduction] « avisé en conséquence »
(Pièce 4, onglet J-068; Pièce 3 à la p. 42). Voici une partie de la carte que Dwight a envoyée à Cory :
[31] Une certaine confusion régnait au sein des divers ministères fédéraux quant à la disponibilité des terres se trouvant près du lac Waterhen. Le 6 juin 1914, Samuel Bray, arpenteur en chef du ministère des Affaires indiennes a reçu un croquis des terres situées autour du lac Waterhen qui avaient été réservées par la Direction générale des forêts — bien que le document eût été envoyé en octobre de l’année précédente. Ce croquis a été transmis à Chisholm avec la demande suivante : [traduction] « veuillez indiquer le plus tôt possible sur ledit croquis les terres que vous souhaitez réserver aux Indiens de la région des lacs Waterhen et Big Island »
(Pièce 37, onglet 51; Pièce 3 à la p. 44).
[32] Peu de temps après, soit le 11 juin 1914, le sous-ministre adjoint et secrétaire du ministère des Affaires indiennes, J. D. McLean, a écrit à l’arpenteur général Deville pour l’informer que [traduction] « les terres nécessaires à la création d’une réserve indienne au lac Waterhen n’[avaient] pas encore été choisies »
, mais qu’il espérait qu’elles le seraient dans les 30 prochains jours (Pièce 4, onglet J-078; Pièce 3 aux pp. 44-45). Chisholm a envoyé sa recommandation au ministère des Affaires indiennes le 26 juin 1914. Le 4 juillet 1914, McLean a écrit dans une lettre adressée à Deville que la recommandation visait :
[traduction]
[…] des sections, des fractions de sections et des îles situées dans les limites […] la limite nord correspond à la limite nord des sections 35 et 36, canton 63, rang 17 […] et à la limite nord des sections 31, 32, 33 et 34, canton 63, rang 16 […]
[…]
La limite sud correspond à la limite sud des sections 3, 4, 5 et 6, canton 63, rang 16 […] et à la limite sud des sections 1 et 2, canton 63, rang 17 […]
La limite ouest correspond à la limite ouest des sections 2, 11, 14, 23, 26 et 35, canton 63, rang 17 […]
[…] Outre le bloc décrit ci-dessus, les sections 31 et 32, canton 61, rang 16 […] sont nécessaires pour les Indiens. [Pièce 37, onglet 54; Pièce 3 à la p. 45]
S’en est suivie une abondante correspondance au sein du ministère de l’Intérieur : les terres décrites par Chisholm pouvaient-elles être mises à la disposition de la Première Nation de Waterhen Lake ou avaient-elles déjà été constituées en réserve à bois?
[33] Deux aînés ont affirmé que, lorsqu’ils étaient enfants, un aîné de la communauté leur avait dit qu’il avait participé à l’arpentage des limites de la réserve en 1914 (transcription de l’audience, 25 juillet 2022, aux pp. 40-42, 71-74). L’aîné Sidney Fiddler a déclaré que l’homme en question se nommait Henry Brayband tandis que l’aîné Robert Fiddler a dit qu’il ne le connaissait que sous le nom de « Moose »
. Vers 1990, cet homme a emmené Robert Fiddler et plusieurs autres là où des piquets d’arpentage avaient été plantés à l’époque pour délimiter la réserve. Ces piquets avaient été retirés, mais ils se seraient trouvés à l’extérieur des limites de la réserve actuelle.
[34] L’aîné Michael Ernest a témoigné que, vers 1997 ou 1998, son beau-frère et lui étaient partis à la recherche de piquets d’arpentage et en avaient trouvé un au sud de la rivière Waterhen, près du ruisseau Otter, dans le canton 63, rang 17, section 4. Il n’a pas dit en quelle année ce piquet avait été installé là, mais il se trouvait en dehors des limites de la réserve actuelle.
[35] Selon l’aîné Richard Fiddler, si les piquets avaient disparu, c’est entre autres parce qu’ils avaient été arrachés et utilisés par les membres de la Première Nation : [traduction] « les gens les prenaient et les utilisaient […] ils les installaient pour suspendre leurs casseroles […] ils les utilisaient pour construire des cheminées »
(transcription de l’audience, 26 juillet 2022, aux pp. 99-100).
[36] Entre mai et septembre 1914, une équipe dirigée par le forestier de l’Université de Toronto A.V. Gilbert a parcouru la région dans le but de faire l’inventaire forestier. Gilbert a rapporté que les terres entourant le lac Waterhen étaient [traduction] « sans valeur d’un point de vue agricole »
et que, pour cette raison, elles devaient être « soustraites à la colonisation »
(Pièce 5, onglet J-106, aux pp. 9-10; Pièce 3 à la p. 48). Il a produit une carte illustrant la réserve à bois proposée, laquelle était nettement plus grande que celle créée en 1913, mais englobait néanmoins tout le lac Waterhen (Pièce 37, onglet 45). Cette réserve n’a jamais été créée. Un plan de la réserve proposée a été imprimé et a plus tard été utilisé par la Couronne pour recueillir et présenter de l’information — il vaut donc la peine de le reproduire ici dans son intégralité :
[37] Il est fait mention des habitants de la région du lac Waterhen dans les registres de la Couronne datant de 1914 à 1917, mais aucun représentant n’est allé dans la communauté avant que le successeur de Chisholm, W. B. Crombie, ne se rende sur les lieux en mars 1917. Ce dernier avait pour instruction d’inciter les habitants à conclure un traité afin que [traduction] « les terres auxquelles le Traité leur donnait droit […] [puissent] être sélectionnées dans les plus brefs délais étant donné que la colonisation s’étend[ait] très rapidement vers le nord »
(Pièce 37, onglet 69; Pièce 3 à la p. 57).
[38] Lorsqu’il a rencontré les habitants des environs du lac Waterhen, Crombie a fait ce qu’il a appelé un [traduction] « recensement approximatif »
et il a divisé le groupe en deux : la « [Première Nation de] Waterhen [Lake] »
et la « bande de traînards »
(Pièce 37, onglet 74; Pièce 3 à la p. 59). Il a noté qu’il y avait [traduction] « quatre-vingt-trois âmes »
au lac Waterhen et « trente-deux âmes »
dans le groupe qu’il appelait les traînards.
[39] Crombie a utilisé le plan réalisé par Gilbert en 1914 pour délimiter les zones que les deux groupes souhaitaient voir réservées à leur usage. Rien dans le plan ci-dessous n’a été modifié, mais les lettres ajoutées par Crombie ont été retouchées à la lumière de l’interprétation donnée par l’experte en histoire, Mme Gwynneth Jones, afin de les rendre plus lisibles (Pièce 3 aux pp. 60-62). Dans son rapport (Pièce 37, onglet 74), Crombie a indiqué que la zone « A »
se trouvait près de l’endroit où vivait déjà la bande de traînards, et qu’elle devait leur être réservée, de même que de bonnes terres à foin dans la zone marquée « B »
. Pour ce qui est des habitants de la région du lac Waterhen, Crombie a suggéré de réserver la zone « C »
, qui correspond à l’endroit où ils vivaient, ainsi que des terres à foin dans la zone « D
» et des terres à bois dans la zone « E »
.
[40] À la rencontre avec Crombie, la Première Nation de Waterhen Lake était représentée par un homme connu sous le nom de Running Around, qui a plus tard été nommé chef. Crombie a rapporté que Running Around avait dit vouloir conclure un traité, mais seulement si on lui accordait les terres qu’il demandait. Voici ce qu’a déclaré Running Around :
[traduction]
Je vais lui dire ce que je pense et si on m’accorde ce que je demande, je suis prêt à discuter avec le gouvernement, mais si le gouvernement ne m’accorde pas ce que je demande, je n’adhérerai à aucun traité et je ne négocierai plus avec lui. [Pièce 37, onglet 73; Pièce 5, onglet J-134, aux pp. 13-14; Pièce 3 à la p. 64]
[41] Crombie a aussi mentionné qu’au cours de cette conversation, il avait donné à Running Around des explications sur [traduction] « la taille des réserves »
. Il n’a pas dit en quoi consistait cette explication, mais il a consigné la réponse de Running Around :
[traduction]
Je m’attendais à recevoir aussi une parcelle de terre forestière et des terres à foin, en plus d’une réserve plus grande que celle de Meadow Lake. La raison pour laquelle je tiens tant à obtenir une réserve de taille convenable, c’est parce que je suis convaincu qu’un jour, j’aurai une bande suffisamment nombreuse pour l’utiliser.
[…]
[…] je suis un peu déçu par deux choses qu’il a dites. Premièrement, il affirme qu’il se peut que, dans certaines circonstances, la réserve — si elle m’est accordée — soit moins grande que je ne le souhaite. [Souligné dans l’original; Pièce 37, onglet 73; Pièce 5, onglet J-134, aux pp. 16, 19; Pièce 3 aux pp. 65-66]
[42] Comme la Première Nation s’attendait à compter davantage de membres, Crombie a suggéré que la [traduction] « réserve soit délimitée en fonction de cent âmes »
afin de pouvoir accueillir tous les futurs membres.
[43] L’aîné Richard Fiddler a affirmé qu’à cette époque, il y avait deux factions politiques au lac Waterhen : l’une considérait Running Around comme son chef et [traduction] « était prête à adhérer à un traité et à signer le Traité no 6 »
(transcription de l’audience, 26 juillet 2022, à la p. 87) tandis que l’autre « ne voulait pas conclure de traité […] ses membres devaient se déplacer pour trouver de la nourriture […] et ils ne voulaient pas se retrouver coincés sur une parcelle de terre dont ils ne pourraient plus sortir pour chasser »
.
[44] Encore une fois, le rapport de Crombie a déclenché une avalanche de lettres au sein du ministère de l’Intérieur quant à savoir si les terres pouvaient servir à la création d’une réserve compte tenu du fait qu’elles avaient déjà été réservées par le ministère des Forêts. Dans une lettre envoyée le 4 mai 1917, le surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Duncan Campbell Scott, a suggéré ce qui suit au sous-ministre de l’Intérieur, W. W. Cory :
[traduction]
Conformément au Traité, ces Indiens ont droit à une étendue de terre de 640 acres pour chaque famille de cinq personnes. Je joins à la présente une carte sur laquelle on peut voir, délimitées en vert, les terres que les Indiens souhaitent voir réservées à leur usage. Cependant, ces derniers n’ont pas été en mesure de faire un choix définitif, si bien que je demande que la totalité de la parcelle de couleur rouge soit temporairement réservée jusqu’à ce qu’il soit possible d’envoyer un arpenteur pour en établir les limites exactes.
En outre, il faut prévoir une petite réserve pour la bande de traînards, qui compte trente-deux personnes et qui est établie depuis de nombreuses années aux abords de la rivière Island ou Waterhen, à quatre milles du poste de traite.
Ces Indiens de Waterhen vivent dans la région depuis des générations et s’opposent, à juste titre je pense, à l’idée de s’installer dans une autre localité.
J’espère donc que vous consentirez à créer la réserve nécessaire. [Pièce 37, onglet 77; Pièce 3 aux pp. 70-71]
[45] Le 6 juin 1917, le ministère de l’Intérieur a accepté de rendre la majeure partie des terres ayant servi à la constitution d’une réserve à bois temporaire pour en faire une réserve indienne temporaire. Dans une lettre envoyée à Duncan Campbell Scott, le ministère de l’Intérieur a accepté de céder le lot en question, à l’exception des terres fortement boisées au nord du lac Waterhen :
[traduction]
[…] Je me permets de dire que les sections 25 à 36 qui se trouvent dans le canton 64, rang 16, à l’ouest du troisième méridien, sont fortement boisées et ne peuvent donc pas être réservées pour les Indiens. Il a été inscrit aux dossiers de la Direction que la réserve temporaire visait toutes les terres restantes […] et l’agent des terres fédérales à Battleford a été sommé de consigner cette information dans ses dossiers et de ne pas aliéner ces terres jusqu’à nouvel ordre. [Pièce 5, onglet J-150; Pièce 3 à la p. 73]
[46] À la suite à cette entente, l’arpenteur en chef Bray a informé Duncan Campbell Scott que [traduction] « [l]a zone temporairement réservée en attendant que soient sélectionnées les terres de réserve destinées à la Première Nation de Waterhen Lake [était] amplement suffisante et tout à fait satisfaisante »
et qu’il avait l’intention de planifier les travaux d’arpentage pour le printemps 1918 (Pièce 37, onglet 81; Pièce 3 à la p. 74).
[47] L’arpentage prévu n’a toutefois pas été réalisé en 1918.
[48] Le 12 novembre 1917, Peter Villebrun — qui avait servi d’interprète entre les Cris et les Anglais quand Crombie s’était rendu au lac Waterhen en mars 1917 — a écrit à Crombie pour lui faire part du mécontentement de Running Around par rapport au manque de communication de la part de la Couronne. Sa lettre était ainsi rédigée :
[traduction]
Je reviens tout juste du lac Waterhen et votre ami, Running Around, m’a accompagné à Green Lake. Il souhaitait vous envoyer un télégramme pour savoir si vous alliez finir par venir. Il voulait que je vous dise que, lorsqu’il a consenti à adhérer au traité et à recevoir de l’aide du gouvernement, il pensait qu’il adhérait à un vrai traité et qu’il acceptait une aide concrète sans s’imaginer qu’il s’agissait d’un tas de promesses qui risquaient de prendre des années à se concrétiser. Il voulait aussi que je vous dise que s’il y avait une quelconque vérité dans ce que vous avez déclaré en mars dernier et si vous avez travaillé sur ce dossier depuis, vous devriez maintenant savoir exactement ce que le ministère veut faire au sujet des Indiens de Waterhen Lake. Running Around dit que si vous êtes en mesure de leur verser les sommes prévues par le traité — ainsi qu’il l’a demandé en mars dernier — il faut vous dépêcher et ne pas vous préoccuper de trouver des arpenteurs (cet aspect du dossier pourra être examiné et réglé plus tard). En effet, l’hiver approche et c’est maintenant que les bénéficiaires du traité ont besoin d’argent et d’aide. Running Around remercie l’inspecteur de se pencher sur cette question le plus rapidement possible. [Pièce 37, onglet 83]
[49] Crombie a transmis cette lettre au ministère des Affaires indiennes le 4 décembre 1917. Dans une note de service adressée à Duncan Campbell Scott, un comptable du ministère donnait une [traduction] « estimation grossière »
de l’argent et des fournitures qui seraient nécessaires pour respecter les modalités du traité et suggérait à Crombie de rendre de nouveau visite à la Première Nation afin d’obtenir son adhésion au traité (Pièce 37, onglet 86). Sur la première page, on pouvait voir en marge la mention « Approuvé »
.
[50] Au printemps 1918, les documents relatifs au traité, les fournitures et l’argent étaient prêts pour que Crombie retourne voir la Première Nation et obtienne son adhésion au Traité no 6, mais dans une lettre datée du 29 novembre 1918, ce dernier a informé le ministère des Affaires indiennes qu’il n’était pas allé :
[traduction]
Comme vous le savez, des dispositions ont été prises pour que je me rende à Waterhen au printemps de cette année dans le but d’obtenir l’adhésion des traînards au traité. Les fournitures nécessaires ont été achetées auprès du poste de distribution de Green Lake de la société Révillon Frères Co., et des documents, des médailles, etc. m’ont été envoyés. Cependant, à peu près au même moment, j’ai reçu l’ordre de me rendre à Regina pour participer à la campagne de production accrue et, depuis, je me consacre à ce travail sans relâche. [Pièce 37, onglet 118; Pièce 3 aux pp. 77-78]
[51] En 1918, au terme de la Première Guerre mondiale, le gouvernement canadien a dû fournir des terres aux soldats qui rentraient au pays, si bien que divers ministères ont demandé des renseignements au sujet des parcelles réservées, notamment si cette réserve était toujours nécessaire. Ainsi, les terres réservées au lac Waterhen ont fait l’objet de demandes de renseignements, mais aucune n’a été restituée.
[52] En juillet 1920, le fait que la Première Nation de Waterhen Lake n’était pas partie à un traité a été soulevé à la séance de paiement des annuités de la Première Nation voisine, celle de Joseph Bighead (aujourd’hui connue sous le nom de Première Nation de Big Island Lake) : deux hommes de Waterhen Lake sont arrivés et ont demandé à se faire payer, ce que l’agent des Indiens leur a refusé au motif qu’ils n’étaient pas parties à un traité. L’agent a déclaré qu’un troisième homme, plus âgé que les autres, avait expliqué que la Première Nation de Waterhen Lake était prête à conclure un traité et qu’elle [traduction] « souhaitait qu’une personne ayant le pouvoir nécessaire vienne la rencontrer à cette fin »
(Pièce 5, onglet J-195; Pièce 3 aux pp. 80-81).
[53] En décembre 1920 et en janvier 1921, le ministère de l’Intérieur a refusé à plusieurs personnes l’autorisation de faire paître leur bétail sur les terres réservées à la Première Nation de Waterhen Lake. En réponse à un député qui défendait l’une de ces personnes, le ministère a écrit que [traduction] « cette réserve exist[ait] toujours, de sorte qu’aucune des deux sections ne p[ouvait] être utilisée aux fins de pâturage »
et que, « même si ce lot de terre [était] désigné sur le plan de canton approuvé comme étant la réserve indienne de Waterhen Lake, il n’a[vait] pas encore été mis de côté en tant que réserve par voie de décret »
(Pièce 5, onglet J-199; Pièce 3 à la p. 82).
[54] Ainsi, à cause des demandes concernant les baux de pâturage, il est devenu urgent de conclure un traité avec la Première Nation de Waterhen Lake et de fixer les limites de la réserve. Au début de l’année 1921, le ministère de l’Intérieur a fait pression sur le ministère des Affaires indiennes pour qu’il procède à une sélection définitive des terres destinées à la réserve afin que le reste des terres puissent être ouvertes à la colonisation et à d’autres usages. En février 1921, J. D. McLean a expliqué que le ministère [traduction] « avait l’intention de sélectionner des terres pour les Indiens dans la région du lac Waterhen [...] cette saison »
(Pièce 37, onglet 127; Pièce 3 à la p. 83). En juin 1921, le chef Running Around a écrit au ministère pour lui dire que ses membres et lui étaient préoccupés par le manque de communication et le fait que le ministère n’avait pas envoyé de représentants depuis 1917. Il n’avait toutefois pas perdu espoir puisqu’il a écrit ce qui suit :
[traduction]
[…] J’écris à votre ministère pour savoir s’il a l’intention de reprendre contact avec nous et, si possible, que l’on puisse s’entendre de sorte que, dès maintenant. il réserve des terres, dans les environs du lac Water Hen, pour notre bande et s’organise pour que nous recevions du gouvernement les sommes prévues au traité. [Pièce 37, onglet 130; Pièce 3 à la p. 85]
[55] En août 1921, le comptable du ministère, F. H. Paget, a écrit à McLean et, après avoir fait référence aux instructions qui avaient été données à l’agent Crombie en 1918 pour qu’il obtienne l’adhésion de la Première Nation et qui sont restées lettre morte, il a ajouté ce qui suit :
[traduction]
Je pense qu’il conviendrait de déployer de nouveaux efforts, et ce, dès que possible, pour traiter avec ces Indiens. Or, comme c’est M. Graham, commissaire des Indiens, qui est en possession des instructions données à M. Crombie, je suggère que le dossier lui soit confié et qu’on lui demande d’envoyer, en temps opportun, un représentant qualifié sur les lieux pour déterminer quelles sont les intentions de ces Indiens en ce qui concerne l’adhésion au traité. [Pièce 37, onglet 136; Pièce 3 aux pp. 85-86]
[56] À peu près à la même époque, un arpenteur du ministère nommé Donald Robertson a informé l’arpenteur en chef Bray de ce qui suit :
[traduction]
Pour faire suite à notre conversation de juin 1919, je vous informe qu’en attendant la conclusion d’un traité, nous avons réservé environ 88 sections au lac Waterhen pour les Indiens de cette localité. Selon la liste de Crombie, il y avait environ 83 Indiens, ce qui signifie que nous avons une réserve d’une superficie au moins cinq fois supérieure à celle à laquelle ces Indiens auraient droit s’ils concluaient un traité. [Pièce 37, onglet 134; Pièce 3 à la p. 86]
Il a également suggéré ce qui suit, après avoir noté que tous les membres de la bande n’étaient pas prêts à adhérer au traité :
[traduction]
[…] ne serait-il pas souhaitable d’envoyer quelqu’un de la Direction des levés et de la cartographie pour faire la sélection des terres qui constitueraient la réserve si tous les Indiens adhéraient au traité, et ce, dans le but de réduire la superficie de la réserve inscrite aux registres du ministère de l’Intérieur de manière à ce qu’elle reflète la superficie dont nous aurons probablement besoin[?]
[57] Bray a avalisé la recommandation de Robertson et le 19 août 1921, après quelques échanges avec divers membres du ministère, J. D. McLean a écrit au commissaire des Indiens W. M. Graham pour lui faire part des efforts qu’avait déployés le ministère au lac Waterhen, et a suggéré ce qui suit :
[traduction]
S’il est souhaitable de conclure un traité avec ces Indiens, comme il aurait d’ailleurs été promis à Running Around, il est surtout important d’exclure de la réserve — et de rendre au ministère de l’Intérieur — les terres de cette localité qui ne sont pas véritablement nécessaires à l’établissement d’une réserve. Comme c’est actuellement la saison idéale pour effectuer ce travail, il serait fort avantageux d’envoyer dès maintenant M. Fairchild [arpenteur du ministère des Affaires indiennes] pour qu’il reçoive l’adhésion des Indiens au traité, mais aussi pour qu’il sélectionne les terres de réserve et réalise tous les levés nécessaires à cette fin. Il convient toutefois de noter que l’agent Taylor, qui a été muté de Norway House pour s’occuper de l’Agence de l’Île-à-la-Crosse et qui — semble-t-il — aura son bureau principal à Prince Albert pendant l’hiver, pourrait fort bien être en mesure de traiter avec ces Indiens et de choisir leur réserve. [Pièce 37, onglet 138]
[58] Graham a répondu le 26 août 1921 :
[traduction]
En ce qui concerne la sélection d’une réserve et l’obtention de l’adhésion, l’agent Taylor reviendra de Norway House très bientôt et je pense qu’il serait préférable qu’il aille au lac Waterhen pour interroger les Indiens et fournir les services nécessaires et, lorsque je recevrai […] toute autre instruction que vous jugerez bon de donner, j’en ferai part à l’agent Taylor. [Pièce 37, onglet 139]
[59] Le 3 septembre 1921, McLean a répondu à Graham et l’a informé que [traduction] « s’agissant des autres instructions, je me permets de vous dire qu’il n’y en a aucune autre que celles données à M. Crombie par lettre datée du 15 février 1918, que vous trouverez sans doute dans vos dossiers »
(Pièce 37, onglet 141). Trois jours plus tard, Graham a reçu une deuxième lettre signée par A. F. MacKenzie, pour le compte de McLean, par laquelle celui‑ci approuvait l’envoi de l’agent W.R. Taylor et posait les questions suivantes :
[traduction]
Auriez-vous la bonté de donner instruction à M. Taylor de choisir les terres qui devraient être conservées à titre de réserve, ce qui nous permettrait de céder au ministère de l’Intérieur le reste de la réserve temporaire qui est actuellement détenue par notre ministère? Si les limites de la parcelle retenue doivent être arpentées, nous pourrons y procéder l’été prochain. [Pièce 37, onglet 142]
[60] À ce stade, Taylor avait reçu les mêmes instructions que Crombie, mais il devait en plus [traduction] « choisir les terres qui dev[aient] être conservées à titre de réserve »
. Les instructions envoyées à Crombie en février 1918 sont reproduites quasi intégralement ci-dessous :
[traduction]
Monsieur,
En réponse à votre lettre du 22 du mois dernier, concernant l’adhésion au traité des Indiens de Water Hen Lake et les négociations avec les traînards de Loon Lake, je joins à la présente des formulaires d’adhésion vierges à faire signer par les anciens de la bande.
Je joins également un formulaire d’entente à faire signer par les anciens de la bande des traînards de Loon Lake advenant qu’ils acceptent ce qui leur est offert en guise de règlement.
Vous constaterez que les dispositions applicables sont celles du Traité no 6 étant donné que les terres qu’ils occupent se trouvent dans les limites du territoire visé par ce traité. Ce traité prévoit le versement d’une gratification unique de 7 $ et d’une annuité en satisfaction de toutes les réclamations faites jusque-là. Pour 1918, le paiement de l’annuité doit être effectué en même temps que celui de la gratification, soit au moment de la signature de l’adhésion et de l’entente, et les deux paiements doivent être consignés dans le même livre (la gratification est inscrite dans la colonne prévue pour les « arrérages »). Vous remarquerez que l’adhésion n’est pas rétroactive et que les avantages conférés par le Traité entrent en vigueur la date de la signature.
Vous pouvez donner aux Indiens l’assurance qu’une quantité raisonnable de provisions sera fournie chaque hiver aux membres malades et indigents de leurs bandes.
La bande de Water Hen Lake pourra choisir un chef et un conseiller pour gérer ses affaires.
En ce qui concerne les traînards de Loon Lake, bien qu’ils ne puissent pas nommer un chef et des conseillers, le ministère est disposé à reconnaître leur ancien comme conseiller, s’ils insistent pour en avoir un, et à lui verser l’annuité supplémentaire prévue pour cette fonction.
Je fais parvenir par la Canadian Northern Express Company les documents suivants :
1 médaille d’argent pour le chef
2 médailles de bronze pour les conseillers
2 drapeaux — l’un pour le chef et l’autre pour le conseiller des Indiens de Loon Lake
2 livrets de solde vierges
2 formulaires d’estimations [Pièce 37, onglet 117]
[61] Il est ensuite question de la somme d’argent que le ministère prévoyait d’allouer, en fonction des dernières estimations de la population des deux communautés, et de la marche à suivre pour se procurer les liquidités nécessaires. Voilà toute la teneur de ces instructions.
[62] Pendant les quelques mois qui ont suivi, Taylor a rassemblé les fournitures nécessaires et a attendu que les habitants de la région du lac Waterhen reviennent de leurs sites de chasse d’été. Il n’a quitté Regina que le 27 octobre 1921 et il est arrivé au lac Waterhen le 5 novembre 1921. À ce moment-là, les habitants étaient encore à la chasse, mais quelques jours plus tard, après que Taylor eut dépêché un certain nombre de messagers, ils ont fini par venir le rencontrer le 7 novembre 1921. Dans son rapport, Taylor mentionne que l’agent local des Indiens, un certain MacDonald en poste à Battleford, avait recensé les habitants du lac Waterhen avec l’aide de J. H. Morin, décrit comme [traduction] « un Métis qui s’est installé parmi les Indiens et qui les connaît »
(Pièce 37, onglet 154). Il est ensuite indiqué que la Première Nation de Waterhen Lake comptait alors [traduction] « soixante-dix »
personnes, dont « quatre membres d’une même famille qui faisaient partie des traînards de Loon Lake »
. Taylor a écrit qu’il avait [traduction] « longuement expliqué [aux Indiens] les conditions du Traité no 6 et les avantages que celui-ci leur conférait »
. Selon le témoignage de l’aîné Sidney Fiddler, les habitants de la région du lac Waterhen comprenaient bien les conditions du traité puisqu’ils avaient assisté aux négociations en 1876 et aux réunions subséquentes concernant l’adhésion.
[63] La Première Nation de Waterhen Lake n’a pas adhéré au traité ce jour-là, mais y a adhéré le jour suivant, à la majorité, après que d’autres membres soient revenus de la chasse. Selon Taylor, Round Sky — qui avait été mandaté par les habitants de Loon Lake pour agir en leur nom — était également présent à la rencontre et avait, à ce titre, adhéré au traité. Taylor a donc indiqué que [traduction] « quelque trente »
autres personnes allaient se joindre à la Première Nation de Waterhen Lake (en marge du rapport, on peut lire [traduction] « traînards de Loon Lake absorbés par la bande de Water Hen Lake »
). Taylor a également noté que [traduction] « la fusion de ces deux bandes a[vait] permis de régler la question de la création d’une réserve pour les traînards de la région de la rivière Island »
.
