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DOSSIER : SCT-5009-19

RÉFÉRENCE : 2025 TRPC 5

DATE : 20250725

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

 

PREMIÈRE NATION DE DAY STAR, PREMIÈRE NATION DE FISHING LAKE, PREMIÈRE NATION DE GEORGE GORDON ET PREMIÈRE NATION DE MUSKOWEKWAN (ANCIENNEMENT LA « PREMIÈRE NATION DE MUSCOWEQUAN »)

Revendicatrices

 

 

Me Ryan Lake, Me Steven Carey, Me Shane Varjassy et Me Logan Newlove, pour les revendicatrices

– et –

 

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

 

 

Me Josh Seib, Me Gabriela Fuentealba et Me David Culleton, pour l’intimé

– et –

 

 

 

PREMIÈRE NATION DE KAWACATOOSE (ANCIENNEMENT LA « BANDE DE POORMAN »)

Intervenante

 

 

Me Donald Worme, Me Mark Ebert et Me David Werner, pour l’intervenante

 

 

 

ENTENDUE: le 6 novembre 2023, du 29 au 31 juillet 2024 et les 16 et 17 décembre 2024

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Todd Ducharme


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Delgamuukw c Colombie-Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC); Saugeen First Nation et al v AG et al, 2021 ONSC 4181; Huff v Price, 1990 CarswellBC 267, 76 DLR (4th) 138 (C.A. C.-B.); Cochrane v Cochrane, 2021 ONSC 5228; Stirrett v Cheema, 2020 ONCA 288; Snell c Farrell, [1990] 2 RCS 311, 72 DLR (4th) 289; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, 1991 CanLII 52 (CSC), [1991] 3 RCS 534; Mitchell c Bande indienne Peguis, 1990 CanLII 117 (CSC), [1990] 2 RCS 85; Première Nation malécite de Madawaska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 5; Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54; Southwind c Canada, 2021 CSC 28; Première Nation de Waterhen Lake c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2024 TRPC 5; Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, 2007 OJ (4th) 4173; Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15; Première Nation de Mosquito Grizzly Bear's Head Lean Man c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 1; Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 2; Premières Nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9; McInerney c MacDonald, [1992] 2 RCS 138.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 13, 14, 16, 20.

Loi des Sauvages, SRC 1906, c 81, art 87, 89, 90.

Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, art 12.

Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11, art 90.

Sommaire :

Agent des Indiens — Fraude — Mauvaise gestion des fonds — Obligation de fiduciaire — Indemnisation en equity — Valeur actuelle de la perte historique

La présente revendication a trait aux actes de l’agent des Indiens nommé John B. Hardinge, qui a supervisé l’agence de Touchwood, située dans le sud-est de la Saskatchewan, entre 1920 et 1923. Les corevendicatrices — la Première Nation de Day Star, la Première Nation de Fishing Lake, la Première Nation de George Gordon et la Première Nation de Muskowekwan — allèguent que Hardinge a non seulement détourné et mal géré leurs fonds, mais qu’il a également tenté de dissimuler ses actes en faisant frauduleusement circuler de l’argent d’un compte à l’autre de manière à donner une apparence de légitimité aux grands livres. Les corevendicatrices affirment également que la Couronne n’a pas su prendre des mesures adéquates pour remédier aux actes répréhensibles commis par Hardinge et qu’elle a manqué à ses obligations légales et à son devoir de fiduciaire en utilisant les comptes en fiducie des Premières Nations pour rembourser les dettes contractées par Hardinge.

L’intimé a reconnu le bien-fondé des allégations des corevendicatrices. Les parties ont donc entamé des négociations, mais elles n’ont pas réussi à s’entendre sur l’indemnité qui devrait être versée pour ces fautes.

L’intimé a fait valoir que bon nombre des dettes contractées étaient des dettes personnelles et que, par conséquent, elles ne donnaient pas droit à une indemnité en vertu de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP]. Le Tribunal a décidé que les dettes personnelles qui constituent des manquements à l’obligation de fiduciaire de la Couronne peuvent, selon le contexte, donner droit à une indemnité au titre de la LTRP et que, de toute façon, les dettes en cause étaient considérées comme des dettes collectives puisque la Couronne avait utilisé les comptes en fiducie des corevendicatrices pour les rembourser, en violation de la Loi des Sauvages et de son obligation de fiduciaire. À la lumière de la preuve disponible, le Tribunal a conclu que chacune des corevendicatrices avait subi des pertes nominales et a été en mesure de déterminer la valeur de ces pertes.

En outre, l’intimé a fait valoir que le Tribunal devrait appliquer un taux de rendement fondé sur le produit intérieur brut (PIB) par habitant afin d’ajuster les pertes nominales à leur valeur actuelle. Le Tribunal n’a pas retenu cette méthode, estimant qu’elle n’était pas conforme aux principes de l’indemnisation en equity puisqu’elle ne respectait pas la présomption de l’utilisation la plus avantageuse, ne tenait pas compte des intérêts courus et ne reflétait pas fidèlement la consommation probable des corevendicatrices.

Les corevendicatrices ont fait valoir que les taux des comptes en fiducie des bandes devaient servir de taux de rendement pour ajuster les pertes nominales à leur valeur actuelle jusqu’en 2000 et que le Tribunal devait alors appliquer le taux de rendement obtenu par le Régime de pensions du Canada de 2000 à aujourd’hui. Le Tribunal n’a pas non plus retenu cette méthode, estimant que la Couronne, en tant que fiduciaire, n’est pas tenue d’investir dans des titres de tiers et que les pouvoirs du fiduciaire sont limités par la loi. La capacité de la Couronne à investir les fonds d’une Première Nation dans des titres de tiers est limitée à la fois par la Loi sur les Indiens et par la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11.

En somme, le Tribunal a appliqué aux pertes nominales des corevendicatrices les taux des comptes en fiducie des bandes sur une base composée et a statué qu’une telle indemnisation respectait les principes de l’indemnisation en equity.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION 7

II. SOURCES DE PREUVE 8

A. Audience consacrée à la preuve par histoire orale 9

B. Audience consacrée aux témoignages des experts 10

C. Rapport de KLA 12

III. FAITS 13

IV. QUESTIONS EN LITIGE 21

V. PERTES NOMINALES 22

A. Position des revendicatrices 23

B. Position de l’intimé 25

C. Position de l’intervenante 28

VI. ANALYSE 29

VII. VALEUR ACTUELLE 37

A. Les principes généraux de l’indemnisation en equity 38

B. Position des revendicatrices 39

C. Position de l’intimé 41

D. Analyse 42

VIII. CONCLUSION 47


 

I. INTRODUCTION

[1] La présente revendication a trait à la mauvaise gestion qui a été faite des fonds de quatre Premières Nations signataires du Traité no 4 : la Première Nation de Day Star, la Première Nation de Fishing Lake, la Première Nation de George Gordon et la Première Nation de Muskowekwan (collectivement, les « corevendicatrices » ou les « revendicatrices »). Le Traité no 4 a d’abord été conclu en 1874 entre les Saulteaux, les Cris et la Couronne britannique, mais d’autres nations y ont adhéré au cours des années qui ont suivi. Il couvre une grande partie de ce qui est aujourd’hui la Saskatchewan, ainsi que de petites parties de l’Alberta et du Manitoba.

[2] Pendant la période visée par la revendication, le gouvernement canadien assurait la gestion collective des revendicatrices, entre autres bandes, par le biais d’un organisme centralisé connu sous le nom d’agence de Touchwood (l’« agence »). Depuis longtemps, les revendicatrices soutiennent que leurs fonds ont été à la fois mal gérés et détournés par John B. Hardinge, l’agent des Indiens responsable de l’agence de Touchwood au début des années 1920, que la Couronne a pris des mesures inadéquates pour remédier à cette mauvaise gestion et qu’elle a manqué à son obligation de fiduciaire envers elles.

[3] La revendication a été déposée auprès du Tribunal des revendications particulières (le « Tribunal ») le 1er novembre 2019. Elle satisfait aux conditions préalables énoncées à l’article 16 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP] puisqu’elle a d’abord été déposée auprès du ministère des Affaires indiennes et du Développement du Nord canadien en 1993, et qu’elle a ensuite été acceptée aux fins de négociations en 1998. Malheureusement, les négociations se sont achevées en 2002 sans qu’un règlement ait été conclu.

[4] L’intimé (le « Canada » ou la « Couronne ») a admis que la revendication était bien fondée au regard de la LTRP. Dans sa réponse, déposée le 27 janvier 2020, la Couronne a écrit ce qui suit :

[traduction] Le Canada admet avoir manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Premières Nations revendicatrices du fait que l’agent des Indiens qu’il avait nommé a mal géré les fonds de la bande entre 1920 et 1923. Le Canada admet avoir également manqué à son obligation de fiduciaire de par la manière dont il a traité le problème. Il est possible que, dans certains cas, les actes reprochés aient causé des pertes aux Premières Nations. Par conséquent, le Canada admet que la revendication est fondée. [Au para. 1]

[5] Malgré cette admission, les revendicatrices et l’intimé n’ont pas réussi à s’entendre sur l’indemnité qui devrait être versée pour ces manquements. Dans la présente décision, le Tribunal déterminera ce dont les Premières Nations ont été privées et décidera de l’indemnité à leur accorder.

[6] Au départ, une autre Première Nation comptait parmi les corevendicatrices : la Première Nation de Kawacatoose. Toutefois, le 28 août 2020, elle a informé le Tribunal qu’elle avait mis fin à sa relation avec les avocats des corevendicatrices et qu’elle avait engagé ses propres avocats. Le 8 septembre 2021, en mentionnant la [traduction] « détérioration de la relation entre les avocats des revendicatrices et ceux de la Première Nation de Kawacatoose » et le fait que cette situation avait entraîné des retards, le Tribunal a ordonné que la Première Nation de Kawacatoose soit retirée de la revendication et qu’elle se voie accorder le statut d’intervenante. La Première Nation de Kawacatoose a continué à participer à ce titre, tout en faisant valoir sa propre revendication auprès du Tribunal : son intérêt dans la présente revendication réside essentiellement dans le fait qu’elle souhaite préserver sa part de l’indemnité.

[7] Le Tribunal reconnaît que l’emploi du terme « Indien » pour désigner les peuples autochtones du Canada est non seulement incorrect, mais est aussi considéré par beaucoup comme étant péjoratif. Le terme est employé dans les présents motifs par référence à la Loi sur les Indiens, de même qu’à certaines sources historiques. Le fait que le Tribunal utilise le terme « Indien » ne signifie pas qu’il le cautionne. Le Tribunal préfère utiliser autant que possible les termes « Première Nation » ou « Autochtone ».

II. SOURCES DE PREUVE

[8] Une audience consacrée à la preuve par histoire orale s’est tenue à Regina (Saskatchewan) le 6 novembre 2023, et une audience consacrée aux témoignages des experts a été tenue dans cette même ville du 29 au 31 juillet 2024. De plus, neuf rapports d’experts ont été admis en preuve, y compris un rapport commandé conjointement qui a été préparé au cours des négociations à la Direction générale des revendications particulières, et qui est intitulé « Touchwood Agency Mismanagement (1920-24) Specific Claim : Financial Accounting Forensic Audit and Research Study » (Revendication particulière relative à la mauvaise gestion par l’agence de Touchwood (1920-1924) : comptabilité financière, vérification juricomptable et étude de recherche), daté du 20 septembre 2020 et rédigé par le cabinet Kroll Lindquist Avey (le « rapport de KLA »).

A. Audience consacrée à la preuve par histoire orale

[9] À l’audience consacrée à la preuve par histoire orale, le Tribunal a entendu les témoignages de huit aînés : Lloyd Kinequon, Silver Wright, Max Itittakoose et Garry Kinequon ont témoigné au nom de la Première Nation de Day Star; Willard Young a témoigné au nom de la Première Nation de Fishing Lake; Andrew Hunter et Earnest Williams Moise ont témoigné au nom de la Première Nation de Muskowekwan; et Mervin Frank Cyr a témoigné au nom de la Première Nation de George Gordon.

[10] L’histoire orale joue un rôle particulier et important dans les revendications autochtones au Canada en plus d’être d’une importance capitale pour le Tribunal. Dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] CanLII 302 (CSC), la Cour suprême du Canada a conclu que, comme l’histoire orale est le principal moyen utilisé par de nombreuses nations autochtones du Canada pour rendre compte de leur histoire et leurs lois, refuser d’admettre en preuve l’histoire orale créerait une inégalité entre les parties et reviendrait à nier les droits issus de traités. La Cour a écrit ce qui suit :

[…] le droit de la preuve doit être adapté afin que ce type de preuve puisse être placé sur un pied d’égalité avec les différents types d’éléments de preuve historique familiers aux tribunaux, le plus souvent des documents historiques. Il s’agit d’une pratique appliquée de longue date dans l’interprétation des traités entre l’État et les peuples autochtones […] Ainsi que l’a dit le juge en chef Dickson, comme la plupart des sociétés autochtones « ne tenaient aucun registre », le fait de ne pas suivre cette pratique « [imposerait un] fardeau de preuve impossible » aux peuples autochtones et « enlèverait […] toute valeur » aux droits qu’ils ont. [...] Cette méthode doit être appliquée au cas par cas. [Renvois omis; au para. 87]

[11] Comme je l’ai déjà mentionné, le Tribunal entretient une relation particulière avec la preuve par histoire orale. Cette relation trouve son fondement dans l’alinéa 13(1)b) de sa loi habilitante — la LTRP —, qui confère au Tribunal un pouvoir discrétionnaire bien plus grand en ce qui concerne l’admission de la preuve par histoire orale que celui dont disposent les tribunaux judiciaires. Il se lit comme suit :

Pouvoirs du Tribunal

13(1) Le Tribunal a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses décisions, ainsi que pour toutes autres questions liées à l’exercice de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives; il peut :

[…]

b) recevoir des éléments de preuve — notamment l’histoire orale — ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire, à moins que, selon le droit de la preuve, ils ne fassent l’objet d’une immunité devant les tribunaux judiciaires; […]

[12] Le Tribunal, comme tout tribunal judiciaire qui accepte de recevoir en preuve l’histoire orale, est censé placer cette preuve [traduction] « sur un pied d’égalité avec les documents historiques » (Saugeen First Nation et al v AG et al, ONSC 4181, au para. 46, inf. en partie par l’arrêt 2023 ONCA 565). J’estime que les témoignages fournis par les aînés m’ont beaucoup aidé à rendre la présente décision, et je les remercie pour leur dévouement et pour avoir bien voulu partager leurs connaissances.