[64] Taylor a ensuite abordé la question de la réserve du lac Waterhen. Voici l’intégralité de son rapport à ce sujet :
[traduction]
La création d’une réserve pour cette nouvelle bande a fait l’objet de longues discussions. Running Around voulait que le lac fasse partie de la réserve. J’ai eu de la difficulté à lui faire comprendre que nous ne pouvions pas arpenter le lac pour lui. De toute évidence, il était convaincu d’avoir des terres sur l’une des rives de la petite partie du lac et le long de la rivière Waterhen au nord. Comme il n’y a pas de foin le long du lac, il avait demandé une parcelle de prairie de fauche le long de la rivière Des Isles ou Waterhen, laquelle se déverse à l’extrémité sud du lac.
Les terres qui serviront à l’aménagement d’une réserve sont les suivantes : sections 25 à 36, canton 62, rang 16, à l’ouest du troisième méridien; sections 1 à 10 et des fractions des sections 14, 15, 16, 17, 18, 27, 28, 29, 30, 31, 32 et 33, canton 63, rang 16, à l’ouest du troisième méridien; sections 1 à 12, canton 64, rang 16, à l’ouest du troisième méridien. Pour la réserve de foin : sections 2, 3, 4, 10, 11 et 12, canton 63, rang 17, à l’ouest du troisième méridien.
[65] Taylor a également parlé de la réserve à bois :
[traduction]
Il a aussi été demandé de créer une réserve à bois dans la partie nord du canton 64, mais […] les sections 25 à 36 constituent une réserve forestière. L’arpenteur de la réserve pourrait prendre les dispositions nécessaires à cet effet. On ne trouve pas de bois, de quelque taille que ce soit, sur les terres sélectionnées. Il y a essentiellement des petits peupliers blancs et noirs, des épinettes blanches, des bouleaux et quelques pins gris.
[66] L’aîné Albert Fiddler a expliqué pourquoi Running Around avait demandé du bois et du foin : [traduction] « [ce dernier] a fait preuve de clairvoyance dans ses demandes concernant la réserve[,] [i]l voulait des pâturages pour nourrir les chevaux [et] du bois pour construire les maisons »
(transcription de l’audience, 26 juillet 2022, à la p. 12). L’aîné Armand Fiddler a affirmé que la réserve à bois promise se trouvait au nord de la réserve principale, dans la moitié supérieure du canton 64, rang 16. Dans le même ordre d’idées, l’aîné Alex Mistickokat a déclaré [traduction] qu’« [a]u nord de Waterhen, directement au nord, se trouv[ait] la réserve à bois, le territoire »
et a parlé du même canton et du même rang que l’aîné Armand Fiddler (aux pp. 159-60).
[67] Puis, Taylor parle de nouveau de la réserve et du recensement :
[traduction]
J’aimerais attirer l’attention du ministère sur le fait que, bien que la bande ne soit actuellement composée que de quarante-neuf membres, elle comptera vraisemblablement cent dix-neuf membres lors du prochain versement d’annuités. Je suggère donc que ce nombre soit pris en considération lors de l’arpentage de la réserve.
[68] Le 17 novembre 1921, le commissaire aux Indiens Graham a transmis le rapport de Taylor au surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Duncan Campbell Scott, à Ottawa. Dans sa lettre jointe au rapport, notamment dans le paragraphe suivant, il apporte plusieurs précisions :
[traduction]
Vous trouverez ci-joint une carte du district de Battleford, sur laquelle M. Taylor a ombré une partie de la région entourant le lac Waterhen. C’est donc dans cette zone que devrait se trouver la réserve destinée aux Indiens de Waterhen. M. Taylor ne souhaite pas que la totalité des terres ainsi ombrées soit mise de côté, mais veut que la réserve soit établie à l’intérieur de la zone délimitée. La superficie exacte de terres à mettre de côté devra être déterminée en fonction du nombre d’Indiens. Or, j’ai discuté avec M. Taylor et il estime que nous pourrions retrancher au moins deux rangées à l’extrémité inférieure, soit douze sections, et peut-être une rangée de six sections à l’extrémité supérieure. Si ces sections étaient retranchées, je pense qu’on se rapprocherait de la taille idéale et que la superficie de terre allouée par personne serait comparable à celle accordée dans d’autres réserves. [Pièce 37, onglet 155]
[69] Le ministère des Affaires indiennes a reçu le rapport de Taylor à peu près en même temps qu’un document plus détaillé sur le Conseil du traité, également rédigé par Taylor. Ce document n’est pas daté, mais il porte un timbre attestant qu’il a été reçu par le ministère des Affaires indiennes le 21 novembre 1921. Voici le passage qui se rapporte à la réserve :
[traduction]
M. MacDonald et moi-même avons parlé aux Indiens présents, puis Running Around a déclaré ce qui suit :
« Je veux que tous les hommes présents prennent la parole. Je souhaite maintenant dire le fond de ma pensée et informer le gouvernement de mes réflexions. La raison pour laquelle je tiens à ce que les hommes s’expriment, c’est parce qu’ils peuvent ne pas être d’accord avec tout ce que je vais dire. Je peux toujours me tromper. Si le gouvernement accepte mes demandes, je suis prêt à discuter. Dans le cas contraire, je ne négocierai pas. Je veux que la superficie de la terre qui me sera donnée soit déterminée dès maintenant. Je ne veux pas que la terre ne soit qu’une promesse. Je sais que les agents des Indiens ont fait des promesses qui n’ont pas été tenues. Trop souvent, j’ai vu un Indien visé par un traité pleurer à cause de promesses non tenues. » Voici ce que j’ai répondu : « Le gouvernement a toujours pour politique de tenir toutes les promesses raisonnables faites à ses enfants à la peau rouge. Je lui ai également donné l’assurance que l’arpentage serait effectué sans tarder étant donné que les terres réservées étaient vivement convoitées pour la colonisation et la location. Je ne suis pas arpenteur et je ne peux pas délimiter le territoire tout de suite ». Running Around a alors ajouté : « J’aimerais poser une question. Je suis né ici. N’est-il pas normal que je choisisse la terre sur laquelle je vais vivre? En ce qui concerne la taille de la réserve, je veux que ce soit moi qui aie le dernier mot, et non le gouvernement ». Je lui ai de nouveau fait remarquer qu’il bénéficiait d’une généreuse quantité de terres en vertu du Traité no 6. J’ai constaté, après lui avoir posé la question, qu’il souhaitait aménager la réserve dans les cantons réservés à cette fin. J’ai donc pu lui promettre que la réserve serait établie là où il le voulait. [Pièce 37, onglet 151]
[70] L’adhésion de la Première Nation de Waterhen Lake au Traité no 6 a été confirmée, le 1er décembre 1921, par le décret CP 4512 qui ne fait aucune mention des limites de la réserve ni même de l’existence d’une réserve.
[71] Le 3 novembre 1925, le ministère de l’Intérieur a préparé un décret visant à confirmer la mise de côté d’une réserve indienne de [traduction] « plus ou moins 29 187,40 acres »
au profit de la Première Nation de Waterhen Lake (Pièce 38, onglet 226). Cependant, le 28 novembre, J. D. McLean a mis fin au processus de décret lorsqu’il a écrit au ministère de l’Intérieur pour l’aviser qu’au moment où les terres avaient été demandées, [traduction] « le ministère disposait de très peu de renseignements quant au nombre de personnes qui, ultimement, bénéficieraient de la réserve »
et que, même si 82 personnes avaient accepté d’adhérer au traité et que le ministère des Affaires indiennes s’attendait à ce que ce nombre double dans les « années à venir »
, il ne « croyait guère »
que le « nombre final soit suffisamment élevé pour justifier le transfert de toutes les terres visées par la demande de réserve temporaire »
(Pièce 38, onglet 229). McLean a donc suggéré que la confirmation de la réserve [traduction] « soit retardée de quelques années »
.
[72] À la lumière du rapport de McLean selon lequel la réserve temporaire serait probablement trop grande pour le nombre de personnes qui finiraient par conclure un traité en tant que membres de la Première Nation de Waterhen Lake, le ministère de l’Intérieur a cherché à exclure des parcelles de terre de la réserve. Le 23 février 1926, N. O. Côté, un contrôleur du ministère de l’Intérieur, a écrit à McLean au sujet d’un certain nombre de sections, désignées conformément au système d’arpentage des terres fédérales : [traduction] « il est suggéré d’exclure de la réserve les terres susmentionnées et de les rendre disponibles afin qu’elles soient aliénées de la manière prévue par la Loi des terres fédérales »
(Pièce 38, onglet 235). McLean a répondu, le 8 mars 1926, qu’il était [traduction] « très surpris »
et que le ministère de l’Intérieur « avait certainement mal compris [s]a lettre du 28 novembre »
pour suggérer une telle chose. Il a ajouté ce qui suit :
[traduction]
[…] la Couronne se trouve déjà dans l’obligation de trouver une réserve pour les 82 Indiens du district de Waterhen qui ont signé un traité, à savoir une réserve d’environ 11 000 acres, et compte tenu du nombre d’Indiens qui ne sont pas visés par un traité dans la région, on pense que ce nombre doublera dans les quelques prochaines années. Cela étant, je dois à nouveau vous demander de réserver temporairement ces terres afin qu’elles ne soient pas aliénées en attendant la sélection définitive des réserves.
[73] McLean a alors suggéré que, si la réserve temporaire ne pouvait être maintenue dans son état actuel, et avant que des terres ne soient libérées, le ministère des Affaires indiennes [traduction] « puisse envoyer un représentant dans ce district dans le but de sélectionner les terres destinées aux Indiens déjà visés par un traité, et de soustraire à l’aliénation des terres d’une superficie d’environ 10 000 acres en attendant l’adhésion […] des autres membres de la bande »
.
[74] Le ministère de l’Intérieur a accepté la proposition, si bien que McLean a demandé à l’arpenteur H. W. Fairchild de se rendre au lac Waterhen et de [traduction] « choisir parmi les terres détenues temporairement celles qui constitueraient une réserve d’une superficie suffisante pour subvenir aux besoins des 82 membres de la bande qui sont assujettis à un traité »
(Pièce 38, onglet 245). Il a d’ailleurs rappelé à Fairchild que [traduction] « le Traité no 6 leur donn[ait] droit à 128 acres par personne »
et lui a demandé :
[traduction]
[…] de choisir des quarts de section ou des fractions de section afin que la superficie totale n’excède pas 10 000 acres. Ces sections seront temporairement réservées afin de pouvoir recevoir les Indiens qui pourraient adhérer au Traité dans les deux ou trois prochaines années.
[…]
Lorsque vous serez au lac Waterhen, vous devrez obtenir autant de renseignements que possible sur le nombre d’Indiens non visés par le Traité à qui le ministère pourrait devoir fournir des terres. Nous vous demandons d’aviser le chef, les dirigeants ou d’autres membres de la bande, dans l’éventualité où vous parviendriez à vous entretenir avec eux, que le ministère est en train de sélectionner suffisamment de terres pour pouvoir recevoir les Indiens qui ne sont pas actuellement visés par un traité, et que tout sera mis en œuvre pour éviter que ces terres ne soient aliénées à d’autres fins au cours des deux ou trois prochaines années. Toutefois, une fois que le paiement prévu par le Traité aura été effectué en 1928, ou peut-être en 1929, la réserve sera définitivement délimitée en fonction du nombre d’Indiens qui auront adhéré au Traité et le ministère exclura ensuite de sa réserve temporaire toutes les terres autres que celles qui sont nécessaires pour les Indiens assujettis au Traité.
[75] Fairchild a fait un compte rendu au ministère des Affaires indiennes dans une lettre datée du 30 novembre 1926. Il a écrit qu’après avoir discuté avec le chef Running Around et des membres de la Première Nation, il [traduction] « leur a dit […] qu’il serait avantageux pour eux d’accepter les terres [qu’il avait] sélectionnées à titre de réserve »
(Pièce 38, onglet 247). Il a informé le ministère que [traduction] « le chef Running Around a[vait] parlé assez longuement et semblait entièrement satisfait de la sélection […] et qu’aucune objection n’a[vait] été soulevée par les Indiens présents »
. Après avoir fait état de la qualité des terres de la réserve, de la présence de squatteurs dans les environs et des mesures prises à leur égard, il a déclaré que [traduction] « 93 Indiens de cette bande [avaient] adhéré au Traité et [que], d’après les renseignements recueillis, une cinquantaine d’entre eux envisage[aient] de le faire »
. Cela étant, Fairchild a déclaré qu’il avait choisi les [traduction] « meilleures terres »
pour les 93 Indiens qui avaient déjà adhéré au Traité, puis qu’il avait sélectionné 6 537 acres pour les membres de la Première Nation qui n’y avaient pas encore adhéré, ce qui, selon lui, « suffirait pour 51 Indiens »
.
[76] Selon l’historienne experte Gwynneth Jones, les calculs de Fairchild ne sont pas tout à fait justes : elle a examiné les registres des sections mentionnées dans la lettre de Fairchild et est arrivée à la conclusion que le total combiné des terres réservées à ce moment-là, pour les membres de la Première Nation de Waterhen Lake assujettis ou non au Traité, était de [traduction] « 19 698,6 acres, soit 153,9 acres par personne »
(Pièce 3 à la p. 130).
[77] Fairchild a également écrit ceci :
[traduction]
À la dernière rencontre, j’ai fait comprendre aux membres présents, parmi lesquels se trouvaient un ou deux membres non assujettis au Traité, que les terres sélectionnées pour ceux qui n’avaient pas adhéré au Traité ne seraient plus réservées après que le paiement prévu par le Traité aurait été effectué en 1929 et après cette date, toutes les terres non requises seraient libérées et mises à la disposition du ministère de l’Intérieur.
[78] Selon l’aîné Alex Mistickokat, les représentants de la Couronne n’ont pas dit à la Première Nation que la réserve risquait de voir sa superficie réduite dans les années 1920. L’aîné Armand Fiddler a témoigné dans le même sens. L’aîné Sidney Fiddler a affirmé que [traduction] « jamais personne ne les avait consultés ou conseillés, et qu’on ne les avait pas avisés que la superficie serait réduite […] à 19 000 [acres] »
, et que « rien dans l’histoire orale transmise par les aînés ne [leur] aurait permis de le savoir »
(transcription de l’audience, 25 juillet 2022, à la p. 57).
[79] Le processus par lequel les terres ont été divisées en deux parcelles — une qui était destinée à ceux qui avaient adhéré au Traité et une autre qui était temporairement réservée dans le but de pouvoir y installer tous ceux qui accepteraient de signer un traité — a été décrit par l’aîné Albert Fiddler comme étant un processus par lequel la Couronne avait pris [traduction] « une partie de [leurs terres] […] afin de les préserver »
jusqu’à ce que « le nombre de membres soit suffisant »
(transcription de l’audience, 26 juillet 2022, à la p. 6). Selon l’aîné Edward Martell, [traduction] « les terres ont été retirées parce qu’ils [avaient] surestimé le nombre de personnes qui se retrouveraient dans la réserve et […] le nombre final n’était pas suffisant »
(à la p. 36).
[80] Lorsque la Saskatchewan est entrée dans la Confédération en tant que province en 1905, elle — tout comme le Manitoba, la Colombie-Britannique et l’Alberta — n’a pas obtenu le même contrôle sur les terres et les ressources naturelles que les provinces fondatrices de la Confédération. Or, les Conventions relatives au transfert des ressources naturelles, qui devaient entrer en vigueur en 1930 et conférer aux gouvernements provinciaux la compétence en matière de terres et de ressources, allaient changer la donne, c’est-à-dire que si le gouvernement fédéral souhaitait créer une réserve dans ces provinces après 1930, il allait devoir se tourner vers le gouvernement provincial. Il devenait donc urgent pour le ministère des Affaires indiennes de créer la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake.
[81] Le 11 septembre 1929, A. F. MacKenzie, s’exprimant au nom du ministère des Affaires indiennes, a écrit à J. W. Martin, commissaire des terres fédérales du ministère de l’Intérieur, pour demander [traduction] « que ces réserves soient dès maintenant mises de côté par décret étant donné que la compétence sur les ressources naturelles est sur le point d’être transférée à la province »
(Pièce 38, onglet 256). Avant de pouvoir prendre un décret, un certain nombre de mesures internes devaient être prises. Il fallait notamment retirer des terres de la réserve forestière pour pouvoir y créer une réserve indienne et préparer une description technique qui allait servir de fondement au décret. Le 24 avril 1930, le ministre de l’Intérieur a recommandé au gouverneur général en conseil de conclure le processus de création de la réserve au moyen d’un décret et le 2 mai 1930, ce dernier a pris le décret CP 917 qui visait à confirmer la création d’une réserve de 19 772,80 acres destinée à la Première Nation de Waterhen Lake.
[82] En 1943, treize ans après que les limites de la réserve eurent été fixées par décret, l’agent des Indiens de Batteford, J. P. B. Ostrander, a écrit à la Division des Affaires indiennes à Ottawa pour demander que soient ajoutées à la réserve des terres qui lui étaient adjacentes. Il a informé l’administration centrale que les membres de la Première Nation s’étaient fait dire que les terres sur lesquelles ils faisaient la fenaison depuis la signature du Traité faisaient désormais l’objet de baux accordés aux nouveaux colons blancs. Ostrander a écrit ce qui suit :
[traduction]
Les Indiens de cette bande affirment qu’en 1921, à leur demande, M. H. W. Fairchild, arpenteur du ministère, s’est rendu dans leur réserve pour examiner et arpenter les terres qui, selon eux, devaient être réservées à la culture du foin. Depuis, ils utilisent le foin qui s’y trouve et n’ont découvert que récemment qu’ils n’avaient aucun droit sur ces terres. [Pièce 38, onglet 286]
[83] L’aîné Armand Fiddler a affirmé que, si les membres de la Première Nation de Waterhen Lake [traduction] « faisaient les foins dans cette région depuis des années, c’est parce qu’ils croyaient que les terres faisaient partie de la réserve [depuis] 1921 »
(transcription de l’audience, 26 juillet 2022, à la p. 57).
[84] La demande d’Ostrander est parvenue à D. J. Allan, surintendant des réserves et des fiducies, qui, dans une lettre datée du 5 avril 1943, a proposé de discuter avec la province de la Saskatchewan [traduction] « de la possibilité de conclure un bail afin que les Indiens puissent utiliser ces parcelles »
(Pièce 37, onglet 287). Aucun autre document concernant cette demande n’a été produit en preuve.
B. Les positions des parties sur le bien-fondé
1. Les faits reconnus par l’intimé
[85] Avant d’analyser les positions des parties, il faut examiner les faits reconnus par la Couronne au début du traitement de la présente revendication. Dans sa réponse modifiée à la déclaration de revendication déposée le 23 décembre 2020, la Couronne a reconnu les faits suivants :
[traduction]
Cependant, le Canada admet avoir manqué à son obligation de fiduciaire dans le processus de création de réserves du fait qu’il n’a pas pleinement informé la Première Nation de Waterhen Lake que ce ne serait pas nécessairement toutes les terres arpentées en 1921 qui allaient constituer la réserve. Le Canada n’a pas communiqué toute l’information à la Première Nation de Waterhen Lake puisqu’il n’a pas précisé l’étendue des réductions qui seraient apportées aux terres qui avaient initialement été arpentées en 1921 et les endroits où les terres se trouveraient réduites.
Le Canada admet également avoir manqué à son obligation de fiduciaire dans le processus de création de réserves du fait qu’il a considérablement réduit la superficie des terres qu’avait demandées la Première Nation de Waterhen Lake en 1921 en vue d’y récolter du bois et du foin. [Souligné dans l’original; aux para. 14-15]
2. La position de la revendicatrice sur le bien-fondé
[86] La revendicatrice présente essentiellement deux revendications, chacune se rapportant à une parcelle de terre différente.
[87] La première parcelle, que l’on pourrait considérer comme la réserve principale, est celle que la revendicatrice décrit comme étant les « terres aliénées »
. Se fondant sur le critère applicable à la création de réserves qui a été établi dans la jurisprudence canadienne, la revendicatrice soutient qu’une réserve d’environ 29 187,40 acres a été créée lorsqu’elle a adhéré au Traité no 6 en 1921. Ainsi, le décret CP 917 — par lequel la Première Nation de Waterhen Lake s’est vu confirmer la création d’une réserve de 19 772,80 acres en 1930 — enfreignait les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à la cession des réserves et constitue une aliénation illégale des terres de réserve, ainsi qu’un manquement aux obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne.
[88] La deuxième parcelle est désignée par la revendicatrice comme étant la « réserve à bois »
. Cette dernière allègue que, lorsque l’agent Taylor s’était rendu au lac Waterhen en 1921, dans le but d’obtenir son adhésion au Traité no 6, il avait promis d’envoyer un arpenteur qui mettrait de côté une réserve à bois à son usage et à son profit exclusifs. Cette promesse rappelait la visite effectuée par Crombie en 1917, au cours de laquelle l’emplacement désiré pour la réserve à bois avait été tracé sur une carte. La revendicatrice allègue qu’en ne tenant pas la promesse qu’elle avait faite, la Couronne a violé le Traité no 6, en plus de manquer aux obligations de fiduciaire qu’elle avait à son égard, ainsi qu’au principe de l’honneur de la Couronne.
3. La position de l’intimé sur le bien-fondé
[89] La Couronne soutient, toujours en se fondant sur le critère applicable à la création de réserves établi dans la jurisprudence canadienne, que la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake n’a été juridiquement créée qu’en 1930. Il n’y a donc pas eu d’aliénation illégale. En ce qui concerne la réserve principale, elle ajoute que, même si elle admet ne pas avoir pleinement informé la Première Nation de Waterhen Lake du fait que la superficie des terres de la réserve risquait d’être réduite étant donné que la revendicatrice avait reçu plus de terres que ce à quoi elle avait droit selon la formule des droits fonciers issus de traités, aucune perte ne découle du manquement aux obligations de fiduciaire et qu’il n’y a donc pas lieu de verser une indemnité.
[90] En ce qui concerne la réserve à bois, la Couronne conteste le fait que Taylor ait pu faire une promesse à la Première Nation puisque, selon le rapport de ce dernier, il n’a pas déclaré qu’un arpenteur [traduction] « allait »
délimiter une réserve à bois, mais qu’un arpenteur « pourrait prendre les dispositions nécessaires »
à cet effet. Encore là, même si la Couronne a admis avoir manqué à ses obligations de fiduciaire, la Première Nation a reçu les terres auxquelles elle avait droit, et les terres en question contenaient une quantité raisonnable de bois, de sorte qu’aucune perte ne découle de ce manquement et qu’il n’y a pas lieu de verser une indemnité.
C. Les questions en litige
[91] Le Tribunal doit répondre à deux questions avant de se prononcer sur le bien-fondé :
1. La réserve de la Première Nation de Waterhen Lake a-t-elle été créée en 1921, comme le prétend la revendicatrice, ou en 1930, comme le soutient la Couronne?
2. L’agent Taylor a-t-il promis que la Couronne mettrait de côté une réserve à bois pour la Première Nation de Waterhen Lake?
[92] Les questions relatives à l’indemnisation, le cas échéant, seront traitées dans la partie de la présente décision consacrée à l’indemnisation.
D. Analyse
1. Les concepts juridiques importants
[93] Avant d’analyser les nombreux éléments de preuve produits dans le cadre de la présente revendication, il faut se rappeler deux concepts juridiques importants qui s’appliquent au litige entre la Première Nation de Waterhen Lake et la Couronne : le premier concerne les règles d’interprétation des lois et des éléments de preuve en cause dans un tel litige; et le second concerne le critère applicable à la création de réserves établi par la jurisprudence canadienne.
a) Les règles d’interprétation des lois et des éléments de preuve
[94] La Cour suprême du Canada préconise depuis longtemps, et dans divers contextes, l’adoption d’une approche généreuse pour interpréter les lois et les éléments de preuve dans les litiges opposant les peuples autochtones du Canada et la Couronne, et ce, pour trois raisons. Premièrement, il est difficile de savoir exactement ce que l’une ou l’autre des parties a compris d’un accord ou d’une interaction étant donné qu’elles ne parlent pas la même langue. Deuxièmement, bon nombre de litiges opposant des peuples autochtones et la Couronne ont trait à des événements qui se sont produits il y a des décennies, voire des siècles, si bien qu’il peut être difficile de se rappeler tous les aspects contextuels d’un accord ou d’une interaction, étant donné que le contexte de l’époque est fort différent de celui dans lequel nous vivons. Troisièmement, et pour finir, il convient d’adopter une interprétation généreuse en raison de la nature de la relation entre les peuples autochtones et la Couronne, à savoir une relation de nature fiduciaire.
[95] Par exemple, en ce qui concerne l’interprétation de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, la Cour suprême du Canada a écrit ce qui suit aux paragraphes 24 et 25 de l’arrêt R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507, 137 DLR (4th) 289, lequel portait sur une revendication de droits ancestraux :
L’État a, envers les peuples autochtones, une obligation de fiduciaire qui a pour conséquence de mettre son honneur en jeu lorsqu’il traite avec eux. En raison de cette obligation de fiduciaire et de l’incidence de cette obligation sur l’honneur de l’État, les traités, le par. 35(1) et les autres dispositions législatives et constitutionnelles protégeant les droits des peuples autochtones doivent recevoir une interprétation généreuse et libérale […]
L’existence des rapports de fiduciaire qui existent entre l’État et les peuples autochtones emporte en outre que les doutes ou ambiguïtés concernant la portée et la définition des droits visés par le par. 35(1) doivent être résolus en faveur des peuples autochtones.
[96] Au paragraphe 68 du même arrêt, la Cour a expliqué comment les décideurs doivent traiter la preuve dans les litiges opposant les peuples autochtones et la Couronne :
Pour déterminer si un demandeur autochtone a produit une preuve suffisante pour établir que ses activités sont un aspect d’une coutume, pratique ou tradition qui fait partie intégrante d’une culture autochtone distinctive, le tribunal doit appliquer les règles de preuve et interpréter la preuve existante en étant conscient de la nature particulière des revendications des autochtones et des difficultés que soulève la preuve d’un droit qui remonte à une époque où les coutumes, pratiques et traditions n’étaient pas consignées par écrit. Les tribunaux doivent se garder d’accorder un poids insuffisant à la preuve présentée par les demandeurs autochtones simplement parce que cette preuve ne respecte pas de façon précise les normes qui seraient appliquées dans une affaire de responsabilité civile délictuelle par exemple.
[97] En ce qui concerne les traités, la Cour suprême du Canada applique une approche cohérente. Au paragraphe 52 de l’arrêt R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324, la Cour a écrit :
Les traités et les lois qui concernent les Indiens doivent être interprétés de façon libérale, et toute incertitude ou ambiguïté doit profiter aux Indiens. En outre, le tribunal qui examine un traité doit tenir compte du contexte dans lequel les traités ont été négociés, conclus et couchés par écrit. En tant qu’écrits, les traités constataient des accords déjà conclus verbalement, mais ils ne rapportaient pas toujours la pleine portée de ces ententes verbales. Les traités, qui ont été rédigés en anglais par des représentants du gouvernement canadien qui, on le présume, connaissaient les doctrines de common law, n’ont toutefois pas été traduits, par écrit, dans les diverses langues (en l’espèce le cri et le dénée) des nations indiennes qui en étaient signataires. D’ailleurs, même s’ils l’avaient été, il est peu probable que les Indiens, qui communiquaient exclusivement oralement, les auraient interprétés différemment. Par conséquent, il est bien établi que le texte d’un traité ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, ni se voir appliquer les règles rigides d’interprétation modernes. Il faut plutôt lui donner le sens que lui auraient naturellement donné les Indiens à l’époque de sa signature. Cela vaut également pour les mots d’un traité qui ont pour effet de limiter le droit accordé dans celui-ci. [renvois omis]
[98] Cette approche concorde avec celle adoptée dans d’autres affaires de droits issus de traités, telles que : R c Simon, [1985] 2 RCS 387 à la p. 402, 24 DLR (4th) 390 [Simon]; Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29 à la p. 36, 144 DLR (3d) 193; R c Horseman, [1990] 1 RCS 901 aux pp. 906-08, [1990] 3 CNLR 95; et R c Sioui, [1990] 1 RCS 1025 aux pp. 1035-36, 70 DLR (4th) 427 [Sioui].
[99] Le Tribunal a reconnu que les lois relatives aux peuples autochtones — y compris la LTRP elle-même — doivent « être interprétée[s] de manière large et libérale »
(Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12 au para. 63).
[100] Au paragraphe 14 de l’arrêt R c Marshall, [1999] 3 RCS 456, 177 DLR (4th) 513 [Marshall 1999], toujours dans le contexte d’un traité, la Cour suprême du Canada examine les limites de l’approche généreuse, ainsi que le raisonnement qui la sous-tend :
Il ne faut pas confondre les règles « généreuses » d’interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori. L’application de règles spéciales est dictée par les difficultés particulières que pose la détermination de ce qui a été convenu dans les faits. Les parties indiennes n’ont à toutes fins pratiques pas eu la possibilité de créer leurs propres comptes-rendus écrits des négociations.
[101] Je garderai ces principes à l’esprit tout au long de l’analyse.
b) Le critère applicable à la création de réserves établi dans la jurisprudence canadienne
[102] Le critère applicable à la création de réserves provient de l’arrêt Conseil des Dénés de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816 [Ross River]. Après avoir fait remarquer que, dans l’histoire du Canada, « le processus de création des réserves a traversé de nombreuses étapes et résulte d’un certain nombre d’expériences administratives et politiques »
, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’existait pas qu’une seule méthode pour créer juridiquement des réserves (au para. 43). Par conséquent, la Cour a élaboré un critère à quatre volets afin de permettre aux tribunaux de déterminer si une réserve a été créée, quelle qu’ait été la méthode utilisée pour la mise à part des terres (au para. 67, repris dans Watson c Canada, 2020 CF 129 au para. 268). Voici les quatre volets :
La Couronne a l’intention de créer une réserve;
Ce sont des représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle-ci qui ont cette intention;
Des mesures sont prises pour mettre de côté des terres au profit de la Première Nation;
La Première Nation visée doit avoir accepté la mise à part et avoir commencé à utiliser les terres en question.
2. Le critère applicable à la création de réserves et les « terres aliénées »
[103] La revendicatrice soutient que tous les volets du critère de l’arrêt Ross River sont respectés. Elle établit un lien entre l’intention de la Couronne de créer une réserve et le désir de celle-ci de voir la Première Nation de Waterhen Lake adhérer au Traité no 6 et affirme que lorsque l’agent Taylor est arrivé dans la région, il était [traduction] « bien disposé à ne pas appliquer aveuglément la formule »
pour convaincre la Première Nation d’adhérer au Traité, ce que la Couronne cherchait à faire depuis plus d’une décennie (enregistrement sonore de l’audience, représentations orales, 22 novembre 2023 à 00:13:31). La revendicatrice a reconnu que la formule des droits fonciers issus des traités avait été expliquée à la Première Nation dans le cadre des négociations. Malgré cela, elle soutient que la formule en question est un [traduction] « leurre »
étant donné que Taylor n’y a pas accordé une « grande importance »
(enregistrement sonore de l’audience, représentations orales, 22 novembre 2023 à 00:15:55 et à 00:19:10). Ainsi, selon la revendicatrice, la Couronne avait l’intention de créer une réserve d’une taille suffisante pour convaincre la Première Nation de Waterhen Lake d’adhérer au Traité no 6.
[104] Pour ce qui est des autres volets, il est facile de s’y retrouver. En premier lieu, il ressort des instructions reçues par l’agent Taylor que celui‑ci était habilité à lier la Couronne. Ensuite, la rencontre qui a eu lieu entre l’agent Taylor, le chef Running Around et les autres membres de la Première Nation — au cours de laquelle l’agent Taylor a tracé la réserve sur le plan d’arpentage des terres fédérales qu’il a ensuite envoyé à ses supérieurs — ainsi que les communications entre les ministères de l’Intérieur et des Affaires indiennes quant à la nature des réserves de la région, prouvent que l’agent Taylor a pris les mesures nécessaires pour mettre des terres de côté. Enfin, il est à présumer que la Première Nation a accepté la mise à part des terres étant donné qu’elle occupait et utilisait ces terres depuis des temps immémoriaux.
[105] Je conviens que les trois derniers volets du critère sont respectés. Toutefois, je ne souscris pas à l’interprétation que fait la revendicatrice de l’intention de la Couronne, si bien que la partie de la revendication relative aux « terres aliénées »
ne satisfait pas au premier volet.
[106] Dans la décision de première instance Jim Shot Both Sides c Canada, 2019 CF 789, [2019] 4 CNLR 19 [Jim Shot Both Sides] (inf. pour d’autres motifs par 2022 CAF 20, 468 DLR (4th) 98; autorisation de pourvoi à la CSC accordée, 2024 CSC 12), le juge Zinn a souligné que « [l]a jurisprudence ne précise pas si l’intention doit être de créer une réserve précise ou si une intention générale est suffisante »
(souligné dans l’original; au para. 290). Se fondant sur ce qu’a écrit le juge Lebel dans l’arrêt Ross River, à savoir qu’une promesse découlant d’un traité a « un caractère tellement définitif ou concluant qu’il devient inutile de prouver que [la Couronne] avait subjectivement l’intention [de mettre de côté des terres] »
, le juge Zinn a conclu que le Traité, en l’occurrence le Traité no 7, illustrait non seulement l’intention de la Couronne, mais en précisait la portée (aux para. 291-93, citant Ross River au para. 50). Il a donc statué que « [r]ien n’indiqu[ait] que, à compter de la signature du Traité no 7, le Canada n’avait autre intention que de créer une réserve pour la tribu des Blood conformément à la formule des [droits fonciers issus de traités] »
(je souligne; au para. 294).
[107] Même si la Cour d’appel fédérale a infirmé la décision Jim Shot Both Sides — pour d’autres motifs que l’application, par la Cour fédérale, du critère établi dans l’arrêt Ross River —, la démarche adoptée par le juge Zinn est compatible avec la jurisprudence[1]. Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245, la Cour suprême du Canada devait se prononcer sur l’intention qu’avait la Couronne à l’égard de deux réserves situées en Colombie-Britannique, toutes les deux revendiquées par deux Premières Nations. Après avoir expliqué que des désaccords entre les gouvernements fédéral et provincial avaient rendu litigieux le processus de création de réserves dans cette province et l’avaient prolongé indûment, la Cour a conclu qu’il était « clair que les plus hautes instances des deux gouvernements avaient eu l’
intention
d’agir par voie d’accord mutuel »
(souligné dans l’original; au para. 51). La formule des droits fonciers issus des traités n’était qu’une des nombreuses questions sur lesquelles les deux gouvernements avaient eu du mal à s’entendre. La Cour a écrit ce qui suit :
[…] le gouvernement de la Colombie-Britannique avait d’abord considéré excessif le chiffre de 80 acres par personne avancé par le gouvernement fédéral pour la constitution des réserves, estimant que 20 acres par personne suffisai[ent], en particulier lorsque la bande subsistait principalement de la pêche. [ au para. 17]
[108] Les deux gouvernements ne pouvaient pas arriver à une entente sans avoir fixé la formule des droits fonciers issus des traités. Par conséquent, la Couronne ne pouvait pas avoir l’intention arrêtée de créer une réserve aux limites géographiques précises. Pour créer une réserve, il ne suffit pas que l’intention de la Couronne soit générale; elle doit être précise et peut s’appuyer sur une formule fondée sur le nombre d’habitants.
[109] S’agissant de la revendication en l’espèce, il est évident que la Couronne avait bel et bien l’intention de créer une réserve. Cependant, tout au long du processus d’adhésion au Traité et de création de la réserve, son intention était de créer une réserve au lac Waterhen conformément à la formule des droits fonciers prévue au Traité no 6. Bien que la revendicatrice soutienne que l’on avait fait fi de la formule pour favoriser l’adhésion, il ressort clairement de presque toutes les rencontres entre la Couronne et la Première Nation que la Couronne avait l’intention de l’appliquer.
[110] À titre d’exemple, à sa première visite dans la région en 1910, Chisholm a expliqué que l’un des avantages de l’adhésion au Traité résidait dans le fait que la Première Nation [traduction] « pouvait s’attendre à ce qu’une certaine superficie de terres et de plans d’eau soit définitivement mise de côté »
.
La dimension limitée des réserves visées par un traité semble avoir marqué la communauté. En effet, Chisholm a rapporté que, lors d’une réunion tenue en 1913, la Première Nation avait [traduction] « revendiqué l’ensemble du district et des environs et qu’elle souhait[ait] pouvoir l’occuper en toute quiétude »
, mais que ses dirigeants avaient reconnu que, « si seule une réserve de superficie limitée leur était accordée, ils aimeraient qu’elle soit située au sud et au sud-est du lac et qu’elle s’étende sur la rive depuis environ un mille à l’ouest de l’embouchure de la rivière Island jusqu’à la décharge du lac dans la rivière Waterhen »
.
[111] Cette intention est restée la même et est même devenue plus explicite au fil des ans. L’agent Crombie, successeur de Chisholm, s’est rendu sur les lieux en 1917 avec pour instruction d’obtenir l’adhésion des Indiens afin que [traduction] « les terres auxquelles le Traité leur donnait droit »
puissent être sélectionnées sans tarder. Dans son rapport, Crombie a précisé qu’il avait alors donné des explications [traduction] « sur la taille des réserves »
au chef Running Around, qui avait exprimé sa déception quant à la possibilité que « dans certaines circonstances, la réserve qui [lui] serait accordée serait moins grande qu[’il] ne le souhai[tait] »
. Une fois ce rapport parvenu à l’administration centrale, Duncan Campbell Scott, alors surintendant général adjoint des Affaires indiennes, a demandé au ministère de l’Intérieur de réserver [traduction] « temporairement »
des terres au lac Waterhen à même la réserve à bois existante « jusqu’à ce qu’il soit possible d’envoyer un arpenteur pour en établir les limites exactes »
. Selon Scott, ces limites exactes devaient être déterminées [traduction] « [c]onformément au traité »
, ce qui signifiait que la Première Nation de Waterhen Lake « avait droit à une étendue de terre de 640 acres pour chaque famille de cinq personnes »
.
[112] En 1918, le ministère des Affaires indiennes a voulu renvoyer l’agent Crombie au lac Waterhen afin qu’il obtienne l’adhésion de la Première Nation. Dans les instructions adressées à l’agent Crombie se trouvait un rappel : [traduction] « Vous constaterez que les dispositions applicables sont celles du Traité no 6 étant donné que les terres qu’ils [les Indiens] occupent se trouvent dans les limites du territoire visé par ce Traité »
(Pièce 37, onglet 117). Par contre, lesdites instructions ne lui imposaient pas de décider des limites définitives de la réserve constituée à même les terres déjà mises à part. Toutefois, bien que les fournitures et les vivres nécessaires à ce voyage aient été réunis, celui‑ci n’a jamais eu lieu.
[113] L’affaire n’a connu aucun développement notable de 1918 à 1920. Or, en 1921, le ministère des Affaires indiennes a cherché de toute urgence à établir une fois pour toutes les limites de la réserve au lac Waterhen afin de pouvoir retourner une partie de la zone réservée au ministère de l’Intérieur de sorte qu’elle puisse servir à la colonisation et au pâturage. La même année, Donald Robertson, arpenteur au ministère des Affaires indiennes, a écrit à l’arpenteur en chef Bray que, d’après les informations disponibles sur la population au lac Waterhen, [traduction] « nous avons en réserve une superficie au moins cinq fois supérieure à celle à laquelle ces Indiens auraient droit s’ils signaient le Traité »
. C’est finalement l’agent Taylor qui a été chargé d’obtenir l’adhésion des Indiens. Ses instructions étaient les mêmes que celles qui avaient été données à l’agent Crombie en 1918, qui renvoyaient aux dispositions du Traité no 6. Il devait en outre [traduction] « choisir les terres qui dev[aient] être conservées à titre de réserve »
.
[114] Taylor a gardé à l’esprit les dispositions du Traité no 6 au cours du processus de sélection. À son premier rapport au ministère des Affaires indiennes, il a joint une carte où il avait ombré une zone comprenant presque toutes les terres entourant le lac. Selon la revendicatrice, cette zone constituait la réserve en 1921. Toutefois, dans son rapport, Taylor a clairement précisé que les limites indiquées n’étaient pas définitives : [traduction] « [l]es terres qui serviront à l’aménagement d’une réserve sont les suivantes »
(je souligne; Pièce 37, onglet 154). Dans son deuxième rapport, il a relaté une conversation avec le chef Running Around, qui témoigne de son souci de faire respecter les droits issus du Traité.
[traduction] […] Je lui ai de nouveau fait remarquer qu’il bénéficiait d’une généreuse quantité de terres en vertu du Traité no 6. J’ai constaté, après lui avoir posé la question, qu’il souhaitait aménager la réserve dans les cantons réservés à cette fin. J’ai donc pu lui promettre que la réserve serait établie là où il le voulait. [Je souligne.]
[115] Le chef Running Around souhaitait que les terres de réserve soient délimitées sans tarder, mais Taylor a précisé qu’il n’était pas en mesure de s’acquitter de cette tâche étant donné qu’il n’était pas arpenteur. Lors des représentations orales, les avocats de la revendicatrice ont soutenu que le critère de l’arrêt Ross River n’exigeait pas d’arpentage — et ils ont raison, mais cela ne change rien au fait qu’en 1921, Taylor a informé le chef Running Around que le processus de sélection de la réserve n’était pas encore terminé.
[116] Bien qu’il ne soit pas nécessaire pour le moment de l’examiner en profondeur, j’aborde ici le deuxième volet du critère. Pour l’instant, il suffit de dire que, peu importe qu’il ait eu ou non l’autorité suffisante pour lier la Couronne — et je conviens qu’il l’avait —, l’agent Taylor a lui-même déclaré qu’il n’avait pas lié la Couronne en ce qui concerne la superficie des terres qui étaient toujours réservées après sa visite.
[117] Dans une lettre jointe au premier rapport de Taylor à avoir été transmis au ministère des Affaires indiennes, il ressort encore plus clairement des explications que le commissaire aux Indiens Graham a données à ses supérieurs que l’intention de la Couronne était de ne concéder que la quantité de terres de réserve prévue par le traité :
[traduction]
M. Taylor ne souhaite pas que la totalité des terres ainsi ombrées soit mise de côté, mais veut que la réserve soit établie à l’intérieur de la zone délimitée. La superficie exacte de terres à mettre de côté devra être déterminée en fonction du nombre d’Indiens […] et [...] la superficie de terres allouée par personne serait comparable à celle accordée dans d’autres réserves.
[118] Lors des représentations orales, les avocats de la revendicatrice ont fait valoir que les communications gouvernementales internes n’auraient pas été transmises à la Première Nation, pas plus que ne lui aurait été expliqué le processus interne complexe devant permettre de confirmer la réserve. Il était donc raisonnable pour la Première Nation de croire que la réserve avait été mise de côté en 1921, après son adhésion au Traité.
[119] À l’audience consacrée à la preuve par histoire orale, des aînés ont déclaré que les membres de la Première Nation de Waterhen Lake croyaient depuis toujours que la réserve avait été mise de côté en 1921. Les aînés Alex Mistickokat, Armand Fiddler et Sidney Fiddler ont tous trois expliqué que, d’après ce qu’ils avaient entendu de leurs aînés et des membres de la communauté, la Première Nation n’avait pas du tout été consultée sur le fait que la superficie de la réserve risquait d’être réduite avant que sa création ne soit confirmée en 1930. Cependant, d’autres aînés — Albert Fiddler et Edward Martell — ont livré un témoignage différent, c’est-à-dire que d’après ce qu’ils avaient appris de leurs aînés et des membres de la communauté, le gouvernement avait informé la Première Nation que la superficie des terres visées par la formule des droits fonciers issus de traités dépendait de la taille de la population. Considérant les nombreuses plaintes formulées par le chef Running Around sur le fait que la taille des terres concédées risquait d’être plus petite qu’il ne l’aurait souhaité, je retiens plutôt ces derniers témoignages.
[120] Il y a aussi la question de la visite de l’arpenteur Fairchild en 1926. Il faut se rappeler que Fairchild avait reçu l’instruction de réduire la superficie des terres alors temporairement réservées afin de pouvoir en restituer une partie au ministère de l’Intérieur. Dans le compte rendu de sa visite qu’il a fait au ministère des Affaires indiennes, Fairchild a écrit qu’il avait dit aux membres de la Première Nation [traduction] « qu’il serait avantageux pour eux d’accepter les terres [qu’il avait] sélectionnées à titre de réserve »
et a précisé que le chef Running Around et tous les autres membres présents étaient satisfaits de sa sélection. La preuve par histoire orale présentée par la Première Nation de Waterhen Lake et le dossier documentaire de la Couronne me donnent l’impression que le chef Running Around était assurément un homme courageux, intelligent et persévérant. Il n’hésitait pas à se plaindre à la Couronne, directement ou par l’intermédiaire d’autres intervenants, et n’avait pas peur d’exprimer ses désirs, ses déceptions ou ses opinions. Si le chef Running Around et les autres membres de la communauté croyaient que le processus de création de la réserve avait pris fin en 1921, il est inconcevable que Fairchild ait été accueilli dans la communauté en 1926 et qu’il ait été autorisé à réduire la superficie de la réserve.
[121] Selon les avocats de la revendicatrice, le rapport de Fairchild devrait être considéré comme peu crédible étant donné qu’il ne constitue pas un compte rendu textuel et qu’il est contredit par le fait que, en 1943, les membres de la Première Nation ont appris qu’ils récoltaient du foin sur des terres qui, pensaient-ils, faisaient partie de la réserve alors que, à leur grande surprise, ce n’était pas le cas. Le fait qu’il n’y ait pas de compte rendu textuel ne me dérange pas — la revendicatrice s’appuie sans difficulté sur d’autres comptes rendus qui ne sont pas textuels, il ne semble y avoir aucune différence perceptible entre les documents invoqués par la revendicatrice et le rapport de Fairchild, et rien dans le rapport de Fairchild ne me fait douter de sa fiabilité — mais il est difficile de déterminer ce qui s’est passé en 1943 à la lecture du dossier. Voici, encore une fois, ce que l’agent Ostrander a écrit en 1943 :
[traduction]
Les Indiens de cette bande affirment qu’en 1921, à leur demande, M. H. W. Fairchild, arpenteur du ministère, s’est rendu dans leur réserve pour examiner et arpenter les terres qui, selon eux, devaient être réservées à la culture du foin. Depuis, ils utilisent le foin qui s’y trouve et n’ont découvert que récemment qu’ils n’avaient aucun droit sur ces terres.
[122] Il ressort clairement de ce paragraphe qu’en 1943, les membres de la communauté se sont mépris sur les faits. Selon les dossiers de la Couronne, c’est l’agent Taylor qui s’est rendu dans la région en 1921 et Fairchild y est allé en 1926. La revendicatrice ne conteste pas la séquence des événements. En outre, comme l’ont souligné les avocats de la revendicatrice dans leurs représentations orales, ni Taylor ni Fairchild n’ont effectué d’arpentage, contrairement à ce qui figure dans la citation ci-dessus : la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake a été créée à partir de sections définies dans le cadre de l’arpentage des terres fédérales, lequel avait déjà été réalisé dans la région. Pour ces motifs, j’estime que le rapport de Fairchild est exact.
[123] Avant de passer à un autre sujet, soit la réserve à bois, il faut se pencher sur l’admission de la Couronne en ce qui concerne les « terres aliénées »
:
[traduction]
[…] le Canada admet avoir manqué à son obligation de fiduciaire dans le processus de création de réserves du fait qu’il n’a pas pleinement informé la Première Nation de Waterhen Lake que ce ne serait pas nécessairement toutes les terres arpentées en 1921 qui allaient constituer la réserve. Le Canada n’a pas communiqué toute l’information à la Première Nation de Waterhen Lake puisqu’il n’a pas précisé l’étendue des réductions qui seraient apportées aux terres qui avaient initialement été arpentées en 1921 et les endroits où les terres se trouveraient réduites. [Souligné dans l’original.]
[124] La Couronne admet avoir manqué à son obligation de fiduciaire au cours du processus de création de réserves. Certes, la conduite adoptée par la Couronne au cours du processus de création de réserves laisse à désirer, sans parler du fait que la Couronne n’a pas communiqué l’intégralité de l’information, ainsi qu’elle l’a admis. Lors des représentations orales, j’ai fait remarquer aux avocats de la revendicatrice que je pourrais hypothétiquement conclure à l’absence de prise illégale sans toutefois avoir suffisamment d’éléments de preuve — y compris l’admission de la Couronne — pour conclure à un ou plusieurs manquements à l’obligation de fiduciaire de la Couronne. J’ai souligné que je n’avais reçu aucune preuve concernant l’indemnité qu’il conviendrait de verser pour manquement à une obligation de fiduciaire dans le processus de création de la réserve s’il était impossible de conclure à une prise illégale, et j’ai demandé à connaître la position de la revendicatrice à ce sujet. Les avocats de la revendicatrice ont convenu avec la Couronne que, faute de prise illégale, il n’y a aucune perte quantifiable pour la Première Nation de Waterhen Lake et, par conséquent, aucune possibilité d’indemnisation pour les manquements aux obligations de fiduciaire auxquels je pourrais conclure. Ils ont aussi déclaré que la LTRP ne conférait pas le pouvoir d’accorder une indemnité en l’absence de perte.
[125] Je ne suis pas certain d’être d’accord avec la revendicatrice, surtout que, selon jurisprudence, lorsqu’il y a manquement à une obligation de fiduciaire, l’equity « se préoccupe non seulement d’indemniser l[e] demandeur, mais encore de faire respecter la confiance qui est au cœur de ce système »
(Canson Enterprises Ltd. c Boughton & Co., [1991] 3 RCS 534 à la p. 543, 85 DLR (4th) 129 [Canson]). Cependant, comme la revendicatrice a adopté cette position, je n’ai pas à trancher la question.
[126] En réponse à la première question en litige, je conclus que la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake a été juridiquement créée en 1930 par le décret CP 917, et non en 1921, comme le prétend la revendicatrice.
3. La réserve à bois
[127] En ce qui concerne la réserve à bois, la revendicatrice a aussi prétendu qu’elle avait été juridiquement créée en 1921. De toute évidence, ma conclusion selon laquelle la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake a été juridiquement créée en 1930 exclut une telle prétention. Toutefois, la revendicatrice a ajouté, à titre subsidiaire, que l’agent Taylor avait promis la mise à part d’une telle réserve en 1921, et que cette promesse n’a jamais été tenue. Le non-respect de cette promesse, a‑t‑elle affirmé, constitue un manquement aux obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne.
[128] Il est important à ce stade de passer en revue certaines des présomptions en matière de preuve qui s’appliquent aux litiges opposant la Couronne et les peuples autochtones au Canada. Dans l’arrêt Marshall 2005, la juge en chef McLachlin a écrit qu’il faut « faire preuve de réceptivité et de générosité à l’égard de la preuve présentée pour établir le droit revendiqué »
, c’est-à-dire que « [l] » appréciation de la preuve, testimoniale et documentaire, doit se faire du point de vue des Autochtones »
avant de transposer « les conclusions de fait […] en un droit moderne en commun law »
(aux para. 68-69).
[129] Il n’y a aucune raison d’insister davantage sur ce point : je suis d’avis que la Couronne a promis à la Première Nation de Waterhen Lake de créer une réserve à bois en 1921, par l’intermédiaire de l’agent Taylor, que cette promesse n’a pas été respectée et que le fait de ne pas avoir tenu cette promesse constitue un manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne.
[130] Il sera important, dans la partie de la présente décision consacrée à l’indemnisation, de noter que la période d’indemnisation commence en 1921 parce que la Couronne est tenue « [d’agir] avec diligence dans l’exécution de ses obligations solennelles et la conciliation de ses intérêts avec ceux des Autochtones »
(Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (PG), 2013 CSC 14 au para. 78, [2013] 1 RCS 623). L’obligation de réalisation diligente de la Couronne a récemment été confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt Ontario (PG) c Restoule, 2024 CSC 27. Cela étant, la période d’indemnisation doit commencer au moment où la promesse a été faite, et non à la date à laquelle la réserve a été juridiquement créée — sans les terres à bois promises — par décret en 1930.
[131] Avant d’examiner la nature de la promesse, il faut déterminer si l’agent Taylor était autorisé à lier la Couronne, et donc si la promesse faite par celui‑ci était une promesse faite par la Couronne. Dans l’arrêt Sioui, la Cour suprême du Canada a établi les conditions relatives au pouvoir de lier la Couronne :
Pour en arriver à la conclusion qu’une personne avait la capacité de conclure un traité avec les Indiens, il faut donc qu’elle ait représenté la Couronne britannique dans des fonctions très importantes d’autorité. Il faut ensuite se placer du point de vue des Indiens et se demander s’il était raisonnable de leur part, eu égard aux circonstances et à la position occupée par leur interlocuteur direct, de croire qu’ils avaient devant eux une personne capable d’engager la Couronne britannique par traité.
[132] Il y a donc deux conditions, qui s’inscrivent chacune dans une perspective différente. Pour ce qui est de la première condition, il faut se demander si, du point de vue de la Couronne, la personne en question représentait la Couronne dans des « fonctions très importantes d’autorité »
. Pour ce qui est de la deuxième condition, il faut se demander si, du point de vue des Indiens, il était raisonnable de leur part de croire qu’ils avaient devant eux une personne capable de faire une promesse liant la Couronne.
[133] Du point de vue de la Couronne, l’agent Taylor répond certainement à la définition. L’adhésion de la Première Nation de Waterhen Lake au Traité no 6 était manifestement importante pour la Couronne, et Taylor a été investi du pouvoir de donner effet à l’accord. La Couronne a tenté de convaincre la Première Nation d’adhérer au Traité pendant plus de dix ans jusqu’à ce que, en août 1921, elle sente que le moment était venu et qu’elle commence à prendre des mesures concrètes pour amener la Première Nation à signer le Traité. Ainsi, J. D. McLean, surintendant général adjoint par intérim des Affaires indiennes, a écrit au commissaire des Indiens W. M. Graham le 19 août 1921. McLean a d’abord fait état des offres que la Couronne avait déjà faites aux habitants de la région du lac Waterhen, puis il a recommandé d’envoyer l’arpenteur du ministère des Affaires indiennes [traduction] « M. Fairchild dès maintenant afin qu’il obtienne l’adhésion des Indiens »
, mais il a aussi souligné que « l’agent Taylor, qui a[vait] été muté de Norway House pour s’occuper de l’Agence de l’Île-à-la-Crosse et qui a[vait] son bureau principal à Prince Albert pendant l’hiver, pou[vait] fort bien être en mesure de traiter avec ces Indiens et de choisir leur réserve »
. Après que la recommandation de McLean eut suivi la filière hiérarchique du ministère A. F. MacKenzie a consenti, au nom du sous-ministre adjoint et secrétaire du ministère des Affaires indiennes, à ce que l’on confie à Taylor la tâche d’obtenir l’adhésion des Indiens. Le 7 septembre 1921, MacKenzie a, par l’entremise de Graham, fait parvenir à Taylor des instructions qui, d’une certaine façon, étaient précises, mais qui laissaient quand même une bonne marge de manœuvre. Dans le document d’adhésion, Taylor est même désigné comme étant le [traduction] « commissaire spécial de Sa Majesté »
(Pièce 37, onglet 152). Du point de vue de la Couronne, l’agent Taylor était, à toutes fins utiles, le [traduction] « délégué et le représentant légal de Sa Majesté le Roi »
et, à ce titre, il pouvait lier la Couronne (Simon à la p. 401, cité dans Sioui à la p. 1040).
[134] Du point de vue des Indiens, la réponse est la même : il était raisonnable pour les habitants de la région du lac Waterhen de croire qu’ils négociaient avec quelqu’un qui pouvait lier la Couronne. L’agent Taylor est arrivé et, comme ses prédécesseurs, il a tenté de convaincre la Première Nation de conclure une entente avec la Couronne. À cette occasion, il a défendu activement les intérêts de la Couronne. La Première Nation comprenait le sérieux et la solennité de l’accord et, sachant ce qu’avaient vécu les Premières Nations voisines qui avaient déjà signé un traité, elle était consciente que son rapport à la terre pouvait changer si elle concluait à son tour un traité. Comme l’a déclaré l’aîné Sidney Fiddler, [traduction] « […] ils comprenaient les conditions qui allaient s’appliquer à la signature des traités […] »
(transcription de l’audience, 25 juillet 2022, à la p. 39). L’agent Taylor, la personne autorisée à conclure l’accord au nom de la Couronne était — peu importe le point de vue adopté — clairement une personne capable de lier l’institution qu’elle représentait.