B. Audience consacrée aux témoignages des experts

[13] Les revendicatrices ont cité trois témoins experts : Carol Hodgson, une historienne, ainsi que Dean Das et Scott Schellenberg, tous deux comptables. L’intimé a cité deux témoins experts : Glenn Smith et Howard Johnson, tous deux comptables.

[14] Les parties se sont entendues sur les compétences des experts appelés à témoigner et les ont exposées dans le plan d’instance conjoint qu’elles ont déposé avant l’audience. Voici les compétences dont elles ont convenu :

[traduction]
[Carol Hodgson]

a) Carol Hodgson est titulaire d’un baccalauréat en anthropologie et d’une maîtrise en études canadiennes. Elle possède une vaste expérience dans la prestation de services de recherche historique aux fins de revendications et de litiges autochtones, notamment la préparation de rapports d’experts sur la création de réserves, la gestion de fonds en fiducie et la vente de terres. Dans bon nombre de projets, elle a dû analyser et présenter une grande quantité de données historiques sur le financement, les recettes et les dépenses. Mme Hodgon a les compétences nécessaires pour témoigner en tant qu’experte sur tous les sujets traités dans son rapport d’expert, ainsi que sur les sujets susmentionnés, à l’égard desquels elle possède une expertise.

[Dean Das]

b) Dean Das est comptable professionnel agréé et évaluateur d’entreprise agréé. Il a une certification en juricomptabilité. M. Das compte plus de dix-neuf ans d’expérience dans les domaines du soutien en matière de litiges, de l’analyse des différends, de l’évaluation d’entreprises, de la juricomptabilité et de l’audit. Il a déjà été reconnu comme témoin expert et a témoigné à ce titre devant la Cour du Banc du Roi de l’Alberta. M. Das détient les compétences nécessaires pour témoigner en tant qu’expert sur tous les sujets traités dans son rapport d’expert, ainsi que sur les sujets susmentionnés, à l’égard desquels il possède une expertise.

[Scott Schellenberg]

c) M. Schellenberg est comptable professionnel agréé, analyste financier agréé et évaluateur d’entreprise agréé. Il est aussi spécialisé dans la juricomptabilité. M. Schellenberg possède une vaste expérience en juricomptabilité, en évaluation des pertes économiques et en évaluation d’entreprise. Il a déjà été reconnu comme témoin expert par le Tribunal des revendications particulières et a témoigné à ce titre devant lui. M. Schellenberg détient les compétences nécessaires pour témoigner en tant qu’expert sur les dommages économiques en général, ainsi que sur la méthode permettant de calculer la valeur actuelle des pertes historiques nominales (notamment par la recherche des rendements des investissements financiers et l’application des rendements des investissements en actions aux pertes historiques).

[Glenn Smith]

d) Glenn Smith est diplômé de l’Université de Waterloo, où il a obtenu un baccalauréat ès sciences, avec spécialisation en environnement, en 1996. Depuis qu’il s’est joint à KPMG en 2002, il a acquis de l’expérience et des compétences analytiques dans les domaines de la juricomptabilité, de la quantification des pertes, des systèmes comptables, des contrôles internes et des procédures financières relatives à diverses questions de nature financière, contractuelle et d’enquête. De par son expérience, il possède une compréhension approfondie de la juricomptabilité, des méthodologies et des contrôles financiers, ainsi que de tout ce qui touche à l’établissement, à la révision et à la présentation des états financiers. M. Smith a déjà témoigné à titre d’expert en évaluation d’entreprise et en quantification des dommages devant la Cour supérieure de l’Ontario. M. Smith détient les compétences nécessaires pour témoigner en tant qu’expert sur tous les sujets traités dans son rapport d’expert, ainsi que sur les sujets susmentionnés, à l’égard desquels il possède une expertise, notamment en juricomptabilité et en quantification des dommages.

[Howard Johnson]

e) Howard Johnson est directeur général chez Kroll Canada Limited (anciennement Duff & Phelps Canada Limited). Avant de se joindre à Kroll, M. Johnson était copropriétaire de Campbell Valuation Partners Limited et de sa société sœur, Veracap M&A International Inc. Avant d’être acquise par Kroll en 2016, CVPL était la plus ancienne société indépendante d’évaluation d’entreprise et de quantification de dommages au Canada. M. Johnson est analyste financier agréé, expert-comptable diplômé (Illinois), administrateur de sociétés certifié (ASC) et évaluateur principal accrédité. Il a été reconnu comme fellow de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Canada et de l’Institut canadien des experts en évaluation d’entreprises. Il a également déjà été reconnu comme témoin expert par le Tribunal des revendications particulières et a témoigné à ce titre devant lui. Il détient les compétences nécessaires pour donner son opinion en tant qu’expert sur la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques sur le plan financier et économique, plus particulièrement concernant l’élaboration et l’application de méthodes pour calculer la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques. [Plan conjoint pour l’audition des experts du 29 au 31 juillet 2024, déposé le 17 juillet 2024, au para. 4]

C. Rapport de KLA

[15] Le rapport de KLA, datant de septembre 2020, a été conjointement commandé par la Couronne, les revendicatrices et l’intervenante, la Première Nation de Kawacatoose, qui était alors elle-même une revendicatrice, alors que ces dernières négociaient le règlement de la revendication à la Direction générale des revendications particulières. Les parties et l’intervenante s’appuient largement sur ce document, bien qu’elles ne s’entendent pas, entre autres, sur la question de savoir quelles sont les pertes ouvrant droit à indemnisation.

[16] Il est indiqué dans le rapport que l’objectif de celui-ci [traduction] « était de déterminer la nature et l’ampleur de la mauvaise gestion financière observée à l’agence de Touchwood de 1920 à 1924 » et « de faire état, de façon aussi précise que possible, des pertes subies par les Premières Nations sous la responsabilité de l’agence de Touchwood pendant cette période » (Pièce 9, à la p. 3). Comme je l’expliquerai plus loin, vu la nature du détournement de fonds commis par la Couronne, il est très difficile de déterminer exactement ce que les revendicatrices ont perdu. C’est d’ailleurs pour cette raison que les pertes sont classées en quatre catégories dans le rapport de KLA : les pertes reconnues, les pertes probables, les pertes potentielles et les autres pertes. Voici comment ces catégories sont définies dans le rapport :

[TRADUCTION]

• Les pertes reconnues sont celles qui ont été clairement constatées et quantifiées à partir des renseignements disponibles.

• Les pertes probables sont celles qui, selon nous, ont probablement ou possiblement été subies et dont la valeur est raisonnablement quantifiable à partir des renseignements disponibles.

• Les pertes potentielles sont celles qui, selon nous, ont probablement ou possiblement été subies, mais dont la valeur est difficile à quantifier en raison des limites importantes que comportent nos calculs.

• Les autres pertes englobent diverses catégories de pertes que nous avons repérées et analysées, dont bon nombre ne peuvent pas être quantifiées de manière précise. [À la p. 4]

[17] Selon les conclusions du rapport, les pertes reconnues ont une valeur nominale de 59 490,57 $, les pertes probables, une valeur nominale de 80 350,72 $ et les pertes potentielles, une valeur nominale de 93 838 $. Les autres pertes énumérées dans le rapport de KLA ne sont, comme il y est indiqué, pas quantifiables. Il est notamment question de pertes attribuables à [traduction] « l’abandon de l’agriculture, à l’utilisation d’équipements inefficaces, au désavantage subi sur le marché et à la peur et à la méfiance qu’inspirait le système de justice, entre autres causes » (Pièce 9, à la p. 7). Il est toutefois souligné dans le rapport que, du fait que les dossiers sont incomplets, [traduction] « il est possible que certains montants figurant dans nos états récapitulatifs représentent un double comptage si tous les éléments de perte sont pris en compte dans le règlement » (souligné dans l’original; à la p. 5).

[18] L’expression « valeur nominale » est utilisée pour décrire les pertes en cause, car les montants indiqués représentent la valeur des fonds qui ont été détournés au moment où ils l’ont été, soit au début des années 1920. Lorsqu’il s’agit de verser une indemnité pour des pertes historiques telles que celles qui nous occupent, les tribunaux judiciaires et le Tribunal appliquent généralement des intérêts composés afin d’« ajuster » ces pertes à la valeur actuelle et de tenir compte de la valeur temporelle de l’argent. Les revendicatrices et la Couronne ne s’entendent pas sur la méthode à adopter pour appliquer les intérêts composés, et leurs experts-comptables respectifs ont consacré une grande partie de leurs travaux à un examen des différentes approches proposées par chacune des parties pour ajuster les pertes à la valeur actuelle.

III. FAITS

[19] La Loi sur les Indiens en vigueur pendant la période pertinente est celle de 1906, et elle était alors connue sous le nom de la Loi des Sauvages, SRC 1906, c 81. Trois dispositions sont particulièrement importantes dans le contexte de la présente revendication : le paragraphe 87(2), ajouté en 1910; l’article 89, modifié en 1919; et l’article 90. Ces dispositions sont rédigées en ces termes :

[87.] 2. Nul contrat ou nulle convention engageant ou paraissant engager les deniers ou les valeurs ou ayant trait d’une façon quelconque aux deniers ou aux valeurs mentionnés au présent article, ou aux fonds affectés par le Parlement au bénéfice des sauvages et passés soit par les chefs ou les conseillers de quelque bande sauvage, soit par les membres de la dite bande autrement que de la manière autorisée par et pour les fins de la présente partie de la loi, ne sera valable et ni n’aura de vigueur et effet, tant qu’il ou elle n’aura pas été approuvé par écrit par le surintendant général. [Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1910, c 28, art 2]

89. Le gouverneur en conseil peut, sauf les prescriptions de la présente Partie, déterminer comment, de quelle manière, et par qui sont, de temps à autre, placés au profit des sauvages les deniers provenant de la disposition des terres des sauvages ou de biens tenus actuellement ou qui peuvent être tenus en fiducie pour eux, ou de bois sur leurs terres ou réserves, et les deniers provenant de toute autre source, à l’exception de toute somme, n’excédant pas cinquante pour cent du produit de toute terre, qu’il a été convenu de payer, lors de l’abandon de ces biens, aux membres de la bande intéressée, et comment doivent être faits les paiements et accordés les secours auxquels les sauvages ont droit. [Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1919, c 36, art 2]

90. Le gouverneur en conseil peut, du consentement d’une bande, autoriser et prescrire l’emploi de capitaux inscrits au crédit de la bande à l’achat de terrains pour servir de réserve à la bande ou pour augmenter sa réserve, ou à l’achat des bestiaux pour la bande, ou à la confection d’améliorations permanentes sur la réserve de la bande, ou à tels travaux sur le terrain ou dépendant de la réserve qui, dans son opinion, doivent avoir une valeur permanente, ou qui, après leur achèvement, représentent un capital effectif.

[20] En juillet 1924, l’article 90 a été modifié comme suit (les modifications sont soulignées) :

90. (1) Le gouverneur en conseil peut, du consentement d’une bande, autoriser et prescrire l’emploi de capitaux inscrits au crédit de la bande à l’achat de terrains pour servir de réserve à la bande ou pour augmenter sa réserve, ou à l’achat de bestiaux, d’instruments ou de machines pour la bande, ou à la construction d’améliorations permanentes sur la réserve de la bande, ou à tels travaux sur le terrain ou dépendant de la réserve, qui, dans son opinion, doivent avoir une valeur permanente, ou qui, après leur achèvement, représentant un capital effectif, ou à faire des prêts aux membres de la bande pour encourager le progrès, nul des ces prêts, toutefois, ne devant être supérieur à la moitié de la valeur estimative de l’intérêt de l’emprunteur dans les terres qu’il détient. [Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1924, c 47, art 5]

[21] L’article 90 limite la capacité de la Couronne à dépenser les fonds d’une Première Nation à certaines fins particulières, tandis que l’article 89 confère au gouverneur en conseil un contrôle quasi total sur les fonds des Premières Nations et de leurs membres, lequel contrôle était généralement exercé par le biais de l’agent des Indiens. Aux termes du paragraphe 87(2), il était impossible pour une Première Nation ou ses membres de conclure des contrats sans le consentement du surintendant général. De ce fait, les Autochtones ne pouvaient pas acheter de fournitures, de provisions, d’équipements ou quoi que ce soit d’autre auprès des marchands locaux.