[135] Maintenant que la question du pouvoir de l’agent Taylor est réglée, il reste à déterminer la nature de la promesse qui a été faite. Voici encore une fois ce que contient le rapport de Taylor au sujet de la réserve à bois :
[traduction]
Il a aussi été demandé de créer une réserve à bois dans la partie nord du canton 64, mais […] les sections 25 à 36 constituent une réserve forestière. L’arpenteur de la réserve pourrait prendre les dispositions nécessaires à cet effet. On ne trouve pas de bois, de quelque taille que ce soit, sur les terres sélectionnées. Il y a essentiellement des petits peupliers blancs et noirs, des épinettes blanches, des bouleaux et quelques pins gris.
[136] Taylor a simplement dit que la création d’une réserve à bois avait été [traduction] « demandée »
, mais le fait qu’il ait indiqué qu’il n’y avait « pas de bois, de quelque taille que ce soit »
sur les terres réservées montre qu’il jugeait important l’accès au bois, non seulement pour la Première Nation, mais aussi pour la Couronne, qui était responsable du bien-être des habitants de la région du lac Waterhen.
[137] Dans leurs représentations orales, les avocats de l’intimé ont soutenu que, lorsqu’il avait été question de la possibilité de créer une réserve à bois pour la Première Nation en 1921, Taylor n’avait pas dit qu’un arpenteur délimiterait (would) une telle réserve pour la Première Nation, mais qu’un arpenteur pouvait (could) le faire. Ils ont ajouté qu’il [traduction] « y a en fait une différence entre les auxiliaires “could” et “would” en anglais : l’auxiliaire “would” signifie que l’action sera faite, que la personne s’y engage; l’auxiliaire “could” signifie plutôt qu’il est possible que l’action soit faite »
, mais « [a]utrement dit, [qu’]il n’y a pas d’engagement, pas de certitude »
(enregistrement audio de l’audience, 21 novembre 2023, 03:17:30). En gros, ils font valoir que la possibilité a été évoquée, mais qu’aucune promesse n’a été faite.
[138] L’interprétation que fait la Couronne des paroles de l’agent Taylor est certes raisonnable, mais ce n’est ni la seule interprétation possible, ni la seule interprétation raisonnable. Par exemple, lorsque Taylor a dit qu’un arpenteur pouvait délimiter la réserve à bois, il ne parlait peut-être pas de la promesse elle-même, mais de la façon de la réaliser. En d’autres termes, la promesse de mettre de côté une réserve à bois dans la région choisie par la Première Nation de Waterhen Lake était bien concrète, mais il y avait plusieurs façons de la réaliser : ladite réserve pouvait être délimitée sur le plan d’arpentage des terres fédérales, qui était ensuite envoyé au ministère de l’Intérieur, elle pouvait être enregistrée au bureau fédéral des terres le plus proche ou elle pouvait être mise de côté par un arpenteur.
[139] Comme les mots employés par Taylor se prêtent à plusieurs interprétations raisonnables, ils sont manifestement ambigus.
[140] Dans leurs représentations orales présentées en réplique, les avocats de la revendicatrice ont affirmé ce qui suit :
[traduction]
Si on s’en tient au point de vue de la bande et qu’on interprète les mots que Taylor a dit avoir utilisés et la façon dont ils seraient naturellement compris par les habitants de la région du lac Waterhen — qui, bien sûr, n’étaient pas représentés par un avocat puisqu’ils parlaient le cri — je ne pense pas qu’ils auraient saisi les petites nuances entre des verbes auxiliaires comme « would» et « could ». [Enregistrement audio de l’audience, 22 novembre 2023, 00:01:34]
[141] Je suis d’accord avec les avocats de la revendicatrice et je remarque que les difficultés de communication comptent parmi les raisons invoquées par les tribunaux pour expliquer les présomptions interprétatives qu’ils appliquent aux accords conclus entre la Couronne et les peuples autochtones. Dans l’arrêt Badger, la Cour suprême du Canada a écrit que « [l]es traités et les lois qui concernent les Indiens doivent être interprétés de façon libérale, et toute incertitude ou ambiguïté doit profiter aux Indiens »
(au para. 52), alors que dans l’arrêt Marshall 1999, elle a écrit que l’application de ces règles spéciales d’interprétation est « dictée par les difficultés particulières que pose la détermination de ce qui a été convenu dans les faits »
, à savoir les difficultés créées par l’absence d’une langue commune, celles créées par le fait que les parties n’étaient pas toutes aussi averties sur le plan juridique et celles créées par le fait qu’une seule des parties a conservé un document écrit (au para. 14).
[142] S’il est vrai que dans l’arrêt Badger, la Cour suprême examinait une promesse faite dans le cadre d’un traité, dans l’arrêt Ross River, elle a écrit que, même en dehors du contexte de la conclusion de traités, quand « un représentant de la Couronne dûment autorisé exerce un pouvoir délégué pour établir des rapports entre une Première nation et la Couronne ou pour renforcer ceux qui existent déjà »
, « l’honneur de la Couronne dépend de l’empressement du gouverneur en conseil à respecter les déclarations faites à la Première nation »
(au para. 65). Comme l’honneur de la Couronne est en jeu, je dois appliquer les présomptions de preuve de manière « à préserver l’intégrité de la Couronne »
(Badger au para. 41). Par conséquent, je dois trancher l’ambiguïté des mots employés par Taylor en faveur de la Première Nation de Waterhen Lake, comme il est indiqué dans l’arrêt Badger.
[143] À cette fin, et pour répondre à la question formulée ci‑dessus, je conclus qu’en 1921, l’agent Taylor a effectivement promis que la Couronne mettrait de côté une réserve à bois pour la Première Nation de Waterhen Lake. Toutefois, cette promesse n’a pas été respectée, ce qui constitue un manquement à l’honneur et à l’obligation de fiduciaire de la Couronne.
E. La conclusion sur le bien-fondé
[144] La revendicatrice a fait valoir que la présente revendication était fondée, et ce, pour deux motifs.
[145] Premièrement, la Première Nation de Waterhen Lake affirme qu’une réserve d’environ 29 187,40 acres a été créée en 1921 lorsqu’elle a adhéré au Traité no 6, et que le décret CP 917 qui a été pris en 1930 afin de confirmer la création, à son usage, d’une réserve de 19 772,80 acres contrevenait aux dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à la cession des réserves et constituait une aliénation illégale de terres qui étaient réservées, ainsi qu’un manquement aux obligations de fiduciaire et au principe de l’honneur de la Couronne. J’estime que la revendicatrice n’a pas établi le bien-fondé de son affirmation.
[146] Deuxièmement, toujours selon la Première Nation de Waterhen Lake, lorsque l’agent Taylor s’est rendu au lac Waterhen en 1921 afin d’obtenir son adhésion au Traité no 6, il a promis d’envoyer un arpenteur qui mettrait de côté une réserve à bois à son usage et à son profit exclusifs. La revendicatrice allègue que la Couronne, du fait qu’elle a fait cette promesse, mais qu’elle ne l’a pas tenue, a violé le Traité no 6, a manqué aux obligations de fiduciaire qu’elle avait à son égard, ainsi qu’au principe de l’honneur de la Couronne. J’estime que cette affirmation est fondée au regard de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP.
[147] Dans la prochaine section, je déterminerai le montant de l’indemnité à verser pour le manquement en question.
IV. INDEMNISATION
[148] La présente section vise à déterminer le montant de l’indemnité à verser, compte tenu de ma conclusion selon laquelle la Couronne a manqué à son obligation de fiduciaire à l’égard de la Première Nation de Waterhen Lake. Toutefois, avant d’examiner les positions des parties et les principes généraux applicables à l’indemnisation en equity, je dois trancher une question préliminaire de preuve.
A. La preuve relative à l’indemnisation et la Loi sur le Tribunal des revendications particulières
[149] Ayant conclu que la Couronne a enfreint l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, je me trouve maintenant dans une situation difficile étant donné que la présente revendication n’a pas été scindée en étapes distinctes, soit celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation, et que la majeure partie de la preuve relative à l’indemnisation entendue en l’espèce se rapporte à la partie de la revendication que j’ai jugée non fondée.
[150] La revendicatrice a fait valoir qu’une réserve avait été juridiquement créée en 1921, mais qu’à la prise du décret en 1930, ladite réserve était nettement plus petite que ce qui avait été convenu neuf ans plus tôt. Elle allègue qu’il s’agit là d’une prise illégale de terres de réserve qui, si elle est prouvée, ouvre droit à une indemnisation fondée sur les alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP, que voici :
Conditions et limites à l’égard des décisions sur l’indemnité
20(1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :
[…]
g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps;
h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires; […]
[151] Comme il est indiqué à l’alinéa g), une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle des terres visées, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps — tout comme une indemnité pour la perte de l’usage de ces terres prévue à l’alinéa h) — ne peut être accordée que si le revendicateur a établi « que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale »
. Comme la revendicatrice n’a pas établi que les terres visées avaient été prises illégalement, ce motif d’indemnisation ne peut être invoqué.
[152] Le seul motif d’indemnisation applicable en l’espèce est celui prévu à l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, qui est ainsi libellé :
Conditions et limites à l’égard des décisions sur l’indemnité
20(1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :
[…]
c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires; […]
[153] Les mots « sous réserve des autres dispositions de la présente loi »
font allusion au fait que l’application par le Tribunal des « principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires »
est soumise à des restrictions. Par exemple, alors que les tribunaux peuvent généralement ordonner la restitution de biens immobiliers à titre d’indemnité en equity, le Tribunal ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire aux termes de l’alinéa 20(1)a). En outre, le Tribunal ne peut accorder une indemnité supérieure à 150 millions de dollars et, en vertu des sous-alinéas 20(1)d)(i) et (ii), il ne peut pas non plus accorder de dommages-intérêts punitifs ni d’indemnité pour un dommage autre que pécuniaire.
[154] Il est permis de penser qu’aucune perte pécuniaire ne découle du manquement, en ce qu’il y a une différence entre une perte et une absence de gain. La Couronne a fait valoir qu’il y avait des terres à bois dans la réserve principale qui avait été attribuée à la Première Nation de Waterhen Lake et que, par conséquent, même si elle avait manqué à ses obligations de fiduciaire, elle n’avait causé aucune perte puisqu’elle avait fait tout ce qu’elle devait faire. La Couronne a ajouté que [traduction] « même si le Canada n’avait pas octroyé toutes les terres à bois et à foin convoitées par la Première Nation de Waterhen Lake, il avait gardé à l’esprit, tout au long du processus de création de la réserve, que de telles terres avaient été demandées et qu’elles étaient importantes, et il avait en fin de compte accordé une quantité raisonnable de terres à bois et à foin dans la RI 130 »
(mémoire des faits et du droit modifié de l’intimé au para. 117). Autrement dit, le manquement à l’obligation de fiduciaire — admis par l’intimé — repose sur une mauvaise gestion des attentes et un manque de communication, et non sur une promesse non tenue.
[155] Je rejette l’argument de la Couronne selon lequel il y avait une quantité raisonnable de terres à bois dans la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake puisque, dans son premier rapport sur le Conseil du traité, l’agent Taylor a informé la Couronne qu’il n’y avait [traduction] « pas de bois, de quelque taille que ce soit »
, dans les environs du lac Waterhen, et que c’est notamment ce qui avait poussé la Première Nation à présenter une demande en ce sens. J’ai conclu que l’agent Taylor avait le pouvoir de lier la Couronne et qu’il l’avait effectivement liée en promettant une réserve à bois précise dans un endroit précis. Le non-respect de la promesse constitue le manquement à l’obligation de fiduciaire, mais il reste à trancher la question de la perte pécuniaire.
[156] La Cour suprême du Canada a toutefois conclu que, dans certains contextes, une absence de gain équivaut à une perte pécuniaire. À titre d’exemple, dans l’arrêt Air Canada c Colombie-Britannique, [1989] 1 RCS 1161 aux pp. 1202-03, 59 DLR (4th) 161 [Air Canada], le juge La Forest, s’exprimant au nom de la majorité, a écrit ce qui suit :
Le droit en matière de restitution n’a pas pour objet de donner des profits fortuits à des demandeurs qui n’ont subi aucune perte. Il sert plutôt à garantir que, dans le cas où un demandeur a été privé d’une richesse qu’il avait en sa possession ou qui lui revenait, cette richesse lui sera rendue. [Je souligne.]
[157] Ce raisonnement a été repris dans l’arrêt Lac Minerals Ltd c International Corona Resources Ltd, [1989] 2 RCS 574, 61 DLR (4th) 14, qui concernait deux compagnies minières, Corona Resources Ltd (Corona), plus petite et dotée de moins de ressources que son homologue, LAC Minerals Ltd (LAC). Corona cherchait des gisements minéraux sur un bien-fonds situé dans le Nord de l’Ontario, et LAC, après avoir été informée des activités de Corona, a suggéré à cette dernière de former une entreprise conjointe afin de pouvoir acheter le bien-fonds et en extraire les minéraux. Pour faire avancer ce projet, Corona a révélé les résultats de ses explorations à LAC, qui a ensuite suggéré à Corona de faire une offre d’achat sur le bien-fonds en question. Cependant, LAC a présenté sa propre offre, qui a été acceptée, sans que Corona le sache. La Cour suprême du Canada a conclu que LAC avait commis un abus de confiance en utilisant les résultats d’exploration révélés par Corona pour acquérir le bien-fonds. La Cour a aussi conclu que, n’eût été le manquement de LAC, Corona aurait acquis le bien-fonds. Le juge La Forest a écrit ce qui suit :
Selon moi, les faits en l’espèce démontrent qu’il y a lieu à restitution ou, ce qui revient au même, qu’il y a eu enrichissement sans cause. Lorsqu’on parle de restitution, on parle généralement de rendre à autrui ce qu’on lui a pris (restitution du bien) ou l’équivalent de sa valeur (indemnisation). Comme l’a souligné la Cour d’appel en l’espèce, Corona n’ayant en fait jamais été propriétaire du bien-fonds Williams, celui-ci ne peut lui être « rendu ». Toutefois, les deux juridictions inférieures ont conclu que si Lac ne l’avait pas intercepté, Corona aurait acquis ce bien-fonds. […] le fait que Corona n’ait jamais été propriétaire du bien-fonds ne devrait pas l’empêcher de demander la restitution […] [je souligne; aux pp. 669-70]
[158] Bien que le juge La Forest ait conclu à l’existence d’une obligation de fiduciaire de portée restreinte (aux pp. 634-35), il devait se pencher sur la violation d’une obligation reconnue en equity — l’obligation fondée sur des rapports de confiance — et il a jugé qu’une réparation en equity — une fiducie par interprétation — était la réparation indiquée. En règle générale, lorsqu’une partie viole l’obligation en equity qu’elle avait à l’égard d’une autre partie et que cette violation empêche cette dernière d’acquérir le bien-fonds qu’elle aurait autrement acquis, le fait de ne pas avoir acquis le bien-fonds constitue une perte qui peut être indemnisée au moyen d’une réparation en equity.
[159] Bien que la fiducie par interprétation puisse être la réparation appropriée devant une cour de justice, le Tribunal n’a pas compétence pour l’accorder : aux termes de l’alinéa 20(1)a) de la LTRP, le Tribunal ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire. Par conséquent, la seule réparation appropriée en l’espèce est une indemnité en equity.
[160] Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, la preuve qui a été présentée en l’espèce quant à l’indemnité en equity qu’il convient d’accorder ne concorde pas avec la conclusion sur le bien-fondé que j’ai tirée, c’est-à-dire que la revendicatrice a présenté une preuve permettant de conclure au bien-fondé de la revendication au sens des alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP, mais que cette preuve ne permet pas nécessairement de conclure que la revendication est fondée au sens de l’alinéa 20(1)c). J’ai toutefois déterminé que la preuve relative à la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et à la perte d’usage présentée par les deux parties pouvait servir de valeur de référence pour évaluer la perte subie par la Première Nation de Waterhen Lake par suite du manquement de la Couronne.
[161] Une telle preuve ne peut pas servir à évaluer la perte dans tous les cas : à la lecture de la LTRP, il est clair que le législateur entendait accorder une indemnité différente dans le cas d’une revendication pour prise illégale de terres et dans le cas d’une revendication pour violation de toute autre disposition de la LTRP. Il est donc nécessaire de faire une analyse fondée sur les circonstances de chaque cas pour déterminer si la preuve concernant la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et la perte d’usage peut être utilisée dans le cadre d’une revendication qui est jugée fondée sans qu’il n’y ait eu de prise illégale.
[162] Dans le contexte de la présente affaire, la preuve qui a été présentée peut servir de référence vu les différences conceptuelles qui sous-tendent l’indemnité prévue aux alinéas 20(1)g) et h) de la LTRP et celle prévue dans les autres dispositions de la LTRP. Par exemple, l’alinéa 20(1)e) s’applique lorsque des terres ont été légalement cédées, mais qu’une indemnité inadéquate a été accordée. Aux termes de cet alinéa, le revendicateur qui établit qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée dans le cadre d’une cession historique a droit à « une indemnité, égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes »
pour refléter la valeur actuelle de l’argent par rapport à celle de l’époque. Si, dans un tel contexte, le revendicateur ne reçoit pas la valeur actuelle des terres, c’est parce que la Première Nation avait accepté par le passé de céder les terres. Dans un tel cas, le manquement a trait uniquement au caractère approprié de l’indemnité, et non à la perte des terres. En théorie, à partir du moment où elle décide de céder les terres, la Première Nation n’en est plus propriétaire. Cependant, aux termes de l’alinéa 20(1)g), n’eût été la prise illégale, le revendicateur serait manifestement toujours propriétaire des terres, et aurait donc le droit de recevoir une indemnité correspondant à la valeur actuelle des terres.
[163] C’est sensiblement la même chose pour la perte d’usage : aux termes de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP, aucune indemnité n’est accordée pour la perte d’usage si les terres ont été cédées en contrepartie d’une indemnité inadéquate. Toujours d’un point de vue théorique, lorsqu’une Première Nation accepte de céder des terres, elle accepte que les terres ne soient plus en sa possession — qu’elles ne soient plus à sa disposition — et qu’elle ne puisse donc pas se voir accorder une indemnité pour la perte d’usage. Cependant, si les terres ont été prises illégalement, il est évident que n’eût été cette prise, la Première Nation en serait restée propriétaire et aurait continué à les utiliser, si bien qu’elle aurait droit à une indemnité pour la perte d’usage jusqu’à la date du jugement.
[164] Dans la revendication dont le Tribunal est actuellement saisi, si la Couronne n’avait pas brisé sa promesse, la Première Nation de Waterhen Lake se serait vu attribuer une réserve à bois ou — pour reprendre les termes de l’arrêt Air Canada — les terres lui seraient « reven[ues] »
. De toute évidence, si la promesse avait été respectée, la Première Nation serait toujours en possession des terres à bois aujourd’hui. Par conséquent, il convient en l’espèce de tenir compte de la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et de la perte d’usage pour calculer l’indemnité.
B. Les positions des parties sur l’indemnisation
[165] Il faut noter que les parties ont produit de nombreux éléments de preuve concernant l’indemnisation, mais à la lumière de ma conclusion sur le bien-fondé et de celle selon laquelle une valeur de référence peut servir à établir le montant des indemnités, seule la preuve se rapportant à la réserve à bois promise sera examinée en l’espèce.
[166] Les experts des parties s’entendent sur l’emplacement et les limites de la réserve à bois promise : elle couvrait environ 7 680 acres situées dans les sections 25 à 36, canton 64, rang 16, à l’ouest du troisième méridien (Pièce 12, annexe 1 à la p. 1; Pièce 17 à la p. xiii; Pièce 34 à la p. 6).
1. La position de la revendicatrice sur l’indemnisation
[167] La revendicatrice s’appuie sur l’avis de ses experts en indemnisation quant à l’indemnité qu’il conviendrait d’accorder à la lumière de la conclusion sur le bien-fondé de la revendication relative à la réserve à bois promise. Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Alana Kelbert a produit une preuve d’expert sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, ainsi qu’une évaluation de la perte d’usage agricole. M. Greg Scheifele a offert une preuve d’expert sur la perte d’usage du bois.
a) La valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps
[168] Il faut se rappeler la tâche précise qui a été confiée à Mme Alana Kelbert — et à l’expert en évaluation de la Couronne, M. Bradley Slomp — en ce qui concerne la valeur marchande actuelle de la réserve à bois promise, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps. Le terme « valeur marchande »
se passe largement d’explication, tout comme le terme « actuelle »
, mais il convient de rappeler la signification de l’expression « sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps »
Mme Kelbert a expliqué que, dans le contexte de la présente affaire, cette expression signifie que les terres de la réserve à bois qui avaient été promises [traduction] « doivent être évaluées comme si elles étaient vacantes […] et il ne faut pas tenir compte des bâtiments, des cultures, des clôtures, des structures ou des améliorations qui s’y trouvent »
(transcription de l’audience, 7 juin 2023, à la p. 328).
[169] Il existe diverses méthodes d’évaluation foncière, mais selon Mme Kelbert, la méthode de comparaison directe est la plus appropriée étant donné qu’il s’agit [traduction] « de la plus courante […] pour autant que vous trouviez des ventes pertinentes »
(à la p. 344). Elle a expliqué que, selon la méthode de comparaison directe, l’évaluateur examine diverses ventes de biens immobiliers qu’il juge [traduction] « comparables »
aux terres en question, puis s’engage dans « un processus de comparaison et d’ajustement »
afin de comparer « des pommes avec des pommes »
(à la p. 345). À titre d’exemple, un ajustement peut être apporté pour tenir compte du fait que le bien comparable n’a pas la même taille que le bien en cause, qu’il n’a pas la même capacité de sol, qu’il n’est pas accessible de la même façon, qu’il contient un plan d’eau, qu’il a été vendu à un moment différent ou qu’il présente d’autres différences jugées conséquentes par l’expert. Cette approche repose sur le [traduction] « principe selon lequel le prix le plus élevé qu’un acheteur est prêt à payer est celui qu’il paierait pour un substitut raisonnable »
de la terre en question (Pièce 17 à la p. 40).
[170] Pour appliquer la méthode de comparaison directe, l’évaluateur commence par déterminer l’utilisation optimale du bien qui, selon l’Institut canadien des évaluateurs est «
[l’]usage raisonnablement probable et légal du bien immobilier qui est physiquement possible, légalement permissible, financièrement faisable et le plus productif possible, qui confère au bien immobilier la meilleure valeur marchande
»
(souligné dans l’original; Pièce 17 à la p. 32, citant les Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (Ottawa, 2022)). L’utilisation optimale constitue le fondement de la méthode puisqu’elle permet à l’évaluateur de trouver des biens comparables, selon l’utilisation que le propriétaire pourrait en faire ou en ferait, et donc de repérer des substituts raisonnables. Selon Mme Kelbert, de nos jours, l’utilisation optimale de la réserve à bois est celle qui permet, et ce, [traduction] « pour un avenir prévisible, le pâturage du bétail ou toute combinaison d’activités récréatives et de conservation puisque le bois sera récolté dans 20 à 50 ans, une fois que les arbres seront arrivés à maturité »
(transcription de l’audience, 7 juin 2023, à la p. 344). S’agissant de la perte d’usage et de la valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre-temps, la revendicatrice estime qu’il serait possible de faire paître le bétail et de récolter le bois au cours de la même période étant donné que [traduction] « l’exploitation forestière se ferait en hiver et le pâturage en été »
(à la p. 411).
[171] Selon Mme Kelbert, la capacité de charge est définie comme étant la capacité à assurer la subsistance d’une vache de 1 000 livres, avec ou sans veau, pendant un mois. Elle a ajouté qu’une vache mature a besoin de [traduction] « 920 livres de fourrage par acre »
pour pouvoir se nourrir pendant un mois, de sorte que cette quantité de fourrage est appelée « unité animale-mois »
ou UAM (à la p. 341). Connaître la quantité de fourrage nécessaire à un animal permet de mesurer et de définir la capacité de charge d’une parcelle de terre; par exemple, si une acre de terre permet de nourrir deux vaches par mois, l’UAM est de 2,00 alors que si deux acres sont nécessaires pour nourrir une vache, l’UAM est de 0,50.
[172] Mme Kelbert a trouvé huit propriétés raisonnablement comparables dans les environs des terres visées, situées pour la plupart au nord du lac Meadow (le lac Waterhen se trouve à environ 50 km au nord du lac Meadow). Ces propriétés ont toutes été vendues entre octobre 2017 et décembre 2021. Elle les a classées en trois catégories, en fonction des capacités de charge des terres visées. La capacité de charge des terres à bois est plutôt faible : celle des terres de catégorie A, qui représentent 7 % des terres à bois, est la plus élevée, c’est-à-dire qu’elle est supérieure à 0,20 UAM (les terres de cette catégorie sont aussi les plus productives); celle des terres de catégorie B, qui représentent 92 % des terres à bois, vient ensuite avec une UAM de 0,10 à 0,20, et celle des terres de catégorie C, qui ne représentent que 1 % des terres à bois, est la plus faible, c’est-à-dire moins de 0,10 UAM (Pièce 17 à la p. 42).
[173] Les comparables ont ensuite été ajustés en fonction du temps écoulé entre la vente des propriétés et la rédaction du rapport de Mme Kelbert. Aucun autre ajustement n’a dû être apporté étant donné que les propriétés comparables étaient situées à proximité de la propriété en question, qu’elles étaient soumises aux mêmes règles de zonage, qu’elles avaient des accès similaires et qu’il n’y avait pas de différence perceptible sur le marché en ce qui concerne la taille des lots (Pièce 17 à la p. 46). Après avoir divisé les propriétés comparables en fonction de leur productivité, Mme Kelbert a établi le prix moyen par acre pour chaque catégorie de terres, puis a utilisé les prix moyens pour déterminer la composition de la réserve à bois selon la catégorie. Elle a présenté une première estimation de la valeur de chaque catégorie dans son rapport initial, mais après avoir discuté avec l’expert de la Couronne, M. Bradley Slomp, qui a soulevé certaines questions, elle a légèrement ajusté ses chiffres à la baisse. Essentiellement, M. Slomp a émis des réserves quant aux ajustements apportés par Mme Kelbert à la valeur des propriétés comparables, estimant que ces ajustements étaient « exagérés »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 557). Dans son rapport complémentaire, Mme Kelbert a également ajusté à la hausse quelques-uns des calculs de M. Slomp pour tenir compte des réserves qu’elle avait à l’égard des conclusions de ce dernier, comme nous le verrons plus loin.
[174] En fin de compte, les terres de catégorie A ont été évaluées à 470 $ l’acre, celles de catégorie B à 340 $ l’acre et celles de catégorie C à 155 $ l’acre. En ce qui concerne la réserve à bois, Mme Kelbert a calculé que les terres de catégorie A représentaient 537,60 acres, celles de catégorie B 7 065,60 acres et celles de catégorie C 76,80 acres. En multipliant la valeur à l’acre par le nombre d’acres dans chaque catégorie, on obtient les résultats suivants :
Catégorie
|
Acres
|
Valeur à l’acre
|
Valeur totale
|
---|---|---|---|
A
|
537,60
|
470 $
|
252 672 $
|
B
|
7 065,60
|
340 $
|
2 402 304 $
|
C
|
76,80
|
155 $
|
11 904 $
|
Total
|
7 680
|
|
2 667 000 $
(arrondi)
|
[175] Mme Kelbert est finalement arrivée à la conclusion que la valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre-temps, s’élevait à environ 2 667 000 $.
b) La perte d’usage agricole
[176] Mme Alana Kelbert a décrit la perte d’usage agricole comme étant le [traduction] « manque à gagner net provenant des activités agricoles sur les terres revendiquées »
(transcription de l’audience, 7 juin 2023, à la p. 375). Pour la réserve à bois, le manque à gagner a été calculé pour la période allant de novembre 1921, quand la promesse a été faite, à la fin de décembre 2022.
[177] Pour ce faire, elle a commencé par évaluer l’activité économique dans les environs de la réserve à bois dans le but de déterminer quelle aurait été l’utilisation la plus raisonnable et la plus prudente des terres compte tenu de leur capacité agricole. Mme Kelbert a affirmé que, tout au long de la période visée par la revendication, [traduction] « [l’]agriculture était passablement diversifiée dans cette région de la Saskatchewan »
, en ce sens que des activités telles que l’élevage de bovins, la pêche commerciale, la récolte de baies, l’élevage de visons et la récolte de riz sauvage y étaient pratiquées (aux pp. 380-81).
[178] La période visée par la revendication est longue — soit un peu plus d’un siècle — et pour refléter les changements économiques qui sont survenus dans l’industrie agricole au cours de cette période, Mme Kelbert s’est appuyée sur les travaux de l’économiste Richard Schoney, qui a établi un calendrier illustrant la progression de l’activité économique dans la province de la Saskatchewan au fil du temps.