[22] Le fait que le gouvernement contrôlait les fonds des Premières Nations et que celles-ci ne pouvaient pas conclure de contrats a considérablement compliqué la vie des Autochtones à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle : ils avaient un accès limité à des fonds et, , même s’ils en possédaient, ils pouvaient difficilement les utiliser pour subvenir à leurs besoins. Dans les années 1890, pour remédier à ces difficultés, le ministère des Affaires indiennes (le « ministère ») a introduit le « système de commandes ». Il souhaitait ainsi [traduction] « contrôler les relations entre les marchands et les Indiens » (rapport de Carol Hodgson intitulé « Touchwood Agency Financial Mismanagement Report » (Rapport sur la mauvaise gestion financière de l’agence de Touchwood), révisé en avril 2023 et déposé auprès du Tribunal le 26 juillet 2024, à la p. 10 (le « rapport de Hodgson »)). En gros, selon le système de commandes, l’agent faisait le lien entre le membre de la Première Nation qui avait besoin de fournitures et les marchands locaux qui pouvaient les lui fournir. En fait, un [traduction] « certificat papier, délivré par l’agent des Indiens, indiquait aux marchands le montant de crédit qui pouvait être avancé à un Indien » et « il était précisé sur le bon de commande que l’agent des Indiens rembourserait la somme indiquée avec l’argent qui devait être remis à l’individu », c’est-à-dire, avec l’argent que l’agent s’attendait à tirer de la vente de céréales ou de bovins, dont il contrôlait le produit (à la p. 10). Dans un mémoire de 1921 adressé au surintendant général adjoint du ministère, Duncan Campbell Scott, le comptable du ministère, Frederick Paget, décrivait comme suit le fonctionnement et l’objectif du système de commandes :

[traduction] […] l’Indien qui désirait acheter des fournitures se voyait remettre une commande de ce que l’agent considérait comme utile ou nécessaire — des denrées alimentaires, des provisions, etc. — afin que l’Indien ne gaspille pas ses gains en articles inutiles. [Pièce 5, onglet 68.]

[23] Dans les années 1910 et 1920, des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées au sein du ministère pour dénoncer le système de commandes. Dans une lettre datée de septembre 1921, le commissaire W. M. Graham affirmait que le système encourageait les [traduction] « pratiques commerciales laxistes ». Puis, en octobre 1921, « les agents des provinces des Prairies ont été informés que le ministère avait décidé d’abolir le système de commandes » (rapport de Hodgson, aux pp. 10–11), et les formulaires en usage ont été renvoyés au ministère. Pourtant, [traduction] « formulaires officiels ou pas, l’agence de Touchwood a continué à utiliser le système de commandes » (à la p. 17).

[24] John B. Hardinge a été nommé agent des Indiens pour l’agence de Touchwood en juin 1920. C’est dans une note datée du 20 avril 1921 adressée à un certain M. McPhail de Lestock, en Saskatchewan, que l’on trouve la première trace écrite de son utilisation du système de commandes : [traduction] « Si vous pouvez fournir à Peter Windigo un attelage de chevaux, je veillerai à ce que 100 $ vous soient versés cet automne et à ce que le solde restant soit réglé ultérieurement » (Pièce 5, onglet 57). La preuve montre que, moins d’un an après son entrée en fonction, Hardinge ne respectait pas à la lettre la politique ministérielle relative au système de commandes. En effet, une autre note adressée à M. McPhail, datée du 11 mai 1921, se termine par le post-scriptum suivant : [traduction] « Veuillez m’envoyer les notes relatives à toutes les ventes aux Indiens effectuées cette année pour que je les signe » (Pièce 5, onglet 62). Selon Carol Hodgson, tout porte à croire qu’il [traduction] « signait les ventes a posteriori », ce qui n’était « pas la façon dont le système de commandes ministériel était censé fonctionner » (Pièce 22, à la p. 89).

[25] Hardinge a manifestement continué à faire fi de la politique ministérielle relative au système de commandes. En février 1922, le commissaire Graham a rencontré Hardinge à Regina pour discuter du niveau d’endettement de l’agence de Touchwood (rapport de Hodgson, à la p. 20). Après cette rencontre, dans une lettre datée du 8 février 1922, Hardinge a indiqué que la dette de l’agence s’élevait à environ 38 000 $. À ce moment-là, Hardinge a affirmé que seule une partie de la dette, soit 6 685,50 $, avait été contractée pendant son mandat de deux ans, et que le reste l’avait été avant son arrivée. Il a toutefois proposé un plan pour rembourser immédiatement les créanciers :

[traduction] À mon avis, la situation est la suivante : il est impossible de liquider la dette en un an ou deux avec les revenus tirés des récoltes, et comme les créanciers attendent déjà depuis longtemps, je recommande sérieusement de prendre 38 000 $ à même les fonds indiens. Je pense qu’il sera plus facile de rembourser cette somme que de tenter de satisfaire à moitié les créanciers. [Pièce 5, onglet 80.]

[26] À cette lettre, Hardinge a joint des copies des résolutions du conseil de bande de trois Premières Nations : la Première Nation de Kawacatoose (alors connue sous le nom de « bande de Poorman »), la Première Nation de Day Star et la Première Nation de Muskowekwan (alors connue sous le nom de « bande de Muskowekwan »). Dans ces résolutions, quasi identiques, il était demandé à ce que la Couronne [traduction] « avance suffisamment de fonds pour acquitter [les] dettes contractées pour l’achat de matériel et d’équipement ». L’aîné Willard Young a affirmé que, selon ce que lui avaient raconté ses aînés, [traduction] « lorsque l’agent des Indiens venait dans la réserve, il s’asseyait avec son fusil et imposait sa volonté aux gens », c’est-à-dire qu’« il s’asseyait avec son fusil et disait : “Signez ici” » (Pièce 21, à la p. 37).

[27] En mars 1922, constatant qu’il y avait des fonds importants dans le compte de la Première Nation de Fishing Lake, le surintendant général adjoint Scott avait recommandé que cet argent soit utilisé pour rembourser les dettes des Premières Nations de Fishing Lake, Day Star, George Gordon et Muskowekwan. Comme les dettes étaient considérées comme des dettes individuelles, le ministère a demandé à Hardinge de suivre les instructions suivantes pour documenter les prêts accordés aux particuliers :

[traduction] Un prêt sera accordé […] pour payer ces dettes et il devra être remboursé dans un délai de cinq ans, à un taux d’intérêt de cinq pour cent. Les comptes doivent être détaillés et faire uniquement état des articles légitimes destinés à l’agriculture. Chaque Indien doit prendre connaissance de ces comptes, dont vous devez certifier l’exactitude. Chaque Indien devra également signer un accord, dont une copie devra être envoyée au ministère, afin de rembourser son avance à même les ventes de céréales ou de bovins, lesquelles ventes seront sous votre contrôle, ainsi que les recouvrements. [Pièce 5, onglet 91.]

[28] À la fin de l’exercice financier 1922-1923, le gouvernement avait pris 26 632,81 $ des fonds de la Première Nation de Fishing Lake pour payer les dettes de celle-ci et des trois autres Premières Nations de l’agence de Touchwood.

[29] C’est à peu près à cette époque que la Couronne a été mise au courant de certains problèmes de gestion. Vers octobre 1922, le commis de l’agence, Robert Hick, a envoyé une lettre au commissaire Graham pour lui faire part de certaines [traduction] « irrégularités » dans les opérations financières de l’agence de Touchwood (rapport de Hodgson, à la p. 26). Hick et Hardinge étaient constamment en conflit, et Hardinge a fini par se plaindre de son collègue à ses supérieurs. En avril 1923, Graham a envoyé Mindy Christianson, l’un des deux inspecteurs des agences indiennes basés en Saskatchewan, à l’agence de Touchwood pour qu’il y mène une enquête. Il s’est avéré que Hardinge n’inscrivait pas toutes les opérations au comptant dans les livres comptables de l’agence, ce que Hick déplorait, car il lui était alors difficile de tenir une comptabilité adéquate. Selon Christianson, [traduction] « lorsque le grain a été récolté en 1922, les seuls paiements consignés dans les livres comptables étaient les sommes versées par les Indiens pour rembourser leurs dettes » (à la p. 29). Christianson a invité Hardinge à consigner les opérations financières avec plus de rigueur.

[30] Toutefois, à ce moment-là, ni Hick ni Christianson ne semblaient penser que Hardinge détournait de l’argent. Les choses allaient changer à partir de septembre 1923. En effet, au cours du mois, l’instructeur agricole de la réserve de Kawacatoose, H. A. Whaley, a écrit au commissaire Graham pour lui faire part de ses doléances au sujet des interactions qu’il avait eues avec Hardinge. Christianson a de nouveau été chargé d’enquêter sur cette affaire et, au cours de son enquête, il a découvert d’autres dettes qui n’étaient pas consignées dans les grands livres de l’agence. Il a donc poussé son enquête, pour finalement découvrir un bien plus gros problème. En octobre 1923, le commissaire Graham a rapporté en ces termes au secrétaire J. D. McLean les résultats de l’enquête de Christianson :

[traduction] J’ai le regret de vous informer que [Christianson] a découvert que M. Hardinge n’était pas honnête et qu’il avait délibérément fait de fausses déclarations, non seulement lors de cette enquête, mais aussi lors de la précédente, menée il y a presque dix mois. M. Christianson a découvert une dette d’environ 30 000 $ — dette qui ne figure pas dans les livres comptables, qui ne vous a pas été rapportée et qui n’a pas non plus été signalée à M. Taylor lorsqu’il a procédé à la vérification des livres de l’agence il y a un an, et ce, même si celui-ci avait demandé si le montant indiqué dans les dossiers correspondait au montant total de la dette, et qu’on lui avait répondu que c’était le cas. L’inspecteur Christianson a posé cette même question il y a un an et on lui a assuré que toutes les dettes en souffrance étaient consignées dans les registres et les livres. Au moment où M. Hardinge faisait de telles déclarations, une dette d’au moins 25 000 $ avait sans doute été contractée avec son autorisation, sans qu’il n’y en ait aucune trace écrite. [Pièce 6, onglet 234.]

[31] Hardinge a démissionné en octobre 1923.

[32] Une enquête plus approfondie a révélé d’autres dettes et une mauvaise gestion des comptes. Dans un long rapport daté du 8 janvier 1924, Christianson indique que Hardinge avait l’habitude, dans les grands livres, de transférer de l’argent d’une personne à une autre, et ce, à leur insu, dans le seul but d’équilibrer les comptes. Il a écrit : [traduction] « [l]a gestion financière de l’agence est un véritable gâchis; tout ce qui compte, c’est que les chiffres inscrits dans les livres concordent », que l’argent soit disponible ou non (Pièce 6, onglet 194). Si les fonds étaient insuffisants, Hardinge [traduction] « contractait des emprunts auprès de la banque pour couvrir ce qui lui manquait ».

[33] Il semblerait également que Hardinge choisissait les dettes à rembourser en fonction de ses relations avec les marchands locaux. Selon Christianson, [traduction] « tout ce qui l’intéressait, c’était de voir à ce que les comptes d’un grand nombre de ses amis soient réglés ».

[34] Hardinge aurait aussi reçu de l’argent au nom des Premières Nations et l’aurait utilisé pour rembourser des dettes sans les en informer, en plus de se servir de l’argent de certaines personnes à des fins qui ne sont toujours pas claires pour les enquêteurs. Christianson a écrit que la Première Nation de Muskowekwan avait reçu trois paiements pour des cessions de terres, mais que cette dernière [traduction] « n’était au courant que de l’une d’entre elles », de sorte que Hardinge avait « eu l’occasion de dégager une somme considérable de cette transaction et d’en faire profiter d’autres personnes ». Il a également écrit que [traduction] « plus de 600 dollars provenant de la succession d’Ale[c] Mahinginess », de la Première Nation de Muskowekwan, « avaient été transférés » sans être comptabilisés. Lorsque les enfants du défunt ont voulu réclamer leur héritage, [traduction] « les fonds de cette succession avaient entièrement servi à des transferts, jusqu’à épuisement ». Christianson a rapporté que [traduction] « bon nombre de veuves et de personnes âgées avaient vu leur argent épuisé de la même manière ».

[35] L’aîné Willard Young a témoigné que son père, ses oncles, son grand-père et sa grand-mère lui avaient tous raconté des histoires sur les agissements de l’agent Hardinge. Il a déclaré que, chaque fois qu’un membre de la Première Nation vendait du grain ou du bétail, [traduction] « une grande partie de l’argent allait à l’agent des Indiens » et que même si « [l’agent Hardinge] disait que l’argent revenait aux habitants de la réserve », « ceux-ci n’en croyaient pas un mot ». Selon eux, [traduction] « l’agent des Indiens avait d’autres plans pour cet argent » (Pièce 21, à la p. 31). Ce genre de situation [traduction] « se produisait tout le temps ». L’aîné Earnest Williams Moise a témoigné dans le même sens : il a déclaré que, lorsque les membres de sa Première Nation vendaient du bois ou du bétail, [traduction] « ils devaient passer par l’agent des Indiens, et ils ne touchaient jamais la totalité de leur argent » (à la p. 45). L’aîné Andrew Hunter a affirmé que, vu la situation, son grand-père avait refusé de cultiver le blé : [traduction] « il disait qu’il ne cultiverait jamais le blé parce qu’il n’en tirerait jamais rien » et qu’« il cultiverait plutôt de l’avoine pour nourrir ses animaux » (à la p. 54). Déjà à cette époque, certains membres des Premières Nations savaient qu’ils n’étaient pas traités équitablement. L’aîné Garry Kinequon a rapporté une histoire que lui avait racontée son père :


[traduction] […] ils ont emmené 17 bouvillons à Punnichy. Les bouvillons en question étaient tous âgés de trois ans […] Ils pesaient tous entre 1 200 et 1 300 livres. Ils ont ensuite été expédiés à Winnipeg. L’agent des Indiens s’était occupé de les expédier pour notre famille, pour mon grand-père. Mon grand-père, mon père et ses frères avaient alors vendu le bétail. Et, quelques semaines plus tard, je suppose que le chèque est arrivé […] quand ils ont été payés, ils ont reçu 3 $ par tête. Or, mon père savait un peu lire et écrire, et il disait toujours : « J’ai étudié le marché ». Le marché de Winnipeg, hein? Et il savait ce […] que ces bouvillons valaient. Ils se vendaient […] entre 50 et 75 $ par tête. Qu’est-il arrivé à […] cet argent? Je ne sais pas. Est-il allé à l’agent des Indiens? Est-il allé au gouvernement? Où est-il allé? [aux pp. 104–05]

[36] En février 1924, la Couronne semblait convaincue que Hardinge avait non seulement mal géré les comptes, mais aussi volé de l’argent. Le 19 février, Scott a écrit à Graham : [traduction] « en ce qui concerne les détournements de fonds que semble avoir commis Hardinge, je vous invite à consulter MM. Cross, Jonah, Hugg et Forbes [un cabinet d’avocats] en vue de le poursuivre en justice et de tenter de recouvrer l’argent » (Pièce 6, onglet 284). Dans une lettre datée du 24 juin 1924, Graham a écrit que Hardinge avait peut-être volé de l’argent en vendant des chargements de grains sans inscrire les recettes dans les livres comptables de l’agence (Pièce 7, onglet 322). Selon E.S. Biggs, un comptable du ministère ayant participé à l’enquête de Christianson, le montant total volé pouvait s’élever à plus de 7 000 $ (rapport de Hodgson, à la p. 36).