[179] La première époque est celle des [traduction] « pionniers »
(pioneer epoch). Elle s’étend de 1871 à 1910 et n’est pas particulièrement importante dans le contexte de la présente revendication (Pièce 20 à la p. 14). L’époque suivante, celle de la [traduction] « mécanisation »
(mechanization epoch), a débuté en 1910 et s’est poursuivie jusqu’en 1960. C’est à cette époque qu’a débuté la production agricole dans la région du lac Waterhen (à la p. 16). Mme Kelbert a expliqué que l’époque de la mécanisation a connu de [traduction] « véritables périodes de croissance et de récession »
, notamment « la crise des années 30 […] deux guerres mondiales qui ont eu des répercussions sur la main-d’œuvre, mais aussi créé une énorme demande d’approvisionnement alimentaire »
, ainsi que la campagne de production accrue dans le cadre de laquelle « les agriculteurs étaient incités à accroître leur production afin de [pouvoir nourrir] les soldats »
(transcription de l’audience, 7 juin 2023, à la p. 386). Cette époque a aussi été marquée par une très forte progression technologique dans le domaine de l’agriculture, et les années 1930 ont été particulièrement bonnes pour le pâturage près du lac Waterhen, car même si le Sud de la Saskatchewan vivait une grande sécheresse, le Nord de la province a enregistré [traduction] « plus de précipitations [et] de bonnes conditions de pâturage »
, ce qui a incité un « grand nombre de colons »
à s’installer dans la région afin de pouvoir nourrir et abreuver leur bétail (aux pp. 386-87). Mme Kelbert a relevé des éléments de preuve selon lesquels il y avait une forte demande de pâturages dans la région du lac Waterhen, en particulier entre les années 1920 et 1950.
[180] Après l’époque de la mécanisation, il y a eu [traduction] « l’époque des produits chimiques »
(chemical epoch) (Pièce 20 à la p. 30) que Mme Kelbert a décrite comme « une autre transformation des pratiques agricoles en Saskatchewan, [marquée] par l’introduction des pesticides »
et des antibiotiques (transcription de l’audience, 7 juin 2023, aux pp. 396-97). Les rendements agricoles ont augmenté grâce à l’utilisation de ces produits chimiques, tandis que l’utilisation d’engrais et d’herbicides et les avancées en matière d’équipement ont permis d’avoir une [traduction] « culture continue »
et de mettre fin à la pratique consistant à laisser les champs en jachère en attendant que les nutriments retournent dans le sol (Pièce 20 aux pp. 30-31).
[181] Enfin, des années 1990 à aujourd’hui, c’est [traduction] l’« époque de l’agriculture intégrée »
(integrated package epoch) (Pièce 20 à la p. 31), que Mme Kelbert a décrite comme « une époque marquée par un système bien intégré qui repose sur la technologie, la mécanisation, la génétique et les mesures de protection des animaux et des plantes contre les fertilisants et les pesticides »
(transcriptions de l’audience, 7 juin 2023, à la p. 397). Vu l’essor de l’industrie agricole, stimulée par les progrès technologiques, [traduction] « les coûts de l’agriculture ont augmenté au fil du temps en comparaison avec les revenus générés […] il s’agit aujourd’hui d’une industrie très spécialisée [qui comporte] des risques vraiment très élevés, compte tenu des sommes qui doivent être investies »
(à la p. 398).
[182] Une fois recueillis et analysés, tous ces renseignements sont introduits dans un modèle économique afin d’estimer le manque à gagner de la Première Nation. Mme Kelbert a utilisé deux modèles différents : le premier est le modèle de propriétaire-exploitant dans le cadre duquel la Première Nation détient les terres et les utilise habituellement pour faire paître ses propres bêtes; le deuxième est le modèle de location dans le cadre duquel la Première Nation loue simplement autant de terres que possible à autrui.
[183] Le modèle de propriétaire-exploitant comporte quatre étapes : 1) déterminer l’utilisation et la productivité des terres tout au long de la période visée par la revendication; 2) estimer le nombre d’acres exploitées par la Première Nation ou louées à des tiers; 3) estimer le rendement brut provenant des différentes utilisations agricoles; 4) estimer le revenu net que la Première Nation aurait tiré de l’élevage de bétail.
[184] À la première étape, Mme Kelbert s’est servie des cartes réalisées par l’expert forestier Greg Scheifele pour reconstituer la végétation de la zone visée par la revendication — comme il est expliqué dans la section suivante. Elle est arrivée à la conclusion qu’au début de la période de revendication, seuls 93 % de la réserve à bois auraient pu être utilisés pour le pâturage, mais que la réserve à bois est devenue productive à 99 % grâce à l’exploitation forestière et à l’abattage d’arbres. Elle a également été en mesure de déterminer combien de vaches pouvaient paître dans la réserve à bois en calculant l’UAM l’acre. Dans la réserve à bois, l’UAM moyenne est de 0,15, ce qui signifie qu’environ 267 vaches — ou unités animales — pouvaient y paître au début de la période visée par la revendication. Mme Kelbert a aussi recueilli une quantité importante de renseignements concernant le nombre d’animaux de ferme dans la municipalité rurale de Meadow Lake (la plus proche de la Première Nation de Waterhen Lake), ainsi que dans l’ensemble de la province de la Saskatchewan, afin de cerner les tendances observées au fil du temps et déterminer la demande en pâturages.
[185] À la deuxième étape, Mme Kelbert s’est servie du Recensement de l’agriculture réalisé par la province de la Saskatchewan pour la municipalité rurale de Meadow Lake. Elle a pu ainsi déterminer qu’au début de la période visée par la revendication, environ 20 % des terres privées de la région étaient louées à des tiers et qu’à la fin de ladite période, ce chiffre avoisinait les 40 %. Elle est donc arrivée à la conclusion que [traduction] « l’utilisation la plus raisonnable et probable des terres revendiquées aurait été d’en louer une partie à des tiers »
, notamment parce que le modèle économique tient compte du fait que toute activité entraîne des coûts initiaux et que certaines tâches — l’installation de clôtures, par exemple — n’auraient pas pu être réalisées rapidement (Pièce 20 aux pp. 79-81). Dans son modèle, cependant, elle suppose qu’à partir de 1938, la Première Nation aurait cessé de louer ses terres à des tiers et aurait utilisé toutes les zones productives de la réserve à bois pour faire paître son propre bétail durant l’été.
[186] À la troisième étape, Mme Kelbert a dû faire un choix, car elle pouvait estimer les rendements agricoles bruts de diverses façons, dont certaines sont plus complexes que d’autres. Elle a donc choisi le modèle de l’équivalent en foin, qui consiste simplement à déterminer la quantité de foin nécessaire pour remplacer la quantité de fourrages consommés par les vaches dans la réserve à bois, et le prix de ce foin — une fois les coûts associés à la mise en balles, au transport, à l’entreposage et à la commercialisation soustraits — est la valeur du fourrage équivalent, et donc le manque à gagner de la Première Nation au cours de la période visée par la revendication. Comme il est expliqué plus loin, M. Bradley Slomp a utilisé le modèle de l’exploitation vache-veau. Or, selon Mme Kelbert, ce modèle était moins fiable puisque le nombre d’intrants était plus élevé et qu’il manquait, pour certaines années, des intrants nécessaires, ce qui signifiait qu’il fallait estimer les résultats, et donc que la fiabilité de la conclusion s’en trouvait amoindrie. Néanmoins, comme elle l’a dit dans son témoignage, après avoir comparé les résultats des deux modèles, elle a conclu que le modèle de l’équivalent en foin ne tenait pas compte de la valeur ajoutée par la [traduction] « consommation de foin »
, ce qui signifie que le « modèle de l’équivalent en foin sous-évalue »
les rendements bruts par rapport au modèle de l’exploitation vache-veau (transcription de l’audience, 7 juin 2023, à la p. 421). Elle est ainsi arrivée à la conclusion que le modèle de l’équivalent en foin était plus conservateur.
[187] À la quatrième étape, soit le calcul du revenu net, Mme Kelbert a déclaré qu’il [traduction] « suffisait de déduire les dépenses des revenus bruts »
(à la p. 422). Pour savoir quelles dépenses auxquelles serait assujettie la Première Nation, ou quiconque utilisait ls terres pour y faire paître du bétail en Saskatchewan, elle a consulté les données agrégées de Statistique Canada. Elle a d’ailleurs affirmé dans le cadre de son témoignage qu’[traduction] « [i]ls présentent des données sur les dépenses et les revenus depuis 1926 [pour] la province de la Saskatchewan »
, soit presque toute la période visée par la revendication, ce qui lui a permis d’avoir une bonne idée des dépenses que la Première Nation aurait dû assumer en tant qu’éleveur de bovins puisque [traduction] « ces données intègrent vraiment toutes les phrases de développement de l’agriculture, et elles représentent les tendances générales ainsi que les tendances propres à une année en particulier »
.
[188] Une fois les dépenses soustraites des revenus bruts pour chaque année de la période visée par la revendication, il est possible de calculer la valeur nominale de la perte d’usage subie pendant toute la période. Après avoir déposé son rapport initial, Mme Kelbert a légèrement modifié certaines de ses conclusions et données en fonction des commentaires formulés par l’expert de la Couronne, M. Bradley Slomp. Selon sa conclusion finale, la perte d’usage agricole varie en fonction du travail effectué gratuitement par les membres de la famille ou de la communauté, ou du travail fait par des tiers contre rémunération.
[189] Au bout du compte, Mme Kelbert a conclu que la perte de revenus agricoles — ou la perte d’usage agricole — provenant de la réserve à bois au cours de la période visée par la revendication, en valeur nominale, se situe entre 821 417 $ et 851 454 $.
c) La perte d’usage forestier
[190] M. Greg Scheifele a affirmé que son rapport sur la perte d’usage forestier visait à [traduction] « calculer l’avantage financier net que la Première Nation de Waterhen Lake aurait pu raisonnablement tirer chaque année des activités forestières si les terres revendiquées étaient demeurées en sa possession »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 201). Il a précisé avoir examiné, pour la perte d’usage forestier, la même période que celle retenue par Mme Kelbert dans son évaluation de la perte d’usage agricole, c’est-à-dire de 1921 à aujourd’hui, essentiellement.
[191] Dans son rapport, M. Scheifele décrit les deux principales étapes à suivre pour déterminer l’avantage financier net perdu, bien qu’il y existe des douzaines d’étapes intermédiaires. Premièrement, il dit qu’il faut [traduction] « identifier les activités forestières qui auraient pu raisonnablement être menées »
par la Première Nation de Waterhen Lake dans la réserve à bois promise et, deuxièmement, qu’« il faut calculer l’avantage financier annuel net que la [Première Nation de Waterhen Lake] aurait pu tirer d’activités forestières susceptibles de générer des produits commercialisables à des prix équitables »
(Pièce 12 à la p. 3).
[192] À la première étape, M. Scheifele devait déterminer quelles ressources forestières se trouvaient dans la réserve à bois à différents moments. Il a déclaré que la réserve à bois promise était située dans une région connue comme étant [traduction] « l’écorégion boréale méridionale de la Saskatchewan, dans une zone communément appelée la “forêt mixte”, laquelle comprend une bande d’environ 35 à 285 kilomètres de large dans le Nord de la Saskatchewan »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 215). Il a ajouté que cette partie de la forêt était facilement accessible et [traduction] « présent[ait] ce qu’on appelle des “capacités supérieures de production forestière” »
. La réserve à bois est composée à 92 % de terres boisées et, selon le rapport de M. Scheifele, bien que treize espèces d’arbres se trouvent dans la forêt mixte, on trouve essentiellement du peuplier faux-tremble (35 %), de l’épinette noire (19 %) et du pin gris (17 %) (Pièce 12 à la p. 19).
[193] Pour déterminer de façon plus précise la composition de la forêt sur le territoire de la Première Nation de Waterhen Lake et dans les alentours, M. Scheifele a commencé par analyser les levés des terres fédérales effectués dans la région entre 1911 et 1913 et qui, selon lui, [traduction] « renfermaient des renseignements anecdotiques sur l’état [de la forêt] dans la région »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 207). Il a ensuite examiné une étude d’inventaire forestier réalisée par le ministère de l’Intérieur en 1914, qui montrait qu’à l’époque, la réserve à bois promise était constituée de [traduction] « peuplements prédominants d’épinettes blanches et de peupliers, qui se trouvaient dans des peuplements de résineux ou de peuplements mixtes »
.
[194] Deux millions d’hectares de terres ont brûlé dans le Nord de l’Alberta et de la Saskatchewan en 1919, dont une partie dans la région du lac Meadow, lors d’un événement appelé le Grand incendie. M. Scheifele a affirmé que le feu avait détruit non seulement des arbres sur pied, mais aussi des grumes déjà coupées et stockées pour le transport. Il a ajouté qu’[traduction] « une grande partie de l’industrie forestière de l’époque s’était pour ainsi dire effondrée du fait de l’ampleur des pertes »
, ce qui avait poussé les scieries et les entreprises forestières à s’installer ailleurs afin de pouvoir continuer à récolter du bois (aux pp. 207-08). L’industrie forestière a toutefois survécu au Grand incendie étant donné que [traduction] « tous les arbres n’avaient pas été brûlés »
et qu’il y avait encore « des peuplements résiduels »
dans la région (aux pp. 207-09).
[195] Il est important de comprendre l’histoire des incendies dans la région. Selon M. Scheifele, [traduction] « tous les 15 à 20 ans environ, il y a un cycle d’incendies (en fonction des conditions météorologiques, de l’état de la forêt, etc.) »
et, en 1946, première année où des photographies aériennes de la région ont été prises, il a été constaté que ce cycle s’était traduit par une « distribution inégale »
du bois et un couvert forestier « irrégulier »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, aux pp. 207-09). On a trouvé des photographies aériennes de cette année-là, ainsi que de 1969, 1988 et 2020, qui non seulement montrent la progression du couvert forestier dans la région (espèces et volume), mais présentent des indices de coupe et d’abattage tout au long de la période visée par la revendication.
[196] En septembre et en octobre 2020, M. Scheifele a également effectué une inspection du site, qui s’est déroulée sur quatre jours. Dans son rapport, il précise que cette inspection visait essentiellement à [traduction] « recueillir des données supplémentaires sur les caractéristiques du site et la croissance des arbres, en particulier dans les peuplements d’épinettes blanches et de pins gris matures »
, et ce, dans le but de « mieux connaître la capacité de production de bois des terres »
(Pièce 12 à la p. 22). Tous les renseignements recueillis pouvaient alors être comparés avec les renseignements contenus dans les documents de référence. D’ailleurs, selon M. Scheifele, il existe un document de référence particulièrement important pour la région, soit un bulletin technique produit par le ministère des ressources naturelles de la Saskatchewan en 1971, intitulé « The Growth and Yield of Well Stocked White Spruce in the Mixedwood Section in Saskatchewan »
et rédigé par Alfred Kabzems, souvent désigné simplement comme l’ouvrage de Kabzems (transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 222). Dans ce document, il est question de la production empirique des peuplements d’épinettes blanches dans la forêt mixte de la Saskatchewan et de [traduction] « […] la différence de volume, de productivité et de taille des arbres selon qu’il s’agit d’un bon site, d’un site moyen ou d’un site médiocre »
. M. Scheifele a déterminé la qualité du site grâce aux différents dossiers et à l’inspection qu’il a effectuée, puis il a utilisé l’ouvrage de Kabzems pour estimer le volume marchand à l’acre qui pouvait être récolté dans la réserve à bois.
[197] M. Scheifele a aussi déclaré avoir rencontré les aînés de la Première Nation de Waterhen Lake afin de recueillir les souvenirs qu’ils avaient accumulés tout au long de leur vie quant à l’état des forêts, et ainsi que tout ce qu’ils avaient appris de leurs propres aînés au sujet des forêts de la région.
[198] Après avoir recueilli une quantité importante de renseignements, M. Scheifele a été en mesure de réaliser des cartes illustrant la composition de la forêt dans la réserve à bois à différentes époques. Il a ainsi ajouté à son rapport des cartes détaillées de l’état des forêts de la région en 1914, 1946, 2000 et 2020, ainsi que les photographies aériennes de 1969 et 1988 (Pièce 12 aux annexes 5-8, 10). Comme M. Scheifele disposait d’une estimation raisonnable de l’état des forêts et du volume de bois marchand à différents moments, il a en somme accompli la première étape du processus, c’est-à-dire qu’en établissant le type et le volume de bois disponible, il a également déterminé les types d’activités forestières qui auraient pu raisonnablement être menées dans la réserve à bois.
[199] La deuxième étape est essentiellement une analyse économique. Ainsi, après avoir déterminé la quantité de bois disponible, M. Scheifele a dû calculer ce que ce bois rapporterait annuellement à la Première Nation, c’est-à-dire qu’il a dû évaluer la demande en bois, la capacité de récolte et d’exportation et les dépenses connexes, et le prix du bois tout au long de la période visée par la revendication. Là encore, pour y parvenir, M. Scheifele a dû rassembler des renseignements historiques.
[200] M. Scheifele a témoigné qu’en 1931, le chemin de fer avait atteint la région du lac Meadow et que cet avènement avait pour ainsi dire marqué la naissance de l’industrie du bois dans la région. Des activités de récolte avaient été menées pendant des décennies au sud du territoire occupé par la Première Nation de Waterhen Lake, dans la région de Prince Albert, mais l’arrivée du chemin de fer [traduction] « a permis à l’industrie forestière de se développer dans la région et, plus particulièrement, d’extraire les ressources forestières au nord du lac Meadow […] sans réseau de transport, pareille entreprise est impossible »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 208). Cette information, combinée à la distance qui séparait le territoire de la Première Nation et le lac Meadow et aux photographies aériennes de 1946 qui ne montraient qu’une [traduction] « assez petite aire de coupe à l’époque »
, a amené M. Scheifele à conclure qu’il n’aurait pas été possible de récolter du bois dans la région du lac Waterhen en 1921 (Pièce 12 à la p. 38). En fait, les activités de récolte de bois dans la réserve promise auraient [traduction] « commencé au cours de l’hiver 1944-1945 et il n’y aurait pas de perte de revenus liée à l’exploitation forestière avant cette date »
.
[201] S’appuyant sur les photographies aériennes de 1946, M. Scheifele a conclu qu’à cette époque [traduction] « la réserve à bois couvrait 7 087 acres de terres forestières productives, soit 91,3 % de la superficie totale »
et que « la forêt résineuse et la forêt mixte, toutes deux composées de bois marchand, comptaient 2 860 acres, soit 40 % du couvert forestier productif »
(Pièce 12 à la p. 39). Ces chiffres sont importants pour le calcul de la perte économique, car à l’époque, [traduction] « les entreprises de sciage opérant dans les environs du lac Meadow n’étaient intéressées que par les peuplements matures à dominance résineuse qui contenaient un volume marchand suffisant d’épinettes blanches et de pins gris »
, de sorte qu’il était économiquement avantageux de les récolter.
[202] Après avoir déterminé, grâce aux photographies aériennes, quels types de bois se trouvaient dans la réserve à bois en 1946, leur âge approximatif en termes de valeur marchande et leur emplacement, M. Scheifele a pu s’appuyer sur l’ouvrage de Kabzems pour définir la relation entre la forêt elle-même et le volume de bois marchand qui pouvait raisonnablement être récolté. Le bois marchand est habituellement mesuré en pieds-planche par acre, ou pmp/acre. M. Scheifele a divisé le couvert forestier en « types »
, qu’il a ensuite définis. Il semblerait que les types les plus importants de la réserve à bois soient le « type S »
, le « type SL »
et le « type M »
(Pièce 12 à la p. 43). Le type S se compose de 90 % d’épinettes blanches et de 10 % de peupliers, ce qui, selon les calculs de M. Scheifele, permettrait d’obtenir 24 600 pmp/acre de bois marchand. Le type SL se compose de 40 % d’épinettes noires, de 30 % de mélèzes, de 20 % d’épinettes blanches et de 10 % de peupliers, ce qui permettrait de produire 10 920 pmp/acre. Enfin, le type M se compose de 60 % d’épinettes blanches, de 20 % de peupliers, de 10 % de pins gris et de 10 % de bouleaux, ce qui permettrait de produire 21 160 pmp/acre.
[203] Après avoir déterminé le rendement, M. Scheifele a retranché un certain pourcentage pour tenir compte des pertes (le bois de rebut et les débris de bois). Il a déclaré que le bois de rebut fait référence à [traduction] « l’état de décomposition et aux défauts »
qui rendent le bois non marchand, alors que les débris de bois « reflètent les pertes subies durant les opérations forestières »
par suite des décisions prises par les coupeurs, du gel et de la fissuration des grumes entreposées, des conditions humides de fin de saison ou de toute autre raison (transcription de l’audience, 6 juin 2023, aux pp. 236-37). Dans son témoignage, il a déclaré que le taux de rebuts était de 5 % pour les peuplements à dominance de pin gris, et dans son rapport, il a noté que ce taux était de 10 % pour les peuplements à dominance d’épinette blanche. Il a ajouté qu’au début de la période de récolte, en 1944, le taux de débris était d’environ 10 %, mais qu’avec le temps, la coupe forestière est devenue plus efficace et [traduction] « plus mécanisée, de sorte qu’aujourd’hui, le taux est beaucoup moins élevé […] soit de 3 à 5 pour cent environ »
.
[204] En sachant quel type et quel volume de bois se trouvaient dans la réserve à bois au début de la période de récolte potentielle, soit à l’hiver 1944-1945, M. Scheifele a pu élaborer un scénario de récolte qui permet à la Première Nation de tirer le maximum de profit du bois, tout en veillant à ce que les chiffres soient raisonnables par rapport aux pratiques d’abattage historiques dans la région. M. Scheifele a donc conclu, en se basant sur le scénario le plus raisonnable, qu’il y aurait eu trois périodes de récolte entre 1944 et la date de son rapport, en 2022 : une première période, débutant en 1945, au cours de laquelle les arbres seraient coupés de manière sélective en fonction de la demande; une deuxième période, débutant en 1975, au cours de laquelle les arbres seraient à nouveau coupés de manière sélective; et une troisième et dernière période, débutant en 1995, au cours de laquelle il y aurait une coupe à blanc.
[205] Dans son rapport, M. Scheifele décrit comment une récolte se serait déroulée en 1944-1945 en se basant sur les pratiques et les règlements de l’époque :
[traduction]
En 1944, le bois marchand d’épinette blanche et de pin se trouvant sur les terres aliénées et dans la réserve à bois aurait été mis en vente par le MAI [Ministère des Affaires indiennes] et vendu à une société forestière locale qui menait ses activités dans la région du lac Meadow. Le MAI aurait délivré un permis au soumissionnaire retenu, probablement pour une période de 10 ans, sous réserve d’un renouvellement annuel, ce qui était pratique courante dans les années 1940. Pour chacune des concessions forestières, les travaux auraient commencé en 1945 et la société forestière aurait été tenue de payer des droits de 4 dollars et un loyer de terrain pour une superficie de 27 milles carrés (17 094,6 acres) au tarif de 5 $ le mille carré conformément au Règlement sur le bois des Indiens de 1923. En outre, la société aurait eu à verser une prime, payable en tant que droits de coupe, en plus des redevances sur le bois aux taux tarifés. [Pièce 12 à la p. 44]
[206] La méthode de coupe utilisée à l’époque était connue sous le nom de « coupe d’écrémage »
, ce qui signifie que les [traduction] « arbres d’espèces recherchées de plus grosses dimensions et de meilleure qualité sont coupés et que les arbres les plus petits et de qualité inférieure sont épargnés »
. Certaines essences auraient donc été ciblées et on aurait [traduction] « privilégié les peuplements denses et matures de résineux et de bois mixte des hautes terres […] qui produisaient d’importants volumes de grumes et de traverses de chemin de fer de qualité marchande »
. M. Scheifele rapporte également que [traduction] « la production de bois d’œuvre résineux en Saskatchewan a atteint son apogée au milieu des années 1940, de sorte que la demande de grumes d’épinette et de pin était manifestement très forte à cette époque »
(à la p. 46).
[207] Après avoir déterminé l’emplacement et le volume des espèces dans la réserve, vérifié la demande et les techniques d’exploitation forestière de l’époque et pris en compte le bois de rebut et les débris de bois, M. Scheifele conclut qu’au cours de la première période de récolte, 34 007 000 pmp auraient été récoltés dans la réserve à bois, soit 11 900 pmp/acre.
[208] Une deuxième période de récolte aurait débuté en 1975. Une fois de plus, M. Scheifele décrit dans son rapport comment se serait déroulée cette récolte :
[traduction] La [Première Nation de] Waterhen [Lake] aurait cédé le bois de résineux marchand, qui aurait ensuite été vendu par appel d’offres public, puis récolté en vertu d’un permis délivré par le MAI. La récolte aurait été axée sur les grumes et le bois de trituration provenant de conifères trouvés dans des peuplements denses et immatures de résineux, de résineux des basses terres et de bois mixte qui ont aujourd’hui entre 70 et 90 ans, ainsi que dans des peuplements denses et matures de résineux de basses terres qui n’ont pas été récoltés dans les années 1940 et qui ont aujourd’hui 150 ans. […] Le titulaire du permis aurait à payer les droits de permis annuels et le loyer de terrain conformément aux Règlements sur le bois des Indiens de 1949 et de 1978, ainsi que les droits de coupe aux tarifs en vigueur. [renvoi omis; Pièce 12 à la p. 46]
[209] Selon M. Scheifele, en 1975, il y avait 1 671 acres de bois marchand disponible pour la récolte. Il a ajouté que les méthodes de coupe avaient changé :
[traduction] Les sociétés forestières utilisent des scies à chaîne et ce que l’on appelle des débardeurs à câble, qui peuvent être montés sur pneus de caoutchouc ou sur chenilles, comme un bouteur équipé d’un treuil, et ils transportent le bois jusqu’à des aires de débarquement pour le charger ensuite sur des camions. La quantité de bois de rebut et de débris de bois n’est donc pas aussi importante pendant […] cette période de récolte mécanisée ni pendant les périodes de récolte subséquentes. [Transcription de l’audience, 6 juin 2023, aux pp. 242-43]
[210] Une fois encore, il a déclaré que le bois qui n’était pas en demande à l’époque, comme le peuplier, ne serait pas récolté. Au bout du compte, après avoir effectué des calculs similaires pour déterminer l’emplacement et le volume de bois disponible, vérifié la demande et les techniques d’exploitation forestière de l’époque et pris en compte le bois de rebut et les débris de bois, M. Scheifele a conclu que 14 846 000 pmp auraient été récoltés dans la réserve à bois et vendus au cours de cette deuxième période de récolte.
[211] La troisième période de récolte aurait débuté vers 1995 et aurait consisté en une coupe à blanc de tout le bois marchand. À cette époque, le contexte dans lequel s’effectuait l’exploitation forestière dans la région avait considérablement changé. Tout d’abord, M. Scheifele rapporte qu’en 1994, la Première Nation de Waterhen Lake a créé la société Waterhen Forestry Products, laquelle [traduction] « s’est chargée de toutes les récoltes de bois dans la réserve à bois »
depuis lors (Pièce 12 à la p. 18). Puis, il souligne que Waterhen Forestry Products [traduction] « est devenue une exploitation forestière entièrement mécanisée »
peu de temps après sa fondation. Enfin, quelque temps avant 1995, le bois de feuillus est devenu un produit davantage commercialisable puisque les données montrent qu’entre 1991 et 2012, le bois de trituration provenant de feuillus représentait 84 % du volume de bois récolté dans la réserve promise. Il explique également que le bouleau blanc n’était pas une essence marchande et qu’il aurait été délaissé ou récolté à des fins personnelles comme bois de chauffage. M. Scheifele a aussi affirmé qu’étant donné que les feuillus, tels que le peuplier, sont [traduction] « une essence à courte durée de vie très sensible à la pourriture »
, le pourcentage de bois de rebut peut atteindre 26 % dans certaines régions, selon l’âge (transcription de l’audience, 6 juin 2023, aux pp. 244-45).
[212] Dans la réserve à bois, la grande majorité du bois récolté serait du bois de feuillus étant donné que la plupart des résineux de la région [traduction] « n’auraient pas suffisamment poussé pour être commercialement intéressants à ce moment-là »
(Pièce 12 aux pp. 53, 49). Dans son rapport, M. Scheifele indique qu’à l’intérieur de la réserve à bois, déduction faite du bois de rebut et des débris de bois, il serait resté 2 791 000 pmp de bois d’épinette blanche et 53 729 cordes de bois de trituration provenant de feuillus à récolter.