[37] Hardinge n’a jamais fait l’objet de poursuites.

[38] Un audit réalisé en septembre 1924 avait permis de déterminer que l’agence de Touchwood avait accumulé 59 959 $ de dettes (rapport de Hodgson, à la p. 39). Il avait initialement été suggéré que les dettes soient payées par le ministère, mais, finalement, la Couronne a décidé de demander encore une fois aux Premières Nations de rembourser elles-mêmes les dettes. Une fois de plus, des résolutions du conseil de bande ont été rédigées et adoptées, et ce, même si les membres des Premières Nations de l’agence de Touchwood étaient mécontents de la solution choisie par la Couronne. Dans une lettre datée d’avril 1925, Graham a raconté à Scott qu’[traduction] « il a[vait] été difficile d’obtenir cet argent, puisque bon nombre d’entre eux se trouvaient ainsi à rembourser des dettes dont ils n’étaient pas responsables » (Pièce 8, onglet 468).

[39] Bien que la Couronne ait invoqué l’article 90 de la Loi des Sauvages, qui avait été révisé entre-temps, pour justifier le fait que les fonds de la bande servent à rembourser des dettes individuelles, la preuve indique que la Couronne savait déjà à l’époque que, ce faisant, elle enfreignait la Loi. Moins d’un an après que cette décision eut été prise, et en réponse aux demandes répétées des marchands locaux, le surintendant général adjoint par intérim, J. D. McLean, a écrit au surintendant général Charles Stewart :

[traduction] […] nous avons déjà utilisé une bonne partie des fonds en capital, qui ont été votés par les Indiens, dans le but d’acquitter des dettes individuelles, bien que la légitimité de cette procédure au regard des dispositions de la Loi des Sauvages relatives à la dépense de sommes d’argent au compte en capital soit très discutable. [Pièce 8, onglet 482.]

[40] La situation ne s’est pas améliorée à l’agence de Touchwood après le départ de Hardinge. Dans une lettre adressée à Scott et datée du 18 décembre 1928, Graham a décrit l’état des réserves et parlé de l’efficacité du successeur de Hardinge, l’agent S. S. Moore. Il a écrit que [traduction] « des mesures concrètes dev[aient] être prises sans tarder pour remédier à la situation » puisque « les maisons n[’étaient] que des taudis […] impropres à l’habitation, même pour des animaux, et plus encore pour des êtres humains ». Il a ajouté ce qui suit :

[traduction] L’agriculture dans cette agence est pratiquement inexistante […] la situation n’a cessé de se détériorer au cours des huit dernières années, sous l’administration des agents des Indiens Hardinge et Moore. Aucune amélioration n’a été constatée sous l’administration de Moore. En fait, les activités agricoles ont diminué et les troupeaux de bétail ont pratiquement disparu […]. L’agent est incompétent, comme les inspecteurs Christianson et Hamilton qui ont visité l’agence l’ont souligné dans tous leurs rapports. [Pièce 2, onglet 39.]

[41] Par ailleurs, à cause des décisions de la Couronne, prises par l’agent Hardinge et son successeur, les membres des Premières Nations revendicatrices étaient devenus méfiants envers le gouvernement, qui leur avait pourtant promis de leur enseigner un nouveau mode de vie. Comme l’aîné Mervin Frank Cyr l’a affirmé : [traduction] « Ils nous méprisaient. Ils ont fait en sorte que nous ne puissions pas réussir. Ils nous freinaient […] ils n’étaient pas là pour nous aider. Ils étaient là pour nous rabaisser et nous faire taire » (Pièce 22, aux pp. 36, 44).

IV. QUESTIONS EN LITIGE

[42] Étant donné que la Couronne a reconnu le bien-fondé de la présente revendication, le Tribunal doit se prononcer sur deux questions principales :

  1. Quelles ont été les pertes nominales subies par les corevendicatrices et l’intervenante?
  2. Quelle est la valeur actuelle des pertes nominales subies par chacune des corevendicatrices?

V. PERTES NOMINALES

[43] Comme je l’ai déjà expliqué, le rapport de KLA divise les pertes nominales en quatre catégories :

[TRADUCTION]

• Les pertes reconnues sont celles qui ont été clairement constatées et quantifiées à partir des renseignements disponibles.

• Les pertes probables sont celles qui, selon nous, ont probablement ou possiblement été subies et dont la valeur est raisonnablement quantifiable à partir des renseignements disponibles.

• Les pertes potentielles sont celles qui, selon nous, ont probablement ou possiblement été subies, mais dont la valeur est difficile à quantifier en raison des limites importantes que comportent nos calculs.

• Les autres pertes englobent diverses catégories de pertes que nous avons repérées et analysées, dont bon nombre ne peuvent pas être quantifiées de manière précise.

[44] Il est particulièrement difficile de dire exactement à combien s’élèvent les fonds qui ont été volés ou mal gérés. En effet, comme il est indiqué dans le rapport de KLA, vu les types de fraude commis par Hardinge, il n’est pas simple de quantifier les pertes :

[traduction] Dans leur enquête, Christianson et Biggs décrivent le détournement de recettes, ce qui est une fraude « directe », ainsi que les transferts et les réaffectations entre les différents comptes, qui sont des indices de fraude « par reports différés ». Il est très difficile de quantifier les pertes résultant de ces types de fraude, étant donné que, dans le cas d’une fraude « directe », il existe peu d’éléments de preuve comptables, voire aucun, qui permettraient de quantifier le montant ayant pu être détourné, et que, dans le cas d’une fraude « par reports différés », les registres comptables […] doivent pratiquement être créés à nouveau. Par conséquent, il semble avoir été très difficile, même à l’époque, de quantifier les pertes. [Pièce 9, aux pp. 81–82]

[45] Malgré cette difficulté, il ressort du rapport de KLA que le montant total des pertes nominales — reconnues, probables et potentielles, à l’exclusion toutefois des « autres pertes » — subies par les corevendicatrices et l’intervenante s’élève à 233 679,29 $ (Pièce 9, annexe 2). Ce montant est ainsi ventilé par Première Nation :

Première Nation de Day Star : 2 610,20 $

Première Nation de Fishing Lake : 53 844,13 $

Première Nation de George Gordon : 6 532,31 $

Première Nation de Muskowekwan : 35 256,89 $

Première Nation de Kawacatoose : 38 508,62 $

[46] Certaines de ces pertes sont désignées comme des [traduction] « pertes subies par la bande » et d’autres, comme des « pertes individuelles ». De plus, selon le rapport de KLA, 96 596 $ de pertes nominales ne peuvent être attribués à une Première Nation en particulier, tandis qu’un montant de 331,14 $ est inclus dans le total des pertes, mais est attribué à la bande de Nut Lake. Voici l’explication fournie dans le rapport :

[traduction] Même si la Première Nation de Nut Lake faisait partie de l’agence à cette époque, nous sommes conscients qu’elle n’est pas partie à la présente revendication. […] [D]ans plusieurs cas, des opérations ayant trait à Nut Lake étaient incluses parmi celles des autres Premières Nations. Elles sont donc mentionnées dans certaines parties du présent rapport uniquement à titre explicatif et dans un souci d’exhaustivité par rapport aux autres Premières Nations. [Pièce 9, aux pp. 8–9]

[47] Le rapport contient toutefois une mise en garde selon laquelle il se pourrait qu’il y ait eu un « double comptage » des pertes, jusqu’à concurrence de 10 566,81 $ (Pièce 9, annexes 11 et 13).

[48] De manière générale, les parties conviennent qu’il y a eu des pertes et que celles-ci doivent faire l’objet d’une indemnisation. Toutefois, au regard de deux facteurs, à savoir le fardeau de prouver les pertes et la nature prétendument individuelle de certaines pertes, les revendicatrices et l’intimé ne s’entendent pas sur les pertes qui ouvrent droit à indemnisation.

A. Position des revendicatrices

[49] Les revendicatrices soutiennent que les pertes reconnues, les pertes probables et les pertes potentielles sont prouvées et qu’elles ouvrent droit à indemnisation. Bien que les pertes probables et potentielles ne soient pas définies dans le rapport de KLA selon la norme requise par les tribunaux, à savoir celle de la preuve selon la prépondérance des probabilités, et que les pertes soient plutôt décrites en termes de « possibilités », les revendicatrices s’appuient sur la maxime juridique omnia praesumuntur contra spoliatorem, qui signifie « toutes choses sont présumées contre le spoliateur ». Dans leurs observations écrites, elles font valoir ce qui suit :

[traduction] Lorsqu’ils évaluent les dommages-intérêts à accorder pour fraude et manquement à l’obligation de fiduciaire, les tribunaux n’exigent pas la preuve d’une perte précise dans les cas où le bénéficiaire a produit suffisamment d’éléments de preuve pour éveiller leurs soupçons quant à l’administration, par le fiduciaire, des biens en fiducie. Au contraire, c’est au fiduciaire qu’incombe le lourd fardeau de présenter des justifications comptables concernant les biens en fiducie de manière à réfuter le montant et la cause de la perte […]. [Souligné dans l’original; au para. 80.]

[50] Les revendicatrices citent l’arrêt Huff v Price, 1990 CarswellBC 267, 76 DLR (4th) 138 (C.A. C.-B.), et soutiennent qu’une fois qu’un manquement à l’obligation de fiduciaire est prouvé, le fardeau qui incombe à la partie revendicatrice de prouver les pertes subies est très léger. Selon elles, le plus lourd fardeau incombe à la partie intimée. Comme l’a écrit la Cour d’appel de la Colombie-Britannique :

[traduction] Une fois que la preuve d’une fraude ou d’un manquement à une obligation de fiduciaire est apportée, le tribunal chargé d’évaluer les dommages-intérêts se gardera d’exiger la preuve de toute perte précise dans les cas où le demandeur aura déployé tous les efforts raisonnables pour établir le montant de la perte, ainsi que la cause de celle-ci. Il incombera au défendeur reconnu coupable de fraude ou de manquement à l’obligation de fiduciaire de présenter une preuve qui suffise à réfuter le montant et la cause de la perte. [Au para. 38.]

[51] Un tel renversement du fardeau de la preuve s’explique par une autre obligation de fiduciaire : l’obligation de rendre compte. En raison de cette obligation, le fiduciaire doit conserver des dossiers détaillés et être prêt à s’acquitter de son [traduction] « fardeau de prouver que toutes les dépenses faites à partir des comptes en fiducie sont appropriées » (Cochrane v Cochrane, 2021 ONSC 5228, au para. 16). Comme l’affirment les revendicatrices, l’intimé n’a pas tenté de présenter une preuve contraire des pertes, ni n’a justifié une quelconque opération. Dans ces circonstances, les corevendicatrices soutiennent que la Couronne ne s’est pas acquittée de son obligation de rendre compte et que le Tribunal doit considérer l’opération contestée comme une perte.

[52] L’obligation de rendre compte sous-tend également l’argument des revendicatrices selon lequel, malgré le fait que le rapport de KLA manque de certitude d’un point de vue juridique, l’intimé doit être tenu responsable non seulement des pertes reconnues, mais aussi des pertes probables et potentielles. Elles affirment que [traduction] « [l]a Couronne, qui était chargée de créer et de conserver les documents justificatifs susceptibles de “prouver” ces pertes, est à blâmer pour le fait qu’il n’existe pas de tels documents » (observations écrites des revendicatrices, au para. 91).

[53] Les revendicatrices acceptent les pertes nominales énumérées ci-dessus, qui figurent à l’annexe 2 du rapport de KLA, et affirment que [traduction] « le rapport de KLA commandé conjointement présente la meilleure (et la seule) quantification des pertes nominales [subies par les revendicatrices] en lien avec les manquements à l’obligation de fiduciaire reconnus par la Couronne » (observations écrites des revendicatrices, au para. 95).

B. Position de l’intimé

[54] L’intimé fait valoir que certaines des pertes probables et toutes les pertes potentielles, telles que définies dans le rapport de KLA, ne sont pas prouvées et qu’elles n’ouvrent donc pas droit à indemnisation. Il ajoute que les pertes individuelles, quelle que soit leur catégorie, ne sont pas susceptibles d’indemnisation en vertu de la LTRP.

[55] Selon l’intimé, [traduction] « ce ne sont pas toutes les pertes de la catégorie des “pertes probables” qui ont été prouvées selon la prépondérance des probabilités puisqu’elles comprennent des pertes possibles » (observations écrites de l’intimé, au para. 30). Dans une annexe jointe à ses observations écrites, l’intimé fait valoir que : a) certaines des pertes jugées « probables » ont été subies par la Première Nation de Kawacatoose et devraient être exclues de la présente revendication; b) certaines de ces pertes ne datent pas de la « période visée par la revendication »; c) certaines ont été subies par le gouvernement, et non par les Premières Nations revendicatrices; d) certaines ne sont pas étayées par suffisamment d’éléments de preuve; e) certaines étaient des pertes individuelles. En fin de compte, l’intimé soutient qu’il faudrait exclure du calcul de l’indemnité 21 829,60 $ des pertes probables identifiées dans le rapport de KLA.

[56] L’intimé affirme que, d’une part, [traduction] « peu de faits, voire aucun, ne viennent étayer les opérations à l’origine des [pertes potentielles] » et que, « d’autre part, ces pertes sont celles de certains agriculteurs » (observations écrites de l’intimée, aux para. 35–36). Il indique qu’[traduction] « aucun élément de preuve n’a été présenté pour établir que les pertes potentielles n’étaient pas simplement hypothétiques », et ajoute que, pour ce motif, ces pertes devraient être exclues (observations écrites de l’intimé, au para. 38).

[57] Les « autres pertes » ne sont pas quantifiables et devraient être exclues (observations écrites de l’intimé, au para. 39).

[58] L’intimé fait valoir que les pertes mentionnées en tant que « pertes individuelles » dans le rapport de KLA ne devraient pas entrer dans le calcul de l’indemnité, parce que la LTRP ne prévoit pas d’indemnisation individuelle. Le paragraphe 14(1) de la LTRP dispose notamment que « la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant » (je souligne), si bien que, selon l’intimé, [traduction] « seules les Premières Nations, et non leurs membres, peuvent être indemnisées de leurs pertes » (observations écrites de l’intimé, au para. 60).

[59] L’intimé soutient également que les revendicatrices ne se sont pas acquittées de leur fardeau de preuve. Tout d’abord, une revendicatrice doit [traduction] « s’acquitter du fardeau de persuasion qui lui incombe d’établir que les manquements ont eu lieu » (observations écrites de l’intimé, au para. 43). Ensuite, toujours selon l’intimé, une revendicatrice doit [traduction] « établir qu’il y a bien eu des pertes pour pouvoir obtenir une indemnisation ». L’intimé cite le paragraphe 65 de l’arrêt Stirrett v Cheema, 2020 ONCA 288, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a écrit que, [traduction] « en termes simples, pour obtenir une indemnité pour manquement à une obligation de fiduciaire, le demandeur doit établir que les pertes qu’il a subies ont été causées par le manquement du défendeur ».

[60] Enfin, l’intimé a présenté un rapport d’expert rédigé par Glenn Smith et Kas Rehman, de KPMG Forensic Inc. (le « rapport de KPMG »), ainsi que le témoignage de Glenn Smith, qui proposait une autre façon de quantifier les pertes nominales.

[61] Les auteurs du rapport reconnaissent que Hardinge a détourné des fonds, mais réfutent l’idée que le simple fait d’utiliser les fonds des Premières Nations pour rembourser des dettes ou de rembourser la dette d’une Première Nation avec les revenus d’une autre représente nécessairement une perte pour les corevendicatrices.

[62] À leur avis, ce n’est pas parce que les fonds d’une Première Nation ont été utilisés pour rembourser les dettes contractées par des particuliers qu’il y a eu perte, car [traduction] « l’agence de Touchwood et le gouvernement du Canada ont utilisé les fonds de la réserve conformément aux directives formulées par les Premières Nations dans une résolution du conseil de bande » (Pièce 10, au para. 41). Selon le rapport, le véritable problème réside dans les opérations [traduction] « qui ont dû être financées par des emprunts à même les fonds de réserve ».

[63] En ce qui concerne les transferts entre Premières Nations, ils ne représentent pas une perte pour les corevendicatrices dans leur ensemble, car la perte de l’une est le gain d’une autre : lorsqu’une Première Nation se voyait retirer ses fonds, une autre voyait ses dettes effacées et pouvait ainsi utiliser les biens acquis en contrepartie de la dette. Il est écrit dans le rapport de KPMG que [traduction] « les pertes [aussi bien que] les gains doivent être pris en compte dans le calcul des dommages-intérêts » (Pièce 10, au para. 42).

[64] Pour évaluer les pertes, il est suggéré, dans le rapport de KPMG, d’examiner la nécessité des achats effectués par le biais du système de commandes plutôt que de regarder uniquement les sommes débitées des comptes. On trouve d’ailleurs dans le rapport de KPMG les définitions suivantes des achats nécessaires et non nécessaires :

[traduction] Au moment de déterminer si un achat était nécessaire ou non, il est important de noter que la nécessité d’un achat n’a rien à voir avec le fait que cet achat ait entraîné ou non une dette. Par exemple, il se peut qu’un membre de la bande ait dû effectuer un achat, et ce, même s’il ne disposait pas des fonds nécessaires. Dans un tel cas, la bande pouvait décider de lui accorder une aide financière, soit en puisant dans les comptes de réserve, soit en recourant à d’autres moyens.

À l’inverse, même si le membre disposait de suffisamment de fonds pour régler son achat, celui-ci pourrait être considéré comme non nécessaire. Si le membre avait été pleinement conscient de sa situation financière, il aurait peut-être choisi de ne pas faire cet achat non nécessaire de manière à garder son argent pour de futurs achats nécessaires. [Pièce 10, aux para. 44–45]

[65] Dans le rapport, on peut aussi lire que même un achat non nécessaire peut ne pas se traduire par une perte. On y trouve l’exemple hypothétique de l’achat de matériel agricole qui [traduction] « aurait été jugé excessif par un membre bien renseigné », mais qui, en fin de compte, aurait permis de générer plus de revenus agricoles (Pièce 10, au para. 47).

[66] Pour calculer correctement la valeur des pertes nominales, les auteurs du rapport KPMG suggèrent d’utiliser la formule suivante :

Total des montants détournés par Hardinge

+ Total des achats non nécessaires effectués par des membres dans le cadre du système de commandes

- Valeur totale obtenue grâce aux achats non nécessaires

[Souligné dans l’original; Pièce 10, au para. 49]

[67] Cette formule ne peut toutefois pas être appliquée. En effet, il est précisé d’emblée dans le rapport de KPMG, rédigé par M. Smith, qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve pour déterminer quels achats étaient nécessaires et lesquels ne l’étaient pas (Pièce 10, au para. 50; Pièce 23, à la p. 416). D’après le rapport, la formule permettrait peut-être d’appliquer une réduction aux montants calculés présentés dans le rapport de KLA, de manière à tenir compte de la valeur acquise grâce à des achats non nécessaires. Cependant, en l’absence de preuve, il est [traduction] « impossible de déterminer quel taux de réduction pourrait être considéré comme adéquat » (Pièce 10, au para. 51).

[68] Étant donné que cette approche n’est pas possible, les auteurs du rapport KPMG en viennent à la conclusion qu’[traduction] « il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve pour donner une estimation appropriée des dommages subis par les revendicatrices » (Pièce 10, au para. 52).

C. Position de l’intervenante

[69] Comme l’intérêt premier de la Première Nation de Kawacatoose dans la présente revendication est de conserver sa part de l’indemnité, il n’est pas surprenant que ses observations aient essentiellement porté sur les pertes non attribuées relevées dans le rapport KLA. L’intervenante écrit ainsi que [traduction] « dans la plupart des cas, ni les revendicatrices ni l’intimé n’ont tenté de préciser qui, entre Kawacatoose et les revendicatrices, devrait se voir attribuer ces pertes » (observations écrites de l’intervenante, au para. 51). La Première Nation de Kawacatoose fait remarquer qu’elle a déposé une revendication distincte auprès du Tribunal et avance que la répartition de ces pertes pourrait avoir une incidence sur sa propre indemnité. Elle ajoute que [traduction] « Kawacatoose ne devrait pas être pénalisée ni tenue responsable pour le fait que les revendicatrices et l’intimé » n’ont pas su déterminer à qui revenaient les pertes non attribuées (au para. 52).

[70] La seule personne à s’être penchée sur la répartition des pertes non attribuées est l’expert de l’intimé, M. Howard Johnson. Dans son rapport, ainsi qu’il l’a confirmé dans son témoignage, M. Johnson a suivi les instructions que lui avaient données les avocats de l’intimé et a partagé les pertes non attribuées de manière égale entre les quatre Premières Nations revendicatrices et l’intervenante, la Première Nation de Kawacatoose (Pièce 18, à la p. 9, note de bas de page 5; Pièce 24, à la p. 544).

[71] La Première Nation de Kawacatoose s’oppose à une répartition égale des pertes non attribuées, car une telle répartition [traduction] « est arbitraire et ne tient pas compte des réalités sur le terrain, notamment des populations respectives de ces Premières Nations et des sommes d’argent détenues en fiducie en leur nom » (observations écrites de l’intervenante, au para. 57). D’après le rapport de KLA, [traduction] « pour évaluer plus précisément les pertes potentielles, il faudrait examiner plus en détail les comptes individuels des membres de la bande et réaliser une étude agroéconomique exhaustive » (Pièce 9, annexes 18 et 19), ce qui, selon l’intervenante, serait « un moyen viable de déterminer quelles Premières Nations devraient se partager les pertes non attribuées » (observations écrites de l’intervenante, au para. 60).

[72] Par ailleurs, le Tribunal pourrait soit répartir ces pertes au prorata des pertes relatives reconnues dans le rapport de KLA, soit les répartir au prorata de la population, soit [traduction] « inviter Kawacatoose, les revendicatrices et l’intimé à retenir conjointement les services d’un expert » — comme ce fut le cas pour le rapport de KLA — qui « s’efforcerait de ventiler les pertes non attribuées en fonction des façons actuelles d’interpréter les exigences en matière de preuve qui régissent actuellement les litiges mettant en cause des Premières Nations » (observations écrites de l’intervenante, au para. 72).

VI. ANALYSE

[73] Dans la présente revendication, une question primordiale qui se trouve au cœur de l’exercice d’évaluation de la valeur nominale des dommages-intérêts est celle du fardeau de la preuve : à qui le fardeau initial de la preuve revient-il, et que se passe-t-il lorsque ce fardeau est inversé?

[74] L’intimé soulève trois arguments pour faire valoir que les revendicatrices n’ont pas réussi à prouver qu’elles avaient subi des pertes. Premièrement, il allègue que les revendicatrices ne se sont pas acquittées [traduction] « du fardeau de persuasion qui leur incombe d’établir qu’il y a eu des manquements », c’est-à-dire, des manquements à l’obligation de fiduciaire de la Couronne, et qu’elles n’ont pas prouvé non plus « qu’il y a bel et bien eu des pertes ». Deuxièmement, l’intimé affirme que, même lorsque le fardeau de la preuve lui revient, [traduction] « les revendicatrices doivent tout de même déployer des efforts raisonnables » pour prouver les pertes subies (observations écrites de l’intimé, au para. 45). Troisièmement, en se fondant sur le rapport de KPMG, l’intimé soutient que les Premières Nations ont tiré du système de commandes et d’autres opérations contestées des avantages qui doivent être pris en compte dans le calcul des pertes.

[75] Or, il ne sert à rien que l’intimé se concentre sur la question de savoir s’il y a eu manquement à l’obligation de fiduciaire, étant donné que le Canada l’a déjà admis :

[traduction] Le Canada admet avoir manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard des Premières Nations revendicatrices, du fait que l’agent des Indiens qu’il avait nommé a mal géré les fonds de la bande entre 1920 et 1923. Le Canada admet avoir également manqué à son obligation de fiduciaire de par la manière dont il a traité le problème. Il est possible que, dans certains cas, les actes reprochés aient causé des pertes aux Premières Nations. Par conséquent, le Canada admet que la revendication est fondée.

[76] Cet aveu suffit pour établir qu’il y a bel et bien eu manquement à l’obligation de fiduciaire, comme l’ont allégué les corevendicatrices. Il est donc satisfait au fardeau de persuasion. Quant aux pertes à proprement parler, elles peuvent être dégagées du rapport de KLA qui, je le rappelle, a été commandé conjointement en 2000 et fait le lien entre le vol et la mauvaise gestion des fonds des revendicatrices et les agissements de l’agent Hardinge, un représentant de la Couronne. Il s’est avéré difficile de calculer avec précision les pertes subies, vu la nature de la fraude commise et l’absence de documents, deux problèmes imputables à la Couronne. Quoi qu’il en soit, le rapport de KLA est la seule preuve dont on dispose qui permette d’établir ces pertes.

[77] Le rapport de KLA témoigne également des efforts objectivement raisonnables déployés par les revendicatrices pour démontrer les pertes subies, si bien qu’il serait déraisonnable de leur demander de fournir des éléments de preuve supplémentaires. Si l’intimé estimait que les pertes présentées dans le rapport étaient surestimées, il aurait pu commander un autre rapport comptable au cours des 25 dernières années. Il ne l’a pas fait.

[78] Dans l’arrêt Huff v Price, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique s’est appuyée sur les motifs rendus par le juge Sopinka dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Snell c Farrell, [1990] 2 RCS 311, 72 DLR (4th) 289, pour arriver à la conclusion suivante :

[traduction] […] si les circonstances le justifient, il suffit de très peu d’éléments de preuve de la part du demandeur pour déplacer le fardeau de la preuve et l’imposer au défendeur. Si l’existence d’une fraude ou d’un manquement à l’obligation de fiduciaire est établie, il sera facile, pour le demandeur, de s’acquitter du fardeau qui lui incombe en ce qui concerne le lien de causalité et les dommages-intérêts, à première vue du moins. [Huff v Price au para. 39.]