[213] Après avoir déterminé la quantité de bois marchand qui était disponible au cours des trois périodes de récolte, il reste à calculer ce que la Première Nation de Waterhen Lake aurait reçu pour le bois qui aurait pu être récolté pour connaître la valeur du manque à gagner.
[214] M. Scheifele a affirmé qu’au début de la première période de récolte, en 1944, [traduction] « le
Règlement sur le bois des Indiens
de 1923 était alors en vigueur, de sorte que le loyer de terrain était de 5 $ le mille carré, les droits de permis de 4 $ et les droits de renouvellement de 2 $ »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 246). Toutefois, en 1949, [traduction] « le loyer de terrain est passé de 5 $ à 10 $ alors que les droits de permis sont passés de 4 à 10 $, avec des droits de renouvellement de 5 $ »
; par conséquent, après cette année-là, ses calculs reflètent ces augmentations (aux pp. 246-47). S’agissant du volume annuel récolté, M. Scheifele [traduction] « est parti du principe que la récolte serait uniforme sur une période de dix ans, c’est-à-dire que le même volume serait récolté chaque année »
, ce qui « semblait être la façon la plus raisonnable de répartir la récolte »
(à la p. 247).
[215] Les sociétés forestières devaient également payer des droits sur le volume coupé. M. Scheifele a affirmé que les droits fixés pour le bois coupé sur des terres provinciales différaient à l’époque de ceux fixés pour le bois coupé sur une réserve indienne — les droits exigés pour les terres provinciales étaient plus élevés, à savoir 3 $ par millier de pieds-planche pour le pin et l’épinette comparativement à 2,50 $ pour le pin et 1,50 $ pour l’épinette suivant les tarifs fixés par le ministère des Affaires indiennes. Il a décidé d’appliquer les droits provinciaux afin de tenir compte du fait que les sociétés forestières devaient non seulement payer les droits prévus par la loi, mais aussi une « prime »
(prévue dans leur offre). Il a dit qu’il [traduction] « [lui] semblait juste [d’appliquer les tarifs provinciaux] étant donné que l’on s’attendait toujours à ce que les sociétés forestières paient plus que le minimum, et que c’était là un moyen concret de répondre aux attentes »
(aux pp. 247-48). M. Scheifele a ajouté qu’en 1949, [traduction] « les droits provinciaux avaient augmenté pour chacune des deux essences d’arbre, et qu’ils étaient passés à 4 $ par millier de pieds-planche pour le pin et à 5 $ par millier de pieds-planche pour l’épinette »
. Voici ce qu’il a dit à propos du calcul du manque à gagner :
[traduction]
[…] en ce qui concerne le calcul des revenus, il faut […] multiplier le volume par le tarif applicable pour obtenir la valeur des grumes de pin et des grumes d’épinette blanche, puis il faut additionner les droits de permis, la valeur des grumes de pin et la valeur des grumes d’épinette pour obtenir le total des revenus pour l’année en question. [à la p. 248]
[216] Une fois les revenus de chaque année calculés, il faut les additionner pour connaître le total des revenus qui auraient pu être réalisés pendant la période de récolte, montant qui, selon M. Scheifele, s’élève à 134 561 $ pour la première période de récolte, soit de 1944 à 1954.
[217] Entre la fin de la première période de récolte et le début de la seconde, des modifications ont été apportées à divers règlements sur le bois. À titre d’exemple, le gouvernement du Canada a modifié les tarifs réglementaires prévus pour la récolte dans les réserves indiennes afin que les [traduction] « droits de coupe soient fixés au tarif courant, ce qui en gros voulait dire aux tarifs provinciaux »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 250). La Saskatchewan a également modifié la façon dont elle fixait les droits : au lieu de prévoir des prix fixes dans les règlements, elle a [traduction] « augmenté les droits de coupe sur le bois de sciage d’épinette et de pin en fonction du prix de vente annuel moyen du bois d’épinette indiqué dans le Madison’s Canadian Lumber Reporter »
, de sorte qu’une échelle mobile des droits a été établie en fonction des prix sur le marché. En revanche, les droits sur le bois de trituration sont restés les mêmes durant toute la période, à 1,75 $ la corde (à la p. 251).
[218] Par ailleurs, M. Scheifele a affirmé qu’il avait ensuite fait [traduction] « le même genre de calculs, c’est-à-dire qu’il avait additionné les droits de permis, les loyers de terrain, la valeur des grumes et la valeur du bois de trituration »
pour chacune des années, avant de faire le total de toutes ces sommes et ainsi déterminer l’avantage économique final que la Première Nation de Waterhen Lake aurait pu tirer de l’exploitation forestière (à la p. 251). Selon M. Scheifele, la perte d’usage de la réserve à bois durant la deuxième période de récolte, soit de 1975 à 1979, s’élève à 994 497,99 $.
[219] Durant la troisième période de récolte — au cours de laquelle, à l’instar de la deuxième, des volumes récoltables ont été produits en proportion égale pendant cinq ans —, les droits de coupe pour les arbres récoltés dans les réserves indiennes étaient toujours fixés [traduction] « au tarif courant, ce qui en gros voulait dire aux tarifs provinciaux »
(Pièce 12 à la p. 62). Il s’ensuit que, comme pour la période comprise entre 1975 et 1979, [traduction] « les droits sur le bois de sciage d’épinette et de pin ont fluctué en fonction du prix du bois d’œuvre »
. Le prix du bois de trituration est resté à 0,75 $ la corde.
[220] Une des différences majeures entre la troisième période de récolte et les deux précédentes est le revenu provenant des loyers de terrain et des droits de permis puisque, comme l’a indiqué M. Scheifele, [traduction] « du fait que la récolte a été effectuée par la Première Nation, aucun loyer de terrain ou droit de permis n’a été perçu »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, aux pp. 251-52). Par conséquent, le seul revenu dont la Première Nation a été privée durant cette période est celui provenant de la vente du bois. Selon M. Scheifele, la perte d’usage de la réserve à bois durant la troisième période de récolte, soit de 1995 à 1999, s’élève à 434 944,15 $.
[221] La Première Nation de Waterhen Lake aurait donc, selon M. Scheifele, été privée d’un total de 1 564 003,14 $ en valeur nominale, si l’on additionne les chiffres obtenus pour chaque période de récolte.
[222] L’analyse qui précède est un modèle hybride en ce sens que, pendant les deux premières périodes de récolte, les terres étaient louées à des sociétés forestières aux tarifs du marché alors que, pendant la troisième période, c’est la Première Nation qui détenait les terres et menait les activités forestières. M. Scheifele a produit un rapport complémentaire, daté du 2 février 2023, dans lequel il a analysé ce que serait la perte d’usage si la Première Nation de Waterhen Lake avait agi à la fois à titre de propriétaire et à titre d’exploitant au cours des trois périodes de récolte.
[223] M. Scheifele a commencé par évaluer le nombre d’ouvriers nécessaires pour récolter les volumes indiqués dans son rapport initial et a constaté que la Première Nation n’aurait probablement pas été en mesure de maximiser sa capacité de récolte sans embaucher des tiers travailleurs. Partant, il a dû déterminer les salaires moyens pour les première et deuxième périodes de récolte. Pour la première période, soit celle qui s’étend de 1944 à 1954, les données salariales des premières années proviennent des archives de journaux tels que le Saskatoon Star-Phoenix et le Regina Leader-Post, ainsi que d’un mémoire de maîtrise intitulé « Beat Around the Bush : The Lumber and Sawmill Workers Union and The New Political Economy of Labour in Northern Ontario 1936–1988 »
de Douglas Thur. Toutefois, M. Scheifele a déclaré qu’après 1946, il ne pouvait pas trouver de données pertinentes, si bien qu’il a utilisé les chiffres de M. Thur et la feuille de calcul de l’inflation de la Banque du Canada pour majorer les salaires chaque année en fonction du taux d’inflation. Vu la taille et la densité du bois se trouvant dans la réserve à bois, M. Scheifele a estimé qu’il aurait fallu une [traduction] « équipe de […] 60 hommes pour récolter tout le bois en dix ans »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 259). Il a ajouté que le coût total de la main-d’œuvre au cours de la première période de récolte aurait été de 538 980 $.
[224] Ces hommes auraient donc eu besoin d’équipement de leur époque et auraient également dû être nourris. Selon M. Scheifele, au cours de la première période de récolte, il aurait fallu [traduction] « des haches, des manches de hache, des scies à tronçonner, des chaînes de débardage, des cordes [et] des tourne-billes »
(à la p. 263). Il a également déclaré qu’il [traduction] « n’avait trouvé aucune information qui lui permette de savoir quel était le coût de cet équipement dans le passé »
. Il a donc trouvé le prix à payer aujourd’hui pour de l’équipement similaire et a utilisé « la feuille de calcul de l’inflation de la Banque du Canada pour connaître le prix demandé en 1944 »
(à la p. 263). Dans son rapport complémentaire, M. Scheifele ne ventile pas les coûts entre les deux régions visées par la présente revendication, mais il indique que le chantier de la réserve à bois serait environ deux fois plus grand que celui de la réserve principale, et qu’il nécessiterait environ les deux tiers de tout l’équipement. Le coût total de l’équipement s’élève à 2 047 $ (en dollars de 1944), ce qui signifie que les deux tiers de l’équipement représentent environ 1 365 $.
[225] Les besoins en aliments sont importants sur un chantier d’exploitation forestière. M. Scheifele a expliqué qu’un homme moyen consomme 2 500 calories par jour, mais que, selon certaines sources, un bûcheron pouvait normalement [traduction] « brûler quelque 9 000 calories par jour »
(à la p. 265). Il est possible de trouver des informations sur les types d’aliments consommés sur les chantiers d’exploitation forestière, mais pas sur les prix. M. Scheifele a donc utilisé des données récentes sur les prix hebdomadaires moyens des aliments (provenant du gouvernement de l’Alberta), les a ajustées à la hausse pour tenir compte des denrées qui ne figuraient pas parmi les produits recensés (condiments, produits de boulangerie, café et thé), puis a utilisé la feuille de calcul de l’inflation de la Banque du Canada pour déterminer les prix de l’époque. Il a ainsi pu calculer le coût hebdomadaire, puis le convertir en coût mensuel, pour ensuite multiplier ce montant par le nombre d’hommes sur le chantier et le nombre de mois dans une saison de coupe afin d’obtenir le coût total des aliments. Dans son rapport complémentaire, M. Scheifele ne ventile pas non plus les coûts des aliments selon l’emplacement du chantier, dans la réserve principale ou dans la réserve à bois, mais là encore, en calculant les deux tiers du coût total, il est possible de trouver le coût approximatif. Selon M. Scheifele, le coût total des aliments s’élèverait à 410 400 $ pour les deux chantiers pour toute la période de dix ans, ce qui signifie que les deux tiers représentent environ 273 600 $.
[226] Par ailleurs, le calcul des profits réalisés n’est pas le même dans un modèle de propriétaire-exploitant. Dans son rapport complémentaire, M. Scheifele souligne que si la Première Nation effectuait elle-même la récolte, elle ne pourrait pas percevoir les loyers de terrain ni les droits de permis payables par les tiers en vertu des conventions de location. Cependant, les profits générés par l’exploitation forestière iraient à la Première Nation et, en se fondant sur les pratiques historiques et modernes, M. Scheifele a déterminé qu’une marge bénéficiaire raisonnable serait de 10 % des coûts de production. Il ne précise pas quelle est la marge bénéficiaire pour la réserve à bois, mais il est possible de la calculer en utilisant les données susmentionnées. Si la main-d’œuvre représente 538 980 $, le matériel 1 365 $ et la nourriture 273 600 $, les coûts de production pour la réserve à bois s’élèvent à 813 945 $ et, par conséquent, la marge bénéficiaire est d’environ 81 395 $. Cette somme [traduction] « représente les revenus qu’aurait pu tirer [la Première Nation de Waterhen Lake] de la coupe et du débusquage/débardage des grumes vers les aires de dépôt accessibles aux camions, et ce, sur une période de 10 ans »
(Pièce 13 à la p. 8).
[227] Selon M. Scheifele, le transport par camion fait également augmenter la valeur du bois. Dans son rapport complémentaire, il souligne que [traduction] « la scierie Erickson Box Mill de Meadow Lake aurait constitué le principal marché local pour les grumes de bois résineux récoltées »
dans la réserve de la Première Nation de Waterhen Lake durant la première période de récolte et, dans son témoignage, il a déclaré que, même si la scierie avait pu transporter les grumes provenant de la réserve, [traduction] « c’est la Première Nation qui aurait bénéficié de la valeur ajoutée aux grumes par le transport par camion »
, à supposer qu’elle ait voulu maximiser ses profits (Pièce 13 à la p. 9; transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 268). Une fois encore, faute d’accès aux données relatives aux coûts de transport par camion pour la première période de récolte, M. Scheifele a travaillé à partir des données de 1999 et s’est servi de la feuille de calcul de l’inflation de la Banque du Canada pour calculer ces coûts. Dans son rapport complémentaire, M. Scheifele ne fait pas de distinction entre la réserve principale et la réserve à bois en ce qui concerne les recettes générées par le transport par camion. Partant d’une marge bénéficiaire de 10 % par rapport aux coûts, M. Scheifele a déclaré que le manque à gagner lié au transport par camion pendant la première période se chiffrait à 19 594 $, ce qui signifie que les deux tiers de cette somme s’élèvent à environ 13 063 $.
[228] Dans son rapport complémentaire, M. Scheifele note que les pratiques d’exploitation forestière ont considérablement changé entre la première et la deuxième période de récolte. Il écrit que [traduction] « [l]a coupe mécanique à l’aide de scies à chaîne et de débardeurs à câble a entraîné une réduction significative des besoins en main-d’œuvre et une augmentation de la productivité de l’exploitation forestière »
et que ces améliorations technologiques ont également « permis de mener des activités d’exploitation forestière tout au long de l’année »
, et non plus seulement pendant la saison hivernale (Pièce 13 à la p. 9). L’exploitation forestière pouvait certes se faire en toute saison, mais M. Scheifele a estimé que [traduction] « les équipes ne travaillaient qu’environ 200 jours par an en raison des congés de fin de semaine, des vacances, de la maladie, du mauvais temps et des pannes mécaniques »
(à la p. 10). Il a déterminé que [traduction] « [l]a production quotidienne moyenne d’une équipe de trois hommes chargée de l’abattage et du débardage des arbres aurait probablement été de 15 000 pmp »
, ce qui, compte tenu de la quantité de bois marchand sur la réserve à bois à cette époque, signifie qu’une telle équipe aurait mis « 5 ans pour récolter 14 413 000 pmp de grumes et 865 cordes de bois de trituration dans la réserve à bois »
.
[229] Pour déterminer les salaires de la deuxième période de récolte, M. Scheifele a utilisé les données relatives aux salaires qui étaient versés en 1999 dans le domaine de l’exploitation forestière et, à l’aide de la feuille de calcul de l’inflation de la Banque du Canada, a calculé les taux de 1975 à 1979, qui allaient de 21,77 $ à 29,94 $ par millier de pieds-planche. M. Scheifele a validé ces estimations en faisant appel aux souvenirs des personnes suivantes : Al Martin, ancien directeur des opérations chez Mistik Management Ltd., une entreprise forestière établie près du lac Meadow; James Burkhart, propriétaire d’Edgewood Lumber Ltd. à Hawkesville (Ontario); et les aînés Richard Fiddler et Albert Fiddler de la Première Nation de Waterhen Lake, qui ont tous les deux travaillé dans l’industrie du bois près du lac Waterhen à cette époque. Ils ont tous affirmé que ces taux de rémunération étaient raisonnables, alors M. Scheifele a fixé le taux moyen par millier de pieds-planche à 26 $ pour chaque année que compte la période visée.
[230] Ni dans son rapport complémentaire ni dans son témoignage, M. Scheifele ne mentionne l’acquisition de matériel ou les coûts d’entretien et de nourriture pour la deuxième période de récolte.
[231] En contre-interrogatoire, M. Scheifele s’est vu poser des questions sur le coût de l’hébergement, notamment pour la première période de récolte où les besoins en main-d’œuvre étaient importants. Il a répondu qu’[traduction] « il ne semblait pas y avoir une grande uniformité »
entre les sociétés forestières, à savoir si elles faisaient payer l’hébergement aux travailleurs ou non (transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 300). Il a formulé des remarques similaires à propos des coûts de transport des travailleurs de la réserve principale à la réserve à bois, ajoutant que la réserve à bois était [traduction] « si proche de la réserve principale qu’il sembl[ait] inutile de [s’]en préoccuper »
et que, par conséquent, il n’avait pas tenu compte de ces coûts (à la p. 301).
[232] Dans son rapport complémentaire, M. Scheifele indique que [traduction] « 26 349 500 pmp pouvaient être récoltés »
en tout, dans la réserve à bois et dans la réserve principale, pendant la deuxième période de récolte, mais il ne ventile pas le chiffre en fonction de la provenance (Pièce 13 à la p. 11). Il ressort toutefois de son premier rapport qu’il y avait à peu près autant de bois à récolter dans les deux réserves puisqu’il a écrit qu’il y avait un [traduction] « volume récoltable de grumes de pin et d’épinette »
de 11 505 000 pmp dans la réserve principale et de 14 846 000 pmp dans la réserve à bois (Pièce 12 aux pp. 50-51). Il est donc raisonnable de diviser en deux le volume de récolte figurant dans le rapport complémentaire — ce qui donne 13 174 750 pmp — afin d’estimer la perte d’usage. Il indique dans son rapport complémentaire qu’il serait raisonnable que, pendant cette période, tout comme pendant la précédente, la marge bénéficiaire s’élève à 10 %. Par conséquent, pour déterminer le profit total, et donc la valeur de la perte de l’usage de la réserve à bois, il faut multiplier le coût de récolte — 26 $/millier de pieds-planche, ou 0,026 $/pied-planche — par le nombre total de pieds-planche disponibles — 13 174 pieds-planche dans la réserve à bois, pour des coûts de production de 342 543,50 $ — et calculer ce que représente 10 % de ce chiffre. Le profit total provenant uniquement de la réserve à bois au cours de la deuxième période de récolte serait donc d’environ 34 254 $.
[233] Tout comme pour la première période de récolte, il y a aussi la question de la valeur ajoutée par le transport par camion. M. Scheifele a travaillé à partir des données de 1999 et s’est servi de la feuille de calcul de l’inflation de la Banque du Canada pour déterminer que le coût moyen de transport par camion pour cette période était de 12 $/millier de pied-planche, ou 0,012 $/pied-planche. Pour la deuxième période, il n’a pas ventilé le volume de récolte en fonction de la provenance, de sorte que le calcul doit se faire avec la moitié du volume de récolte, comme il a été expliqué précédemment. Ainsi, pour calculer les coûts de transport par camion pour la réserve à bois seulement, il faut multiplier le coût moyen du transport par le volume de bois disponible, ou 0,012 $ par pied-planche multiplié par 13 174 750 pieds-planche, ce qui donne un coût total de 158 097 $. Le manque à gagner correspond à la marge bénéficiaire de 10 %, soit environ 15 810 $.
[234] M. Scheifele a affirmé que ces profits supplémentaires devaient être ajoutés aux droits de coupe indiqués dans son premier rapport pour déterminer la perte totale d’usage dans le cadre d’un modèle de propriétaire-exploitant, mais que les frais de location et les droits de permis devaient être exclus des calculs étant donné que la Première Nation n’aurait pas pu percevoir ces sommes si elle avait elle-même effectué les récoltes.
2. La position de l’intimé sur l’indemnisation
[235] L’intimé n’a présenté aucun élément de preuve sur la perte d’usage forestier, mais il en a produits sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et sur la perte d’usage agricole par l’entremise de son expert en évaluation, M. Bradley Slomp, qui a témoigné en plus d’avoir rédigé un certain nombre de rapports.
a) La valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps
[236] À l’instar de Mme Alana Kelbert, M. Bradley Slomp a évalué le bois de la réserve en utilisant la méthode de comparaison directe. Selon lui, du fait qu’il évaluait des terres nues et que cette méthode est la [traduction] « méthode d’évaluation la plus communément acceptée et la mieux comprise sur le marché »
, elle constituait le choix le plus approprié (transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 511). Il a toutefois déclaré que sa définition de l’utilisation optimale — qui est à la base d’une évaluation comme celle dont il est ici question — était davantage axée sur l’accès que ne l’était celle de Mme Kelbert. M. Slomp a défini l’utilisation optimale comme suit :
[traduction]
[…] des usages agricoles et récréatifs illimités en ce qui concerne les régions sans accès et de possibles usages résidentiels ruraux en ce qui concerne les régions ayant un accès direct aux routes 903 et 951. Ces possibles usages résidentiels ruraux englobent les usages récréatifs et agricoles secondaires. [à la p. 508]
[237] Il convient de noter que la route 951 entre dans la réserve à bois promise à l’angle sud-ouest et longe la limite sud sur une certaine distance avant de se diriger vers le nord-est et de sortir à l’est. La route 903 n’offre aucun accès à la réserve à bois promise. M. Slomp a affirmé que, vu qu’une évaluation de la valeur marchande actuelle des terres sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps nécessite une [traduction] « évaluation des terres en leur état naturel »
, il avait reçu comme instruction de la Couronne de tenir compte des « routes situées à l’intérieur des limites des terres »
, sans plus (à la p. 509).
[238] M. Slomp s’est rendu à l’emplacement des terres revendiquées en septembre 2022. Il a déclaré qu’[traduction] « il est important d’inspecter les terres en personne, souvent à partir des routes municipales, [pour] se faire sa propre idée de l’endroit »
, ce qui suppose de tenir compte de l’accès aux terres (à la p. 511).
[239] Avant même de s’intéresser aux comparables pertinents, M. Slomp s’est efforcé de se faire une meilleure idée des terres en question en examinant un certain nombre de facteurs, tous liés à sa définition de l’utilisation optimale. Il s’est tourné vers une ressource gouvernementale appelée l’Inventaire des terres du Canada, qui — selon lui — sert à [traduction] « évaluer les terres dans les régions développées du Canada en fonction de certaines caractéristiques, notamment les loisirs, les ongulés, la sauvagine et l’agriculture »
(à la p. 526). Il a expliqué que les terres sont cotées de un à sept, « un »
étant la cote la plus élevée, et « sept »
la plus faible. M. Slomp a examiné quatre catégories afin de juger de la qualité des terres de la réserve à bois promise : le potentiel des terres pour les loisirs, le potentiel des terres pour les ongulés, le potentiel des terres pour la sauvagine et le potentiel des terres pour l’agriculture.
[240] Cette démarche est importante lorsqu’on applique la méthode de comparaison directe puisqu’elle permet de faire une comparaison plus juste des propriétés. Voici ce que M. Slomp a dit :
[traduction]
[…] vous voulez que vos propriétés comparables aient également la même utilisation optimale, c’est-à-dire un zonage similaire, des caractéristiques physiques similaires, un emplacement généralement similaire et des possibilités d’utilisation des terres généralement similaires. Oui, il y aura des différences. C’est normal. Les évaluateurs font des ajustements pour tenir compte de ces différences. [à la p. 538]
[241] S’agissant du potentiel des terres pour les loisirs, la réserve à bois est [traduction] « essentiellement de classe 6 »
, mais « une petite partie est de classe 5 »
(à la p. 528). Dans son rapport, M. Slomp donne la définition des terres qui sont de classe 6 en termes de loisirs :
[traduction]
Les terres de classe 6 n’ont pas la qualité naturelle et les caractéristiques dominantes pour obtenir une cote plus élevée, mais ont la capacité naturelle nécessaire pour qu’on puisse y organiser et y maintenir des activités multidimensionnelles avec un faible taux annuel d’utilisation. [Pièce 29 à la p. 28]
[242] S’agissant du potentiel des terres pour les ongulés, on entend par ongulés les grands mammifères dotés de sabots, notamment les animaux agricoles comme les vaches, les chevaux et les porcs, mais dans ce contexte, on fait strictement référence aux ongulés sauvages (à la p. 33). Dans son rapport, M. Slomp indique que l’aptitude d’une parcelle de terre à répondre aux besoins des ongulés est déterminée par les [traduction] « besoins de chaque espèce ou groupe d’espèces, par les caractéristiques physiques du terrain, et par tous les facteurs écologiques comme, par exemple, le climat »
(à la p. 31). Il a affirmé que la réserve à bois était de classe 3, sous-classe G. Voici la définition des terres de classe 3 :
[traduction]
Ces terres offrent des possibilités assez bonnes, mais leur productivité peut être réduite certaines années. Les légères limitations sont causées par certains facteurs géologiques qui influent sur la qualité et l’étendue de l’habitat, ou par des facteurs climatiques qui limitent la mobilité des ongulés ou la quantité de nourriture et l’abri qui leur sont nécessaires. [à la p. 32]
[243] La sous-classe G est définie comme étant un « agencement et/ou répartition des formations de terrain défavorables à l’établissement d’un habitat idéal pour les ongulés »
(à la p. 33). M. Slomp a déclaré qu’on pouvait trouver des cerfs, des élans et des orignaux sur les terres à bois.
[244] M. Slomp a affirmé que la cote attribuée à la sauvagine dans l’Inventaire des terres du Canada est [traduction] « essentiellement une indication des perspectives de chasse »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 529). La réserve à bois, a-t-il déclaré, est éloignée du lac Waterhen et a donc une cote inférieure à celle des terres qui sont plus proches. S’agissant du potentiel des terres pour la sauvagine, la réserve à bois est [traduction] « essentiellement de classe 6 »
, mais « une petite partie est de classe 4 et de classe 5 »
(à la p. 530). Selon l’Inventaire des terres du Canada, les terres de classe 6 sont des terres où « certains facteurs viennent entraver gravement la vie de la sauvagine »
(Pièce 29 à la p. 36).
[245] Enfin, s’agissant du potentiel pour l’agriculture, M. Slomp a témoigné que la réserve à bois était composée d’un [traduction] « mélange de sols de classes 3, 4 et 5 et de sols organiques »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 533). Il semblerait, d’après une carte figurant dans son rapport, que bien qu’il y ait quelques sols de classe 5 dans la région, la réserve à bois est principalement constituée de sols de classes 3 et 4. Selon l’Inventaire des terres du Canada, les sols de classe 3 sont des sols qui « présentent des facteurs limitatifs assez graves qui réduisent la gamme des cultures possibles ou nécessitant des mesures particulières de conservation »
(Pièce 29 à la p. 41). Toujours selon l’Inventaire, les sols de classe 4 sont des sols qui « présentent des facteurs limitatifs graves qui restreignent la gamme des cultures ou imposent des mesures spéciales de conservation ou encore présentent ces deux désavantages »
(à la p. 42).
[246] M. Slomp a également commenté la capacité de pâturage de la réserve à bois et il a déterminé que cette capacité était de 0,15 UAM par acre.
[247] C’est donc avec une meilleure compréhension des caractéristiques des terres que M. Slomp a choisi les comparables appropriés. Compte tenu de l’importance accordée à l’accès en tant qu’indicateur de valeur, M. Slomp a trouvé sept propriétés voisines avec un accès routier et sept autres sans accès routier afin de produire une estimation précise de la valeur de ces propriétés.
[248] Les sept propriétés ayant un accès routier se trouvent toutes dans les environs du lac Waterhen, essentiellement au nord du lac Meadow. Elles se sont vendues entre 2020 et 2022 et, comme le marché a été stable dans la région au cours des dix dernières années, M. Slomp indique dans son rapport n’avoir fait aucun ajustement en fonction du temps. Le prix de vente de ces sept propriétés se situait entre 356 et 775 $ l’acre, mais lorsqu’il est ajusté afin de pouvoir le comparer à celui des terres revendiquées, cette valeur se situe plutôt entre 475 et 638 $ l’acre. Selon M. Slomp, c’est le pourcentage d’ajustement nécessaire pour effectuer une comparaison raisonnable qui lui a permis de déterminer quel coefficient de pondération accorder à chacune des propriétés dans ses calculs (les propriétés nécessitant plus d’ajustements ou des ajustements plus importants se sont vu accorder moins de poids). Il a calculé que les parcelles de la réserve à bois ayant un accès routier se vendraient environ 518 $ l’acre. Comme il y a 1 440 acres avec accès routier dans la réserve, la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, s’élève à 745 920 $.