[79] Dans l’arrêt Snell c Farrell, une affaire de responsabilité civile délictuelle pour faute médicale, le raisonnement qui sous-tendait la conclusion selon laquelle il suffisait de « très peu d’éléments de preuve affirmative » pour prouver un préjudice était fondé sur le fait que « le défendeur possède une connaissance particulière des faits » (à la p. 328). Il en est de même dans la présente affaire : il incombait à la Couronne, en tant que fiduciaire, non seulement de tenir des registres détaillés, mais aussi d’être prête à rendre compte des dépenses effectuées à même les comptes des revendicatrices. Or, la Couronne est incapable de s’acquitter de cette tâche. Par conséquent, j’accepte que le rapport de KLA libère les revendicatrices du fardeau de prouver les pertes, et que les chiffres et les calculs qui y figurent constituent la meilleure représentation possible des pertes qu’elles ont subies.

[80] Pour des raisons similaires, j’accepte également que les pertes reconnues, probables et potentielles représentent l’étendue des pertes subies par les revendicatrices. Comme les manquements sont réels et que les revendicatrices ont déployé des efforts raisonnables pour prouver l’étendue des pertes à l’aide du rapport de KLA, il revenait à l’intimé de réfuter le montant de la perte, comme il est expliqué dans l’arrêt Huff v Price. Or, l’intimé n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter les pertes qu’il conteste. Je considère donc que les pertes sont prouvées.

[81] Par ailleurs, je ne peux souscrire à la thèse tirée du rapport de KPMG selon laquelle des bénéfices qui auraient été obtenus devraient être déduits des pertes subies. Un des exemples donnés dans le rapport que cite l’intimé est celui de [traduction] « l’échange d’une machine à vapeur de 25 chevaux-vapeur adaptée à l’agriculture contre un tracteur à essence de qualité inférieure et de type 20x40 » (Pièce 10, au para. 68). En fait, les auteurs du rapport de KPMG critiquent le rapport de KLA quant au fait que la dette initiale pour la machine de 25 chevaux-vapeur y a été comptabilisée sans que la valeur d’échange du tracteur à essence de qualité inférieure de type 20x40 ne soit prise en compte. Dean Das, juricomptable, qui a témoigné pour les revendicatrices, a fait part de son opinion à ce sujet dans son témoignage :

[traduction] Imaginons, pour une quelconque raison hypothétique, que mon voisin intercepte d’une manière ou d’une autre le courrier que m’envoie ma banque et parvienne à contourner les mesures de sécurité mises en place par celle-ci et retire de l’argent de mon compte […] Si mon voisin m’invite ensuite à une soirée pizza, par exemple, qu’il a en partie payée avec l’argent prélevé sur mon compte, je ne vais pas demander à ma banque de déduire de la somme prélevée sur mon compte le prix de la pizza que j’ai mangée, n’est-ce pas? [Pièce 22, aux pp. 246–47.]

[82] Comme nous le verrons plus en détail dans la prochaine section, l’indemnisation en equity vise à « rendre au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement, c’est-à-dire la possibilité qu’il a perdue » (Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, 1991 CanLII 52 (CSC), [1991] 3 RCS 534, à la p. 556 [Canson]). Pour ce faire, il faut restituer la valeur totale de ce qui a été pris (la valeur totale étant ici le coût d’une machine à vapeur de remplacement), faute de quoi le demandeur ne recouvrera pas entièrement la possibilité perdue, mais seulement une partie de celle-ci. Par conséquent, je refuse de rajuster à la baisse les montants comptabilisés dans le rapport de KLA au motif que les revendicatrices ont également réalisé des « gains ».

[83] Je n’accepte pas non plus — et ce, pour deux raisons — l’argument de l’intimé selon lequel certaines des pertes décrites dans le rapport de KLA n’ouvrent pas droit à indemnisation au motif qu’il s’agit de pertes individuelles. Premièrement, l’intimé a interprété le paragraphe 14(1) de la LTRP de manière trop étroite et, deuxièmement, les mesures prises par la Couronne ont fait en sorte que les pertes individuelles soient devenues des pertes pour les Premières Nations.

[84] Lorsqu’on interprète la LTRP, il faut garder à l’esprit deux principes connexes d’interprétation législative : le principe d’interprétation libérale, et les règles spéciales d’interprétation qui s’appliquent aux lois traitant des peuples autochtones au Canada.

[85] Conformément à l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, le principe d’interprétation libérale s’applique à toutes les lois canadiennes, étant donné que tous les textes de loi visent à apporter une solution de droit :

Principe et interprétation

12 Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

[86] Pour connaître les objets de la LTRP, il suffit de se reporter au préambule de la loi, dont voici un extrait :

[…] que le règlement de ces revendications contribuera au rapprochement entre Sa Majesté et les Premières Nations et au développement et à l’autosuffisance de celles-ci;

qu’il convient de constituer un tribunal indépendant capable, compte tenu de la nature particulière de ces revendications, de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais; […]

[87] Deux objets ressortent clairement de ce préambule : le premier, et le plus important, est la contribution au rapprochement avec les Premières Nations et à l’autosuffisance de celles-ci; le second est le règlement des revendications dans un esprit de justice et d’efficacité. Il sera plus difficile de contribuer au rapprochement et de rendre justice à la Couronne, en tant que fiduciaire, et aux corevendicatrices, en tant que bénéficiaires, si la LTRP est interprétée de manière restrictive puisque des actes préjudiciables commis par la Couronne, clairement établis et reconnus, seront écartés du simple fait qu’ils ont essentiellement nui à certains membres d’une Première Nation plutôt qu’à la Première Nation dans son ensemble.

[88] Qui plus est, comme la LTRP concerne les peuples autochtones au Canada, toute interprétation qui en est faite doit faire en sorte de maintenir les droits qui y sont prévus. Dans l’arrêt Mitchell c Bande indienne Peguis, 1990 CanLII 117 (CSC), [1990] 2 RCS 85, le juge La Forest a écrit ce qui suit :

[…] il est clair que dans l’interprétation d’une loi relative aux Indiens, et particulièrement de la Loi sur les Indiens, il convient d’interpréter de façon large les dispositions qui visent à maintenir les droits des Indiens et d’interpréter de façon restrictive les dispositions visant à les restreindre ou à les abroger. [À la p. 143.]

[89] Comme il faut généralement interpréter la loi de façon libérale, que les objets de la LTRP sont clairs et qu’il convient de porter une attention particulière au maintien des droits des peuples autochtones au Canada, il apparaît justifié de prendre en compte les pertes subies par les membres individuels de chaque Première Nation dans les pertes globales des corevendicatrices.

[90] Cependant, même à supposer que ce ne soit pas le cas, et que les pertes individuelles n’ouvrent pas droit à indemnisation en vertu de la LTRP, les mesures prises par la Couronne pour rembourser les dettes — qui, comme l’a admis l’intimé, allaient à l’encontre de l’obligation de fiduciaire — ont eu pour effet de transformer les pertes individuelles en pertes collectives puisque, au final, les dettes ont été remboursées à même les comptes en fiducie des Premières Nations, en violation de la Loi des Sauvages. Voici un extrait du témoignage de M. Das :

[traduction] […] On entend par pertes individuelles les pertes subies par les débiteurs du système de commandes dans le cas où, dans ce système, le débiteur ou l’emprunteur était un particulier, et non une bande. Cela dit, […] il ressort très clairement du rapport de KLA que les pertes individuelles, ainsi que les pertes de la bande, ont toutes fini par être remboursées à même le compte en fiducie. [Pièce 22, aux pp. 233–34.]

[91] Pour ces raisons, j’accepte que les pertes dites « individuelles » dans le rapport de KLA soient considérées comme des pertes subies par les corevendicatrices et l’intervenante.

[92] Je rejette l’argument de l’intimé selon lequel certaines pertes mentionnées dans le rapport de KLA ne datent pas de la période visée par la revendication. Il est difficile, voire impossible, de définir la « période visée par la revendication » en l’espèce. Le fait que l’intimé ait admis avoir manqué à son obligation de fiduciaire [traduction] « de par la manière dont il a traité le problème » démontre que les actes préjudiciables reconnus par l’intimé se sont produits dès 1920 et se sont poursuivis jusqu’au jour où la Couronne a pris ses dernières mesures. Compte tenu de l’historique de la revendication, il semble que ces dernières mesures aient été prises au milieu des années 1930, lorsque les dernières dettes ont été acquittées, selon le rapport Hodgson (rapport de Hodgson, aux pp. 56–57).

[93] Malgré les arguments avancés par l’intervenante, j’ai décidé, compte tenu du mandat qu’a le Tribunal de favoriser le règlement efficace et juste du litige, que les pertes non attribuées seraient partagées également entre les quatre corevendicatrices et la Première Nation de Kawacatoose. Les corevendicatrices méritent que justice soit rendue et, comme il s’est écoulé plus d’un siècle depuis les faits, elles méritent qu’une décision définitive soit rendue. Faire une analyse plus approfondie, comme le propose l’intervenante, pourrait être une option, mais une telle démarche entraînerait de nouveaux délais pour les corevendicatrices, d’autant plus que l’intervenante n’a présenté aucun élément de preuve convaincant selon lequel une analyse de ce genre apporterait la clarté ou la précision qu’elle recherche. Les corevendicatrices se verraient alors contraintes de s’engager dans un processus potentiellement long et coûteux en vue d’obtenir une analyse plus approfondie, ce qui retarderait le processus et limiterait leur capacité de tourner la page et faire bon usage de leur indemnisation. Je ne peux faire subir un tel préjudice aux corevendicatrices sans aller à l’encontre du mandat du Tribunal.

[94] Dans leurs observations écrites, les revendicatrices font brièvement référence à un [traduction] « protocole d’entente conjoint sur la revendication relative à la mauvaise gestion de la fiducie » dans lequel les corevendicatrices auraient convenu de répartir entre elles les pertes non attribuées (observations écrites des revendicatrices, au para. 126). Ce protocole d’entente n’a pas été versé au dossier et n’a pas été évoqué au cours des observations orales. Le Tribunal ne dispose d’aucune information sur ce protocole d’entente, ni sur la méthode utilisée pour répartir les pertes ou sur la question de savoir si la Première Nation de Kawacatoose y est partie. La Première Nation de Kawacatoose n’a fait mention de ce protocole d’entente ni dans ses observations écrites ni dans ses observations orales. Étant donné que la Première Nation de Kawacatoose a subi un préjudice par suite des mêmes manquements que ceux en cause en l’espèce, mais qu’elle a déposé une revendication distincte auprès du Tribunal, je ne peux — dans l’intérêt de la justice — permettre aux corevendicatrices de répartir entre elles les pertes non attribuées sans tenir compte de la Première Nation de Kawacatoose. Par ailleurs, je ne veux pas que le règlement définitif de la revendication traîne en longueur, advenant que les revendicatrices et l’intervenante doivent négocier la répartition des pertes. Je répartirai donc moi-même les pertes non attribuées.

[95] Par conséquent, je tiendrai pour acquis que les pertes reconnues, les pertes probables et les pertes potentielles, tant pour les Premières Nations revendicatrices que pour leurs membres individuels, constituent la majorité des pertes nominales en l’espèce. Je diviserai les 96 596 $ de pertes non attribuées en cinq parts égales et attribuerai un cinquième à chacune des Premières Nations de Day Star, de Fishing Lake, de George Gordon et de Muskowekwan, de sorte que le dernier cinquième pourra être utilisé dans le cadre de la revendication de la Première Nation de Kawacatoose. Pour ce qui est des pertes non attribuées, chacune des corevendicatrices a donc droit à 19 319,20 $. Enfin, en ce qui concerne les 331,14 $ attribués aux pertes individuelles de la bande de Nut Lake, il ressort du rapport de KLA que ces pertes découlent de la mauvaise utilisation des comptes des corevendicatrices. Cette somme sera donc également divisée en cinq, car le rapport ne précise pas la provenance des fonds utilisés pour rembourser ces dettes. Chacune des corevendicatrices recevra donc un montant supplémentaire de 66,23 $, et l’intervenante pourra obtenir la même somme dans le cadre de sa revendication.

[96] Dans leurs observations écrites en réplique, les revendicatrices ont fait remarquer que, dans le rapport de KLA, le double comptage est considéré comme une simple [traduction] « possibilité » et que le flou qui entoure la situation est dû aux « lacunes de la documentation » (au para. 8). Selon les revendicatrices, il appartenait à la Couronne elle-même de documenter les opérations contestées, de sorte que les ambiguïtés attribuables au défaut de tenir des registres précis devraient être interprétées en leur faveur. À l’appui de leur thèse, elles invoquent une décision antérieure du Tribunal, à savoir Première Nation malécite de Madawaska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 5 [Malécites de Madawaska], dont voici un extrait :

J’estime que, en l’espèce, le principe de l’honneur de la Couronne exige que toute ambiguïté soit interprétée en faveur des Malécites de Madawaska, alors que le dossier est incomplet et qu’il manque, vu la mauvaise gestion de la Couronne, des documents importants susceptibles d’apporter des précisions sur cette question. [Au para. 368.]

[97] L’affaire Malécites de Madawaska se distingue de la présente espèce de par la question qui y était soulevée : dans cette affaire, il manquait des documents attestant la création d’une réserve, et non des documents financiers (au para. 353). La question de la création d’une réserve fait l’objet d’un critère juridique, établi dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54 [Ross River]. Dans Malécites de Madawaska, le juge MacDougall a appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Ross River et a conclu, sur la base de ce critère, qu’une réserve avait été créée (au para. 356).

[98] Toutefois, dans la présente revendication, ce qui manque, ce sont des documents financiers. Le fait qu’il manquait des documents financiers et que d’autres prêtaient intentionnellement à confusion a certes compliqué la tâche, mais il n’en reste pas moins que le rapport de KLA constitue la meilleure preuve disponible des détournements de fonds effectués par Hardinge. Les revendicatrices elles-mêmes considèrent le rapport de KLA comme une [traduction] « évaluation impartiale, précise et claire de [leurs] pertes nominales » (observations écrites en réplique des revendicatrices, au para. 25). Comme j’ai convenu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les pertes relevées dans le rapport étaient réelles, je dois également reconnaître qu’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il y a eu double comptage. Par conséquent, je retirerai aux corevendicatrices et à l’intervenante — là encore, à parts égales — la somme de 10 556,81 $ qui, selon le rapport de KLA, a fait l’objet d’un double comptage.

[99] Autrement dit, chacune des quatre revendicatrices verra ses pertes nominales réduites du montant de 2 113,36 $.

[100] Le tableau suivant présente les calculs :

Première Nation

Pertes

(collectives et individuelles)

Pertes non attribuées

Pertes de Nut Lake

Double comptage

Total

Day Star

2 610,20 $

19 319,20 $

66,23 $

(2 113,36 $)

19 882,27 $

Fishing Lake

53 844,13 $

19 319,20 $

66,23 $

(2 113,36 $)

71 116,20 $

George Gordon

6 532,31 $

19 319,20 $

66,23 $

(2 113,36 $)

23 804,38 $

Muskowekwan

35 256,89 $

19 319,20 $

66,23 $

(2 113,36 $)

52 528,96 $

[101] Par conséquent, je conclus que les pertes nominales de la Première Nation de Day Star s’élèvent à 19 882,27 $, celles de la Première Nation de Fishing Lake, à 71 116,20 $, celles de la Première Nation de George Gordon, à 23 804,38 $, et celles de la Première Nation de Muskowekwan, à 52 528,96 $.

[102] Étant donné que la Première Nation de Kawacatoose n’est pas partie à la présente revendication et qu’elle a déposé une revendication distincte auprès du Tribunal, rien de ce que j’ai exposé précédemment ne doit être interprété comme une conclusion de fait applicable à l’intervenante. Pour des raisons similaires, je ne me prononcerai pas sur la manière dont la valeur actuelle des pertes nominales de l’intervenante devrait être calculée.

[103] Dans la prochaine section, je déterminerai comment ajuster les montants des pertes nominales à la valeur actuelle.

VII. VALEUR ACTUELLE

[104] Avant d’analyser les positions des parties sur l’actualisation de la valeur des pertes nominales, il serait utile de passer en revue les principes généraux de l’indemnisation en equity prévus par le droit canadien.

A. Les principes généraux de l’indemnisation en equity

[105] Récemment, dans l’arrêt Southwind c Canada, 2021 CSC 28 [Southwind], la Cour suprême du Canada a repris de manière exhaustive les principes généraux de l’indemnisation en equity :

En résumé, l’indemnité en equity décourage les fiduciaires d’avoir un comportement fautif afin de faire respecter la relation qui est au cœur de l’obligation de fiduciaire. Elle permet de restituer la valeur de la possibilité que le demandeur a perdue par suite du manquement du fiduciaire. Le juge de première instance doit commencer par analyser attentivement la nature du rapport fiduciaire de manière à ce que la perte soit évaluée en fonction des obligations auxquelles est tenu le fiduciaire. La perte doit être causée dans les faits par le manquement du fiduciaire, mais l’analyse du lien de causalité n’incorporera pas le facteur de prévisibilité dans les manquements à l’obligation de fiduciaire à laquelle la Couronne est tenue envers les peuples autochtones. Les présomptions en equity — y compris celle relative à l’utilisation la plus avantageuse — s’appliquent à l’évaluation de la perte. L’utilisation la plus avantageuse doit être réaliste. Le juge de première instance doit être convaincu que l’évaluation reflète la valeur que le bénéficiaire aurait pu réellement tirer des biens entre le moment du manquement et le procès, ainsi que l’importance de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. [Au para. 83.]

[106] Comme je l’ai récemment déclaré dans l’affaire Première Nation de Waterhen Lake c Sa Majesté le Roi du chef du Canada, 2024 TRPC 5 [Waterhen Lake], ce passage explique clairement le raisonnement qui sous-tend l’indemnisation en equity comme mesure de réparation et les étapes à suivre par le décideur pour établir le montant adéquat de l’indemnité.

[107] L’indemnisation en equity est une réparation de nature restitutoire visant à restituer la valeur de la possibilité perdue par suite du manquement à l’obligation de fiduciaire et à faire respecter la confiance qui est au cœur des relations fiduciaires (Canson, à la p. 543). Étant donné que l’indemnisation en equity vise à restituer la possibilité plutôt qu’à accorder des dommages-intérêts, les tribunaux ont jugé opportun d’appliquer le principe d’equity qu’est la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse : si elles en avaient eu la possibilité, les corevendicatrices auraient-elles fait de leur bien un usage précis et lucratif? La restitution de la valeur de cette possibilité est ce qui importe le plus en equity.

[108] Le décideur doit notamment analyser la nature de la relation de fiduciaire afin de s’assurer que la perte faisant l’objet de l’indemnisation se rapporte aux obligations qui incombent au fiduciaire; procéder à une analyse du lien de causalité afin de s’assurer que la perte est attribuable au manquement du fiduciaire; appliquer les présomptions en equity et évaluer le montant total de l’indemnisation à la lumière de la relation particulière qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones.

[109] Enfin, l’indemnisation en equity constitue une évaluation « globale » de la possibilité perdue, et non pas un calcul précis, car, comme l’a précisé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Southwind, il est « peu probable que le juge de première instance puisse recréer avec une précision mathématique ce qui se serait passé près d’un siècle plus tôt si le Canada s’était acquitté de son obligation » (au para. 123). L’évaluation « doit être réaliste ». Le principe énoncé dans l’arrêt Southwind, selon lequel l’indemnisation en equity est « évaluée, et non calculée », est repris dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians v Canada (AG), 2007 ONCA 744, au para. 90, 87 OR (3d) 321 [Whitefish], et a été scrupuleusement suivi dans la plupart, sinon toutes les décisions du Tribunal en matière d’indemnisation : Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15 [Beardy’s], au para. 7; Première Nation de Mosquito Grizzly Bear’s Head Lean Man c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 1 [Mosquito], au para. 304; Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 2 [Siska], au para. 343; Premières Nations Huu-Ay-Aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 14, au para. 259; Waterhen Lake, au para. 293.

[110] Les parties conviennent que, pour ajuster la valeur nominale des pertes à la valeur actuelle, il faut appliquer des intérêts composés, mais elles ne s’entendent pas sur le taux de rendement à appliquer.

B. Position des revendicatrices

[111] Les revendicatrices soutiennent que le taux de rendement qu’il convient d’appliquer correspond aux [traduction] « taux applicables aux comptes en fiducie des bandes jusqu’en 2000, puis le taux de rendement généré par l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada par la suite » (observations écrites des revendicatrices, au para. 125). C’est d’ailleurs ce qui a été proposé dans le rapport et le témoignage de Scott Schellenberg, l’expert des revendicatrices. Selon le rapport de M. Schellenberg, la raison pour laquelle ce changement de taux s’est produit en 2000 est qu’à partir de cette année-là, les portefeuilles de placements à long terme :

[traduction] […] ont changé […]; alors qu’ils étaient composés presque exclusivement de titres à revenu fixe, il n’est aujourd’hui pas rare que les portefeuilles des principaux fonds de pension canadiens ne contiennent plus que 20 à 30 % de titres à revenu fixe et que le reste soit composé d’actions cotées en bourse, de fonds de capital d’investissement privé et de fonds spéculatifs, ainsi que de biens immobiliers et d’infrastructures. [Pièce 15, au para. 45.]

[112] Étant donné ce changement important dans la stratégie d’investissement de la communauté canadienne dans son ensemble, les corevendicatrices font valoir que, si on devait les indemniser autrement que selon cette stratégie, non seulement elles ne se verraient pas restituer la possibilité perdue par suite du manquement de la Couronne, mais le Tribunal ne satisferait pas à l’exigence d’appliquer la présomption de l’utilisation la plus avantageuse. La façon la plus avantageuse d’utiliser ces fonds aurait été de les investir sur le marché, ce qui aurait offert un taux de rendement supérieur aux taux prévus par la loi et appliqués aux comptes en fiducie des bandes. C’est donc cette possibilité qui doit être restituée.

[113] Le Tribunal a toujours préféré appliquer le taux du compte en fiducie de la bande à l’ensemble des pertes subies par la revendicatrice, bien qu’il ait toujours affirmé que le choix du type de taux était une décision « discrétionnair[e] » (Siska, au para. 344). Selon les corevendicatrices, il ne serait toutefois pas suffisant d’appliquer les taux des comptes en fiducie des bandes à l’ensemble de leurs pertes puisque [traduction] « [ces] taux ne permettent ni d’indemniser pleinement les corevendicatrices pour leurs pertes, ni de faire en sorte que ne soient plus commis de tels manquements à l’obligation de fiduciaire » (observations écrites des revendicatrices, au para. 114).

[114] La principale raison pour laquelle les taux des comptes en fiducie des bandes ne permettent pas à eux seuls de dissuader efficacement le fiduciaire de manquer à son obligation est qu’à de tels taux, le rendement obtenu sur les fonds déposés correspond à ce qui aurait dû être obtenu dès le départ. Les revendicatrices affirment que le simple fait d’appliquer ces taux [traduction] « ne place pas la Couronne dans une plus mauvaise situation qu’avant le manquement » et ne permet donc pas de satisfaire à « l’objectif de dissuasion de l’indemnisation en equity » (observations écrites des revendicatrices, au para. 119).

[115] Les revendicatrices ne semblent pas faire valoir d’autres arguments sur la question de la valeur actuelle, mais elles ont demandé à leur expert, M. Schellenberg, de calculer la valeur actuelle de leurs pertes nominales en fonction des taux des comptes en fiducie des bandes jusqu’en 2000, puis des taux du Régime de pensions du Canada par la suite, et de calculer également la valeur actuelle uniquement en fonction des taux des comptes en fiducie des bandes (Pièce 15, au para. 4).

C. Position de l’intimé

[116] L’intimé soutient qu’il est non seulement irréaliste de combiner les taux des comptes en fiducie des bandes et ceux du Régime de pensions du Canada, mais qu’il est tout aussi irréaliste d’appliquer uniquement les taux des comptes en fiducie des bandes puisque, si les revendicatrices avaient été en possession des fonds, elles [traduction] « les auraient utilisés au profit de la communauté » pendant les quelque cent années où elles en ont été privées (observations écrites de l’intimé, au para. 83). Autrement dit, les revendicatrices auraient dépensé les fonds, au moins en partie, et n’auraient donc pas pu continuer à les utiliser.

[117] L’intimé présente donc son propre expert, Howard Johnson, qui propose d’utiliser le produit intérieur brut (PIB) par habitant comme taux de rendement, en appliquant le taux de croissance du PIB canadien au cours du siècle dernier aux pertes nominales des corevendicatrices. Selon l’intimé, cette méthode reflète non seulement les dépenses de consommation des revendicatrices, mais aussi les autres éventualités réalistes susceptibles d’avoir une incidence sur les communautés des revendicatrices. Ce faisant, le PIB représente [traduction] « la façon la plus réaliste de placer les revendicatrices dans la situation où elles se seraient trouvées n’eût été le manquement à l’obligation de fiduciaire » (observations écrites de l’intimé, au para. 72). Dans son rapport, M. Johnson décrit ainsi la tâche qui lui a été confiée :

[traduction] Pour estimer la valeur actuelle des pertes pécuniaires historiques de Day Star […] je me suis demandé : « quelles auraient été les répercussions économiques pour Day Star si les fonds […] n’avaient pas été mal gérés de 1920 à 1931 et avaient plutôt été dépensés à des fins légitimes dans l’intérêt de la Première Nation? » [Pièce 18, au para. 7.1.]

[118] L’intimé fait également valoir que, si l’on se fie à l’arrêt Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9 [Ermineskin] de la Cour suprême du Canada, il n’est pas possible d’appliquer les taux du Régime de pensions du Canada. Dans cet arrêt, la Cour a déterminé que, bien que la Couronne, en tant que fiduciaire, ait l’obligation d’« assurer la conservation des fonds [d’une Première Nation] et leur appréciation », elle n’est pas tenue d’investir l’argent dans un placement en particulier, ce qui inclut le marché des valeurs mobilières (au para. 67). La Cour ajoute que, puisque l’alinéa 90(1)b) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11, interdit l’acquisition d’actions, sauf autorisation de la Couronne par une loi fédérale, il est impossible que la Couronne ait investi les fonds d’une Première Nation dans le marché des valeurs mobilières, à moins que cet investissement n’ait été autorisé par la Loi sur les Indiens (au para. 98). Or, la Cour a conclu que la Loi sur les Indiens n’autorisait pas un tel investissement (au para. 122).

[119] À titre subsidiaire, l’intimé affirme que [traduction] « si le Tribunal estime qu’il ne convient pas de se fonder sur le PIB nominal par habitant pour déterminer le montant de l’indemnité en equity à verser, il faudrait alors appliquer les taux des comptes en fiducie des bandes » (observations écrites de l’intimé, au para. 94).

D. Analyse

[120] Comme il a été mentionné, l’application des principes d’indemnisation en equity se fait en quatre étapes. Premièrement, il faut analyser la nature de la relation de fiduciaire afin de s’assurer que les pertes faisant l’objet de l’indemnisation se rapportent aux obligations qui incombent au fiduciaire. Deuxièmement, il faut analyser le lien de causalité pour s’assurer que les pertes sont attribuables au manquement. Troisièmement, il faut appliquer les présomptions issues de l’equity qui sont pertinentes, notamment celle de l’utilisation la plus avantageuse. Quatrièmement, il faut procéder à l’évaluation de l’indemnité totale en tenant compte de la relation spéciale qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones, et ce, avec le bénéfice de la rétrospective (Southwind, au para. 74).