[249] Les sept propriétés sans accès routier se trouvent elles aussi dans les environs du lac Waterhen, mais la majorité d’entre elles sont au sud du lac Meadow. Elles se sont vendues entre 2020 et 2022 et, cette fois encore, aucun ajustement n’a été appliqué en fonction du temps. Le prix de vente se situait entre 220 et 429 $ l’acre, mais lorsqu’il est ajusté afin de pouvoir le comparer à celui des terres revendiquées, cette valeur se situe plutôt entre 264 et 338 $ l’acre. Après avoir aussi fait des calculs pondérés, M. Slomp a conclu que les parcelles de la réserve à bois sans accès routier se vendraient environ 276 $ l’acre. Comme il y a 6 240 acres sans accès aménagé dans la réserve, la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, s’élève à 1 722 240 $.
[250] M. Slomp a donc affirmé que la valeur marchande actuelle des terres de la réserve à bois promise, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, se chiffre à 2 468 160 $.
[251] M. Slomp a aussi témoigné au sujet du rapport complémentaire de Mme Kelbert, dans lequel cette dernière a ajusté non seulement ses propres calculs en fonction des critiques de M. Slomp, mais aussi les calculs de M. Slomp selon ses propres critiques.
[252] Dans son rapport complémentaire, Mme Kelbert a essentiellement ajusté les calculs de M. Slomp concernant l’accès routier. Il est écrit que Mme Kelbert [traduction] « a recensé deux autres parcelles d’une superficie d’au moins 160 acres, chacune ayant un accès aménagé »
et que, une fois la valeur de ces parcelles ajustée pour tenir compte de la valeur attribuée par M. Slomp aux parcelles ayant un accès routier, la valeur marchande actuelle de la réserve à bois, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, s’élèverait à 2 545 000 $ (Pièce 24 aux pp. 22-26). Dans son témoignage, Mme Kelbert a repris ses ajustements, mais M. Slomp en revanche ne les a pas retenus, bien qu’il ait déclaré que les [traduction] « calculs [étaient] raisonnables »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 558). Après avoir souligné que leurs estimations de la valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu être apportées entre-temps, étaient très proches l’une de l’autre et que les ajustements appliqués par Mme Kelbert les rapprochaient encore davantage, M. Slomp a déclaré que [traduction] « cette proximité témoign[ait] de la justesse de l’estimation des évaluateurs »
(à la p. 559).
b) La perte d’usage agricole
[253] À l’instar de Mme Kelbert, M. Slomp a évalué les revenus que la Première Nation aurait pu tirer de l’agriculture dans la réserve à bois au cours de la période visée par la revendication, ou la perte d’usage. Il a affirmé avoir utilisé deux modèles différents pour calculer le manque à gagner : le modèle de location et le modèle de propriétaire-exploitant. Le modèle de location est [traduction] « assez simple »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 561) : « Dans le cas qui nous occupe, les coûts d’installation de clôture doivent être pris en compte, ainsi que le taux de location, sans oublier bien sûr la capacité économique à obtenir un rendement du capital investi »
.
Le modèle de propriétaire-exploitant va [traduction] « un peu plus loin »
:
Essentiellement, il s’agit d’un éleveur qui possède une exploitation de naissage. […] La période de pâturage dure plus de quatre mois, mais il faut prévoir huit mois d’hivernage pour le bétail. Les mêmes coûts d’installation de clôture et de défrichement sont aussi à prévoir. Il faut estimer la taille du troupeau, la production de veaux, les coûts liés au transport du foin, et [cet] exercice permet de calculer les profits ou les pertes enregistrés chaque année, ce qui donne une idée de la perte de possibilité. [aux pp. 561-62]
[254] M. Slomp a reconnu que ses conclusions et celles de Mme Kelbert quant à l’UAM dans la réserve à bois étaient identiques, à savoir que l’UAM était de 0,15. Il semblait également partager l’avis de Mme Kelbert selon lequel la perte d’usage liée au pâturage n’est qu’une partie de l’équation, puisqu’il a déclaré que [traduction] « le pâturage du bétail est compatible avec [la récolte] du bois »
(à la p. 574).
[255] M. Slomp a dit que, tant pour le modèle de location que pour le modèle de propriétaire-exploitant, il s’était efforcé de trouver des données locales qui lui permettraient de savoir quelles seraient les possibilités pour une [traduction] « exploitation de ranch moyenne »
de tirer profit financièrement de la région du lac Waterhen (à la p. 575). Cette façon de faire [traduction] « ne tient pas compte ni des avantages ni des inconvénients que pourrait connaître un exploitant de ranch. Ainsi, seule la perte de possibilité est concernée »
(à la p. 576).
[256] M. Slomp a exposé les étapes qu’il a suivies pour effectuer une analyse de location et a précisé qu’il avait dû déterminer et prendre en compte [traduction] « la productivité à des fins de pâturage […] la question des clôtures […] la demande de location, et enfin, la faisabilité économique »
, sachant que « tout exploitant de ranch qui investit dans des clôtures souhaite avoir un rendement économique »
(aux pp. 575-76).
[257] M. Slomp a déclaré qu’une fois les zones humides et les routes enlevées, il restait [traduction] « environ 7 500 acres de terres propices au pâturage »
dans la réserve à bois (à la p. 577). Il a ajouté que, à son avis, Mme Kelbert et lui étaient généralement d’accord sur la superficie des terres pouvant servir au pâturage. Afin de pouvoir servir à une telle fin, a-t-il dit, [traduction] « chaque parcelle de pâturage devrait être clôturée
», si bien qu’il faudrait environ 16 milles de clôtures pour délimiter toute la réserve à bois (à la p. 578). Il a affirmé que, bien que les terres des prairies soient habituellement clôturées, moyennant un coût d’environ 7 400 $ le mille, cette pratique [traduction] « n’est généralement pas courante dans les régions forestières »
, et que, bien que les données sur les coûts soient difficiles à obtenir à cause de leur rareté, ces coûts sont « nettement plus élevés »
, selon les renseignements obtenus auprès de monteurs de clôtures (aux pp. 580, 583). M. Slomp a aussi trouvé un article dans lequel il était estimé qu’en 2021, il coûtait entre 19 000 et 32 000 $ le mille pour installer des clôtures en milieu forestier en Colombie-Britannique. Les coûts sont plus élevés pour plusieurs raisons, notamment parce qu’il faut enlever les arbres et les arbustes, retirer les souches et dégager un [traduction] « passage de 16 pieds »
sur la ligne de clôture pour faire entrer l’équipement dans la propriété, qu’il est recommandé de poser un fil barbelé à quatre brins dans les régions forestières pour éviter de perdre les clôtures parce que les animaux sautent par-dessus et cassent la partie supérieure, ou parce que la neige et la boue rongent la partie inférieure, que des arbres risquent fort de tomber et de briser les clôtures, d’où l’augmentation des coûts d’entretien, et que les poteaux de clôture pourraient devoir être plus longs pour rester en place dans les fondrières, et devraient certainement être plus rapprochés, d’où l’augmentation des coûts des matériaux et de la main-d’œuvre. Bien que les coûts de main-d’œuvre actuels qui sont liés à l’installation de clôtures dans les prairies — les données sur les prix utilisées par M. Slomp proviennent, selon ses dires, de la province de la Saskatchewan et étaient à jour en 2022 — représentent [traduction] « environ 25 pour cent du coût total »
, il reste qu’à l’époque, ce travail nécessitait moins de machinerie et plus d’employés, et il faudrait donc « beaucoup plus d’ouvriers pour effectuer le même travail »
(à la p. 582).
[258] Compte tenu de tout ce qui précède, M. Slomp a établi à 19 000 $ le mille, soit à l’extrémité inférieure de la fourchette, le coût qu’aurait à payer la Première Nation pour installer une clôture composée de fils barbelés à quatre brins. De plus, comme une entreprise prévoit une marge bénéficiaire lorsqu’elle fixe ses prix, et que les membres de la Première Nation pourraient exécuter eux-mêmes les travaux sans avoir à prévoir une telle marge, M. Slomp a réduit le coût de 20 %, ce qui l’a ramené à environ 15 800 $ le mille. Il a ensuite ajouté 3 000 $ le mille pour couvrir les coûts de défrichage, ce qui est, selon lui, un travail [traduction] « généralement […] confié en sous-traitance par les exploitants de ranch »
du fait qu’il nécessite de l’équipement spécialisé (à la p. 586), pour un total de 18 800 $ le mille pour les clôtures et le défrichage, en dollars de 2022. M. Slomp a utilisé la feuille de calcul de l’inflation fondée sur l’indice des prix à la consommation de Statistique Canada pour arriver à la conclusion que ce chiffre aurait été de 1 154 $ le mille en 1921 et de 1 081 $ le mille en 1930.
[259] Il y a aussi les coûts d’entretien réguliers. Dans son rapport, M. Slomp indique que les coûts d’entretien sont plus élevés dans les régions forestières. Il explique que le Manitoba considère comme normal un taux d’entretien annuel de 2 % pour les clôtures et qu’après avoir consulté un consultant en terres de parcours, il juge que ce taux est raisonnable. Le [traduction] « coût d’entretien annuel est estimé à 316 $ le mille en 2022 »
, ce qui, toujours selon la feuille de calcul de l’inflation de Statistique Canada, signifie que le coût est « estimé à 18,99 $ en dollars de 1922 et à 16,31 $ en dollars de 1931 »
(Pièce 32 à la p. 43). M. Slomp s’est fondé sur les coûts actuels et s’est servi de la feuille de calcul de l’inflation pour calculer le coût de construction et d’entretien d’une clôture pour chaque année entre 1921 et 2022 afin de pouvoir utiliser ces chiffres dans son analyse.
[260] Pour évaluer la demande en pâturages, M. Slomp s’est tourné vers les données de la division de recensement no 17, qui comprend la municipalité de Meadow Lake, afin de déterminer la quantité de bétail qu’il y avait dans la région au cours d’une année donnée. Il a déclaré avoir choisi cet ensemble de données plutôt que celui utilisé par Mme Kelbert — qui ne prenait en compte que la municipalité rurale de Meadow Lake — parce qu’il [traduction] « permet un [meilleur] échantillonnage d’une année à l’autre, [sur] une région plus vaste, soit le Nord-ouest de la Saskatchewan »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 589). Il a toutefois précisé que les deux ensembles de données montraient [traduction] « une tendance largement similaire [en ce qui concerne la demande] […] des hauts et des bas au fil des ans, avec un pic dans la dernière partie de [la] période visée par la revendication »
.
[261] À partir de cet ensemble de données, M. Slomp a déterminé que 2006 [traduction] « était l’année où l’on avait enregistré la plus grande quantité de bétail dans la région »
(à la p. 591). Pour cette année-là, il a donc fixé à 100 % la capacité de production et, avec les données des autres années, il a déterminé quel pourcentage de la demande pouvait être absorbé par les terres disponibles.
[262] Après avoir évalué la demande, M. Slomp a utilisé un ensemble de données de l’Administration du rétablissement agricole des Prairies pour connaître les taux de location annuels des pâturages entre 1938 et 2017, année à laquelle le programme a pris fin. Ces taux sont, selon lui, [traduction] « basés sur l’UAM »
des terres disponibles (à la p. 593). Pour déterminer les taux antérieurs à 1938 — pour lesquels il n’y avait aucune donnée —, M. Slomp a examiné la relation entre les taux de location des pâturages et les prix des bouvillons entre 1938 et 1974, et a conclu que [traduction] « pendant cette période, tout indique que les taux [de l’Administration du rétablissement agricole des Prairies] étaient, en moyenne, de 6 % du prix des bouvillons »
(à la p. 592). Il a donc [traduction] « appliqué un taux de 6 % du prix des bouvillons, et ce, jusqu’à 1921 »
afin de déterminer les taux de location applicables ces années-là. Puis, pour déterminer les taux de location postérieurs à 2017, il a utilisé les renseignements publiés périodiquement par le ministère de l’Agriculture de la Saskatchewan. Il a déclaré qu’il y avait des données pour 2012, 2016 et 2020 : il a donc reporté ces données sur un graphique afin de pouvoir estimer les taux applicables entre 2016 et 2020. Enfin, M. Slomp a dit que [traduction] « le taux était resté inchangé jusqu’en 2022, car nous n’avions aucune information sur les taux de location après 2020 »
(à la p. 593).
[263] Une fois l’information recueillie, il est possible de calculer les revenus pour une année donnée à l’aide de la formule suivante :
Nombre d’acres en demande x UAM/acre x $/UAM = revenus provenant du pâturage
[moins] les coûts liés aux clôtures
= rendement net
[Pièce 32 à la p. 48]
[264] Après avoir déterminé les coûts de construction et d’entretien des clôtures, ainsi que les avantages économiques de la location pour une année donnée, M. Slomp a pu imaginer le scénario le plus lucratif pour un exploitant de ranch moyen qui se trouverait dans la même situation que celle dans laquelle se trouvait la Première Nation de Waterhen Lake en 1921, c’est-à-dire qu’il posséderait une grande parcelle boisée qu’il souhaiterait mettre en location à des fins de pâturage. Vu les coûts exigés et la demande relativement faible, M. Slomp a conclu qu’il aurait été impossible pour l’exploitant de ranch de [traduction] « commencer à ériger des clôtures en 1921 »
, car «
il [lui] aurait ensuite fallu attendre longtemps pour atteindre le seuil de rentabilité »
(transcription de l’audience, 6 juin 2023, aux pp. 593-94). En fait, il a ajouté que la clôture aurait dû être remplacée avant même qu’elle ne soit entièrement remboursée par les revenus de location. M. Slomp a envisagé plusieurs points de départ après, et parfois bien après, 1921, et a déterminé que c’était en 1973 qu’il aurait été le plus raisonnable de commencer à louer les terres. Il a déclaré que [traduction] « si quelqu’un avait investi dans l’installation d’une clôture et dans le défrichement en 1973, le seuil de rentabilité aurait été atteint au bout d’environ 16 ans, et dans les dix ans suivant cet investissement, un rendement annuel de 5 % aurait pu être obtenu »
(à la p. 597). Selon lui, il s’agit donc d’une période [traduction] « raisonnable
»
sur laquelle baser le modèle.
[265] Si l’on se fie au tableau qui figure dans le rapport de M. Slomp et que l’on tient compte de ces coûts et avantages, le rendement total (en valeur nominale) que la Première Nation aurait tiré de la location de la réserve à bois à des fins de pâturage entre 1973 et 2022 serait de 461 123 $.
[266] Voici ce qu’a dit M. Slomp à propos du modèle de propriétaire-exploitant :
[traduction]
[…] le modèle de propriétaire-exploitant consiste essentiellement en une hypothétique exploitation de naissage. Ainsi, […] il ne se limite pas à la location, qui ne concerne que la terre, puisque l’exploitation de naissage est […] une société d’élevage dont les investissements en capital, en main-d’œuvre et en gestion rapportent un rendement plus élevé. [Transcription de l’audience, 8 juin 2023, aux pp. 599-600]
[267] Dans son rapport, M. Slomp indique qu’un propriétaire-exploitant serait tout de même [traduction] « responsable de la construction des clôtures »
et « devrait s’approvisionner en bétail, ce qui aurait également un coût »
(Pièce 32 aux pp. 55-56). Il souligne aussi que [traduction] « la plupart des exploitations de naissage reposent sur une vision à long terme selon laquelle la taille du troupeau doit être la plus élevée possible et généralement maintenue »
.
[268] Le premier point abordé par M. Slomp est l’alimentation. Il a expliqué que, dans le Nord de la Saskatchewan, [traduction] « il faut hiverner le bétail, et il faut huit mois d’hivernage pour quatre mois de pâturage »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 600). L’exploitant de ranch moyen doit donc être en mesure de fournir du foin pour une période de huit mois, soit en le cultivant lui-même, soit en l’achetant. Cependant, si la Première Nation décidait de défricher une partie de la réserve à bois pour faire pousser du foin, [traduction] « [elle] perdrait ce revenu potentiel »
pour les années à venir (à la p. 601). Au vu des caractéristiques de la réserve à bois, il en coûterait si cher pour défricher une superficie suffisante à la production de foin pour l’alimentation hivernale qu’[traduction] « [un] exploitant de ranch prudent achèterait le foin »
plutôt que de le cultiver lui-même.
[269] Le transport entre également en ligne de compte dans l’alimentation du bétail. Selon M. Slomp, peu importe que l’exploitant de ranch achète le foin ou qu’il le cultive ailleurs, il doit en assurer le transport vers le site d’hivernage. Il a ajouté qu’il fallait une [traduction] « quantité substantielle »
de foin — à savoir une quantité permettant de subsister pendant huit mois — et qu’il fallait donc de « l’équipement pour transporter ce foin […] de l’équipement lourd […] [et] une route de qualité afin de réaliser des gains en efficience compte tenu de la quantité de foin nécessaire »
(à la p. 602).
[270] Pour savoir quelle taille de troupeau une parcelle de terre peut nourrir, M. Slomp a dit qu’il devait déterminer [traduction] « le nombre d’acres utilisables »
ainsi que la « quantité appropriée d’unités animales pouvant être présentes sur cette parcelle sans que celle-ci ne se retrouve en situation de surpâturage »
(à la p. 602). Il a aussi déclaré qu’il [traduction] « [devait] prendre en considération le fait qu’une petite partie de la parcelle servait de site d’hivernage »
et « que le bovin grossit au fil des ans »
(aux pp. 602-03). Il a précisé que la norme relative à l’UAM — bien qu’elle soit toujours utilisée dans l’industrie — n’est plus aussi précise qu’elle l’était en raison de l’augmentation de la taille du bovin. Selon lui, il est couramment accepté que la [traduction] « vache d’aujourd’hui équivaut à environ 1,5 unité animale, selon la définition d’unité animale »
(à la p. 603). Comme la taille a augmenté graduellement et que la période visée par la revendication s’étend sur plus d’un siècle, M. Slomp a utilisé une unité animale équivalente moyenne de 1,25 pour déterminer la taille du troupeau qui pourrait subsister dans la réserve à bois.
[271] Dans son rapport, M. Slomp indique qu’avec une UAM standard, le taux de chargement d’un pâturage de la réserve à bois — étant donné que l’UAM de la région est de 0,15 — serait de 26,68 acres/UAM, mais que ce chiffre est multiplié par 1,25 étant donné qu’il a choisi d’utiliser une unité animale équivalente de 1,25, ce qui donne 33,35 acres/unité animale équivalente. Ensuite, en se basant sur la superficie disponible de la réserve à bois — qui, selon M. Slomp, est plus petite que la superficie totale vu que l’exploitant de ranch aurait besoin [traduction] « d’une petite partie pour aménager un site [d’hivernage] »
et que cette partie est évaluée à 7 485 acres dans le rapport (transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 603; Pièce 32 à la p. 58) — M. Slomp a calculé que 225 unités animales équivalentes pourraient subsister dans la réserve à bois.
[272] Sachant quelle taille du troupeau peut subsister dans la réserve à bois, on peut estimer le nombre de veaux pouvant être produits chaque année. Toutefois, M. Slomp a précisé que, pour produire des veaux, [traduction] « l’exploitation de ranch devait avoir des taureaux »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 604). D’après les données tirées du Réseau canadien des coûts de production vache-veau, [traduction] « le ratio vache-taureau est de 23 pour 1 »
, si bien que le nombre de vaches qui se trouveraient dans la réserve à bois a été réduit afin de permettre la production de veaux (à la p. 604; Pièce 32 à la p. 59). Partant d’un total de 215 vaches — et probablement de sa conclusion selon laquelle 225 unités animales équivalentes pourraient subsister, avec 10 taureaux — M. Slomp a déclaré que [traduction] « 191 veaux »
pourraient naître chaque année dans la réserve à bois. Il a indiqué dans son rapport que pour maintenir une exploitation vache-veau, certaines génisses devraient être conservées chaque année, et d’après les données tirées du Réseau canadien des coûts de production vache-veau, le taux moyen de conservation des génisses est de 15 % en Saskatchewan. Par conséquent, chaque année, 177 veaux seraient disponibles à la vente.
[273] M. Slomp a déclaré que les exploitants de ranch [traduction] « mettent le plus souvent leurs bovins sur le marché lorsqu’ils pèsent entre 500 et 600 livres »
; il a donc fixé à 550 livres le poids moyen des veaux provenant de la réserve à bois qui seraient apparemment vendus (transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 605). Il est facile d’obtenir les données sur les prix des veaux, bien que seules les données relatives aux bouvillons soient enregistrées. M. Slomp a déclaré que [traduction] « les génisses doivent consommer plus d’aliments pour prendre le même poids »
, ce qui fait qu’elles ont une moins grande valeur sur le marché et que « les bouvillons se vendent généralement plus cher que les génisses »
(à la p. 606). D’après les données des dix dernières années, la différence était d’environ 13 %; c’est donc le taux de réduction moyen que M. Slomp a appliqué pour les génisses pendant cette période.
[274] M. Slomp a aussi dû tenir compte du coût de production pour déterminer le manque à gagner. Dans son rapport, il indique s’être appuyé sur des [traduction] « études de coûts de production menées par le Réseau canadien des coûts de production vache-veau et le ministère de l’Agriculture et de la Foresterie de l’Alberta »
pour estimer le pourcentage des revenus tirés des ventes de veaux qui aurait été affecté aux coûts de production, et le pourcentage qui aurait été versé à l’exploitant de ranch moyen (Pièce 32 à la p. 61). Partant de ces données, M. Slomp a dit que la Première Nation pouvait s’attendre à un [traduction] « ratio de dépenses-revenus de 0,8 »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, aux pp. 607-08).
[275] Il y a aussi le coût de transport du foin. Après avoir déterminé la quantité de foin nécessaire pour nourrir le troupeau susceptible de passer l’hiver dans la réserve à bois, augmenté le tonnage de 15 % pour tenir compte de l’humidité, puis encore de 20 % pour tenir compte de la détérioration, du piétinement et des pertes en général, M. Slomp a déterminé que 1 094 tonnes de foin devraient être acheminées dans la réserve à bois chaque année, à un coût de 5 $/tonne en 2022. Le coût de transport du foin en 2022 est donc estimé à 5 485 $. M. Slomp a utilisé la feuille de calcul de l’inflation pour revenir en arrière et ajuster cette somme tout au long de la période visée par la revendication.
[276] Tout comme pour le scénario de location, M. Slomp ne croit pas qu’il aurait été économiquement possible de mener des activités d’élevage avant 1973, et c’est donc à ce moment que la Première Nation aurait lancé ce projet. En contre-interrogatoire, M. Slomp a affirmé que, compte tenu de la demande du marché, des taux de location et du coût élevé des clôtures, il n’aurait pas été possible de louer les terres à bois avant 1973.
[277] Tout comme Mme Kelbert l’a fait après qu’elle et lui eurent échangé des lettres, M. Slomp a révisé certaines des données contenues dans son modèle. Dans son rapport complémentaire, il présente la formule qu’il a utilisée pour calculer le manque à gagner de la Première Nation dans le cadre d’un modèle de propriétaire-exploitant :
Investissements dans le défrichement et l’installation de clôtures
Revenus provenant de l’élevage vache-veau
Moins : coûts de production, y compris les coûts d’exploitation et les coûts additionnels liés au transport du foin
Moins : les coûts liés à l’entretien des clôtures et à la reconstruction des clôtures après 50 ans
= rendement net
[Pièce 36 à la p. 6]
[278] En définitive, M. Slomp a conclu que la perte d’usage agricole provenant de la réserve à bois au cours de la période visée par la revendication, en valeur nominale, s’élève à 809 707 $ suivant le modèle de propriétaire-exploitant (Pièce 36 à la p. 8).
C. Les principes généraux de l’indemnisation en equity
[279] La Cour suprême a récemment réaffirmé les principes généraux de l’indemnisation en equity dans l’arrêt Southwind c Canada, 2021 CSC 28 au para. 83, [2021] 2 RCS 450 [Southwind] :
En résumé, l’indemnité en equity décourage les fiduciaires d’avoir un comportement fautif afin de faire respecter la relation qui est au cœur de l’obligation de fiduciaire. Elle permet de restituer la valeur de la possibilité que le demandeur a perdue par suite du manquement du fiduciaire. Le juge de première instance doit commencer par analyser attentivement la nature du rapport fiduciaire de manière à ce que la perte soit évaluée en fonction des obligations auxquelles est tenu le fiduciaire. La perte doit être causée dans les faits par le manquement du fiduciaire, mais l’analyse du lien de causalité n’incorporera pas le facteur de prévisibilité dans les manquements à l’obligation de fiduciaire à laquelle la Couronne est tenue envers les peuples autochtones. Les présomptions en equity — y compris celle relative à l’utilisation la plus avantageuse — s’appliquent à l’évaluation de la perte. L’utilisation la plus avantageuse doit être réaliste. Le juge de première instance doit être convaincu que l’évaluation reflète la valeur que le bénéficiaire aurait pu réellement tirer des biens entre le moment du manquement et le procès, ainsi que l’importance de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones.
[280] La réaffirmation de ces principes vient clarifier plusieurs choses. En premier lieu, l’indemnisation en equity est une réparation de nature restitutoire visant à restituer la valeur de la possibilité perdue par suite du manquement à l’obligation de fiduciaire. Ainsi, l’application des présomptions en equity se justifie, surtout celle qui a trait à l’utilisation la plus avantageuse : si elle en avait eu la possibilité, la revendicatrice aurait-elle fait de son bien un usage précis et lucratif? La restitution de la valeur de cette possibilité est ce qui importe le plus en equity. En second lieu, par cette réaffirmation, la Cour suprême expose clairement les étapes à suivre par le décideur pour établir le montant adéquat de l’indemnité en equity :le décideur analyse d’abord le lien de causalité pour s’assurer que la perte est attribuable au manquement du fiduciaire, applique ensuite les présomptions en equity, puis, procède à l’évaluation en tenant compte de la relation spéciale qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones.
D. Analyse
1. La preuve relative à l’indemnisation
a) La valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et la perte d’usage agricole
[281] Il est particulièrement intéressant de noter que les experts des deux parties ont tiré des conclusions très similaires en ce qui concerne l’indemnisation relative à la perte d’usage agricole et à la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps. S’agissant de la perte d’usage, l’experte de la revendicatrice, Mme Alana Kelbert, a jugé adéquate une valeur qui se situait dans une fourchette de 821 417 $ à 851 454 $. L’expert de la Couronne, M. Bradley Slomp, a déterminé que les revenus qui auraient pu être tirés de la réserve à bois pendant la période visée s’élevaient à 809 707 $. Même si le Tribunal retient la limite supérieure fixée par Mme Kelbert, l’écart entre ces chiffres n’est que de 5 % environ. Il en va de même pour ce qui est de la valeur marchande actuelle des terres : Mme Kelbert a établi la valeur de la réserve à bois à 2 667 000 $ environ, alors que M. Slomp est arrivé à la somme de 2 468 160 $, soit un écart de quelque 8 %.
[282] Malgré la similarité de leurs conclusions, des différences importantes ressortent des témoignages des experts quant à ce que l’un et l’autre ont considéré comme des intrants pertinents et des dépenses raisonnables.
[283] Voici un exemple tiré de l’analyse de la perte d’usage : dans son rapport complémentaire, Mme Kelbert se fonde sur une étude universitaire de 1979 pour déterminer les coûts d’installation d’une clôture en 1917, qu’elle a ensuite entrés dans un outil de calcul de l’inflation pour connaître les coûts en 1922. Toujours dans son rapport complémentaire, elle formule l’opinion que la démarche inverse adoptée par M. Slomp — c’est-à-dire établir le coût actuel, puis déduire de ce coût l’effet de l’inflation pour connaître le coût de l’époque — n’est pas aussi adéquate et que, par conséquent, les [traduction] « coûts d’installation de la clôture figurant dans [le rapport de M. Slomp] sont exagérés »
(Pièce 23 à la p. 9). Ainsi, selon Mme Kelbert, puisque les membres de la Première Nation de Waterhen Lake [traduction] « auraient eux-mêmes clôturé les terres »
, il n’y a lieu de considérer que le coût des matériaux, soit 102,73 $ par mille en 1922. Ce chiffre diffère grandement du chiffre auquel est arrivé M. Slomp, c’est-à-dire 1 154 $ par mille en 1921, main-d’œuvre incluse. En contre-interrogatoire, M. Slomp a affirmé que ses conclusions et celles de Mme Kelbert n’étaient [traduction]
« vraiment pas comparables »
puisque cette dernière n’avait pas tenu compte des coûts de main-d’œuvre (transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 665).