[121] Conformément à la Loi des Sauvages, la Couronne a unilatéralement assumé l’importante responsabilité de gérer les biens des corevendicatrices, y compris leurs fonds. Dans les années 1920, la Couronne exerçait un plein contrôle sur les fonds des Premières Nations. D’ailleurs, il est évident, au vu de l’histoire orale et du système de commandes, que les Premières Nations et leurs membres étaient très peu informés des fonds et des autres biens détenus en fiducie par la Couronne et n’y avaient pas accès. C’est là un important niveau de contrôle et de pouvoir qui était exercé, essentiellement par l’agent des Indiens de la région.

[122] Les pertes invoquées par les revendicatrices sont financières et sont liées aux manquements que la Couronne a reconnus. En effet, la Couronne a reconnu que [traduction] « l’agent des Indiens nommé par le Canada a mal géré les fonds des bandes entre 1920 et 1923 » et que cette mauvaise gestion, conjuguée au défaut de la Couronne de remédier au problème de manière adéquate, « a pu causer des pertes aux Premières Nations ». Grâce au rapport de KLA commandé conjointement, j’ai pu déterminer les pertes nominales des revendicatrices.

[123] Il est plus difficile d’appliquer la présomption, issue de l’equity, de l’utilisation la plus avantageuse. L’utilisation la plus avantageuse des fonds d’une revendicatrice est directement liée au taux de rendement utilisé par le Tribunal pour ajuster la valeur des pertes à la valeur actuelle, puisque l’utilisation qui aurait pu être faite des fonds définit le profit que la revendicatrice aurait pu tirer de son investissement. Avant de déterminer l’utilisation la plus avantageuse, je dois examiner certains des éléments de preuve présentés par les parties en ce qui concerne cette question ainsi que celle des taux de rendement .

[124] Le Tribunal a déjà examiné et écarté la méthode fondée sur le PIB de M. Johnson. En effet, dans la décision Siska, le Tribunal a rejeté cette méthode parce qu’elle ne prenait pas en considération l’accumulation des intérêts et qu’elle tenait compte de la consommation probable de la revendicatrice, ce qui est contraire aux principes d’indemnisation en equity (au para. 340). Dans la décision Mosquito, la méthode de M. Johnson a aussi été rejetée à cause de la façon dont elle traitait la consommation (au para. 372). Dans la décision Beardy’s, le Tribunal a rejeté l’argument selon lequel l’indemnité accordée pour les annuités retenues devrait être rajustée à la baisse au motif que « eussent-elles été versées, les annuités retenues auraient été dépensées sur-le-champ » (au para. 152). Le Tribunal a écrit que le fait de réduire une indemnité au motif que les fonds, eussent-ils été en possession de la Première Nation, auraient été dépensés équivaudrait à « considérer une partie de la perte comme étant dénuée de toute valeur susceptible d’indemnisation » et aurait comme résultat « d’éliminer le pouvoir dissuasif de l’indemnité en equity » puisque les intérêts composés appliqués à la perte causée par le manquement en equity seraient réduits (Beardy’s, aux para. 153–55).

[125] Je rejette donc la méthode fondée sur le PIB de M. Johnson pour des raisons similaires. Je la rejette également au motif qu’elle ne tient pas compte de la présomption de l’utilisation la plus avantageuse. Dans son rapport, M. Johnson écrit s’être demandé quelles auraient été les répercussions économiques pour les corevendicatrices si les fonds avaient été utilisés à des fins légitimes, mais là n’est pas la question. La question qu’il convient de se poser est celle de savoir quelle aurait été l’utilisation la plus avantageuse des biens spoliés. Il ne faut pas rajuster à la baisse la valeur de cette utilisation en fonction de dépenses hypothétiques qui n’ont jamais été effectuées.

[126] Je rejette également l’argument des revendicatrices selon lequel les taux du Régime de pensions du Canada devraient servir de taux de rendement à compter de 2000. Dans l’arrêt Ermineskin, les appelants ont fait valoir que « les obligations fiduciales (« fiduciary ») de la Couronne exigeaient qu’elle investisse de façon prudente, à savoir dans un portefeuille diversifié, les redevances pétrolières et gazières touchées en leur nom » (au para. 2). L’argument a été rejeté par la Cour suprême du Canada. Les corevendicatrices soulèvent un argument similaire, à savoir que [traduction] « la Couronne a promis de protéger et de faire fructifier les fonds en fiducie des corevendicatrices, tout comme le ferait un [courtier en placements] avec ses clients » (je souligne; observations écrites en réplique des revendicatrices, au para. 36).

[127] Dans l’arrêt Ermineskin, la Cour suprême du Canada a de nouveau souligné que « les relations et les obligations fiducia[l]es ne sont pas toutes les mêmes; elles sont tributaires des exigences de la situation » (au para. 72, citant McInerney c MacDonald, [1992] 2 RCS 138, à la p. 149). Parmi les « exigences de la situation » se trouve la loi. En effet, la Cour a écrit que « le pouvoir discrétionnaire et les actes d’un fiducial — qu’il s’agisse de la Couronne ou d’une autre personne — peuvent être limités par la loi » (Ermineskin, au para. 75). La Cour a conclu que la Couronne n’était pas tenue d’investir les fonds d’une Première Nation, mais qu’elle « devait plutôt assurer la conservation des fonds et leur appréciation », obligation dont elle s’est acquittée en versant des intérêts aux taux des comptes en fiducie des bandes (au para. 67). La Cour a aussi conclu que la loi empêchait la Couronne d’investir les fonds des Premières Nations dans des actions, citant les restrictions énoncées dans la Loi sur la gestion des finances publiques et dans la Loi sur les Indiens (aux para. 98, 122–23).

[128] Certes, en equity, on présume que la revendicatrice aurait utilisé les biens de la manière la plus avantageuse possible, mais cette utilisation « doit être réaliste » (Southwind, au para. 80). Or il n’est pas réaliste de penser que le Tribunal puisse dire que les corevendicatrices ont droit à un taux de rendement fondé sur l’investissement dans des titres de tiers, car il leur aurait été impossible de faire un tel investissement en vertu de la loi en vigueur à l’époque. Dans la décision Beardy’s, le Tribunal a écrit ce qui suit :

L’indemnisation et la dissuasion sont les deux objectifs de l’indemnisation en equity, objectifs auxquels on peut parvenir au moyen de l’application d’intérêts composés à un taux réaliste, c’est-à-dire à un taux conforme à celui pratiqué par la Couronne dans la gestion des fonds détenus au profit des Premières Nations. [Au para. 136.]

[129] Dans ce contexte, je suis d’accord pour dire qu’appliquer les taux des comptes en fiducie des bandes aux pertes des revendicatrices donne effet à la présomption de l’utilisation la plus avantageuse sans pour autant être irréaliste. De plus, il y a un effet dissuasif à devoir rembourser l’argent, avec intérêts. Je me pencherai plus en détail sur la question de la dissuasion ci-dessous.

[130] Dans son témoignage, l’expert des revendicatrices, Scott Schellenberg, a présenté un document intitulé « Summary of PV Multiplier Factors » (Résumé des facteurs multiplicateurs de la valeur actuelle) (Pièce 17), qu’il a décrit comme [traduction] « un cumul des différents multiplicateurs de la valeur actuelle » (Pièce 23, à la p. 439). Ce document renferme un tableau indiquant par combien un dollar de perte nominale pourrait être multiplié pour être ajusté à la valeur actuelle, et ce, en fonction du montant des intérêts appliqués et composés au fil du temps. M. Schellenberg présente diverses options, à savoir l’application exclusive des taux des comptes en fiducie des bandes; l’application des taux des comptes en fiducie des bandes jusqu’en 2000 et ceux du Régime de pensions du Canada par la suite; et l’application des taux des comptes en fiducie des bandes jusqu’en 2000 et de divers taux de rendement de fonds communs de placement par la suite. À des fins de comparaison, il a aussi indiqué un facteur multiplicateur utilisé pour la méthode de M. Johnson fondée sur le PIB.

[131] Le tableau est divisé en années, à partir de 1921, car les pertes enregistrées au cours des différentes années sont multipliées par des facteurs différents en fonction de l’effet cumulatif des intérêts. Ainsi, si les taux des comptes en fiducie des bandes sont appliqués de manière exclusive, en 1921, le multiplicateur est de 402; en 1922, il est de 365, et en 1931, de 347. M. Schellenberg a déclaré que, pour rajuster une perte nominale à sa valeur actuelle, quelle que soit l’année à laquelle elle se rapporte, il suffit de [traduction] « multiplier ce montant nominal par le coefficient correspondant, et on obtient sa valeur actuelle » (Pièce 23, à la p. 440). Ainsi, un dollar de 1921 vaut aujourd’hui 402 $; un dollar de 1922 vaut aujourd’hui 383 $, et ainsi de suite.

[132] Compte tenu du fait que l’indemnisation en equity est « évaluée, et non calculée » et qu’il est nécessaire à la fois de dissuader les fiduciaires d’adopter des comportements répréhensibles et de « faire respecter la confiance » qui est au cœur de la relation de fiduciaire (Canson, à la p. 543), j’ai choisi de répartir les pertes de chacune des corevendicatrices de manière égale entre les trois premières années du tableau de M. Schellenberg : 1921, 1922 et 1923. Ces dates correspondent approximativement à la durée du mandat de Hardinge. Vu la qualité de la preuve juricomptable au dossier de la présente revendication, il serait possible de déterminer, avec une assez bonne précision, à quelle année se rapportent certaines des pertes, quoique certainement pas toutes les pertes. J’ai toutefois choisi, à titre de mesure dissuasive pour la Couronne, de répartir les pertes sur les toutes premières années. Non seulement est-il plus efficace de procéder ainsi, mais les intérêts composés sont ainsi plus importants puisque les multiplicateurs utilisés sont plus élevés, si bien que l’on maximise de façon réaliste l’indemnisation des revendicatrices.

[133] Voici les calculs :

Première Nation

Année

Valeur nominale de la perte

Multiplicateur

Valeur actuelle

Day Star

1921

6 627,42 $

402

2 664 222,84 $

Day Star

1922

6 627,42 $

383

2 538 301,86 $

Day Star

1923

6 627,42 $

365

2 419 008,30 $

TOTAL

 

 

 

7 621 533 $

 

Première Nation

Année

Valeur nominale de la perte

Multiplicateur

Valeur actuelle

Fishing Lake

1921

23 705,40 $

402

9 529 570,80 $

Fishing Lake

1922

23 705,40 $

383

9 079 168,20 $

Fishing Lake

1923

23 705,40 $

365

8 652 471 $

TOTAL

 

 

 

27 261 210 $

 

Première Nation

Année

Valeur nominale de la perte

Multiplicateur

Valeur actuelle

George Gordon

1921

7 934,79 $

402

3 189 785,58 $

George Gordon

1922

7 934,79 $

383

3 039 024,57 $

George Gordon

1923

7 934,79 $

365

2 896 198,35 $

TOTAL

 

 

 

9 125 008,50 $

 

Première Nation

Année

Valeur nominale de la perte

Multiplicateur

Valeur actuelle

Muskowekwan

1921

17 509,65 $

402

7 038 879,30 $

Muskowekwan

1922

17 509,65 $

383

6 706 195,95 $

Muskowekwan

1923

17 509,65 $

365

6 391 022,25 $

TOTAL

 

 

 

20 136 097,50 $

[134] Je suis convaincu que ces montants d’indemnisation reflètent la relation spéciale qui existe entre la Couronne et les Premières Nations au Canada, qu’ils indemnisent les revendicatrices de manière adéquate et qu’ils suffisent à dissuader le fiduciaire de manquer à ses obligations à l’avenir.

VIII. CONCLUSION

[135] En vertu de l’alinéa 20(1)c) de la LTRP, j’accorde les indemnités en equity suivantes à chacune des corevendicatrices :

  • Première Nation de Day Star : 7 621 533 $;
  • Première Nation de Fishing Lake : 27 261 210 $;
  • Première Nation de George Gordon : 9 125 008,50 $;
  • Première Nation de Muskowekwan : 20 136 097,50 $.

TODD DUCHARME

L’honorable Todd Ducharme

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


 

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20250725

Dossier : SCT-5009-19

OTTAWA (ONTARIO), 25 juillet 2025

En présence de l’honorable Todd Ducharme

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DE DAY STAR, PREMIÈRE NATION DE FISHING LAKE, PREMIÈRE NATION DE GEORGE GORDON ET PREMIÈRE NATION DE MUSKOWEKWAN (ANCIENNEMENT « PREMIÈRE NATION DE MUSCOWEQUAN »)

Revendicatrices

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

et

PREMIÈRE NATION DE KAWACATOOSE (ANCIENNEMENT LA « BANDE DE POORMAN »)

Intervenante

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats des revendicatrices PREMIÈRE NATION DE DAY STAR, PREMIÈRE NATION DE FISHING LAKE, PREMIÈRE NATION DE GEORGE GORDON ET PREMIÈRE NATION DE MUSKOWEKWAN (ANCIENNEMENT « PREMIÈRE NATION DE MUSCOWEQUAN »)

Représentées par Me Ryan Lake, Me Steven Carey, Me Shane Varjassy et Me Logan Newlove

Maurice Law, Barristers & Solicitors

AUX :

Avocats de l’intimé

Représenté par Me Josh Seib, Me Gabriela Fuentealba et Me David Culleton

Ministère de la Justice

ET AUX :

Avocats de l’intervenante :

Représentée par Me Donald Worme, c.r. et C.P.A., Me Mark Ebert et Me David Werner

Semaganis Worme Legal

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