[284] S’agissant de l’idée que la Première Nation ait pu participer à l’établissement et au fonctionnement d’une exploitation agricole, M. Slomp a affirmé, toujours en contre‑interrogatoire, qu’il n’avait pas pris en considération [traduction] « la main-d’œuvre de la Première Nation »
dans l’établissement des coûts parce que son mandat consistait à tenir compte de la « main-d’œuvre en général dans l’ensemble du marché »
du Nord de la Saskatchewan (à la p. 673). Il a ajouté qu’[traduction] « étant donné que le mandat port[ait] sur la perte de possibilité »
, il avait entrepris de déterminer ce qu’auraient pu être les dépenses et les profits raisonnables de « l’exploitant de ranch moyen »
. Mme Kelbert, en revanche, a adopté une approche axée davantage sur le contexte propre à la Première Nation de Waterhen Lake et soustrait des dépenses agricoles une partie des coûts de main-d’œuvre. Selon elle :
[traduction]
Puisqu’il a été présumé que, pour le propriétaire exploitant, les rendements nets dépendent de la terre, de la main-d’œuvre et de la gestion, les salaires versés aux membres de la famille ne devraient pas être considérés comme une dépense, contrairement aux salaires payés aux personnes qui ne font pas partie de la famille, qui devraient être considérés comme une dépense pertinente dans le calcul des rendements nets. [Souligné dans l’original; Pièce 20 aux pp. 88-89]
[285] Elle a expliqué avoir soustrait des dépenses les salaires versés aux membres de la famille parce que Statistique Canada établit ces statistiques séparément depuis 1981, et ce, pour les raisons suivantes :
Les estimations des salaires en espèces et du gîte et couvert comprennent les dépenses au titre des salaires liés à la main-d’œuvre engagée. Les salaires attribués à la famille, y compris le conjoint et les enfants, font également partie des estimations. […] Une augmentation du salaire attribué à la famille a pour effet de diminuer le revenu agricole net mais n’influe pas sur le revenu familial. [En italique dans l’original; à la p. 88, citant Statistique Canada]
[286] Les rapports sur la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, comportent aussi leur lot de divergences. Comme il a été mentionné plus haut, dans le calcul de la valeur de la réserve à bois, M. Slomp a accordé une importance particulière à la question de l’accès. À son avis, il existe une différence de valeur plutôt marquée entre les parcelles comportant un accès routier, qui se vendraient 518 $ l’acre, et celles qui n’en comportent pas, qui ne se vendraient que 276 $ l’acre.
[287] Mme Kelbert a adopté une autre approche en établissant trois catégories de terres en fonction de la capacité de charge. Pour les terres de catégorie B, soit 92 % des terres de la réserve à bois, cette capacité est de 0,10 à 0,20 UAM et Mme Kelbert les a évaluées à 340 $ l’acre. Elle a établi la valeur des terres de catégorie A et C, qui représentent 7 % et 1 % de la superficie, à 470 $ et à 155 $ l’acre, respectivement.
[288] Malgré les différences susmentionnées, ni les intrants pris en considération par les deux experts, ni leurs estimations, ni leurs décisions, ni leurs calculs ne semblent déraisonnables. L’un et l’autre ont pris acte des critiques raisonnables formulées par leur homologue et, dans certains cas, en ont même tenu compte lorsqu’ils ont revu leurs estimations.
[289] À titre d’exemple, ayant appris que M. Slomp avait décidé de ne pas ajuster en fonction du temps la valeur marchande de ses comparables — les environs du lac Waterhen étant [traduction] « demeurés un marché plus ou moins stable »
pendant la période pour laquelle il avait trouvé les comparables pertinents (transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 553) —, Mme Kelbert a considérablement revu à la baisse ses propres ajustements, sans toutefois les éliminer complètement. Notamment, dans son rapport original, elle avait ajusté d’un peu plus de 27 %, en fonction du temps la valeur de son comparable le plus ancien, qui datait d’octobre 2017. Dans son rapport complémentaire, ce pourcentage est passé à 6,89 % seulement (Pièce 17 à la p. 46; Pièce 24 à la p. 19).
[290] Dans le même ordre d’idées, s’agissant des rapports sur la perte d’usage, M. Slomp a affirmé qu’il avait ajusté ses intrants en fonction des critiques de Mme Kelbert. En contre-interrogatoire, il a reconnu avoir retiré de son calcul les coûts relatifs à l’achat d’un troupeau et ceux qui avaient trait à la construction d’un site d’hivernage, ces dépenses ayant déjà été prises en considération dans le modèle de comparaison en glissement annuel.
[291] Dans leurs témoignages, les deux évaluateurs ont décrit dans les mêmes termes (des évaluations [traduction] « assez proches l’une de l’autre »
) l’écart entre leurs conclusions définitives sur la valeur. M. Slomp a exposé en quoi consisterait, pour ce qui est de la valeur, un écart essentiellement négligeable : [traduction] « En règle générale — je ne parle pas ici d’une norme, mais simplement d’un principe général — […], si les résultats obtenus par deux évaluateurs diffèrent d’au plus 5 %, [c’est] excellent[;] [et] même si l’écart s’approche de 10 %, c’est encore très bon »
(transcription de l’audience, 8 juin 2023, à la p. 559). J’ai déjà mentionné qu’en ce qui a trait à la perte d’usage, les conclusions des experts diffèrent d’environ 5 %. L’écart est de quelque 8 % pour ce qui est de la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps.
[292] L’une des étapes de l’application des principes d’indemnisation en equity consiste à établir un point de départ réaliste pour l’évaluation. Les deux experts ont proposé de tels points de départ, et bien que chacun se soit focalisé sur des intrants différents, rien ne me permet de privilégier un rapport plutôt que l’autre.
[293] Dans Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 1, le juge Slade, ancien président du Tribunal, était aux prises avec une situation similaire. S’agissant de la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, il a constaté que les deux évaluations qui lui avaient été fournies étaient raisonnables et que les valeurs qui y figuraient ne différaient que très peu. Soulignant que « l’indemnisation en equity relève de l’appréciation, non pas du calcul mathématique »
(au para. 257), il a affirmé que :
[l]es évaluateurs des deux parties ont accompli la tâche de façon appropriée et ont appliqué leur jugement professionnel et un grand savoir-faire. Les valeurs qu’ils ont obtenues sont toutefois différentes. Chaque évaluateur a soulevé des préoccupations valables sur les facteurs que l’autre évaluateur a pris en compte et les méthodes qu’il a utilisées. Je n’ai pas tenté de modifier leurs conclusions respectives à la lumière de ces préoccupations. La « bonne » valeur se trouve quelque part au milieu. [au para. 85]
[294] Cette conclusion du juge Slade, selon qui la bonne valeur se trouve « quelque part au milieu »
, s’applique également en l’espèce aux éléments de preuve qui ont trait, d’une part, à la perte agricole et, d’autre part, à la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps. Partant, pour ce qui est des deux éléments de l’indemnisation, je tranche à mi-chemin des avis des deux experts. Quant à la valeur marchande actuelle, le point médian arrondi au millier le plus près s’élève à 2 568 000 $; pour ce qui est de la perte d’usage agricole, considérant la limite supérieure fixée par Mme Kelbert, ce montant est de 831 000 $.
b) La perte d’usage forestier
[295] M. Greg Scheifele a produit deux rapports pour le compte de la revendicatrice en vue d’aider le Tribunal à établir l’indemnité adéquate en l’espèce. La Couronne n’a présenté aucun élément de preuve relatif à la perte d’usage forestier.
[296] Dans son premier rapport, M. Scheifele a proposé un cas de figure dans lequel la Première Nation de Waterhen Lake, en 1944 et de nouveau en 1975, aurait confié la récolte du bois de la réserve à une société forestière locale, puis aurait récolté elle-même, vers 1995, au moyen de sa propre société forestière, tout le bois marchand que la réserve aurait encore contenu. Selon ce cas de figure, la réserve à bois aurait généré un revenu de 1 564 003,14 $ en valeur nominale pendant la période visée par la revendication.
[297] Dans son rapport complémentaire, il s’est demandé quel serait le manque à gagner si la Première Nation de Waterhen Lake avait agi comme propriétaire-exploitant au cours des trois périodes de récolte. Selon lui, la Première Nation aurait à ce titre généré davantage de revenus non seulement en effectuant la récolte elle-même, mais aussi en prenant des décisions ayant pour effet de valoriser la récolte, par exemple en assurant le transport vers les scieries et autres acheteurs. Malheureusement, comme M. Scheifele ne fait pas de distinction entre la réserve principale et la réserve à bois et que j’ai conclu que la revendication n’était fondée qu’à l’égard de la réserve à bois, je peux difficilement me servir de son rapport complémentaire.
[298] Il est d’autant plus difficile de me servir de ce rapport du fait que les dépenses ne sont apparemment pas toutes expliquées de manière exhaustive. À titre d’exemple, M. Scheifele a exposé en détail les besoins en nourriture et en équipement pour la récolte des années 1940, mais pas pour la récolte des années 1970.
[299] Il y a sans doute de bonnes raisons de passer outre à cette lacune, mais elles ne sont pas clairement exposées. Par exemple, dans son témoignage, M. Scheifele a parlé de la différence marquée entre les besoins en main-d’œuvre dans les années 1940 et ceux dans les années 1970 compte tenu de l’accroissement de la mécanisation :
[traduction]
Donc, si on compte 200 jours de travail par année, ce qui est raisonnable étant donné qu’il faut tenir compte des conditions météorologiques, des pannes mécaniques, des congés, des maladies, etc., et qu’on considère qu’une équipe peut abattre des arbres à raison de 15 000 pieds-planche par jour, on obtient environ 3 millions de pieds-planche par année.
Dans ces conditions, et compte tenu du volume de bois à récolter au cours de cette période dans les deux différents secteurs, il faudrait prévoir deux équipes d’à peu près 3 hommes pour récolter tout le bois dans le secteur — dans ces secteurs — sur une période de cinq ans. Il y a donc une grande différence entre un effectif de 30 à 60 hommes et une équipe de 3 hommes qui travaillent avec des machines. Mais bon, c’est ce qu’on appelle le progrès, je suppose. [Transcription de l’audience, 6 juin 2023, à la p. 270]
[300] Il se peut que, dans les années 1970, la taille des équipes d’abattage ait diminué au point au, malgré des besoins caloriques importants, il n’en coûtait pas grand-chose pour nourrir six hommes — ou trois, si l’on ne tient compte que de la réserve à bois —, si bien qu’il n’était même pas nécessaire de tenir compte de ce coût. Or, ni M. Scheifele ni la revendicatrice ne l’ont mentionné.
[301] Il se peut que ce soit sensiblement la même chose pour les coûts d’équipement et d’entretien dans la mesure où, dans les années 1970, ils n’étaient pas forcément à la charge du propriétaire-exploitant. Voici un extrait du contre-interrogatoire :
[traduction]
Q : Bon. Corrigez-moi si j’ai raté quelque chose, M. Scheifele, mais avez-vous pris en compte les frais de carburant pour l’équipement? Je parle de l’ère post-mécanisation, qui remonte aux années 1970. Les coûts de carburant figurent-ils dans votre rapport complémentaire?
R : Ce n’est pas nécessaire. Ils sont pris en compte dans les salaires à la pièce.
Q : Ils sont compris dans les salaires?
R : Ouais.
Q : Bon. Merci d’avoir précisé.
R : C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé cette méthode pour estimer les coûts, parce que les entrepreneurs devaient les assumer –– ces coûts étaient donc compris dans le salaire à la pièce convenu.
Q : Merci. Incluez-vous les coûts d’entretien de l’équipement dans votre modèle de propriétaire-exploitant?
R : Non. Ce n’est pas vraiment pertinent, vous savez, pour la première récolte. Vous savez –– Je suppose qu’il fallait aiguiser les haches, mais il est difficile d’évaluer ce coût.
Q : C’est vrai.
R : Ce ne sont pas de grosses sommes et, pour la période de 1975 à 1979, alors que les entrepreneurs étaient payés à la pièce, les coûts d’entretien étaient compris dans les salaires. Cette responsabilité incombait aux entrepreneurs. [Transcription de l’audience, 6 juin 2023, aux pp. 302-03]
[302] Il ressort de cet extrait que les coûts de carburant et les coûts d’entretien étaient pris en compte dans les taux de rémunération pour le travail à la pièce dont s’est servi M. Scheifele dans son rapport complémentaire. Par contre, il est difficile de savoir si ces taux de rémunération tiennent également compte de l’acquisition de l’équipement, qui représente une dépense importante pour tout propriétaire-exploitant ou tout entrepreneur, le cas échéant.
[303] Suivant les principes de l’indemnisation en equity, le revendicateur bénéficie de la présomption selon laquelle il aurait utilisé les biens de la manière la plus avantageuse possible. La Cour suprême du Canada a expliqué le fonctionnement de cette présomption dans l’arrêt Southwind :
L’analyse est toujours axée sur la question de savoir si la perte de possibilité du demandeur a été causée dans les faits par le manquement du fiduciaire. En equity, on évaluera cette possibilité en présumant que le bénéficiaire aurait utilisé les biens de la manière la plus avantageuse possible. L’utilisation la plus avantageuse doit être réaliste. La common law exige que le demandeur présente des éléments de preuve à cet effet. [Souligné dans l’original; au para. 80]
[304] Dans la conclusion ultime de son premier rapport, M. Scheifele écrit que le manque à gagner, tant pour la réserve principale que pour la réserve à bois, s’élevait à 3 383 084,74 $. Dans la conclusion ultime de son rapport complémentaire, il écrit que le manque à gagner pour les deux réserves se monte à 3 621 591 $. Il est clair que l’utilisation du modèle de propriétaire-exploitant est plus avantageuse que celle qui prévoit deux cessions.
[305] La deuxième conclusion représente une augmentation de 7 % par rapport à la première. En termes simples, cette augmentation de 7 % représente la valeur de la perte subie par la Première Nation du fait qu’elle n’était pas le propriétaire-exploitant pendant toutes les trois périodes ou, autrement dit, le manque à gagner découlant du fait que la présomption de l’utilisation la plus avantageuse n’a pas été appliquée.
[306] Toutefois, comme il manque des informations et qu’il est difficile de déterminer avec certitude quelle augmentation de valeur peut être attribuée spécifiquement à la réserve à bois promise, je ne vais pas simplement majorer de 7 % le chiffre obtenu par M. Scheifele dans son premier rapport. Il est clair que la Première Nation aurait droit à plus, de sorte que j’appliquerai une augmentation de 4 % à la somme indiquée dans le premier rapport au sujet de la réserve à bois, soit 1 564 003,14 $, pour tenir compte à la fois de l’augmentation de la valeur et de l’incertitude qui persiste.
[307] Par conséquent, je conclus que la valeur nominale du manque à gagner — ou la valeur de la perte d’usage — de la réserve à bois promise au cours de la période visée par la revendication s’élève à 1 626 563,27 $.
2. L’application des principes généraux de l’indemnisation en equity
[308] L’analyse ne s’arrête pas dès que les sommes correspondant à la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et à la perte d’usage sont fixées. La Cour suprême du Canada a clairement indiqué qu’une cour ou un tribunal doit suivre certaines étapes pour déterminer le montant de l’indemnité en equity qu’il convient d’accorder.
a) L’analyse du lien de causalité
[309] Dans l’arrêt Canson, la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) a écrit que, pour déterminer le montant de l’indemnité en equity qu’il convient d’accorder, « il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement »
(à la p. 556).
[310] Il faut d’abord définir la perte elle-même : je suis arrivé à la conclusion que la perte subie dans le cadre de la présente revendication est la perte de l’ensemble de la réserve à bois, qui couvre environ 7 680 acres, située dans les sections 25-36, canton 64, à l’ouest du troisième méridien. Cette perte s’est étalée de 1921 à la date de la présente décision. En plus d’avoir perdu les terres elles-mêmes, la Première Nation a perdu la possibilité de les utiliser comme elle l’entendait.
[311] En l’espèce, le manquement est le non-respect de la promesse : l’agent Taylor, qui avait le pouvoir de lier la Couronne, a promis que la réserve à bois serait mise de côté pour la Première Nation de Waterhen Lake et la Couronne n’a pas tenu la promesse qu’elle avait faite par l’intermédiaire de son agent. N’eût été cette promesse non tenue, la réserve à bois — dont les dimensions sont susmentionnées — serait allée à la Première Nation dès 1921 et serait manifestement encore en sa possession aujourd’hui.
[312] De ce fait, la perte a été causée par le manquement.
b) Les présomptions en equity
[313] La présomption en equity la plus importante en l’espèce est celle de l’utilisation la plus avantageuse. Dans l’arrêt Southwind, la Cour suprême du Canada a écrit que « [l’]equity suppose que le demandeur aurait utilisé les biens détenus en fiducie de la façon la plus avantageuse possible »
(au para. 79).
[314] Dans le même arrêt, la Cour traite des limites de la présomption de l’utilisation la plus avantageuse :
L’utilisation la plus avantageuse doit être réaliste. Le juge de première instance doit être convaincu que l’évaluation reflète la valeur que le bénéficiaire aurait pu réellement tirer des biens entre le moment du manquement et le procès, ainsi que l’importance de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. [au para. 83]
[315] Après avoir analysé la preuve relative à l’indemnisation présentée par les parties, j’ai conclu que la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, est de 2 568 000 $. Je suis arrivé à cette somme en prenant le point médian entre les deux évaluations, qui ne différaient que d’environ 8 %. Vu que les conclusions des évaluateurs sont similaires, je suis convaincu que cette somme reflète la valeur que la Première Nation aurait effectivement pu tirer du bien.
[316] J’ai fixé à 831 000 $ en valeur nominale la perte d’usage agricole pour la période visée par la revendication. Je suis arrivé à cette somme non seulement en prenant le point médian entre les valeurs proposées par les deux évaluateurs — qui ne différaient que d’environ 5 % — mais aussi en utilisant la valeur située à l’extrémité supérieure de la fourchette présentée par l’experte de la revendicatrice, Mme Alana Kelbert. Vu que les conclusions des évaluateurs sont similaires, je suis convaincu que le point médian reflète la valeur réelle de la perte agricole, et en utilisant la valeur située à l’extrémité supérieure de la fourchette présentée par Mme Kelbert pour calculer ce point médian, je considère par ailleurs que je respecte la présomption de l’utilisation la plus avantageuse.
[317] M. Greg Scheifele a présenté deux rapports sur la perte d’usage. Le premier est fondé sur un scénario selon lequel la Première Nation aurait cédé du bois au cours de deux périodes de récolte, et aurait récolté elle-même le bois au cours de la troisième période, tandis que le second porte sur les pertes qu’aurait subies la Première Nation si elle avait agi en tant que propriétaire-exploitant au cours des trois périodes. Le rapport complémentaire comporte quelques irrégularités, mais il révèle néanmoins une augmentation d’environ 7 % du manque à gagner, ce qui fait du modèle de propriétaire-exploitant l’utilisation la plus avantageuse de la réserve à bois. Vu les lacunes observées dans le rapport complémentaire, j’ai augmenté de 4 % le manque à gagner total indiqué dans le premier rapport, pour le porter à 1 626 563,27 $. J’estime donc que le total reflète les revenus que la Première Nation aurait réellement pu tirer de la réserve à bois et que la présomption de l’utilisation la plus avantageuse est respectée.
[318] Une autre présomption est celle de la « règle de Brickenden »
, qui découle de l’arrêt Brickenden v London Loan & Saving Co., [1934] 3 DLR 465 (C.P.). Cette présomption « s’applique lorsque le fiduciaire a manqué à son obligation de communiquer des faits importants »
et empêche le fiduciaire de « faire valoir que le résultat aurait été le même si les faits avaient été communiqués »
(Southwind au para. 82). Bien que des arguments aient été avancés dans le cadre des représentations orales au sujet de la règle de Brickenden, ces arguments portaient uniquement sur la conduite de la Couronne à l’égard de la réserve principale et sur le fait qu’elle n’avait pas évoqué la possibilité que cette réserve soit réduite. Comme j’ai conclu que la revendication était fondée, je n’ai pas à examiner la règle dans les présents motifs.
[319] D’autres présomptions s’appliquent, de manière générale, au calcul de l’indemnité en equity, mais aucune ne s’applique à la présente revendication.
c) L’évaluation
[320] L’évaluation peut se diviser en trois autres étapes : déterminer un point de départ réaliste, prendre en considération des éventualités réalistes et veiller à ce que la fonction de dissuasion de l’equity soit remplie.
[321] Dans l’arrêt Southwind, la Cour suprême du Canada a écrit que les « obligations fiduciaires doivent toujours être définies en premier, et le juge de première instance évalue ensuite les issues raisonnables, ou réalistes, à la lumière de ces obligations »
(au para. 132). Après avoir conclu que l’obligation de fiduciaire sui generis — et les obligations connexes de loyauté, de bonne foi, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans ce que la Couronne considère raisonnablement être dans l’intérêt des bénéficiaires — s’applique, je me penche maintenant sur les issues réalistes qui se seraient produites si la Couronne n’avait pas manqué à son obligation en ne respectant pas sa promesse de fournir une réserve à bois à la Première Nation de Waterhen Lake.
[322] Les issues réalistes sont celles qui ont été définies à partir de la preuve d’expert relative à l’indemnisation, présentée précédemment. En ce qui concerne la valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, et compte tenu de la présomption de l’utilisation la plus avantageuse, j’ai conclu que la valeur dont la Première Nation aurait bénéficié s’élevait à 2 568 000 $. En ce qui concerne le manque à gagner provenant de l’agriculture dans la réserve à bois, et toujours compte tenu de la présomption de l’utilisation la plus avantageuse, j’ai conclu que la Première Nation aurait reçu 831 000 $, en valeur nominale, au cours de la période visée par la revendication. Enfin, en ce qui concerne la perte d’usage forestier, et toujours compte tenu de la présomption de l’utilisation la plus avantageuse, la Première Nation aurait reçu 1 626 563,27 $, en valeur nominale, au cours de la période visée par la revendication.
[323] Pour tenir compte des éventualités réalistes, « le juge de première instance doit prendre en considération les “événements qui auraient pu survenir n’eût été le manquement à l’obligation fiduciaire, et qui auraient pu faire augmenter (ou diminuer) la valeur de ce qu’a perdu le bénéficiaire à la suite du manquement” »
(Southwind au para. 132, citant Southwind c Canada, 2019 CF 171 au para. 82).
[324] La période en cause dans la présente revendication est longue puisqu’elle s’étend de 1921 à la date de la présente décision. Heureusement, en ce qui concerne la valeur des terres elles-mêmes, il n’est pas nécessaire de tenir compte des éventualités puisque la décision a pris en compte leur valeur marchande actuelle, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, c’est-à-dire une valeur actuelle qui — essentiellement — a été calculée en fonction des événements réels qui se sont produits pendant la période visée par la revendication et qui ont influé sur la valeur des terres.
[325] En ce qui concerne la preuve relative à la perte d’usage, j’ai également conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir compte des éventualités. Les experts, tant dans le domaine de l’agriculture que dans celui de la foresterie, ont calculé les pertes sur une base annuelle, parfois en se fiant à la preuve historique directe des intrants économiques, et d’autres fois en utilisant des outils de calcul de l’inflation. Cette méthode permet d’intégrer dans le processus d’évaluation toutes les éventualités nécessaires, car elle tient compte des tendances générales de l’activité économique — y compris les événements qui ont pu faire augmenter ou diminuer la valeur de la perte subie par le bénéficiaire.
[326] Enfin, après avoir évalué la perte de possibilité, je « doi[s] décider si la nouvelle indemnité totale est suffisante pour satisfaire à la fonction de dissuasion de l’equity »
(Southwind au para. 144). Pour ce faire, je « doi[s] bien examiner la question de savoir si l’indemnité totale aura un effet dissuasif efficace, reflétant ainsi le principe de l’honneur de la Couronne et l’objectif de réconciliation »
.
[327] La valeur marchande actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, s’élève à 2 568 000 $. Il s’agit de la valeur réelle des terres à la date de la présente décision, ce qui répond à l’objectif ultime de l’equity, qui est de [traduction] « placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé si le fiduciaire n’avait pas manqué à son obligation »
(Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744 au para. 90, 287 DLR (4th) 480 [Whitefish]).
[328] Les sommes correspondant à la perte d’usage s’élèvent à 831 000 $, en agriculture, et à 1 626 563,27 $, en foresterie. Ce ne sont toutefois pas des sommes qui permettraient de placer la Première Nation dans la situation où elle se serait trouvée si la Couronne n’avait pas manqué à son obligation puisqu’elles représentent simplement le total des pertes annuelles et ne tiennent pas compte de la valeur temporelle de l’argent. Dans l’arrêt Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario a écrit que [traduction] « pour parvenir à réaliser l’objectif de l’equity de placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été le manquement du fiduciaire à son obligation, l’évaluation fondée sur l’equity peut tenir compte de l’intérêt composé »
(au para. 90). Il faudra que ce soit le cas en l’espèce.
[329] Les parties se sont préalablement entendues sur la manière de rajuster les montants historiques à l’aide de l’intérêt composé. Dans un document intitulé « Agreement on Bring Forward Evidence »
(entente sur l’ajustement de la valeur), déposé auprès du Tribunal le 21 mars 2023 et signé par les avocats de la revendicatrice et de l’intimé, les parties écrivent ce qui suit :
[traduction]
[…] si une perte historique est prouvée, les parties font conjointement valoir au Tribunal que la perte historique (et tout montant compensatoire connexe) devrait être ajustée à la valeur actuelle en appliquant les taux du compte en fiducie des bandes publiés par le Canada, composés annuellement à 100 pour cent. [au para. 1]
[330] Comme j’ai augmenté de 4 % la valeur nominale totale indiquée dans le premier rapport de M. Scheifele afin de refléter l’utilisation la plus avantageuse, j’ordonne que soit augmentée de 4 % la valeur totale obtenue avant l’ajustement au moyen de l’intérêt composé des valeurs annuelles figurant dans le premier rapport, et ce, conformément à l’entente préalablement conclue entre les parties sur l’ajustement de la valeur.
E. Conclusion sur l’indemnisation
[331] À titre d’indemnisation pour le manquement à l’obligation de fiduciaire jugé fondé dans la présente revendication, la revendicatrice a droit à une indemnité pour la valeur marchande actuelle de la réserve à bois promise, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, soit 2 568 000 $.
[332] De plus, la revendicatrice a droit à une indemnité pour la perte d’usage de la réserve à bois de 1921 jusqu’à la date de la présente décision. En valeur nominale, le manque à gagner — ou la perte d’usage — provenant de l’agriculture s’élève à 831 000 $, et celui provenant de la foresterie se monte à 1 626 563,27 $. Il convient d’appliquer à ces sommes le taux d’intérêt composé convenu par les parties dans leur entente du 21 mars 2023, ce que je laisse aux parties le soin de faire elles-mêmes.
[333] Si les parties éprouvent des difficultés à faire respecter leur entente sur l’ajustement de la valeur des pertes historiques, elles peuvent communiquer avec le Tribunal pour obtenir des directives.
TODD DUCHARME
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L’honorable Todd Ducharme
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Traduction certifiée conforme
Mylène Borduas
TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES
SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL
Date : 20240828
No de dossier : SCT-5008‑19
OTTAWA (ONTARIO), le 28 août 2024
En présence de l’honorable Todd Ducharme
ENTRE :
PREMIÈRE NATION DE WATERHEN LAKE
Revendicatrice
et
SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA
Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones
Intimé
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
AUX :
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Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DE WATERHEN LAKE
Représentée par Me Ron Maurice, Me Sheryl Manychief, Me Melanie Webber et Me Antonela Cicko Maurice Law Barristers & Solicitors
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ET AUX :
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Avocats de l’intimé
Représenté par Me David Culleton, Me James Olchowy, Me Brady Fetch et Me Luke Brisebois Ministère de la Justice |
[1] La Cour d’appel fédérale a infirmé la décision Jim Shot Both Sides au motif que l’article 5 de la Limitations of Actions Act (Loi sur les délais de prescription) de l’Alberta, RSA 1970, c 209, visait les revendications pour violation de traité et que, partant, toute réparation était frappée de prescription (2022 CAF 20 au para 228, 468 DLR (4th) 98). La Cour suprême du Canada a maintenu cet aspect de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale (Shot Both Sides c Canada, 2024 CSC 12).